Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/04

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Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 38-56).


IV


Vers 1835, nous retrouvons Gérard de Nerval dans une vieille maison de la vieille rue du Doyenné, tout au fond de la vieille place du Louvre, à l’endroit où est aujourd’hui le pavillon Mollien. — Il avait traduit Faust, il avait été appelé à collaborer au Mercure du bibliophile Jacob, en compagnie d’Alexandre Dumas, de Jules Janin, de Théophile Gautier : c’est dire qu’il vivait en plein romantisme et en pleine bohème littéraire, — une bohème dorée, s’il vous plaît, avec laquelle celle de Schaunard n’a que des rapports très-éloignés.

Cette vieille maison de la rue du Doyenné, voisine de l’hôtel célèbre où madame de Vivonne avait réuni tous les artistes et tous les beaux esprits de son temps, ils l’habitaient à neuf ou dix, peintres ou poètes : Célestin Nanteuil et Théophile Gautier, Lorentz et Arsène Houssaye, Édouard Ourliac et Camille Rogier, Alphonse Karr et Philippe Rousseau, Théodore Chassériau et Gérard de Nerval, Corot et Eugène de Stadler : des inconnus alors, des célébrités aujourd’hui, des oubliés peut-être demain. « Quels temps heureux ! On donnait des bals, des soupers, des fêtes costumées ; on jouait de vieilles comédies, où mademoiselle Plessy, étant encore débutante, ne dédaignait pas d’accepter un rôle, — celui de Béatrice dans Jodelet. »

C’est dans ce vieux salon du Doyenné, « restauré par les soins de tant de peintres, » et qui retentissait souvent des rimes galantes de tant de poëtes, des rires joyeux ou des folles chansons de tant de Cydalises, que Théophile Gautier composa ses Jeune France, et que Gérard de Nerval improvisa la Reine de Saba pour Jenny Colon, une étoile de l’Opéra-Comique à laquelle il avait trouvé une ressemblance étrange avec une jeune fille du Valois qu’il avait aimée quelques années auparavant.

Un soir, il était entré au théâtre où rayonnait son « étoile ; » il avait été frappé de cette ressemblance extraordinaire, et, le lendemain et les jours suivants, il était revenu se repaître de cette chimère ; c’était pour s’en rapprocher davantage qu’il avait songé à écrire, en collaboration avec Dumas, un opéra, la Reine de Suba, dont Meyerbeer avait promis d’écrire la musique.

« La reine de Saba, c’était bien celle qui me préoccupait alors, et doublement. Le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites tourmentait mes nuits sous les hautes colonnes de ce grand lit sculpté, acheté en Touraine, et qui n’était pas encore garni de sa brocatelle rouge à ramages. Les Salamandres de François Ier me versaient leur flamme du haut des corniches, où se jouaient des Amours imprudents. Elle m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin. Elle venait, me proposant l’éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux, que la malice animait plus que l’amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. Qu’elle était belle ! Non pas plus belle cependant qu’une autre reine du matin dont l’image tourmentait mes journées. »

Malheureusement Dumas s’était brouillé avec Meyerbeer, — ou Meyerbeer avec Dumas, — et Gérard de Nerval en avait été pour ses frais d’imagination, dans lesquels il rentrait plus tard en faisant de son opéra une série de nouvelles orientales, les Nuits du Ramazan.

Et son autre Reine de Saba ? Ne pouvant s’en approcher, il avait songé à s’en éloigner. Le soir du jour où Meyerbeer avait rendu le libretto improvisé par lui, il était parti pour l’Allemagne.

L’Allemagne, c’est loin, l’Italie aussi ; mais on en revient — surtout quand on est sollicité à revenir par l’inextinguible désir de se repaître de la vue de sa chimère, au risque d’en mourir.

Les voyages n’avaient fait que mûrir la passion de Gérard au lieu de l’étouffer : le serpent qu’il croyait mort se remuait avec plus d’énergie dans son sein et le mordait plus cruellement que par le passé.

