Fusains et eaux-fortes/Les Éventails de la princesse Hèlène

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G. Charpentier (p. 147-153).

LES ÉVENTAILS

DE

LA PRINCESSE HELENE


Nos peintres ont généralement une fausse idée de la dignité de l’art. Il y a quelques années, un faiseur de peinture historique n’aurait pas voulu pour tout l’or du monde dégrader son pinceau jusqu’au portrait. Il se serait regardé comme un homme déshonoré s’il avait commis un tableau de genre. C’était une aristocratie plus susceptible et plus éveillée sur son point d’honneur que l’aristocratie de naissance. Une mésalliance n’aurait pas été plus vivement blâmée dans la noblesse qu’une excursion vers les genres prétendus inférieurs chez un citoyen de la république des arts.

Ces messieurs mettaient leur gloire à composer des tableaux qui n’avaient aucune espèce d’emploi possible par le sujet etla dimension, et dont personne ne savait que faire. Ils avaient la conscience tranquille quand ils avaient barbouillé une toile d’une trentaine de pieds que l’on était obligé de déclouer et de rouler comme un tapis pour la loger dans quelque grenier poussiéreux.

Si vous leur aviez demandé une aquarelle, ils vous auraient jeté à la porte par les épaules, sous prétexte qu’ils ne peignaient qu’en grand et à l’huile. Les plus chatouilleux vous auraient appelé en police correctionnelle comme leur ayant fait une grossière insulte. Comme si un dessin de Camille Roquepelan et une pochade de Decamps ne valaient pas tous les Achilles luttant contre le fleuve Scamandre, tous les Diomèdes et tous les Ajax de ces messieurs de l’Histoire, qui ne peignent jamais que des sujets tirés de la Fable.

Ce dédain superbe commence à tomber en désuétude. On a compris que la seule chose qui dégradât un artiste, c’est de faire mauvais. Les peintres et les statuaires sentent fort bien qu’il est plus honorable de sculpter une jolie tête de canne, une belle coupe, un serre-papier, ou tout autre objet servant à quelque chose ; de peindre un portrait bien campé, bien ajusté d’un beau style et d’une bonne pâte, que de tailler de grandes statues insignifiantes qui embarrassent les ponts et les places publiques, et de peindre d’énormes toiles qu’aucun appartement moderne ne peut plus contenir.

C’est ce préjugé des artistes de l’Empire et du Directoire qui est cause de la tournure ignoble de tous les meubles, de tous les flambeaux, de toutes les pendules et en général de la pauvreté et de la lourdeur d’ornement de ces deux époques malheureuses.

Qu’est-ce qui fait que les moindres bagatelles qui viennent du temps de la Régence ou de Louis XV ont un cachet particulier, amusant, plein de goût, d’invention et de fantaisie ? C’est qu’en ce temps-là les peintres donnaient le dessin de tout. Ils fournissaient des modèles pour les fauteuils, les tapisseries, les trumeaux, les dessus de porte. Ils peignaient eux-mêmes les plafonds, les lambris, les écrans, les paravents, les carrosses, les soufflets, les clavecins, les tabatières et les éventails. Ils ne dédaignaient aucune besogne et faisaient tout ce qui concernait leur art. Ils n’auraient pas abandonné le pied d’un bougeoir au caprice d’un chaudronnier, ni laissé les moulures d’une porte à la disposition d’un menuisier sans goût, comme l’on fait aujourd’hui. Aussi ont-ils créé un art très nouveau, très spirituel, très français, un art fait pour nous et se ployant à nos moindres caprices, sans cesser d’être un art, problème difficile à résoudre et qu’ils ont résolu, et toujours et partout, avec une adresse et une sagacité merveilleuses.

François Boucher et Antoine Watteau ont peint des éventails qui sont de petits chefs-d’œuvre de grâce coquette et de gentillesse mignonne ; plusieurs ont été gravés et sont d’une composition fort remarquable, bien plus digne d’être étudiée que celle de certains tableaux d’histoire.

M.  Camille Roqueplan devait naturellement et de droit être choisi pour peindre les éventails de la princesse Hélène de Mecklembourg, aucun peintre actuel ne possède à un aussi haut degré l’esprit, l’élégance, la touche légère et brillante qu’il faut pour bien réussir à ces sortes de sujets.

