Gabrielle (Augier)/Acte II

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Théâtre completTome 1 (p. 305-329).
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ACTE DEUXIÈME


Même décoration.


Scène première


TAMPONET, JULIEN, STÉPHANE, ADRIENNE, GABRIELLE.
Julien, à Stéphane.

Les symptômes sont clairs, parbleu ! — Point d’appétit,
Une oreille distraite à tout ce qui se dit,
Des façons de répondre en sursaut, comme un homme
Que chaque question tire d’un demi-somme…
Oseriez-vous jurer, monsieur le ténébreux,
Que vous ne soyez pas gravement amoureux ?

Stéphane.

Je l’ose.

Julien.

Je l’ose.En rougissant.

Tamponet, à part.

Je l’ose. En rougissant.Il rougit ! autre preuve.

Adrienne, assise sur le canapé avec Gabrielle.

Et qui ne rougirait mis à pareille épreuve ?

Julien.

Ne vous en plaignez pas : trois fois heureux l’amant
Qui perd son appétit et rougit aisément.

Tamponet, à part.

Il me fait frissonner.

Julien.

Il me fait frissonner.Dieu sait, dans ma jeunesse,
Tout ce qu’il m’a fallu d’éloquence et d’adresse
Pour me justifier près de mainte beauté
Du sauvage appétit dont j’étais affecté !
En vain je maudissais ma faim malencontreuse,
Il fallait dévorer devant mon amoureuse,
Et faire sous ses yeux, à mon corps défendant,
Les grimaces qu’on fait à chaque coup de dent.

Tamponet.

Simple homme ! Demandez à monsieur la recette
Qu’emploient les amoureux pour se mettre à la diète :
Il suffit d’arriver à table tout repu.

Stéphane.

Je ne vous savais pas, Monsieur, si corrompu.

Julien.

Ne vous y trompez pas : cet oncle vénérable
Avant le mariage était un rusé diable…
Il mangeait à huis clos.

Tamponet.

Il mangeait à huis clos.Il se moque de moi,
Ma femme.

Adrienne.

Ma femme.Oui, mon ami.

Julien.

Ma femme. Oui, mon ami.D’où vient cet air d’effroi,
Mon oncle ? Craignez-vous que ma tante ne penche,
Apprenant vos exploits, à prendre sa revanche ?
Vous le mériteriez, ce n’est pas l’embarras ;
Mais les mauvais sujets sont exempts de ce cas ;
N’est-ce pas, ma tante ?

Adrienne, troublée.

N’est-ce pas, ma tante ? Oui. — Voilà de belles roses,
Gabrielle.

Gabrielle, arrachant une rose de son bouquet.

Gabrielle.Elles sont de ce matin écloses.
Tiens.

Elle la lui donne.
Adrienne, pousse un petit cri et jette la rose.

Tiens.Ah !

Gabrielle.

Tiens. Ah ! Qu’est-ce ?

Adrienne.

Tiens. Ah ! Qu’est-ce ? Ta rose a des griffes de chat.

Stéphane, ramassant la rose.

Ce qui tombe au fossé, Madame, est au soldat.

Tamponet

À ma barbe !

Adrienne.

À ma barbe ! Je veux ma fleur.

Stéphane.

À ma barbe ! Je veux ma fleur.Venez la prendre !

Julien.

Il ne vous fera pas l’affront de vous la rendre.
— Vous vous démenez fort, mon oncle ; qu’avez-vous ?

Tamponet.

Qu’est-ce que j’ai ? moi ? Rien. Que puis-je avoir ?
Qu’est-ce que j’ai ? moi ? Rien. Que puis jeÀ part.
Qu’est-ce que j’ai ? moi ? Rien. Que puis-je avoir ? Je bous.

Stéphane.

Donc je garde la fleur, Madame.

Tamponet, à part.

Donc je garde la fleur, Madame.Bon apôtre !

Adrienne.

Non, Monsieur, pas du tout.

Gabrielle.

Non, Monsieur, pas du tout.Va, je t’en donne une autre.

Julien.

L’incident est vidé. Vous voilà, sans noirceur,
De ce trésor volé paisible possesseur.

Tamponet.

Beau trophée, en effet, qu’une fleur dérobée !

Stéphane.

Certes, j’aimerais mieux qu’elle me fût tombée
Dans la lice, parmi les taureaux furieux,
Comme il se pratiquait parfois chez nos aïeux ;

Mais on fait ce qu’on peut, et, dans ces temps moroses,
C’est sur un plat parquet qu’on ramasse les roses.

