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Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (trad. Daremberg)/Tome II/V/17

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Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (1856)
Traduction par Charles Victor Daremberg.
Baillière (IIp. 201-211).
LIVRE DIX-SEPTIÈME.


épilogue..


Chapitre premier. — Différence entre la fonction et l’utilité. — Des mouvements actifs et des mouvements passifs. — Qu’il n’existe dans les animaux aucune partie inutile. — De la trompe de l’éléphant et de son utilité. — Critique sévère de ceux qui refusent toute sagesse et tout art à la nature, sous prétexte que les atomes sont les éléments des corps. — Contradiction dans ceux qui admirent un habile statuaire et qui calomnient la nature. — Proportionnalité dans la grandeur des membres. — Du bras et de la jambe sous ce rapport. — Combien sont pervers ceux qui cherchent une anomalie dans des milliers de milliers d’hommes, pour en faire un sujet d’attaques contre la nature. — La peau est une preuve de l’art de la nature. — Un esprit doué d’une puissance admirable habite les corps terrestres. Un esprit doué d’une puissance plus admirable encore habite les corps célestes. — La science de l’utilité constitue une théologie parfaite. — L’art de la nature se révèle dans le plus petit objet et dans les animaux les plus vils comme dans les plus imparfaits.


Ce livre est pour moi le dernier, sur l’utilité des parties qui sont dans le corps humain ; car il ne reste aucune partie dont je n’aie parlé d’une manière générale. Comme l’utilité n’est ni égale ni la même pour toutes les parties, il était mieux de distinguer et de dire ce qui était propre à chacune des espèces d’utilités. La fonction diffère donc de l’utilité d’une partie, ainsi qu’il a été dit plus haut (cf. t. I, p. 522, note 1), en ce que la fonction est un mouvement actif et efficace (δραστική) et que l’utilité n’est rien autre chose que ce que le vulgaire appelle commodité (εὐχρηστία). J’ai dit que la fonction était un mouvement actif, parce que beaucoup de mouvements sont passifs. On les appelle mouvements par affection. Ils ont lieu dans certaines parties quand d’autres se meuvent activement. Ainsi il existe un mouvement pour les os des membres par l’action des muscles qui s’y fixent, et qui meuvent, tantôt en dehors, tantôt en dedans, les os des articulations ; donc, par rapport au premier moteur, qui est le principe de l’âme, les muscles doivent être considérés comme un organe. Mais, par rapport à l’os qui est mis en mouvement par les muscles, ces muscles seraient à la fois organes et auteurs du mouvement. En conséquence, la première utilité pour les animaux est celle qui vient de la fonction ; la seconde est celle qui vient des parties ; attendu que nous ne voulons avoir aucune partie pour elle-même, attendu qu’elle serait inutile si elle ne correspondait pas à une fonction, de sorte qu’elle serait plutôt à supprimer qu’à désirer. En effet, s’il y avait dans le corps une telle partie, nous ne dirions jamais que toutes ont une certaine utilité. Comme il n’existe, ni chez l’homme, ni chez les animaux, une telle partie, nous disons que la nature est industrieuse.

Je vais donc raconter ce que j’ai éprouvé la première fois que j’ai considéré un éléphant. Ceux qui ont vu l’animal comprendront facilement ce que je vais dire, et ceux qui ne l’ont pas vu s’en rendront aisément compte s’ils prêtent attention à mes paroles : Chez cet animal, là où chez les autres existe le nez, il y a une partie pendante, d’un petit diamètre, étroite et longue, qui descend jusqu’à terre. La première fois que je vis cette singularité, je pensai que cette partie était superflue et mutile ; mais lorsque je considérai que l’éléphant s’en sert comme d’une main, elle ne me sembla plus inutile, l’utilité de la partie étant en rapport avec ce qu’il y a d’utile dans la fonction ; car, l’utilité de la partie se manifeste par l’intermédiaire de l’utilité de la fonction. Donc l’éléphant manie toutes choses avec l’extrémité de cette partie ; il la moule sur les objets qu’il doit prendre, jusqu’à pouvoir saisir les plus petites pièces de monnaie, pour les donner lui-même à ceux qui sont montés sur lui, en étendant vers eux sa trompe (προνομαία καὶ προβοσκίς), car c’est ainsi qu’on nomme la partie dont nous nous occupons. Si donc l’animal ne se servait pas de sa trompe, elle serait superflue, et en la faisant, la nature ne se serait pas montrée entièrement industrieuse ; mais comme, en réalité, l’animal s’en sert pour des fonctions très-importantes, elle est utile et nous révèle l’art de la nature. En outre, voyant que l’extrémité de la trompe est percée à l’instar des narines, et, constatant par moi-même que l’animal respire par ces trous, je trouvai dans cette partie une nouvelle utilité. L’animal étant mort, je disséquai les conduits qui s’étendent depuis l’extrémité jusqu’à la racine. Je trouvai que ces conduits avaient, comme les narines chez nous, une double terminaison : l’une qui aboutit au cerveau, l’autre qui s’ouvre dans la bouche, et j’admirai encore davantage l’artifice de la nature. Ayant appris de plus [par Aristote, Hist. des anim., I, xi, 5 ; II, i, 2 ; Part. des anim., II, xvi] que l’animal, lorsqu’il trouve un fleuve profond ou un marais et que son corps est tout entier dans l’eau, lève sa trompe et respire avec cette partie, je reconnus la prévoyance de la nature, non-seulement parce qu’elle a bien fait toutes les parties des animaux, mais encore parce qu’elle leur a enseigné à en user. C’est ce que j’ai déjà démontré au commencement de tout mon traité (I, ii-iv).

