Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/03

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Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 31-37).


III


C’est à dessein que j’ai cité tout au long ce fragment des Confessions de Gérard de Nerval. Il dit plus éloquemment que je n’eusse pu le faire quelle a été l’enfance de ce mélancolique poëte et de quelles molles clartés a été pénétrée sa jeunesse. Heureux les hommes qui ont eu l’inappréciable avantage de vivre leurs premières années dans la familiarité des femmes, — mères, sœurs, ou cousines ! Il leur reste au cœur et à l’esprit, de ce contact permanent et prolongé avec les Muses du foyer, un ineffaçable parfum qui les délicatise et leur donne le charme, soit qu’ils parlent, soit qu’ils écrivent : ils ont pour toute leur vie des paroles lumineuses ou des phrases ailées qui ne ressemblent pas aux paroles des autres orateurs ni aux phrases des autres écrivains, plus virilement élevés. C’est la différence du brutal Ajax et du doux Troïlus, — l’un grandi dans les camps, au milieu des soudards,  — l’autre, grandi à la cour du vieux Priam, au milieu des belles suivantes de la belle Hélène.

Hélas ! Gérard, lui aussi, allait bientôt avoir sa Cressida et être « rationné à quelques baisers faméliques qui devaient avoir le goût des larmes ! »

Mais avant d’en arriver à cette page douloureuse de sa vie, il nous faut en raconter d’autres, aussi intéressantes, — quoique moins trisles. Pour cela, nous nous exilerons, s’il vous plaît, de la patrie d’adoption de Gérard, de ce Valois pittoresque où il nous ramènera tout à l’heure avec lui. Assurément, s’il n’eût écouté que la voix de la sagesse, il n’eût jamais quitté ces solitudes enchantées, où il eût rêvé à son aise durant toute une longue existence, en compagnie de Sylvie, une petite paysanne qui ne demandait pas mieux que de l’aimer ; jamais il n’eût écrit, étant heureux, — et nous y aurions perdu un remarquable écrivain. Mais les poêtes n’écouteront jamais la voix de la Sagesse — qui parle peut-être trop mal pour eux.

Gérard de Nerval vint donc à Paris où, après avoir fait ses études au collège de Charlemagne, il débuta dans la littérature par des Élégies nationales, — c’est-à-dire bonapartistes. Gérard était le fils d’un soldat de Napoléon : il payait à sa façon sa dette au « grand homme. »

Il avait dix-huit ans alors. Je n’accuse pas les Élégies d’être des chefs-d’œuvre ; mais elles valent certes quelque chose, et un peu plus, en tous cas, que la foule d’Odes, d’Élégies, de Poëmes qui surgissaient alors de tous côtés pour pleurer sur le sort de Missolonghi, que les Turs venaient de prendre d’assaut pour la seconde fois malgré l’héroïque défense de Nothos-Botzaris. Je leur préfère de beaucoup sa comédie satirique en vers intitulée : L’Académie ou les Membres introuvables, publiée la même année (1826) par le libraire Touquet. La docte assemblée y est naturellement malmenée, et les académiciens y sont traités avec l’irrévérence que les jeunes gens mettent trop souvent à parler des vieillards. Vous en devinez le sujet : M. Lemontey, un immortel, est mort, il s’agit de le remplacer ; M. Roger, autre immortel, cherche partout un homme de bonne volonté qui consente à s’asseoir sur ce fauteuil où, paraît-il, on dort si bien, et, malgré l’appât des quinze cents francs annuels et des jetons de présence, il n’est pas plus heureux dans les rues de Paris que Diogène dans les rues de Corinthe.


Que dira notre siècle et… la Postérité ?


s’écrie-t-il, désespéré.

Raynouard, secrétaire perpétuel, lui répond ironiquement :


Ah ! la Postérité, personne fort honnête.
Aura, j’en suis garant, bien autre chose en tête ;
De pareils immortels y feront peu de bruit…


M. Roger reprend :


L’Histoire nous attend…


Raynouard lui réplique :


…Et l’oubli vous poursuit !…


M. Roger, malgré l’insuccès de ses premières recherches, persiste à ne pas éteindre sa lanterne. Il va jusqu’à offrir le fauteuil de Lemontey au Pauvre du Pont des Arts — qui le refuse en disant :


Je suis pauvre, il est vrai, mais j’ai des sentiments.


L’Académie, malade de cet abandon, et aussi probablement du régime auquel l’a soumise son médecin, M. Pariset, est sur le point d’expirer. Les billets de faire part sont prêts :


                  à monsieur

Comme à l’existence éternelle
Rien ici-bas ne doit viser.
Vous êtes prié d’excuser
La triste mort d’une immortelle :
À Montrouge, lieu de son choix.
Repose notre Académie,
Si l’on repose, toutefois.
Quand on n’a rien fait de sa vie.

                                  De Profundis.


Cependant elle se ranime peu à peu en apprenant qu’on vient de trouver un remplaçant à Lemontey, et que ce remplaçant est l’abbé Féletz ; et, pour l’achever de guérir, le docteur Pariset la fait conduire — aux Incurables.

Ce n’est pas là une comédie proprement dite ; ce n’est pas là non plus une satire : Gérard de Nerval n’avait en lui ni le tempérament d’Archiloque, ni celui de Molière. Sa voie était ailleurs. Toutefois, un mot restera de cette tentative, le verbe s’enducailler, et je connais beaucoup de comédies qui n’en pourraient pas dire autant, parce que, au lieu d’enrichir la langue, elles l’ont appauvrie — en la déshonorant.

À peu près à la même époque, Gérard faisait paraître sa belle traduction du Faust que Goethe proclamait « un prodige de style. »

Avec un pareil brevet, signé d’une pareille main, on sort aisément de la foule. Gérard Labrunie venait de faire consacrer son nom de Gérard de Nerval, non pour le gros du public, mais pour cette fraction choisie qui accueille avec tant de joie et d’empressement les gloires nouvelles, — au risque de s’en repentir plus tard, quand, l’une de ces gloires ne tient pas les promesses de son début.