Tamponet.

Oui, tout se racornit, hélas ! de jour en jour :
Désintéressement, honneur, courage, amour !
La jeunesse devient pédante et compassée ;
On voit de beaux garçons à mine retroussée,
Qui jadis eussent fait de hardis spadassins,
Avocats aujourd’hui, banquiers ou médecins.
À part.
Attrape !

Stéphane.

Attrape ! Je voudrais pour beaucoup que mon père
Vous entendît traiter son temps de la manière !
Figurez-vous, Monsieur, que ce père exigeant
Ne peut pas une fois m’envoyer de l’argent
Sans y joindre l’avis qu’en son temps, un jeune homme,
Pour le vivre et l’habit prudemment économe,
Sur cent écus par mois donnés par ses parents
Aurait mis de côté trois ou quatre cents francs.

Adrienne.

Tandis qu’à consulter, je gage, vos tablettes,
Vous n’avez jamais mis de côté que des dettes ?

Julien.

Le temps des étourdis n’est pas mort tout entier,
Mon oncle ; il a laissé du moins un héritier :
Le voilà ! Ce garçon qui parfois se figure
Être fait pour entrer dans la magistrature,
S’est battu l’autre jour…

Gabrielle.

S’est battu l’autre jour.Ô ciel !

Tamponet, à part.

S’est battu l’autre jour. Ô ciel ! Maudit brouillon !

Julien.

Oui, s’est battu, vous dis-je, et pour un cotillon !

Tamponet, à part.

Bon cela.

Stéphane.

Bon cela.Pour ma sœur, monsieur, voulez-vous dire.

Julien.

Allons ! quand on se bat pour sa sœur, vaillant sire,
On ne demande pas le secret aux amis
Qu’un hasard au courant de la rencontre a mis ;
Car, après tout, un duel dont la cause est si pure
N’est nullement contraire à la magistrature.

Gabrielle.

Ah ! monsieur demandait le secret ?

Julien.

Ah ! monsieur demandait le secret ? Instamment.

Stéphane.

Et vous l’aviez promis.

Julien.

Et vous l’aviez promis.Sans le moindre serment.
Au surplus, que ce soit pour veuve, femme ou fille,
Le mal n’est pas bien grand d’en parler en famille.

Adrienne.

Mais c’est peut-être ici que monsieur eût voulu
Garder à ses exploits un silence absolu.

Tamponet, à part.

C’est assez clair ! le mot n’est pas à double entente !

Julien.

Ici ! pourquoi ?

Gabrielle.

Ici ! pourquoi ? Je suis de l’avis de ma tante.

Julien, à Stéphane.

Parbleu ! ne craignez pas notre sévérité :
Ces dames ne sont pas du tout collet-monté.

Stéphane.

Mais je vous dis…

Tamponet.

Mais je vous dis…Pourquoi cette mine confuse ?
Votre action, Monsieur, n’a pas besoin d’excuse.

Stéphane.

Cette plaisanterie est lassante à la fin !

Tamponet.

M’allez-vous provoquer aussi ? Quel spadassin !

Julien, à Stéphane.

Là, ne vous fâchez pas ; nous sommes prêts à croire
Tout ce que vous voudrez, mon cher, pour votre gloire.

Stéphane.

C’est la vérité pure, et je peux l’attester.

Tamponet.

Nous sommes trop polis, Monsieur, pour en douter.

Julien.

L’honneur est satisfait. Sur ce, mon camarade,
Allons faire au jardin un tour de promenade.

Adrienne.

Oui, c’est vraiment pitié d’abandonner Paris
Pour passer la journée entre quatre lambris.

Julien.

Suivez-moi sans rien craindre. Il est dans mes principes
De ne forcer personne à louer mes tulipes.
Le grand air calmera notre beau paladin.

Tamponet, à part.

Continuons à battre en brèche ce gredin.

On sort par la porte du fond. Gabrielle et Stéphane se trouvent
les derniers ; Gabrielle arrête Stéphane sur le seuil.



Scène II

STÉPHANE, GABRIELLE.
Gabrielle.

Rendez-moi cette fleur !

Stéphane.

Rendez-moi cette fleur ! Et vous aussi, madame,
Vous croyez ?…

Gabrielle.

