Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/01

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Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 8-15).

I


Le génie — ou seulement le talent, sa monnaie — est une faculté humaine si exceptionnelle, qu’on est tenté de la considérer comme une maladie particulière, presque monstrueuse, et qu’à cause de cela on recherche toujours avec avidité les occasions de voir de près, de connaître familièrement les illustres malheureux qui en sont atteints. D’où, pour répondre à cette curiosité légitime — mais malsaine — de la foule, les Mémoires, Confidences, Confessions de la plupart des grands hommes, dont cette curiosité caresse la vanité, en égratignant leur réputation.

Quand on a le respect de la religion, on a le respect du prêtre, et l’on ne veut pas, s’il quitte l’autel où il officie, qu’il sorte du temple où les fidèles ont l’habitude de venir l’entendre sans le voir, entouré qu’il est d’une vapeur d’encens qui lui sert de nuage. Dieu a parlé à Moïse dans le Buisson ardent, mais jamais Moïse n’a cherché à surprendre Dieu. Le mystère est l’essence naturelle des choses surnaturelles — comme le génie, qui perd de son merveilleux en s’humanisant, et de sa majesté en déchirant de ses propres mains les voiles qui lui forment un vêtement sans analogie avec ceux de la foule. Que diriez-vous d’un évêque qui bénirait son troupeau de fidèles, habillé comme vous et moi ? L’abbé Chatel lui-même, qui avait eu la prétention de supprimer les pompes grandioses de l’Église catholique, n’officiait que revêtu des habits sacerdotaux : il voulait bien dire la messe en français, — mais à la condition de la servir en latin. Pour qu’on croie au génie, il faut qu’il porte toujours son costume royal, sa pourpre et son hermine, son sceptre et sa couronne, éblouissant, aveuglant, — à ce point qu’on n’ose pas le regarder en face : le jour où il se montre en chemise, on le fouette d’épigrammes blessantes et de moqueries injurieuses. Dangeau est respectueux ; mais Saint-Simon ?

Pour ma part, j’en fais l’aveu — au risque d’être seul à le faire : cette recherche des particularités triviales ou honteuses relatives aux hommes d’exception, comme les poëtes, est indiscrète, inconvenante — et maladroite. Pourquoi aller ainsi écouter aux portes ce que les domestiques des grands hommes disent de leurs maîtres, et ce que leurs maîtres laissent échapper eux-mêmes, aux heures où ils se rattachent à l’humanité par des sottises ou par des faiblesses qui paraissent alors d’autant plus choquantes

La goutte d’huile de la lampe de Psyché fait plus que de brûler le divin dormeur, elle le souille. Jamais on ne pardonnera à un grand homme de ressembler à un homme ordinaire, d’avoir comme le premier venu des laideurs corporelles ou des infirmités morales, — en un mot, de n’être pas parfait ; et non-seulement on s’empressera de lui reprendre l’admiration qu’on lui avait d’abord donnée sans marchander, et qu’on lui reprochera d’avoir volée, mais encore on poussera l’injustice jusqu’à oublier telle belle page de son livre, un chef-d’œuvre, pour ne se rappeler que le strabisme de son esprit ou la gibbosité de son caractère. C’est l’effet habituel des réactions.

De bonne foi, qu’a gagné Jean-Jacques à la publication de ses Confessions, sinon un peu de mépris de la part des lecteurs qui aiment qu’un écrivain se respecte, — et même un peu de dégoût de la part de ceux qui veulent qu’on les respecte eux-mêmes ? Le livre est beau, c’est le plus éloquent qu’ait écrit Rousseau, et cependant il tombe des mains dès la première page : si l’on pouvait haïr un homme que son malheur rend sacré, on haïrait le fils de l’horloger de Genève pour les turpitudes qu’il étale avec une naïveté qui touche de si près au cynisme ; on le haïrait de nous apprendre ce que nous ne tenions pas du tout à savoir, ses tribulations de laquais et ses indélicatesses d’amant, — qui éclaboussent son génie en tachant sa vie.

Je pousse si loin l’horreur de ces Confiteor publics, inutiles quand ils ne sont pas dangereux, que les Mémoires de Gœtlhe eux-mêmes ne trouvent pas grâce devant moi. J’avais pour le Jupiter de Weimar, si majestueux dans son impavidité de statue, un respect profond, quasi religieux ; il me plaisait de penser qu’il n’appartenait par aucun cordon ombilical à l’Humanité, qu’il contemplait du haut de son Olympe avec le sourire tranquille d’un Dieu qui se sait adoré. Le jour où j’ai lu ses Confessions, mon respect s’est lézardé et le doute est entré dans mon esprit. J’ai raisonné avec mon admiration, j’ai discuté avec ma foi, et, quoique sans cesser de croire, j’ai cessé d’adorer : la statue de bronze avait un cœur d’argile ! Ne me dites pas non, car je vous renverrais à la première page de son autobiographie, où il nous apprend, le plus sérieusement du monde, que le ciel, la terre et les étoiles s’étaient donné le mot pour le fêter l’heure de sa naissance. « La constellation était favorable, le soleil était dans le signe de la Vierge et culminait ce jour-là ; Jupiter et Vénus le regardaient d’un air amical, Mercure ne lui était pas hostile, Saturne et Mars restaient indifférents. » Et puis, ce qui est plus grave que cette expansion d’orgueil, qui est peut-être une ironie de style, c’est la façon, ou plutôt le sans façon dont il traite l’amour, ce colosse. Lucinde prophétisait quand, dans sa rage folle d’être dédaignée, mordant tout à coup de sa bouche de feu les lèvres de glace du jeune Gœthe, elle s’écriait : « Malheur, et pour toujours malheur sur la femme qui appuiera ses lèvres sur celles que je viens de frapper de cette malédiction !… » Elle prophétisait, la pauvre chère victime ; elle parlait au nom de ces pâles ombres qui, jusque dans les profondeurs de l’éternité, feront cortège à ce lumineux génie : Gretchen, Annette, Émilie, Frédérique, Charlotte, Lili, et d’autres encore, dont le souvenir ne troubla jamais sa vie, car il ne connut jamais le remords, — une faiblesse !

Cependant il arrive quelquefois qu’au lieu de se repentir de sa curiosité, on s’en applaudisse, qu’on gagne au lieu de perdre à connaître tel grand artiste ou tel grand poëte dans le déshabillé de son existence, qui le complète au lieu de l’amoindrir. eux-là sont rares parmi les rares, — essences précieuses dans des flacons de pur cristal, subtiles et transparentes !

Gérard de Nerval fut un de ces rares. Tout le monde l’a lu et tout le monde l’a connu : j’ai cherché vainement contre lui, dans le fumier des médisances contemporaines, une seule anecdote qui le déshonorât comme homme en le rapetissant comme écrivain. Jamais, il est vrai, Gérard n’avait su haïr rien ni personne — pas même la sottise, si exaspérante pourtant. Son ironie — quand il en eut — fut toujours douce et pour ainsi dire bienveillante : s’il eût cassé les vitres, il eût voulu qu’on fût tenté de les lui payer, comme Joubert, un écrivain de sa famille. Cela m’a rendu sa mémoire plus chère, et c’est en frère attendri — frère beaucoup plus jeune et beaucoup plus obscur — que j’écris, au hasard de mes souvenirs et de mes impressions de lecture, ces pages rapides qui parlent de lui, de ses œuvres et de sa vie, de son cœur et de son cerveau, de son talent et de son caractère. Cette biographie est un hommage pieux.