Frontenac et ses amis/Monsieur Pierre Margry

La bibliothèque libre.
Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 165-172).

Monsieur Pierre Margry.


Membre de la Société de l’Histoire de France, membre correspondant des Sociétés Historiques du Massachusetts, de la Pensylvauie et de Buffalo, M. Pierre Margry fut, pendant quarante ans, conservateur des Archives de la Marine et des Colonies, à Paris. Durant cette longue carrière, l’éminent archiviste recueillit un nombre prodigieux de documents historiques d’une valeur inestimable au point de vue des archives canadiennes-françaises.

Bien que je fusse pour lui un parfait étranger — ma première lettre ne lui parvint que par l’entremise de ses éditeurs, Maisonneuve Frère & Cie et Ch. Leclerc, 25 quai Voltaire, car j’ignorais alors jusqu’à son domicile — Monsieur Margry me traita avec une bienveillance et une affabilité extrêmes. On sait l’ennui profond que nous cause l’obligation de répondre à un questionnaire historique dont chaque point d’interrogation nécessite, au préalable, de nombreux déplacements, de longues recherches, suivies d’explications plus longues encore. Calculez la somme de patience requise et d’inaltérable bonne volonté pour accepter une pareille corvée sans murmures. Et cependant, l’affabilité de M. Margry à mon égard ne s’est pas démentie un seul instant ; à mes vingt lettres expédiées, vingt réponses reçues. Une seule retarda de quelques jours, M. Margry m’en expliqua aussitôt le délai.

Paris, 21 mars 1892.

« Je vous fais mes excuses pour avoir tant tardé à répondre. C’est que je ne suis pas l’homme valide et libre que vous avez peut-être supposé. Je suis un septuagénaire auquel il reste peu de temps pour lui-même et moins de moyens encore pour les commissions qui l’obligent à sortir. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour répondre à votre demande, » etc.

En effet, il tenta l’impossible. Il s’agissait de retrouver, non pas l’original, mais la copie de la lettre autographe que Louis XIV écrivit à Frontenac pour le féliciter de son héroïque conduite au siège de Québec en 1690.

Et le retard de la réponse de M. Margry s’expliquait par le temps apporté à rechercher le document disparu, par un de ses amis, M. Édouard Durassier, conservateur des Archives du Ministère de la Marine.

Monsieur Durassier ne trouva rien. Monsieur Margry, voulant sans doute adoucir l’amertume de mon désappointement, m’envoya une copie de la réponse de Frontenac à la lettre autographe du Grand Roi.[1]

Que pensez-vous, lecteur, de la lettre et des procédés de l’archiviste parisien ? On ne pouvait être plus courtois et davantage plus aimable, n’est-ce pas ? Et cependant il a réussi à dépasser cette mesure.

Précisément au sujet du portrait d’Henriette-Marie de Buade, sœur de Frontenac, reproduit en photogravure dans la présente étude, M. Margry m’écrivait à la date du 27 janvier 1891 :

« Pour répondre au désir que vous m’avez exprimé de savoir où trouver le portrait d’Henriette de Frontenac, je n’aurais pas grand’peine, si vous étiez à Paris. Je vous le montrerais au-dessus d’un de mes corps de bibliothèque et je vous dirais :

« Emportez-le pour en faire ce que vous jugerez bon, après quoi vous me le rendrez. »

Mais comme vous n’êtes pas chez nous, comme mon portrait d’Henriette est encadré, le plus simple et le moins cher serait de charger un libraire, à Paris, d’en rechercher un exemplaire de cette gravure chez des marchands d’estampes en lui laissant une certaine latitude dans les prix pour en avoir une belle épreuve. Et votre libraire vous l’enverrait. »

Quatre mois plus tard, le 27 avril 1891, M. Pierre Margry m’écrivait derechef :

« Un photographe est venu tout à l’heure prendre chez moi le portrait de la sœur du comte de Frontenac. Je crois devoir vous en donner avis parce que comme pour opérer il s’est placé sur une petite terrasse et qu’une caisse de fleurs lui a servi de point d’appui il a trouvé devant sa gravure une touffe de pensées. Cette rencontre m’a semblé assez heureuse pour avoir dit au photographe de la laisser dans sa reproduction. Si elle n’est pas dans votre goût vous pourrez la couper pour qu’elle ne gêne pas l’usage que vous en voulez faire.

