Galantes réincarnations/09

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 80p. 37-40).
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Quel beau soleil il faisait, ce jour-là ! Dans un joli ciel de lapis-lazuli, d’un bleu à donner le vertige, de petits nuages couraient follement en se faisant des mignardises. La rivière se déroulait avec indolence, en méandres alanguis, entre deux rives de verdure claire, où çà et là s’étalaient aussi de minuscules anses de sable fin. Il faisait chaud. L’air sentait le lilas, le foin coupé depuis la veille et la cire à cacheter. Un joli silence, un silence ornemental, comme devraient le cultiver les conférenciers des salons mondains, un silence tout en petits bruits imperceptibles et fondus dans la masse, m’entourait et m’aurait donné envie, si j’avais alors connu cette littérature, de réciter le « Lac » de Lamartine en pleurant sur la brièveté de tous les bonheurs…

Je gisais sur l’herbelette, vierge encore de pas humains, dont les tigelles me chatouillaient doucement. Une libellule se posa un instant sur ma frange. Elle était bleue comme de l’or et fauve comme une fleur de lavande. Ensuite, une fourmi amicale me grimpa sur l’échine, suivie par un insecte charmant d’un rose vert-de-grisé qui défiait les mots et la peinture.

Et le soleil, de ses rayons allongés comme les tentacules d’un poulpe de feu, me passait sa chaleur sur la trame, avec une cordiale circonspection.

J’étais devenue serviette, et même serviette éponge…

Cependant, tout près de moi, j’ouïs soudain de petits cris. D’un buisson où, sans doute, elles se déshabillaient, deux jeunes filles sortirent en courant. Leurs rires flottaient dans l’air, comme des fils de la vierge. L’une était nue, d’une nudité si délicate qu’on la devinait ignorée jusqu’à ce jour de tous regards humains. L’autre portait une chemise encore, et semblait beaucoup plus galante, parce qu’au vent de la course on voyait, par brefs intervalles, des recoins de chair qu’ensuite leur brusque effacement certifiait défendus. Car le retroussis constitue, à proprement parler, ce que les sots nomment érotisme. Rien n’étant plus parfaitement pur et étranger aux désirs salaces que la totale nudité.

Cependant, la jeune fille en peau avait rattrapé sa compagne et s’efforçait de lui enlever sa chemise. Elle y parvint enfin et brandit son trophée comme un drapeau. L’autre, d’abord honteuse et s’efforçant en vain de dissimuler d’un corps charmant ce que peuvent cacher deux mains de fillette, finit par se résigner et gambada enfin allègrement.

Moi, humble serviette, je me sentais, parmi cette gaieté, au sommet du bonheur.

À l’eau ! à l’eau !

La plus hardie des jeunes filles s’élança sur une petite plage et piqua dans la rivière. Avec un éclaboussement de gouttelettes pareilles à des brillants blancs de deux ou trois carats chacun, son joli corps s’enfonça sous la nappe d’eau d’un bleu rabattu et translucide. L’autre adolescente regardait et hésitait.

— Allons, viens vite ! cria la nageuse à sa compagne, qui s’était approchée pas à pas jusqu’au bord, mais n’osait faire plus, sinon tapoter l’eau du bout des orteils.

Enfin, la peureuse osa s’enfoncer d’abord, en frissonnant jusqu’aux jarrets. Il y eut alors une halte. Mais, encouragée par les rires de son amie qui flottait à ce moment au milieu de la rivière, la timide alla un peu plus profond. Lorsque l’eau lui saisit les aines, elle eut une sorte de frisson et leva les bras comme pour s’évanouir. Alors le courage lui vint, et une crainte de se tenir longtemps à ce point exact. Elle s’enfonça d’un trait jusqu’aux seins, à demi suffoquée, se frottant la poitrine avec une sorte de hâte nerveuse, puis se laissa aller. Elle nageait aussi bien, la première émotion passée, et les deux jeunes filles se mirent à évoluer souplement dans la fraîcheur liquide sur laquelle un ardent soleil esquissait la danse du feu.

Cinq minutes passent. Les deux ondines se battent maintenant à coups de claques d’eau. D’une main en pelle, elles se jettent au visage un étincellement fluide. Leurs rires joyeux sonnent entre les deux rives herbues et solitaires. La rivière suit impassiblement sa pente molle ; des insectes aux couleurs métallisées volent partout, le petit vent d’ouest couche avec délicatesse les herbes folâtres, et moi je suis heureuse au delà de ce qui se peut imaginer. J’avais été transformée jusqu’ici en objets baroques et intimes, tous de boudoir ou de cabinet. J’étais maintenant au grand air, au sein de la nature, et mon âme naturellement bucolique s’épanouissait…

Alors, j’entendis un petit bruit léger, vers ma droite. Je regardai et un grand frisson me parcourut. Sous une haie irrégulière, deux yeux luisaient. Je devinai aussitôt la tête et le corps qu’ils servaient : un homme, un rôdeur, un satyre…

Cependant, les jouvencelles s’amusaient toujours. La moins audacieuse, craignant la fatigue, se rapprochait pourtant du bord. Enfin, elle prit pied et courut près de moi s’étendre sur l’herbe, où le soleil l’aurait bientôt mise à sec.

La seconde baigneuse s’était éloignée, Alors le drame naquit.

— Au secours, Annie, à moi !

Le rôdeur, sans calculer, sans réfléchir, sous le coup de fouet de cette nudité si proche, s’est jeté sur l’adolescente. Il lui serre d’abord la gorge pour qu’elle ne crie pas. Mais elle parvient à se dégager un instant et appelle sa compagne. Le satyre à nouveau l’étreint, il brutalise le joli visage dont les yeux se ferment après qu’elle a poussé un soupir d’épouvante.

Elle est évanouie.

L’homme cependant va pour satisfaire son instinct. Mais Annie, la nageuse pleine d’audace, a entendu son nom. Elle nage furieusement, accoste, lève, sous la lumière son beau corps svelte, luisant de gouttelettes, et s’élance.

Le bandit n’a rien vu.

En dix foulées. Annie est à son côté, elle s’arrête, une hésitation visible la crispe. Que peut faire une fillette nue contre un homme mûr, robuste, brutal et armé sans doute ?

Mais il faut agir. Avec décision, elle me prend, moi, serviette destinée sans doute à essuyer ses charmes et que rien ne prépara jamais à devenir instrument de mort. D’un geste brutal, elle passe la serviette autour du cou de l’individu haletant de désir. Il n’a pas deviné cette présence tant son rut l’absorbait. Il n’a pas le temps de se défendre, et subitement il est trop tard.

Avec une énergie effrayante, l’enfant noue la serviette sur la nuque du satyre, tire de ses forces tendues sur le nœud fait, et s’arc-boute désespérément…

L’étreinte de l’homme se relâche, garrotté comme le condamné à mort en Espagne, le souffle lui manque, il s’affaisse, une flamme tournoie dans son crâne, c’est fini…

Et les deux jeunes filles, vêtues en hâte, le cœur battant, me laissent dans la prairie redevenue déserte, nouée au cou d’un satyre déconfit et pâmé, mais non point d’amour.