Gabrielle (Augier)/Acte III
ACTE TROISIÈME
Scène première
Expliquez-vous ici… Nous sommes sans témoins,
À moins que ces fauteuils n’écoutent dans leurs coins.
Vous croyez qu’on ne peut m’entendre ?
Si vous ne hurlez pas pourtant outre mesure.
Est-ce votre projet ?
Quoi ?
De hurler un peu.
Vous badinez a tort ; ceci n’est pas un jeu.
Croyez-vous ?
Quand votre inconséquence ici me déshonore ?
Me prenez-vous… ?
On va s’étonner de vos cris.
C’est bon. Me prenez-vous pour un de ces maris,
De ces porte-bandeaux sourds et paralytiques
Dont on se cache moins que de ses domestiques ?
Je ne vous comprends pas.
Madame ; mais sachez qu’il ne m’échappe rien ;
Que j’ai parfaitement vu vos yeux en coulisse
Chercher effrontément ceux de votre complice ;
Que je n’ai pas été dupe de la façon
Dont vous jetez des fleurs à ce joli garçon ;
Qu’il n’a pas compris seul les sourdes épigrammes
Dont vous m’assassiniez à la façon des femmes,
Et qu’enfin… Qu’avez-vous à répondre ?
De grâce.
Madame ! vous craignez l’éclat de votre honte !
Je le crains plus que vous.
Le ridicule seul cause ici mon effroi,
Et lorsque je le crains, c’est pour vous, non pour moi.
Je serais ridicule !… Ô comble d’impudence !
Elle ose à mon affront conseiller la prudence !
Non, je n’ai jamais vu de cynisme pareil,
Et reste abasourdi devant ce beau conseil !
Ce qui surtout me plaît du soupçon qui m’obsède
C’est cette sûreté d’erreur qui vous possède,
Cette sagacité qui réussit toujours
À faire fausse route à tous les carrefours ;
C’est enfin cet esprit inventif qui fourmille
De monstruosités sur des pointes d’aiguille.
Les bras m’en tombent.
Bah ! Vous les ramasserez.
Savez-vous à la fin que vous m’exaspérez ?
Qu’on ne plaisante pas avec la jalousie,
Et que l’occasion de rire est mal choisie ?
Conjurez ma colère au lieu de l’attirer,
Vous dis-je !
Car à l’indignité de vos folles alarmes
On ne peut opposer que le rire ou les larmes !
Croyez-moi ; laissez-moi traiter légèrement
Tout ce que vos soupçons me donnent de tourment,
Et soyez sûr encor, malgré mon persiflage,
Que je ressens assez la pointe de l’outrage.
On ne me trompe pas deux fois.
Ce reproche éternel qu’on appelle un pardon,
Cette insulte toujours nouvelle et toujours prête
Qui dans tous nos débats me fait courber la tête !
Eh bien ! expliquons-nous une fois là-dessus ;
J’en ai le droit après tant d’outrages reçus.
Croyez-vous n’avoir pas votre part dans la faute
Que vous me reprochez d’une façon si haute,
Vous qui, m’ayant reçue enfant dans votre lit,
N’eûtes soin d’occuper mon cœur ni mon esprit ;
Qui me traitiez déjà moins en ami qu’en maître,
Qui n’étiez pas jaloux quand vous auriez dû l’être,
Et qui m’abandonniez sans guide et sans appui
Dans les tentations du monde et de l’ennui ?
J’ai fait pour vous aimer tout ce que j’ai pu faire ;
Mais vous ne m’aidiez pas, Monsieur, bien au contraire.
Vous partiez le matin pour vos graves travaux,
Vous rentriez le soir plein de soucis nouveaux ;
Et le besoin d’amour dont j’étais dévorée,
D’un peu d’illusion saluant votre entrée,
Rencontrait un accueil toujours brusque ou distrait
Dont vous ne me disiez pas même le secret.
Je n’ai connu de vous, entre vos bras jetée,
Que l’irritation loin de moi contractée…
Le respect du devoir m’a soutenue un temps,
Mais est-ce une pâture à des cœurs de vingt ans ?