Vous croyez ?…Je ne crois rien du tout. Je réclame
Cette fleur qui pourrait dans vos mains prendre un sens
Fort loin de ma pensée et des plus offensants.

Stéphane.

Hélas ! quel sens a-t-elle en mes mains plus qu’aux vôtres ?

Gabrielle.

L’héroïne du duel vous en donnera d’autres.

Stéphane.

L’héroïne du duel ?… Oui, je me suis battu
Pour une femme aimée, un ange de vertu
Dont je ne mêle pas le nom à cet esclandre,
N’osant pas y toucher sinon pour le défendre.

Gabrielle, timidement.

Vous n’êtes pas blessé ?

Stéphane.

Vous n’êtes pas blessé ? Non, madame. — Voilà
Cette fleur dont je suis indigne.

Gabrielle, après une hésitation.

Cette fleur dont je suis indigne.Jetez-la.

Elle sort.



Scène III

STÉPHANE, seul.

Te jeter, chère fleur qu’elle n’a pas reprise !
Non, non, à te garder son accent m’autorise.
Elle n’a point osé te donner tout à fait,
Mais elle t’a laissée et te donne en effet ;
Elle te donne, ô fleur qui touchas son corsage,
Comme une récompense et presque comme un gage !

Dieu bon ! qu’autour de moi tout change en peu d’instants !
Oh ! comme je suis jeune et comme il fait beau temps !



Scène IV

TAMPONET, STÉPHANE.
Tamponet, à part.

Que baise-t-il ainsi ? — La rose de ma femme !
Il est temps de jeter un peu d’eau sur sa flamme.
Haut.
Je vous cherchais, Monsieur.

Stéphane, gaiement.

Je vous cherchais, Monsieur.Monsieur, j’en suis flatté.

Tamponet.

Pour jouer un piquet ou bien un écarté.
Voulez-vous ?

Stéphane.

Voulez-vous ? Je n’ai rien à vous refuser.

Tamponet, à part.

Voulez-vous ? Je n’ai rien à vous refuser.Drôle !
L’obséquiosité lui semble dans son rôle !
Haut.
Asseyons-nous ; la table est prête.

Stéphane.

Asseyons-nous ; la table est prête.Asseyons-nous.

Tamponet.

C’est le piquet marqué, n’est-ce pas, à cent sous ?

Stéphane.

Soit. Je suis si content, Monsieur, que tout m’amuse.

Tamponet.

Vraiment ?
À part.
Vraiment ? Ta passion va se trouver camuse.

Stéphane.

C’est à moi de donner.

Tamponet.

C’est à moi de donner.J’ai quitté le jardin
Ne pouvant plus tenir au caquet féminin.
La conversation des femmes est si nulle,
Qu’au bout de quatre mots il faut que je circule.

Stéphane.

Vous êtes dégoûté. Madame Tamponet
A l’esprit le plus fin…

Tamponet, qui a arrangé ses cartes.

A l’esprit le plus fin.Cinquante au point tout net.

Stéphane.

C’est bon.

Tamponet.

C’est bon.Devant le monde elle s’en fait accroire ;
Mais, lorsque l’on connaît son petit répertoire,
On est tout étonné des bals et des chiffons,
Qui de son pauvre esprit occupent les bas-fonds.
Autant aux étrangers elle paraît charmante,
Autant en tête-à-tête on la trouve assommante.

Stéphane.

Vraiment ?

Tamponet.

Vraiment ? Je vous le dis, monsieur, avec douleur.
À part.
Il faut se faire pauvre à côté d’un voleur.

Stéphane.

Vous m’étonnez.

Tamponet, annonçant son jeu.

Vous m’étonnez.Trois as et la tierce majeure
En carreau.

Stéphane.

En carreau.C’est parfait. Non… j’ai quinte mineure
En trèfle.

Tamponet.

En trèfle.J’ai dit huit.
En trèfle. J’ai dit huiJouant
En trèfle. J’ai dit huit.Neuf, dix par le valet.
Ma femme n’a jamais pu jouer le piquet.

Stéphane.

Plaignons-la.

Tamponet.

Plaignons-la.Non, c’est moi qu’il faut plaindre.
Plaignons-la. Non, c’est moi qu’il faut plaindrJouant.
Plaignons-la. Non, c’est moi qu’il faut plaindre.Onze, douze…
Car c’est une ressource en une vieille épouse.

Stéphane.

Vieille ?

Tamponet.

