Fusains et eaux-fortes/Statues de Michel-Ange

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G. Charpentier (p. 135-143).

STATUES DE MICHEL-ANGE


C’est une question qui a été longtemps indécise que de savoir si Michel-Ange était plus peintre que sculpteur, ou plus sculpteur que peintre. Nous mettons de côté l’architecture, qui est aussi l’une des faces de ce triple génie, pour ne nous occuper que de l’artiste purement plastique. Assurément Michel-Ange est le plus grand peintre du monde, mais c’est aussi le plus grand sculpteur, et il n’a au-dessus de son talent de peintre que son talent de statuaire. Michel-Ange, ce génie démesuré, ce Titan de l’art, n’a pu être surpassé que par lui-même.

Notre avis est que le Buonarroti est plutôt un talent de sculpteur ; ses tableaux ressemblent tout à fait à ses statues ; c’est la même exagération prodigieuse, la même fierté de contours, la même ardeur sauvage de style ; ils sont toujours composés dans le sens de la ligne et de la forme, jamais dans celui de l’effet pittoresque ; l’absence complète d’air et de clair-obscur leur donnent d’ailleurs l’opacité et la solidité de la pierre, dont leurs tons gris les rapprochent beaucoup. Michel-Ange n’a jamais peint à l’huile, travail bon, selon lui, pour des femmelettes et des paresseux, et il n’est guère possible de se montrer coloriste dans la fresque, où l’on ne peut ni fondre les teintes, ni reprendre un morceau mal réussi. La beauté de la fresque consiste dans le caractère des lignes, la grande tournure des ajustements, l’austérité des formes, qualités qui appartiennent plutôt au dessinateur qu’au peintre proprement dit ; et, ce qui fait bien voir que Michel-Ange comprenait la peinture en sculpteur, c’est qu’il ne comprend pas l’homme avec un fond ; il l’isole comme une statue. Le paysage, les fabriques, le ciel, la terre, les étoffes, les accessoires qui sont d’une si grande importance dans la peinture ordinaire, tout cela préoccupe fort peu Michel-Ange, le grand dédaigneux ; toutes ses figures se détachent sur un champ de teintes brunes ou grises et nagent dans un milieu vague ; s’il est forcé de mettre un arbre dans une composition, il n’indiquera que le tronc avec quatre à cinq grandes feuilles, plutôt pour signifier que là doit se trouver un arbre, que pour faire l’arbre lui-même ; ses terrains ont l’air de plinthes et de socles plus que de toute autre chose ; on dirait, en face des tableaux de Michel-Ange, que l’homme existe seul dans la nature.

La qualité qui est la plus saillante dans ce divin artiste, c’est donc le dessin ; personne n’a poussé plus loin la science anatomique, ni mieux connu les saillies, les attaches, les renflements et les entrelacements des muscles et des nerfs. Toutes les compositions qui ont occupé sa longue carrière ont été disposées par lui de façon à faire ressortir exclusivement ce savoir prodigieux, sans souci ni du sujet, ni des convenances, ni de la possibilité.

Cependant, l’on se tromperait fort si l’on s’imaginait que Michel-Ange, avec toute cette science, est un dessinateur exact et vrai. Rien n’est moins vrai, rien n’est moins exact que le dessin de Michel-Ange : d’abord tout relief a une saillie double et triple de la saillie naturelle ; les adducteurs sont tendus en même temps que les extenseurs, ce qui est impossible ; la gamme musculaire est tellement montée, que l’Hercule antique, le symbole le plus violent de la force humaine, est bien loin d’y atteindre ; les pieds sont en général trop petits dans beaucoup de figures, les jambes pèchent par le défaut de longueur, les têtes n’ont pas la dimension nécessaire ; la vérité, dans le sens le plus littéral du mot, est donc perpétuellement violée dans les statues et dans les tableaux de Michel-Ange. Si, par dessin et science anatomique, on entend la reproduction scrupuleusement vraie des formes humaines, le Florentin serait à ce compte un pitoyable artiste.

Heureusement que le but de l’art ne consiste pas dans l’imitation de la nature. L’art est une création dans la création, et les peintres doivent faire le poème de l’homme et non son histoire. L’illusion est une chose très peu importante dans l’art ; jamais un tableau de Michel-Ange ou de Raphaël n’a trompé l’œil une minute, et cependant ce sont là les deux noms rayonnants, les deux fronts entourés d’auréoles. Weeninx, avec son lièvre mort, son paon et sa grive, serait le premier peintre du monde, si le trompe-l’œil était le dernier mot et le but véritable de la peinture. Il n’en est rien. Je ne sais trop ce qu’on dirait aujourd’hui, où les peintres plus timides et moins inventifs nous ont accoutumés à une traduction plus servilement prosaïque de la nature, si on voyait au Salon un tableau ou une statue exécutés avec cette insouciance et ce mépris de l’aspect humain.

Je suis sûr que messieurs les critiques tomberaient sur le dos de ce pauvre Michel-Ange et lui tailleraient de terribles croupières : ils le traiteraient de fou, d’extravagant, d’enragé et d’immoral. Quel amusement ce serait de voir les fabricants d’esthétique lui reprocher gravement de ne pas penser à la moralisation des classes les plus pauvres et de n’être ni utile ni progressif. Que diraient les braves bourgeois et les délicieux feuilletonistes si sensibles aux extraits de l’Histoire d’Angleterre, de M. Paul Delaroche, en lisant sur le catalogue, n° 1570, la Nuit ; n° 1571, le Crépuscule, statues en marbre, par M… ?

Comme on l’accuserait d’être insignifiant, de n’avoir pas d’idée, de ne rien prouver ; comme on lui parlerait de la synthèse de M. de Lamennais et de l’art catholique d’Overbeck, de Cornélius et des Allemands de l’école de Munich. Ce seraient les plus triomphants radotages, le plus régalant amas de stupidités que l’on puisse rêver.

