Fusains et eaux-fortes/Copie du jugement de Michel-Ange

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (p. 123-131).

COPIE DU JUGEMENT DERNIER

DE MICHEL-ANGE


C’est une rude tâche que de rendre compte d’une pareille œuvre d’après une copie et sur une première inspection. Il y a d’abord deux choses à éviter : l’enthousiasme de convention, les extases stéréotypées d’avance et le paradoxe en sens contraire ; ensuite, il est extrêmement difficile de faire la part du copiste et de distinguer les fautes qui lui appartiennent de celles qui sont inhérentes à la manière même de l’auteur.

Nous allons tâcher de nous tirer de notre mieux de ce mauvais pas.

Tout a été dit sur Michel-Ange ; les formules laudatives sont depuis longtemps épuisées ; seulement, il y a un côté sur lequel on n’a pas assez insisté et qui est, selon nous, le côté caractéristique de ce gigantesque génie. Michel-Ange passe en général pour un peintre sombre, bilieux, courroucé, ayant atteint les dernières limites du terrible ; violent et féroce de style, sauvage dans son faire, austèrement catholique et tout à fait semblable à Dante, sa grande admiration. Cette idée paraît juste au premier coup d’œil. Cependant rien n’est plus faux.

L’illustre, rival de Raphaël est un artiste païen, amoureux de la forme, autant et plus qu’un sculpteur grec, lui sacrifiant tout, sujet, convenance, possibilité, ne s’inquiétant que d’elle, ne voyant qu’elle, et la poursuivant à travers tout avec une véhémence et une opiniâtreté sans pareille. Quand Michel-Ange trace un contour, il le pousse toujours jusqu’aux dernières conséquences ; il en tire tout ce qu’il peut donner, et souvent plus qu’il ne peut donner.

Pour lui il n’existe qu’une chose dans l’univers : l'homme ; — le reste n’est rien. Je ne sais si Michel-Ange s’est jamais aperçu qu’il y avait un ciel, des maisons, des arbres, des fabriques, des terrains ; j’en doute, ou du moins il s’en est peu soucié. — Il n’a pris de la terre que ce qu’il en fallait pour poser les pieds de ses figures, et encore, comme il n’en voulait guère prendre, il leur dessinait des pieds. d’une extrême petitesse ; du ciel, il n’a emprunté que quelques blocs de nuages solides comme des quartiers de marbre, pour les faire servir de point d’appui à des développements musculaires impossibles en ce bas monde.

Ainsi Michel-Ange a choisi pour sujet de son poème pittoresque l'homme, admirable sujet s’il en fut. — Montrer l’homme sous tous les aspects possibles, tel a été le but de Michel-Ange, l’unique pensée qui a rempli sa vie séculaire. Ce n’a pas été trop de quatre-vingts ans, ce n’a pas été trop d’une carrière de marbre de Carrare et des murailles immenses de la Sixtine, pour déployer une idée aussi vaste que celle là : il fallait être Michel-Ange pour la concevoir et l’exécuter.

On apporte quatre montagnes de marbre à ce Titan sculptural ; il se jette dessus comme un lion sur sa proie ; il attaque le marbre en plein, à grands coups de pointe et de marteau ; il le tord, il le pétrit comme une cire ductile ; les blocs tremblent devant lui et le sentent venir ; demandez-lui ce qu’il fait ; il n’en sait rien, il fait un homme, son seul et unique sujet ; — cela s’appellera, s’il vous plaît, le Crépuscule, la Nuit, le Point du jour, que sais-je ? Car il faut bien un titre et un sujet pour les sots ; mais, en vérité, ce n’est autre chose qu’un homme qui vous montre, celui-ci son dos, celui-là ses bras et ses cuisses sous une attitude impérieuse et magistrale. — Voilà tout, c’est bien assez.

Dans le Jugement dernier il y a peut-être deux cents figures, il n’y a effectivement qu’un seul et même personnage retourné de toutes les façons imaginables, vu en dessus, en dessous, par les pieds, par la tête, en raccourci, avec tous les aspects de la chute ou de l’ascension. Mais quelle que soit la pose de ce type unique, elle n’est jamais naturelle, dans le sens précis du mot ; ce sont des écartèlements, des tensions de muscles, des bouffissures de contours, des torsions de reins, des renflements de poitrine qui dépassent les dernières limites de l’exagération. Tout ce monde se crispe et se contracte, comme s’il avait l’entablement du ciel sur le coin de l’épaule. Atlas lui-même ne devait pas faire autant renfler ses biceps ; — assurément, aucun de ces gens-là ne mourra de la poitrine.

Nous avons dit que la pensée unique de Buonarroti, c’était de peindre et de sculpter l’homme ; mais l’homme idéalisé, exagéré, élevé jusqu’au Titan. Encelade, Polyphème, Hercule, Prométhée sont des muguets sveltes et mignons à côté des monstrueux portefaix du sculpteur florentin.

Une chose singulière, c’est que tous ces hommes à poitrines colossales ont la tête petite comme des oiseaux, des mains presque imperceptibles et des pieds chinois ; par une négligence étrange, beaucoup de ces pieds n’ônt que quatre doigts ; un tel oubli doit être volontaire, et je pense que c’est pour donner une élégance plus idéale à ces extrémités que l’artiste en agit de la sorte.