C’est alors que, pour échapper aux obsessions de cet amour charmant et funeste, dont il souffrait et dont il était heureux de souffrir, il sortit une nuit de son lit solitaire et se rendit tout d’une traite à la Fête du bouquet provincial de Loisy, dans le Valois, — le pays natal de son cœur. « Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy. » Cette simple phrase, lue quelques heures auparavant, à la quatrième page d’un journal du Cercle où il passait quelquefois la soirée, cette simple phrase avait réveillé en lui une nichée de souvenirs printaniers, qui s’étaient mis à gazouiller comme une nichée de rossignols. « C’était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse. Le cor et le tambour résonnaient au loin dans les hameaux et dans les bois ; les jeunes filles tressaient des guirlandes et assortissaient, en chantant, des bouquets ornés de rubans. Un lourd chariot, traîné par des bœufs, recevait ces présents sur son passage, et les enfants de ces contrées formaient le cortége avec leurs arcs et leurs flèches, se décorant du titre de chevaliers, — sans savoir alors qu’ils ne faisaient que répéter d’âge en âge une fête druidique, survivant aux monarchies et aux religions nouvelles. » Gérard, en se rappelant le cadre, s’était mis aussi à se souvenir de quelques portraits.

D’Adrienne d’abord, « une blonde, grande et belle, » qui faisait partie de la théorie de jeunes filles qui dansaient en rond sur la pelouse d’un château du temps de Henri IV, en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, « et d’un français si naturellement pur, que l’on se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France. » Gérard était le seul garçon de cette ronde féminine : « Tout d’un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi. La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s’assit autour d’elle, et aussitôt, d’une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celle des filles de ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines de mélancolie et d’amour, qui racontent toujours les malheurs d’une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d’un père qui la punit d’avoir aimé. La mélodie se terminait à chaque stance par ces trilles chevrotants qui font valoir si bien les voix jeunes, quand elles imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules. — À mesure qu’elle chantait, l’ombre descendait des grands arbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif. Elle se tut, et personne n’osa rompre le silence. La pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées, qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes. Nous pensions être en paradis. — Je me levai enfin, courant au parterre du château, où se trouvaient des lauriers, plantés dans de grands vases de faïence peints en camaieu. Je rapportai deux branches, qui furent tressées en couronne et nouées d’un ruban. Je posai sur la tête d’Adrienne cet ornement, dont les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poëte errant sur la lisière des saintes demeures… »

Puis était venu le tour de Sylvie, une petite fille qui était devenue une bien jolie fille, — la plus belle de Loisy. Tout en cheminant cette nuit-là pour se rendre à la Fête du bouquet provincial, il se rappelait l’enivrante journée qu’il avait passée avec elle trois ans auparavant. Cette fois, comme Adrienne était entrée au couvent, son cœur, un instant sollicité de ce côté, avait tourné son aiguille vers son premier aimant, qui était Sylvie, la première compagne d’enfance. « Ce n’était plus cette petite fille de village que j’avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces du monde. Tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible ; sous l’orbite arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose d’athénien. J’admirais cette physionomie digne de l’art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes. Ses mains délicatement allongées, ses bras qui avaient blanchi en s’arrondissant, la faisaient tout autre que je ne l’avais vue. »

Gérard avait projeté d’aller la surprendre de grand matin, et, pour cela faire, il était resté toute la nuit, jusqu’à l’aube, couché sur les touffes de bruyères roses d’une sente qui côtoyait la forêt d’Ermenonville. Au bout de cette sente était le village, — une vingtaine de chaumières dont les murs étaient ornés de festons de roses grimpantes et d’astragales de vigne en fleur. De robustes paysannes, coiffées de mouchoirs rouges, travaillaient déjà devant les fermes. Sylvie n’était point avec elles. Gérard avait été droit à sa chambre, sans étonner personne, — le meilleur passe-port étant la pureté des intentions. Sylvie était levée depuis longtemps ; depuis longtemps déjà elle agitait les fuseaux de sa dentelle, qui claquaient avec un doux bruit sur le carreau vert que soutenaient ses genoux. « Vous voilà, paresseux, dit-elle avec son sourire divin, je suis sûre que vous sortez seulement de votre lit ! » Il lui avait alors raconté sa nuit passée sans sommeil sur les bruyères de la route et ses courses égarées à travers la forêt. « Si vous n’êtes pas fatigué, je vais vous faire courir encore. Nous irons voir ma grand’tante, à Othys… »