M.  Camille Roqueplan a peint trois éventails, et M.  Clément Boulanger deux ; M.  Boulanger est élève de M.  Roqueplan, et il a beaucoup des qualités de son maître ; celles qui lui sont particulières consistent dans la facilité et l’abondance de la composition. M.  Clément Boulanger est le peintre-né de tous les galas et de toutes les fêtes de cour ; son Baptême de Louis XIII est une preuve de ce qu’il peut faire dans cette nature de sujets. L’ordonnance en est charmante, les étoffes libres et variées, les tons éclatants et joyeux, et le tout a un petit air moitié Abraham Bosse, moitié Paul Véronèse, d’un ragoût singulier.

Les éventails de Camille Roqueptan représentent, le premier le Mariage de la Vierge, le second la Promenade au parc, le troisième les Amours peignant le portrait de la princesse.

Le Mariage de la Vierge est exécuté sur un fond d’or, dans le genre byzantin, avec une suavité et une délicatesse charmantes. Notre-Dame-de-Lorette n’a rien sur ses grandes murailles qui vaille cette petite gouache ; c’est un petit tableau de sainteté d’une onction pénétrante et douce ; on dirait une page déchirée d’un des plus beaux missels gothiques.

La Promenade au parc rentre tout à fait dans la manière habituelle de M.  Roqueplan, qui affectionne ces sortes de scènes. Le parc est ravissant, mêlé d’architectures, de terrasses, de vases et de balustre. De grands pins en parasol s’élèvent sur un ciel de teintes capricieuses avec des bleus verdâtres et singuliers. Les personnages, un raffiné, une dame et un cavalier qui les salue, sont d’une tournure élégante et fière, tout à fait dans le goût de l’époque, et au fond s’étend une fuite d’horizon comme M.  Camille Roqueplan, qui est aussi un des meilleurs paysagistes de notre école, est seul capable d’en faire ; ce sont des traînées de lumière blonde sur de petites croupes de collines bleutées d’un effet ravissant.

Quant aux Amours peintres, figurez-vous ce qu’il y a de plus souriant, de plus gai, de plus frais et de plus joliment maniéré du monde, un Watteau du meilleur temps.

Les Noces de Cana et le Repas de chasse, voilà les deux motifs brodés par M.  Clément Boulanger. Le premier est entendu à la manière vénitienne : des servantes coquettement ajustées montent et descendent des escaliers de marbre blanc qui conduisent à une fontaine où s’opère le changement miraculeux de l’eau en vin. Sur une terrasse avec des colonnes, l’on aperçoit des gens de la noce qui festinent, et dont quelques-uns se penchent sur la balustrade pour voir le miracle et aussi, je pense, les servantes qui sont très jolies. L’on dirait d’une première idée de Véronèse.

Dans le second, on voit un roi et une reine qui dînent sous une tente et regardent des bohèmes, des bouffons et des nains qui dansent. C’est une composition étincelante et variée, très amusante à l’œil et très gaie de couleur.

Nous ne parlerons pas des ornements qui entourent tout cela ; ce sont des arabesques avec des nervures et des dentelures d’or, chargées de phénicoptères, d’oiseaux de paradis et de mille autres précieuses fantaisies. Il y a des volubilis à moitié épanouis, des petites clochettes aux vrilles sauvagement tortillées, des animaux et des plantes de toutes sortes qui ne vivent guère qu’au pays de paravent, d’éventail et de haute lice ; au milieu de cette floraison sont accrochés des médaillons ovales encadrant de délicieux petits paysages et de charmantes figurines qui reposent l’œil de cet éclat un peu vif. Chaque éventail est complet dans son style, et l’envers n’est pas moins curieux que l’endroit.

Les montures de ces bijoux pittoresques sont dues aux soins de M.  Janisset, qui a été à Dieppe même les faire exécuter sur les dessins aux plus excellents ivoiriers ; celui du mariage est tout en or, enrichi d’émail et d’émeraudes, et sort des ateliers de Prévost, parfumeur de la cour, qui a aussi fourni la corbeille.

Il serait à désirer que cette charmante mode d’avoir des éventails peints par les meilleurs maitres se renouvelât ; ce serait une nouvelle, source de débouchés à l’aquarelle, poussée de notre temps à un si haut degré de perfection. Croyez-vous que ce ne serait pas une suprême élégance d’avoir un éventail de Camille Roqueplan et un piano avec des convertos de singes par Decamps ? Cela vaudrait un peu mieux que de la soie pailletée ou du palissandre à incrustation. Je suis sûr que ces deux éminents artistes s’amuseraient beaucoup à ces peintures et se répandraient en toutes sortes de caprices ingénieux et réjouissants. Le sauvage Satvator Rosa, lui-même, a peint plus d’une fois des épinettes et des clavecins.

(La Charte de 1830, 1er juin 1837.)