« Veuillez agréer,
« Monsieur,
« L’assurance de ma considération distinguée,
Pierre Margry. »


Cet échange de lettres amicales, frappées au coin de la plus parfaite courtoisie, continua de la sorte jusqu’au 8 mai 1894. Ce jour-là j’écrivis à mon vénérable correspondant :

« Vous recevrez, avec la présente, trois exemplaires de mon ouvrage, Sir William Phips devant Québec. C’est une âpre et sèche étude historique et archéologique sur le second siège de Québec glorieusement soutenu par Frontenac contre les Puritains de la Nouvelle-Angleterre, en 1690.

« Vous m’écriviez, à la date du 27 janvier 1891 : « j’espère qu’il me sera donné d’apprendre le succès du livre que vous préparez. Je vous le souhaite de grand cœur. » Vos bons souhaits sont en partie exaucés. Mes frais d’impressions typographiques sont maintenant assurés. Quelque médiocre que ce résultat vous paraisse j’en suis fort satisfait, car il est très dangereux chez nous, au Canada — je parle toujours au point de vue financier de l’entreprise — de publier des ouvrages de cette nature qui traitent exclusivement de la critique de l’histoire et de l’archéologie. Ils se vendent peu et se lisent encore moins. Et voilà pourquoi un auteur canadien s’estime heureux quand son livre ne lui crée pas un nouveau créancier dans la personne de son éditeur.

« Je vous soumets respectueusement cet ouvrage à votre critique et j’accepte d’avance le jugement que vous prononcerez. Je regrette de le voir se présenter à votre tribunal en prévenu, accusé de plusieurs délits historiques. L’incriminé plaidera cependant « non-coupable » et se réclamera du bénéfice des circonstances atténuantes. Son auteur n’a pas apporté dans la préparation de cette œuvre ce travail patient et cette belle assurance de la vie qui font, aux véritables écrivains, vingt fois sur le métier remettre leurs ouvrages.

« Je vous envie votre fière et réconfortante devise : Teste Deo. C’est avec un étonnement toujours nouveau, une admiration toujours grandissante, que je songe à cette foi robuste en l’avenir qui vous a fait retarder jusqu’à la vieillesse la publication de votre œuvre magistrale. « De 1879 à 1888, m’écriviez-vous, j’ai publié mes six volumes sous les coups répétés de la maladie. » C’est-à-dire que vous avez commencé à éditer à soixante ans des travaux qui représentent, au bas chiffre, trente années d’un labeur gigantesque. Teste Deo ! comme la Providence vous a bien récompensé d’avoir cru fermement en elle !

« Vous avez la superstition du nombre 13. Il en est de pires ; celle de croire, par exemple, que la vie commence aux cheveux blancs. Vous vous autorisez de Bossuet pour m’en convaincre. Permettez-moi de rester incrédule et de croire plutôt qu’elle finit là. Conséquemment, je travaille vite au risque de travailler mal. Plus on vieillit, plus le temps presse. La voix qui nous criait au départ : Partenza ! crie maintenant : Pronti ! Et la vitesse du train qui nous emporte s’accélère progressivement, jusqu’à l’entrée en gare !

« Aussitôt fait, aussitôt publié ; et voilà qui vous explique les défauts, les erreurs, les inexpériences et les lacunes de mon livre. J’y ai cependant apporté six ans de travail et de recherches à étudier comme à recueillir les archives, particulières ou publiques, qui se rapportaient à cet événement célèbre, à le documenter enfin le plus solidement possible. Mais la bonne volonté ne supplée pas à tout.

« J’ai à vous remercier pour le puissant concours que m’ont apporté vos Introductions publiées en tête de vos Mémoires et Documents pour servir à l’histoire des Origines françaises des pays d’Outre-Mer. Aussi, pour les renseignements précieux que m’a fournis votre correspondance. Je me suis fait un devoir de reconnaître les bons services que vous m’avez rendus, en conseils ou en informations, partout où l’occasion s’en est présentée, spécialement au chapitre treizième du livre : Un faux portrait de Frontenac.