J’ai succombé. — Mais vous, mon soutien légitime,
Vous qui n’avez rien fait pour me fermer l’abîme,
A ma chute, Monsieur, vous deviez compatir,
Sinon par indulgence au moins par repentir !
Fort bien. Si je comprends où tend votre argutie,
Il faut de mes affronts que je vous remercie,
Et par contrition je dois peut-être aussi
Vous tendre l’autre joue en vous disant merci.
Morbleu ! Madame, suis-je un homme qu’on bafoue ?
Jamais les Tamponet n’ont tendu l’autre joue,
Et votre amant verra si je suis un mari
Dont la contrition soit un commode abri.
Pour la dernière fois, Monsieur, je vous répète
Qu’entre monsieur Stéphane et moi rien ne s’apprête ;
Et, s’il ne suffit pas à calmer vos soupçons,
Tant pis ! Je n’entends plus contraindre mes façons,
Et prétends à ma part des libertés modestes
Qu’ont partout nos regards, nos propos et nos gestes.
Avisez.
C’est-à-dire…
On vient ; tenez-vous coi.
Scène II
J’en fais juges ta tante et ton oncle.
De quoi ?
Trouvez-vous Gabrielle aimable avec Stéphane ?
Ne le fût-elle pas, qu’un autre la condamne ;
Quant à moi, j’aime peu ce petit compagnon.
La question n’est pas que vous l’aimiez ou non.
À Gabrielle.
Stéphane doit au moins te trouver singulière.
Qu’y faire ? voulez-vous qu’elle soit familière ?
Non : mais je te voudrais moins froide de moitié.
C’est un garçon pour qui j’ai beaucoup d’amitié,
Et je ne prétends pas que ta mauvaise grâce
Lui ferme cet hiver mon salon ou l’en chasse.
Tranquillisez-vous donc, si c’est votre souci :
Votre ami cet hiver ne sera pas ici.
Comment ?
Berry son père le rappelle.
Dans leAllons donc ! en voilà la première nouvelle.
Il te l’a dit ?
Pendant qu’on jouait au billard.
Aïe ! Aïe !
Voilà qui de nouveau m’embrouille les idées.
Scène III
Arrivez, que sur vous je lâche mes bordées,
Ingrat qui nous quittez sans demander avis.
Des ordres paternels veulent être suivis.
Oui, mon père en effet me rappelle.
La cause ?
Mais ce sont des détails de famille, et je n’ose…
Il n’est pas inventif.
À Julien comme à moi conter votre embarras ?
Le père de monsieur, comme tant d’autres pères,
Observe qu’à Paris son fils n’avance guères,
Et lui propose ailleurs un établissement
Que monsieur pour sa part accepte sagement.
Quelle folie ! aller s’enterrer en province !
Bon ! à très peu de frais on y vit comme un prince.
Elle pousse au départ ?
Que vous ne pourriez pas y rester plus d’un mois ;
Et vous aviez raison, car Paris est le centre
De quiconque se sent autre chose qu’un ventre.
En province, mon cher, vous sécherez d’ennui,
Si vous ne devenez gras et gros comme un muid.
Il n’importe, mon père…
Si sa décision à ce tableau résiste.
J’ai promis.
Que les départements soient des pays de loups !
Je vous jure, Monsieur, que ce sont des contrées
Habitables à l’homme et point hyperborées ;
Les naturels n’ont pas le cerveau plus transi
Et l’esprit ne s’y perd ni plus ni moins qu’ici.
Votre père a raison ; c’est un rôle plus mince
De végéter chez nous que de vivre en province.
Être peu, dans Paris, c’est n’être rien du tout,
Et sans un piédestal nul n’y semble debout ;
En province, être peu c’est être quelque chose ;
Sur ses jambes chacun en évidence y pose,
Et l’on vous rend service en vous y rappelant,
Puisque le piédestal manque à votre talent.
Ce jeune homme est charmant.