Ils partent, elle joyeuse comme une fauvette, lui, gagné par la contagion de cette innocente joie. Ils se mouillent les pieds en suivant les bords de la Thève, à travers les prés semés de marguerites et de boutons d’or, et le long des bois de Saint-Laurent, à travers les ruisseaux et les halliers. Ils se mouillent les pieds — et aussi le cœur. Au sortir du bois, ils rencontrent de grandes touffes de digitale pourprée, dont Sylvie fait un énorme bouquet en disant : « C’est pour ma tante ; elle est si heureuse d’avoir ces belles fleurs dans sa chambre ! » Ils traversent une plaine au bout de laquelle pointe le clocher d’Othys, sur les coteaux bleuâtres qui vont de Montméliant à Dammartin. « La tante de Sylvie habitait une petite chaumière bâtie en pierres de grès inégales que revêtaient des treillages de houblon et de vigne vierge ; elle vivait seule de quelques carrés de terre que les gens du village cultivaient pour elle depuis la mort de son mari. » Sa nièce arrivant, c’était le feu dans la maison. — « Bonjour, la tante ! Voici vos enfants, dit Sylvie ; nous avons bien faim ! »

Tout en lui disant cela, elle l’embrasse sur les deux joues, lui plante dans ses bras la botte de digitales pourprées, et présente Gérard, en ajoutant : « C’est mon amoureux ! » Il embrasse à son tour la tante, qui dit : « Il est bien gentil… C’est donc un blond !… — Il a de jolis cheveux fins, reprend Sylvie. — Cela ne dure pas, fait remarquer la tante ; mais vous avez du temps devant vous, et toi qui es brune, cela t’assortit bien. — Il faut le faire déjeuner, la tante. » — Et voilà la folle bonne fille qui s’en va furetant partout, dans les armoires, dans la huche, « trouvant du lait, du pain bis, du sucre, étalant sans trop de soin sur la table les assiettes et les plats de faïence émaillés de larges fleurs et de coqs au vif plumage. Une jatte en porcelaine de Creil, pleine de lait, où nagent des fraises, devient le centre du service, et, après avoir dépouillé le jardin de quelques poignées de cerises et de groseilles, Sylvie disposa deux vases de fleurs aux deux bouts de la nappe. »

Ce petit tableau, qu’on dirait peint par Miéris, ne vous donne-t-il pas appétit au cœur ? Est-ce que vous ne respirez pas en ce moment les saines émanations de poésie et de jeunesse qui s’en échappent ? Est-ce que vous ne donneriez pas beaucoup de mois et d’années pour entendre sonner seulement cette heure de calme félicité et de rustique bonheur ?

Mais la tante partie, écoutons-la : « Pour cela, ce n’est que du dessert, il faut me laisser faire à présent. » Elle a décroché la poêle et jeté un fagot dans la haute cheminée : « Je ne veux pas que tu touches à cela ! dit-elle à Sylvie, qui veut l’aider ; abîmer les jolis doigts qui font de la dentelle plus belle qu’à Chantilly ! Tu m’en as donné et je m’y connais. — Ah ! oui, la tante !… Dites donc, si vous en avez des morceaux de l’ancienne, cela me fera des modèles. — Eh bien ! va voir là-haut, dit la tante, il y en a peut-être dans la commode. — Donnez-moi les clefs. — Bah ! les tiroirs sont ouverts. — Ce n’est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé. » Et, profitant de ce que la bonne femme a les mains embarrassées par la poêle qu’elle est en train de passer au feu, Sylvie lui enlève des pendants de sa ceinture une petite clef d’acier ouvragé, — la clef du tiroir mystérieux, — et monte rapidement l’escalier de bois qui conduit à la chambre, où Gérard la suit.