Agréez, monsieur, avec l’expression de mes hommages les plus respectueux, les vœux que je fais pour votre bonheur. Que Dieu vous conserve encore longtemps pour l’honneur des lettres françaises et la gloire de notre propre histoire. Ils sont assez rares les Français qui nous connaissent bien et qui nous aiment de même, pour qu’on leur souhaite de vivre le plus tard possible, de mourir centenaires comme leurs illustres compatriotes, Fontenelle ou Chevreul.

Je vous dis en terminant l’adieu de Cicéron : Vale, et me ama. C’est l’un des plus beaux que les hommes se puissent transmettre aux départs cruels, aux séparations crucifiantes de la vie. Il convient admirablement aux amitiés lointaines et sincères. »

Cette lettre, expédiée le 8 mai 1894, au numéro 9, de la rue Lécluse, près la Place Moncey, parvint à son adresse mais non pas à la connaissance de M. Pierre Margry. Trois jours avant qu’elle fût écrite (le 5 mai 1894), le Paris-Canada publiait une notice nécrologique du regretté Pierre Margry décédé le 27 mars précédent. Le 6 juin suivant, ma lettre me revenait, personne ne s’étant trouvé au numéro 9 de la rue Lécluse pour la recevoir.

Je n’ai appris que tout récemment l’adresse de la résidence de Madame veuve Pierre Margry. Cette information m’a déterminé à publier ici cette lettre que je gardais depuis huit ans en portefeuille en souvenir d’un homme avec lequel il m’était si agréable de correspondre. Je tiens à ce que Madame Pierre Margry sache quels sentiments de gratitude j’entretenais vis-à-vis du distingué français qui fut son mari et auquel mon éducation historique est redevable de si grands services. Si tard qu’elle l’apprenne, il lui sera sans doute consolant de connaître que l’éminent archiviste dont elle porte le nom avait au Canada, — il le possède encore — un ami qui garde son souvenir avec respect et reconnaissance.

J’en renouvelle ici l’expression et je la complète en publiant, à l’Appendice de ce livre, inspiré par la correspondance échangée entre nous, le bel article que l’honorable Hector Fabre, notre distingué commissaire-général canadien à Paris, publiait dans son journal, le Paris-Canada, à la date du 5 mai 1894.

Ce sera le suprême hommage à rendre à la mémoire d’un savant qui a consacré sa vie à l’étude des Origines françaises des pays d’Outre-Mer, et particulièrement à l’histoire de notre bien-aimée patrie, le Canada.


Pierre Margry.


Tous ceux qui s’intéressent aux recherches et aux études historiques sur l’Amérique du Nord ont appris avec regret la mort de M. Pierre Margry. Les travaux d’une longue vie, renfermée toute entière dans ce domaine, n’avaient point épuisé son ardeur, ni lassé sa curiosité. Il cherchait, il découvrait toujours. Son esprit en éveil ne quittait pas ce vaste coin du passé. Le reste de l’histoire comptait peu à ses yeux, car nulle part il n’avait entrevu tant de richesses intellectuelles, tant de trésors inexplorés. Personne n’a mieux aimé, cérébralement, l’Amérique, et n’a plus contribué à la faire connaître à ceux qui l’aiment de même, aux érudits, aux chercheurs.


Lorsque M. Broadhead fut délégué en France par le gouvernement américain pour visiter nos archives coloniales et maritimes, M. Margry fut chargé de l’aider dans ces recherches, qui ont été publiées dans le neuvième volume de la Collection de Documents qui forment l’Histoire Coloniale de l’État de New-York.

Lorsque ce travail fut terminé, M. Margry resta attaché au classement de nos documents coloniaux, à titre de chef adjoint à la conservation des archives du Ministère de la Marine ; avant lui M. Moreau St-Méry avait commencé à sortir du chaos cette masse de papiers qui avaient moisi à Versailles pendant un demi-siècle ; il continua cette œuvre difficile avec une érudition consommée.