C’est vrai ; le piédestal est la chose importante :
Je m’en charge. Je vois le ministre ce soir
Et j’essaierai sur lui de mon petit pouvoir.
Justement il lui manque un secrétaire intime ;
Le poste est excellent.
C’est un commencement qui peut conduire à tout,
Et je vois un bonnet de président au bout.
Le bonnet est encore un peu dans un nuage ;
Mais je vois clairement un riche mariage.
Si trois cent mille francs avec un grand œil noir
Vous plaisent, je m’engage à vous les faire avoir.
Qui donc ?
Votre pupille.
Haut.
C’est rare en France
Cent mille écus de dot, sans compter l’espérance.
Les voulez-vous ?
Merci ; je veux rester garçon.
Ah ! parbleu, j’en reviens à mon premier soupçon…
Vous êtes amoureux.
Amoureux !
Oui, vous l’êtes.
Il ne partirait pas… ?
Quand les chemins de fer votés par les maris
Mettent tous les amants aux portes de Paris ?
On vient deux fois par mois, et la poste restante
Adoucit l’intervalle à la sensible amante.
Ah ! vous croyez ?
Parbleu !
Quel langage !
Mon mari perplexe.
Oui, c’est possible, cela !
Je vous jure…
Je ne demande pas le nom de cette dame ;
Mais, soit dit sans choquer votre doux sentiment,
Elle n’en doit pas être à son premier amant.
J’étouffe !
Assez !
Je meurs de honte.
Mon Amadis : elle est digne en tout de vous plaire…
Seulement elle sait sans doute ce qu’on doit
Attendre des amours qui vont sans bague au doigt,
Et vous pourriez très bien prendre votre courage
Pour lui dire : « Madame, on m’offre un mariage,
» Disposez de mon sort. » — Je voudrais parier
Qu’elle vous répondrait : « Il faut vous marier.
Peut-être.
Haut.
Mon neveu, je vous prie,
Sortons, que je vous parle.
Il paraît en furie.
Est-ce pressé, mon oncle ?
À part.
J’éclaterais !
Allons.
À Stéphane.
Nous reprendrons cet entretien après.
Scène IV
Il sait qu’il est aimé, n’est-ce pas ?
Gabrielle baisse la tête.
Imprudente !
Mais il part.
Les femmes que l’on voit se perdre, la plupart
Ont aussi commencé par croire à ce départ.
Quelle comparaison !
Te sauver ?
Je le veux.
Regardant par la fenêtre.
Ah ! Dieu ! ta fille au bord de ce vilain tonneau.
Je cours…
Restez.
Scène V
Il a donné dans le panneau.
C’était une ruse ?
Il faut à cet hymen que Stéphane consente.
Adrienne !
Car autrement ta perte est certaine. Choisis.
Me crois-tu donc si peu d’honnêteté qu’il faille
Entre la honte et moi mettre cette muraille ?
Va, va, j’ai de la force, et j’ai su le prouver.
Je dois te parler ferme afin de te sauver.
Qu’as-tu fait pour compter ainsi sur ton courage ?
Qu’as-tu fait pour te croire au-dessus de l’orage ?
Ton amour n’a pas su se taire seulement !
Tu crois bien beau l’effort d’exiler ton amant ?
Mais je te le disais tout à l’heure, ces femmes
Que le monde poursuit justement de ses blâmes,
Ces femmes-là, ma chère, ont toutes au début
Honoré leur devoir de ce mince tribut.
Veux-tu leur ressembler ? Soit. Estime-toi forte,
Et laisse le danger s’établir à ta porte.
Si Stéphane pourtant s’en allait pour toujours ?
Les départs les plus sûrs sont sujets aux retours.
Mais ne revînt-il pas, ce serait sa ruine,
Et tu ne le veux pas ruiner, j’imagine !
Et moi qui n’ai pas eu cette pensée ! Oh ! oui,
C’est lui qu’il faut sauver et non pas moi ; c’est lui !
Tu devais commencer par ce mot, Adrienne.