Dans la salle où l’on a placé la copie de M. Sigalon, il y a plusieurs plâtres moulés sur les marbres de Michel-Ange : le Pensieroso, les figures célèbres du tombeau des Médicis, à Florence, une statue de Laurent de Médicis et quelques bustes.

Le Pensieroso est une figure de guerrier assis dans une posture recueillie et méditative du plus grand effet ; cependant, tout admirable qu’elle soit, elle perd beaucoup à l’École des beaux-arts, car elle a été faite pour un jour et pour un emplacement particuliers. À Florence, la lumière tombe de haut sur le casque dont elle illumine le cimier et fait saillir les ornements avec netteté, plonge la face dans l’ombre et se raccroche à quelques angles qu’elle découpe vivement, frappe un genou d’une vive clarté et laisse le reste vaporeusement voilé d’une demi-teinte transparente. Ici le jour est dessus et vient de tous les côtés ; le socle, en outre, est trop bas, et pour voir la statue à son véritable point, il faut s’agenouiller ou se coucher par terre, position, du reste, très convenable devant une statue de Michel-Ange.

Malgré tous ces désavantages, quelle foudroyante supériorité conserve cette magnifique statue sur toutes les productions modernes ! quelle fière mélancolie, quelle vigoureuse pensée indique cette figure armée, appuyée sur sa main ! Cet homme, qui rêve couvert de sa cuirasse, m’a semblé un symbole sublime de la pensée unie à l’action, de l’intelligence qui conçoit et de la force qui exécute. Nous ne comprenons pas la pensée de cette sorte : chez nous, penser c’est être triste, malheureux ou malade ; nous ne concevons guère la rêverie dans la force et la puissance, et nos mélancolies sont de petites femmes pleurnicheuses et poitrinaires ; cependant, si quelqu’un a le droit de rêver, ce sont ceux qui ont la puissance de faire.

La Nuit, qui n’a rien de nocturne qu’un hibou placé entre ses jambes, est une belle femme couchée, soulevée à demi sur le coude, une cuisse repliée, avec un hardi et magnifique mouvement de torsion dans le ventre et les flancs, devant lequel reculeraient les artistes les plus oseurs et les plus fougueux de ce temps-ci.

De grosses nattes de cheveux, toutes moites de rosée, s’enroulent autour de la tête de la déesse penchée comme une fleur fatiguée du jour ; la corne d’un petit croissant reluit sur le haut de son front et donne une grâce charmante à tout ce système de coiffure. Les paupières semblent faire de vains efforts pour rester ouvertes et roulent sur leurs prunelles le sable d’or du sommeil ; le nez est fin, légèrement courbé, d’une coupe élégante, royale ; la bouche a l’air d’une rose effeuillée, tant elle s’épanouit avec langueur et morbidesse ; elle n’est cependant qu’indiquée à la gradine et n’est pas entièrement achevée, mais il est impossible de toucher le marbre plus moelleusement et de répandre un souffle plus humide et plus tiède sur deux lèvres de pierre. La gorge, saisie par la fraîche haleine du soir, dresse ses pointes étincelantes, et un léger grain dans le travail du marbre fait sentir le frisson de la peau, surprise de l’impression de l’air. Des mots expriment mal de pareils effets, et je renvoie à la statue même ; il faut se prosterner et adorer.

L’autre statue représente probablement une heure plus avancée de la nuit, car elle a les yeux presque tout à fait fermés, et tous les muscles de son corps paraissent dénoués par l’assoupissement : la gorge, le ventre, les cuisses sont modelés avec la plus admirable finesse ; ce n’est plus du plâtre, ce n’est plus du marbre, c’est de la chair, de la chair vivante, et qu’on croirait devoir céder sous le doigt. Les contours intérieurs des cuisses sont tellement souples, si fuyants et si moelleux, que l’illusion est complète ; on ne saurait aller au delà, et puis, cette tournure, cette élégance, ce grand style, et les mains et les pieds ! Je ne sais que vous dire à force d’avoir trop à dire, mais je sais bien que si j’étais sculpteur, après avoir vu ces divines statues, je me passerais une meule de moulin au cou, et, profitant de ce que la Seine est haute, j’irais me jeter tout vif à l’endroit le plus profond.

Il y a un Méléagre et deux statues d’homme dont un a le bras replié derrière le dos. Je n’ai pu m’empêcher d’un mouvement de terreur quand j’examinais ce colosse, pensant que, s’il étendait le bras, je serais réduit en poudre à jeter sur l’écriture, avec les camarades qui m’accompagnaient, la salle où nous étions, les constructions de M. Duban et tout le faubourg Saint-Germain.

Quant au Méléagre, qu’on nous pardonne l’abominable blasphème que nous proférons : il nous a paru un peu Vanloo.

Par un caprice étrange, familier à Michel-Ange, pas un de ces marbres n’est entièrement achevé. Il y a des morceaux faits seulement à la pointe, d’autres à la gradine, d’autres enfin au ciseau, et quelques-uns polis comme du marbre de cheminée ; tantôt c’est un pied pour lequel il ne s’est pas trouvé de place, tantôt un bras qu’il a dédaigné de dégager du bloc ; une exécution fantasque, inégale, fougueuse, pleine de découragement, d’amour et de caprice, l’exécution du véritable artiste ; les morceaux qui venaient bien, il les finissait avec un soin minutieux ; il ébauchait à peine les portions qui lui déplaisaient. Il faut être bien sûr d’être Michel-Ange Buonarroti pour se permettre de pareilles licences.


(La Charte de 1830, 22 mai 1837.)