Vieille ? Elle a quarante ans passés.

Stéphane.

Vieille ? Elle a quarante ans passés.Quoi ! quarante ans ?

Tamponet.

Passés.

Stéphane.

Passés.Elle n’en a gardé que les printemps.

Tamponet.

C’est ce vieux madrigal, depuis nombre d’années,
Qui sonne la retraite aux jeunesses fanées.

Stéphane.

On a l’âge après tout qu’on porte sur son front.
Jouant.
Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf et vingt tout rond.
Madame Tamponet est jolie et bien faite.

Tamponet.

Devant le monde, soit ; mais dans le tête-à-tête !

Stéphane.

Bah !

Tamponet.

Bah ! Hélas !
Bah ! HélaJouant.
Bah ! Hélas !Treize.

Stéphane.

Bah ! Hélas ! Treize.Vingt.

Tamponet.

Bah ! Hélas ! Treize. Vingt.Quatorze.

Stéphane.

Bah ! Hélas ! Treize. Vingt. Quatorze.Vingt toujours.

Tamponet.

Quinze.

Stéphane.

Quinze.Vingt. — Le hasard fait de sots calembours.

Tamponet.

Quel ?

Stéphane.

Quel ?Quinze-vingts.

Tamponet.

Quel ? Quinze-vingts.Morbleu ! me croyez-vous aveugle ?

Stéphane.

Non pas.
Non paÀ part.
Non pas.C’est plutôt lui qui me croit sourd : il beugle.

Tamponet, à part.

Contraignons-nous.
Contraignons-nouHaut, marquant.
Contraignons-nous.Vingt-cinq. — Si l’on n’ignorait pas
Tout ce qu’une élégante ajoute à ses appas…

Stéphane.

Prenez garde, Monsieur ! vous m’allez faire croire
Que madame Adrienne est vêtue à sa gloire.

Tamponet.

Je ne dis pas cela, diable ! j’en suis bien loin.
Elle m’arracherait les yeux — dont j’ai besoin.

Stéphane, souriant.

Fort bien. Je sais à quoi m’en tenir.

Tamponet, à part.

Fort bien. Je sais à quoi m’en tenir.Qu’est-ce à dire ?

Stéphane.

Mais je serai discret.

Tamponet, à part.

Mais je serai discret.S’il a le cœur de rire,
C’est qu’à ma confidence il n’ajoute pas foi.
Morbleu ! connaîtrait-il ma femme autant que moi ?

Stéphane.

À qui la main ?

Tamponet.

À qui la main ? À vous.

Stéphane, faisant son écart.

À qui la main ? À vous.Pardon.

Tamponet, à part.

À qui la main ? À vous. Pardon.Fi ! quelle idée !
De la façon par moi qu’Adrienne est gardée,
Leur commerce secret ne m’eût point échappé…
Et pourtant une fois déjà je fus trompé !



Scène V

TAMPONET, ADRIENNE, JULIEN, GABRIELLE, STÉPHANE.
Adrienne.

J’en étais sûre !

Tamponet.

J’en étais sûre ! Eh bien, oui ! la chaleur m’assomme.
J’aime mieux le piquet.

Julien.

J’aime mieux le piquet.Mais ce pauvre jeune homme,
Pourquoi le condamner à ce jeu de vieillard ?
Si vous voulez jouer, que ce soit au billard.

Tamponet.

Jeu de vieillard ? — Monsieur le joue en patriarche
À ce compte !…

Stéphane.

À ce compte !…J’en sais confusément la marche,
Voilà tout.

Tamponet.

Voilà tout.Comment donc jouez-vous en ce cas
Les jeux que vous savez, Monsieur ?

Stéphane.

Les jeux que vous savez, Monsieur ? Je n’en sais pas.

Tamponet.

Excepté la bataille avec le jeu de dames…
Hé ! hé ! mauvais sujet !
Hé ! hé ! mauvais sujÀ part.
Hé ! hé ! mauvais sujet ! Criblons-le d’épigrammes.

Julien.

Le jeu de dames, soit, je l’y crois sans égal.
Mais quant à la bataille, il s’en tire assez mal :
Témoin son pauvre bras.

Gabrielle.

Témoin son pauvre bras.Ô ciel ! une blessure ?

Stéphane.

Non, Madame, du tout. Rien qu’une égratignure.

Julien.