« Ô jeunesse, ô vieillesse saintes ! qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? Le portrait d’un jeune homme du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose, dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit rustique, il portait le costume des gardes-chasse de la maison de Condé ; son attitude à demi martiale, sa figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient ce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité. Quelque artiste modeste, invité aux chasses princières, s’était appliqué à le pourtraire de son mieux, ainsi que sa jeune épouse, qu’on voyait dans un autre médaillon, attrayante, maligne, élancée dans son corsage ouvert, à échelle de rubans, agaçant de sa mine retroussée un oiseau posé sur son doigt. C’était pourtant la même bonne vieille qui cuisinait en ce moment, courbée sur le feu de l’âtre. Cela me fit penser aux fées des Funambules qui cachent sous leur masque ridé un visage attrayant, qu’elles révèlent au dénoûment, lorsqu’apparaît le temple de l’amour et son soleil tournant qui rayonne de feux magiques. — « Ô bonne tante, s’écrie Gérard, que vous étiez jolie ! — Et moi donc ! » s’écrie Sylvie, qui est parvenue à ouvrir le mystérieux tiroir dont la tante gardait à son côté la clef d’acier ouvragé. Dans ce tiroir, elle a trouvé une grande robe de taffetas flambé, qui crie du froissement de ses plis. — « Je veux essayer si cela m’ira, dit-elle. Ah ! je vais avoir l’air d’une vieille fée ! — La fée des légendes, éternellement jeune ! » murmure Gérard.

Tout en protestant contre le ridicule des ajustements de l’ancien régime, Sylvie dégrafe sa robe d’indienne et la laisse tomber à ses pieds. La robe de taffetas flambé de la vieille tante s’ajuste parfaitement sur sa taille mince ; elle prie Gérard de l’agrafer. — « Oh ! les manches plates ! » s’écrie-t-elle, comme honteuse de revêtir un costume si rococo. « Et cependant les jabots garnis de dentelles découvraient admirablement ses bras nus, sa gorge s’encadrait dans le pur corsage aux tulles jaunis, aux rubans passés, qui n’avait serré que bien peu les charmes évanouis de la tante. — « Mais finissez-en, vous ne savez donc pas agrafer une robe ? disait Sylvie. Elle avait l’air de l’Accordée du village de Greuze. — Il faudrait de la poudre. — Nous allons en trouver. » Sylvie, qui ne doute de rien, depuis qu’elle voit combien lui va ce costume de l’ancien temps, furète de nouveau dans les tiroirs, qu’elle bouleverse de fond en comble. Il y a de tout, excepté ce qu’elle cherche : deux évantails de nacre un peu cassés, des boîtes de pâtes à sujets chinois, un collier d’ambre et mille fanfreluches, parmi lesquelles deux petits souliers de droguet blanc avec des boucles incrustées de diamants d’Irlande. — Oh ! je veux les mettre, dit Sylvie, si je trouve les bas brodés ! »

Les bas de soie rose tendre à coins verts sont trouvés. Au même moment, la voix de la tante, à laquelle se mêlent les crépitements de la poêle, se fait entendre, et fait sortir nos deux enfants de leur rêve xviiie siècle. — « Descendez vite ! » dit Sylvie. Quoi que Gérard puisse dire, elle ne lui permet pas de l’aider à se chausser. — « Habillez-vous vite ! » reprend-elle, en montrant à Gérard les habits de noces du garde-chasse étalés sur la commode. Et, en un instant, Gérard se transforme en marié de l’autre siècle. Sylvie l’attend sur l’escalier : ils descendent tous deux en se tenant par la main, « La tante poussa un cri en se retournant. — Ô mes enfants ! dit-elle, et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. C’était l’image de sa jeunesse, — cruelle et charmante apparition ! Nous nous assîmes auprès d’elle, attendris et presque graves, puis la gaieté nous revint bientôt, car, le premier moment passé, la bonne vieille ne songea plus qu’à se rappeler les fêtes pompeuses de sa noce. Elle retrouva même dans sa mémoire les chants alternés, d’usage alors, qui se répondaient d’un bout à l’autre de la table nuptiale, et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse. Nous répétions ces strophes si simplement rhythmées, avec les hiatus et les assonances du temps, amoureuses et fleuries comme le cantique de l’Ecclésiaste : nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été ».