Mais son consentement, crois-tu que je l’obtienne ?
Ce triste mariage, hélas ! est son salut,
C’est vrai ; mais il faudrait aussi qu’il le voulût.
Il le voudra, s’il croit à ton indifférence.
Quoi ! feindre de ne plus l’aimer ? Quelle souffrance !
Préfères-tu qu’il parte et s’enterre là-bas,
Ou qu’il reste à Paris et te perde ?
Je ferai ce qu’il faut.
Le voici ; je vous laisse.
Scène VI
L’épreuve approche ; allons, mon cœur, pas de faiblesse.
Je n’ai pas rencontré votre fille.
Nous avons à causer ; asseyez-vous ici.
C’est donc très sérieux ?
Très sérieux.
J’écoute.
Il faut vous marier.
Me marier !
Mais si le premier mot qu’on dit vous fait sauter,
Nous n’en finirons pas. — Tâchez de m’écouter.
Le parti qu’on vous offre est chose peu commune,
Tout s’y trouve à la fois : figure, esprit, fortune ;
Et qu’on soit à l’argent indifférent ou non,
Il faut bien avouer qu’il est bon compagnon.
Est-ce vous qui parlez ? est-ce vous, Gabrielle ?
Hélas !
Haut.
Oui, je parais très superficielle ;
Mais, le cas échéant, je suis de bon conseil.
C’est un rêve, sans doute ?
Il s’est bien échangé, je crois, quelques paroles
Entre nous ; mais au fond ce sont choses frivoles,
Et je ne voudrais pas, pour ce qui s’est passé,
Qu’à perdre un bon parti vous vous crussiez forcé.
Est-ce une épreuve ?
Voilà tout. — Mais, pour Dieu ! ne brisez pas ma chaise.
Ainsi par vous déjà tout est mis en oubli ?
Le roman promettait de devenir joli,
C’est vrai ; mais, quand soudain la réalité passe,
Ces petits romans-là doivent lui faire place.
Je suis émerveillé de tout ce que j’entends,
Madame ! je n’étais pour vous qu’un passe-temps ?
Adieu donc, pauvre fleur ! va, que le vent t’emporte
Avec le souvenir de ma tendresse morte.
Je fais de mon amour comme de ce bouquet.
Adrienne — Il est temps ! la force me manquait.
Scène VII
Venez, venez, madame, apprendre une nouvelle
Qui vous étonnera peut-être.
Quelle est-elle ?
C’est que tout bien pesé, tout bien examiné,
À prendre femme enfin je suis déterminé.
Déjà !
Vraiment ?
Qui regarde l’amour comme un jeu de raquette.
Oh ! c’est bien.
Pourtant, par un scrupule aussi naïf que moi ;
Mais madame m’a fait comprendre ma sottise,
Et, grâce à ses conseils prudents, je me ravise.
Oui, oui, mariez-vous ; hors de là, rien de bon.
D’autant que la personne est charmante, dit-on.
Oui, charmante en effet.
Est-elle brune ou blonde ?
Elle est blonde.
Quel âge a-t-elle ?
Elle a seize ans.
Son esprit ne doit pas être encor vicieux,
Et je trouverai là ce sûr et doux commerce
Où le cœur fatigué se repose et se berce.
Ô mon Dieu !
Du courage !
Comme disent messieurs les notaires galants ?
Les futures en ont dans tous les mariages.
C’est vrai : mais croyez-vous qu’elle aime les voyages ?
Ma foi, je n’en sais rien.
On est bien plus ensemble en pays étranger,
Loin de cette amicale et sotte multitude
Qui vous vole, en passant, un peu de solitude.
Oui. — Voulez-vous dehors poursuivre ce propos ?
Volontiers.
Il la suit vers la porte, puis se retourne et indique Gabrielle.
Et madame ?
Il lui faut du repos.
Qu’avez-vous ?
Venez donc.
Je fais ce qu’on m’ordonne.
Ne vous mariez pas… et que Dieu me pardonne !