Assez forte pourtant pour vous faire crier
Quand une main s’y vient par hasard appuyer.
Car c’est ainsi que j’ai découvert sa vaillance.

Stéphane.

Et personne autrement n’en eût eu connaissance.

Adrienne, à part.

Va, va, pauvre mari, sers ton rival.

Tamponet.

Va, va, pauvre mari, sers ton rival.Parbleu !
Cher Julien, nommez-vous cela malheur au jeu ?
Un petit coup d’épée à porter en écharpe,
De quoi traîner la jambe et faire l’œil de carpe !
Peut-on à moins de frais se rendre intéressant ?
Total : une écorchure de trois gouttes de sang.

Gabrielle.

Vous êtes goguenard, mon oncle.

Stéphane.

Vous êtes goguenard, mon oncle.Laissez faire,
Madame ; monsieur parle en ancien militaire.

Tamponet.

Si je n’ai pas servi, sachez que j’ai reçu
Maint coup d’épée au corps et dont on n’a rien su ;
Car je ne cherchais pas, moi, des admiratrices !

Gabrielle.

Monsieur !

Adrienne.

Monsieur ! Ces coups n’ont pas laissé de cicatrices.

Stéphane.

Par pure modestie.

Tamponet.

Par pure modestie.Oui, monsieur ! — Sachez bien
Que les gens comme il faut ne se vantent de rien.

Stéphane, souriant.

Prenez donc garde.

Tamponet.

Prenez donc garde.À quoi ? Je trouve ridicule…

Stéphane.

Vous allez vous blesser avec votre férule.

Julien.

C’est vrai ; vous le frappez, mon oncle, sur vos doigts.

Tamponet.

Permettez…

Julien.

Permettez…Non ; le reste à la prochaine fois,
S’il vous plaît ; le billard s’ennuie à nous attendre.

Tamponet.

Soit.
À part.
Soit.Je prêtais le flanc, je ne puis m’en défendre.

Stéphane.

Pour moi qui ne suis pas remis de ce piquet,
Vous me dispenserez du billard.

Tamponet, à part.

Vous me dispenserez du billard.Freluquet,
Il veut rester.
Il veut resteHaut.
Il veut rester.Viens-tu, ma femme ?

Adrienne.

Il veut rester. Viens-tu, ma femme ? Pourquoi faire ?

Tamponet.

Pour nous marquer les points.

Adrienne.

Pour nous marquer les points.Ce n’est pas nécessaire.
À part.
Ne les laissons pas seuls.

Julien, sur la porte.

Ne les laissons pas seuls.Mon oncle, venez-vous ?

Tamponet, bas à sa femme.

Viens.

Adrienne, bas.

Viens.Mais non.

Tamponet, de même.

Viens. Mais non.Je le veux.

Adrienne, bas.

Viens. Mais non. Je le veux.Pourquoi ?

Tamponet, de même.

Viens. Mais non. Je le veux. Pourquoi ? Je suis jaloux.

Il sort. Adrienne le suit, en haussant les épaules.



Scène VI

STÉPHANE, GABRIELLE.
Stéphane.

Monsieur votre oncle abuse un peu des droits de l’âge,
Pour me faire jouer un méchant personnage.

Gabrielle.

Je sais depuis longtemps quel cas faire de lui ;
Mais il ne m’a jamais tant déplu qu’aujourd’hui.

Stéphane.

Madame…

Gabrielle.

Madame…Non, c’est vrai ; l’injustice m’irrite.
Il voulait rabaisser votre noble conduite ;

Eh bien, consolez-vous de sa mauvaise foi,
Car elle aura produit l’effet contraire en moi.

Stéphane.

De grâce… Ma conduite est toute naturelle,
Et je n’accepte pas tant d’éloges pour elle.
Tout le monde en eût fait autant.

Gabrielle.

Tout le monde en eût fait autant.Jugez-vous mieux !
Et quel autre, parmi même les généreux,
De la femme qu’il aime ayant vengé l’outrage
Ne se serait pas fait un droit de son courage ?
Quel autre, par respect pour un nom adoré,
De sa belle action ne se fût point paré ?
Quel autre enfin, forcé d’avouer l’aventure,
Pour la diminuer eût caché sa blessure,
Avec je ne sais quel magnanime mépris
Des dévouements vantards qui demandent un prix ?

Stéphane.

Vous faites trop d’honneur, Madame, à mon silence ;
C’est pour taire l’affront que j’ai tu la vengeance.
Je voulais vous laisser à jamais ignorer
Qu’une parole impure osa vous effleurer.