Il s’était épris passionnément pour les temps et pour les hommes dont il recueillait l’histoire. Le Moniteur Universel et plusieurs Revues de Paris reçurent de lui des communications très remarquables et très consultées sur les Découvreurs français. Il révéla successivement au public français les Grandes Œuvres de Dupleix ; le Début des Antilles Françaises avec d’Enambuc ; et les Annales héroïques du Canada avec Champlain, Cavelier de La Salle, Cadillac et Montcalm, etc., etc.

Lorsqu’il prit sa retraite au Ministère, il fut chargé par le gouvernement des États-Unis, sur les instances de Parkman, de publier les nombreux documents qu’il avait recueillis sur la découverte du Mississipi, par le Canadien Cavelier de La Salle[2] et sur tous les travaux de ce dernier. Cette grande œuvre, qui a exigé six volumes in-quarto, est une véritable merveille d’érudition, mise en lumière sous la forme la plus originale ; sauf une savante préface[3], l’auteur disparaît entièrement sous la collection des documents ; il est parvenu, avec une grande habilité, à former son texte uniquement avec les pièces originales : classés par chapitres, dont les en-têtes, fort adroitement rédigés, suffisent pour les rattacher en un ensemble méthodique, cette suite d’Actes constitue une véritable histoire que le lecteur poursuit sans effort, avec une grande clarté. C’est une véritable mosaïque historique.

Durant ces dernières années, il travaillait à écrire l’histoire de la découverte des Îles Canaries et des premiers établissements qui y furent créés ; on peut dire qu’il est mort sur la brèche, car ce travail était déjà imprimé en partie. On a tout lieu d’espérer que cette dernière œuvre ne restera pas imparfaite.

Le Canada, qui a été une des grandes préoccupations de sa vie, lui doit une particulière reconnaissance, non seulement pour ses travaux personnels et pour la lumière qu’il a jetée sur l’histoire du passé, mais pour les services qu’il a rendus dans le présent à tant d’écrivains, canadiens et français, qui ont eu recours à son savoir et à son expérience pour se retourner au milieu des vieux titres qui sont accumulés dans l’Hôtel de la Marine. Il a été l’ami et le collaborateur de M. La Fontaine, de l’abbé Ferland, de M. Faribault, de l’abbé Laverdière, de l’abbé Casgrain, de M. Rameau, de M. Marmette, etc.

C’était un savant plein d’esprit et de cœur, un savant de la vieille roche, dont les recherches ne desséchaient pas l’âme, mais qui, tout au contraire, se passionnait d’autant plus qu’il travaillait davantage.

M. Margry est mort à Paris à l’âge de soixante-seize ans, soutenu dans sa vie modeste et laborieuse par le dévouement d’une femme de cœur et d’esprit. Il laisse un nom qu’on n’oubliera pas, et des œuvres qui, si elles ne brillent pas par l’éclat littéraire qui fascine le public et ouvre les portes des Académies, se recommandent par ces qualités rares qui séduisent l’esprit des érudits.


  1. J’ai publié cette lettre, in extenso, à la page 403 et 404 de mon ouvrage, Sir William Phips devant Québec.
  2. Je ferai respectueusement remarquer à Honorable Hector Fabre qu’il se trompe sur ce point. Comme M. Gabriel Gravier, l’auteur des Découvertes et établissements de Cavelier de la Salle, c’est l’ouvage même de M. Pierre Margry qui l’a induit en erreur. Cavelier de la Salle a découvert l’Ohio, et Louis Joliet le Mississipi ! — Cuique suum. — E. M.
    Cf : Mémoire sur les mœurs, coutumes et religion des Sauvages de l’Amérique Septentrionale, de Nicolas Perro, Leipzig & Paris, 1864, édition annotée par le Rev. Père J. Tailhan, S. J. — pages 279 et suivantes.
  3. C’est l’Introduction au tome Vième des Mémoires et Documents pour servir à l’histoire des Origines françaises des pays d’Outre-Mer.