Ce Michel-Ange, regardé jusqu’ici comme un artiste chrétien, est bien le plus effréné païen qui ait jamais pétri et manipulé de la chair. La tête, les mains et les pieds, c’est-à-dire tout ce qui a de l’importance dans l’art chrétien, les seules portions du corps humain qu’il soit permis de montrer selon la pensée moderne, n’existent pas pour lui. Son idéal est évidemment le torse antique ; il regarde la tête comme un détail et ne s’en occupe que par manière d’acquit ; — le crâne est nul, le front déprimé ; très souvent le bras est plus large que la face ; tous les personnages, anges, démons, élus, damnés, sont musclés également ; le Christ lui-même, auquel les peintres donnent habituellement un caractère de douceur féminine, écraserait une enclume d’un coup de poing ; Michel-Ange s’attaque tout d’abord aux pectoraux, aux flancs, au ventre, à la vie, à la santé ; ce qu’il veut rendre, c’est le tempérament, et personne n’y a réussi comme lui.

Quoique j’admette très volontiers la convention en fait d’art, j’avoue que des anges athlétiques, les bras noueux, l’épaule large à porter une tour, soufflant à tout rompre, avec des joues comme des ballons, dans des trompettes de cuivre, sans ailes qui les soutiennent, sans fluide éthéré et lumineux pour adoucir leurs contours, sont assez difficiles à reconnaître pour des anges ; ils ont plutôt l’air de crieurs publics qui ont mis leurs habits en gage. Je veux bien qu’ils n’aient ni ailes, ni tuniques : il n’y a aucune preuve ni pour ni contre, et l’on n’a pas de données bien certaines sur le costume des esprits célestes ; cependant je voudrais qu’ils eussent un caractère différent des diables, et sauf la queue de rigueur, ils y ressemblent beaucoup. Cette turbulence et cette furie de mouvement contrastent trop ouvertement avec l’idée placide et sereine que nous avons des anges et des archanges.

Le Jugement dernier de Michel-Ange pourrait s’appeler, comme la tragédie deWerner, la Consécration de la force ; les plus gros jettent en bas les plus petits. Maintenant que nous avons dit ce qu’il n’y avait pas dans le Jugement dernier nous allons dire ce qu’il y a. Ceux qui s’imaginent trouver dans cette peinture une scène effrayante et fantastique, avec des flammes, des tonnerres et des incendies, des ombres de fantasmagorie, des gloires, des auréoles, le sujet tel que nous le concevrions aujourd’hui, se trompent complètement. Michel-Ange dédaignait tout cela comme des puérilités et de petits moyens indignes de l’art. Ce que Michel-Ange a voulu, dans son Jugement dernier c’est faire éclater sa puissance, montrer son admirable science d’anatomiste, sa hardiesse de dessinateur, le caractère grandiose et surhumain de son style, et poser des bornes à tout jamais infranchissables en fait de témérités d’attitudes, de raccourcis et de musculatures. Dieu luimême, s’il se faisait peintre, ne tracerait pas des contours plus énergiques et plus flamboyants ; l’invention de style ne peut aller au delà, et l’imagination reste confondue devant cette variété inépuisable de postures, car Michel-Ange, dans le cours de sa longue vie, n’a jamais répété deux fois le même contour ni le même air de tête.

Plusieurs groupes de parents et d’amis, qui se retrouvant au ciel, s’embrassent à pleine bouche et se plongent éperdument dans les bras l’un de l’autre, sont d’une beauté et d’une poésie au-dessus de toute expression. Le saint Barthélémy écorché vif, et qui tient sa peau à sa main ; le saint Laurent avec son gril ; le saint Pierre, comme étude du corps humain et comme science de modelé, sont d’incomparables chefs-d’œuvre.

La Vierge, qui se presse doucement contre son fils irrité, et laisse tomber un regard de commisération sur les multitudes précipitées, a une grâce délicate et tendre qu’on n’attendrait pas de Michel-Ange. L’homme entraîné vers l’enfer par deux démons suspendus à ses pieds comme deux boulets, et qui, dans sa chute, garde une attitude de rêverie profonde, est certainement l’une des plus belles créations du génie humain. Il nous faudrait dix feuilletons pour entrer dans tous les détails de cette immense composition, et nous sommes forcé, malgré nous, d’omettre beaucoup de choses.

Quant à la copie de M.  Sigalon en elle-même, il faudrait avoir vu l’original pour en pouvoir parler avec certitude elle nous semble fort belle, et peu de peintres eussent été en état de mener à bout un travail aussi gigantesque. On la dit très exacte ; cependant, quelques articulations nous ont semblé mollement indiquées, et des personnes qui ont vu la chapelle Sixtine prétendent que l’original est beaucoup plus harmonieux que la copie[1]. Le ton se maintient dans une couleur grise et violâtre qui n’est pas celle qu’a donnée M.  Sigalon à sa toile ; l’aspect général est beaucoup plus grave, plus sombre mais il faut songer que le Jugement dernier de Michel-Ange est peint à fresque, à la détrempe, que le temps et la fumée des cierges et de l’encens ont adouci les teintes discordantes, et que jamais, si habile que l’on soit, l’on n’imitera à l’huile le ton d’une peinture à l’eau, surtout en si mauvais état que la fresque de la Sixtine. Une seule chose nous a choqué dans la belle copie de M.  Sigalon, c’est le ton d’omelette de l’auréole du Christ. L’auréole, dans le tableau de Michel-Ange, est d’un ton plus lumineusement argentin et n’a pas ce jaune nankin si désagréable à l’œil. Il ne faut que deux heures pour corriger ce défaut.

Voilà à peu près ce que nous avons éprouvé à la première inspection devant cette page monumentale. Nous ne répondons pas de ne pas dire tout le contraire dans une semaine. Ceci n’est pas un jugement, c’est une impression, — ne l’oubliez pas. — On ne comprend guère, à la première audition ou à la première vue, l’opéra ou le tableau d’un maître difficile.

(La Charte de 1830, 17 mai 1837.)
  1. L’auteur n’avait pas encore à cette époque visité l’Italie.