Gabrielle.

Qu’avait-on dit de moi ?

Stéphane.

Qu’avait-on dit de moi ? Rien qui vous puisse atteindre.

Gabrielle.

Parlez.

Stéphane.

Parlez.Je vous prierai de ne pas m’y contraindre.

L’imprudent qui l’a dit a dû le rétracter,
Et ce n’est pas à moi de vous le répéter.

Gabrielle.

Je l’exige.

Stéphane.

Je l’exige.Je suis la dernière personne
De qui vous le puissiez entendre.

Gabrielle.

De qui vous le puissiez entendre.Quand j’ordonne ?
Au nom de… votre amour !

Stéphane.

Au nom de… votre amour ! Au nom de mon amour ?
On a dit qu’il était…

Gabrielle.

On a dit qu’il était…Quoi ?

Stéphane.

On a dit qu’il était… Quoi ? Payé de retour.

Gabrielle, très troublée, garde un moment de silence et se laisse tomber sur le canapé en cachant sa figure dans ses mains.
Stéphane.

Vous vous taisez ? Ô ciel ! que faut-il que je croie ?



Scène VII

STÉPHANE, CAMILLE, GABRIELLE.
Gabrielle.

Dieu ! ma fille !

Camille.

Dieu ! ma fille ! Ma tante Adrienne m’envoie.

Gabrielle.

Trop tard !

Camille.

Trop tard !Elle a besoin de toi.

Gabrielle.

Trop tard ! Elle a besoin de toi.Va, pauvre enfant,
Retourne ; je te suis.

Camille sort.



Scène VIII

STÉPHANE, GABRIELLE.
Gabrielle.

Retourne ; je te suis.C’est le remords vivant.
J’avais tout oublié, ma fille me rappelle
Que je dois respecter son père, au moins pour elle.

Stéphane.

Un enfant fera-t-il crouler tout mon bonheur ?

Gabrielle.

Je ne souillerai pas l’héritage d’honneur
Que ma mère a transmis à toute sa famille,
Et que je dois transmettre à mon tour à ma fille.
Quand son père travaille et consume ses jours
À lui faire un destin paisible dans son cours,
Moi, femme, je ne puis à la moisson plus ample,
Je ne puis apporter pour ma part que l’exemple ;
Mais je l’apporterai quoi qu’il coûte à mon cœur,
Et de ce grand combat il sortira vainqueur,
Pour qu’à sa mère un jour ma fille se soutienne,
Comme je me soutiens maintenant à la mienne.
Si je vous ai laissé voir que je vous aimais,
Oubliez ce moment de faiblesse.

Stéphane.

Oubliez ce moment de faiblesse.Jamais !
Oublier ce moment ! Est-ce que c’est possible
Avant que je ne sois une cendre insensible ?
Vous parlez de remords ! Mais moi, supposez-vous
Que je serre la main sans honte à votre époux,
Et que son amitié ne soit pas un supplice
Dont malgré mon bonheur ma loyauté frémisse ?
Mais dussé-je à moi-même être un lâche odieux,
Je ne l’oublierai pas, ce moment radieux.

Gabrielle.

Eh bien ! oui, j’y consens, gardons-en la mémoire,
Et doublons le danger pour doubler la victoire.
Je vous aime, Stéphane, et ne m’en dédis pas ;
Oui, c’est un être cher que repoussent mes bras !
Séparons-nous et, sûr du cœur de votre amie,

Partez pour nous sauver tous deux de l’infamie.
Si nous pouvons nous voir nos périls sont trop grands :
Retournez en province auprès de vos parents.

Stéphane.

Vous quitter ? Pouvez-vous me l’ordonner, Madame ?

Gabrielle.

C’est la preuve d’amour que de vous je réclame.
Soyons fiers, soyons purs, et que tout notre feu,
Comme un encens sacré puisse monter vers Dieu !

Stéphane.

Eh bien ! vienne l’exil, créature céleste !
Si votre cœur m’y suit, que m’importe le reste !
Je vous voulais heureuse et j’aurai réussi.

Gabrielle.

Vous partirez demain.

Stéphane.

Vous partirez demain.Je partirai.

Gabrielle.

Vous partirez demain. Je partirai.Merci !

Elle lui tend la main qu’il couvre de baisers ; elle sort par la gauche.
Il sort par le fond.