Pour reconnaître l’art de la nature, il suffit à qui se propose de voir et de juger ses œuvres avec justice, mais non de les critiquer en les calomniant, d’examiner à l’extérieur l’ensemble du corps et de considérer les fonctions de chaque partie. Quelques personnes, en effet [Épicure et Asclépiade, cf. par ex. I, xxi et xxii], ayant commencé par admettre pour constituer la substance des corps des éléments inconciliables avec l’art de la nature, ont été conduites à lui faire la guerre. On peut apprendre par ce qui suit comment ces éléments ne sauraient être conciliés avec l’art de la nature. Ce qui doit façonner avec art un objet quelconque, est obligé ou de toucher extérieurement cet objet, ou de le pénétrer tout entier. Mais comme les atomes ou corps indivisibles qu’on admet et que quelques-uns tiennent pour des éléments, ne peuvent, suivant ces auteurs eux-mêmes, ni former quelque chose en se touchant extérieurement par quelque point, ni se pénétrer par leur totalité, il ne reste donc plus à ces atomes qu’à former l’assemblage des corps perceptibles aux sens, en s’enchaînant au hasard ; et, puisque les atomes se sont entrelacés au hasard, ils ont rarement produit quelque chose d’utile, souvent, au contraire, quelque chose d’inutile et de vain. Telle est donc la cause pour laquelle les gens qui prétendent que les corps premiers sont tels que le disent ceux qui font intervenir les atomes, nient l’artifice de la nature. Voyant clairement, en effet, que les animaux, considérés à l’extérieur, n’ont aucune partie inutile, ils cherchent, pour la contradiction, à trouver, soit à première vue, soit par l’anatomie, quelque chose qui paraisse inutile. Ce sont donc eux qui, par cette conduite, nous ont imposé la nécessité de tout expliquer et d’étendre notre démonstration jusqu’aux choses qui ne servent ni à la thérapeutique, ni au pronostic, ni au diagnostic des maladies, comme, par exemple, lorsque nous avons examiné quels et en quel nombre sont les muscles qui meuvent la langue (cf. XI, x, t. I, p. 673). Certes, il faut admirer ces hommes qui, refusant l’art à la nature, louent les statuaires lorsqu’ils font le côté droit exactement semblable au côté gauche, et ne louent pas la nature qui, outre l’égalité, donne encore les fonctions aux parties, et qui de plus apprend à l’animal, dès le principe et aussitôt qu’elles sont formées, l’usage de ces parties. Est-il juste d’admirer Polyclète pour la symétrie des formes dans la statue qu’on appelle canon[1], et, non-seulement de ne pas célébrer la nature, mais de lui refuser même toute espèce d’art ; quand, loin de se contenter de créer les parties proportionnelles à l’extérieur comme le font les statuaires, elle a encore établi la même proportion à l’intérieur ? Ou plutôt Polyclète lui-même n’est-il pas l’imitateur de la nature dans les choses qu’il pouvait imiter ? Il a imité seulement les choses extérieures dont il a pu voir l’artifice, en commençant par celles qui sont le plus à portée. Telle est la main, organe le plus spécial à l’homme, organe muni de cinq doigts qui se terminent par des ongles aplatis et qui ont chacun trois articulations, lesquelles jouissent de mouvements dont j’ai exposé le nombre et la variété dans le premier livre de ce traité (cf. particul. chap. xviii et suiv.). Tout cela est rempli d’artifice.

De plus, et sans considérer ces détails, l’égalité seule est l’indice d’un art admirable : les statuaires, avec leurs nombreux outils, arrivent à grand’peine à réaliser cette égalité dans leurs statues. Je ne parle pas de l’analogie de grandeur entre chaque partie, par exemple, dans le bras lui-même qui, je l’ai montré dans le premier livre, a été fait par la nature un organe de préhension, comme la jambe est un organe pour la marche ; mais il faut voir l’exacte symétrie qui a présidé à la grandeur du bras lui-même : comme ce membre pend de l’omoplate, il serait certainement lourd et ne pourrait pas remplir ses fonctions s’il descendait jusqu’aux pieds. Ces inconvénients seraient encore plus considérables s’il traînait sur la terre, bien qu’il fût alors d’autant plus apte à prendre les objets éloignés qu’il serait plus long. Un bras court serait d’autant plus facile à porter qu’il deviendrait plus impropre à saisir les objets éloignés.

En le rendant apte à saisir de loin, la nature en eût nécessairement fait un membre difficile à porter ; aussi lui a-t-elle donné une grandeur telle qu’il ne devînt pas trop lourd. Donc, pour un homme qui cherche à reconnaître réellement les ouvrages de la nature, le bras seul, avant la dissection, suffit pour les lui révéler ; mais celui que j’ai appelé l’ennemi de la nature, lors même qu’il contemplerait l’art intérieur du bras, art que j’ai exposé dans les deux premiers livres de ce traité, consacrerait ses veilles à chercher un moyen de calomnier quelque chose de ce qu’il verrait. De même quelle personne, si elle considère avec l’amour de la vérité la symétrie de grandeur dans les jambes et l’utilité de chaque mouvement, ne louera et même n’admirera l’artifice de la nature ? Si vous supposez un homme ayant les jambes moitié grandes de ce qu’elles sont dans la proportion convenable, vous comprendrez d’abord, du moins je le pense, combien le corps qui les surmonte sera difficile à porter et lourd ; en second lieu, combien la marche sera chancelante, et, en troisième lieu, combien la course sera impossible. Si vous considérez encore la proportionnalité de la cuisse avec la jambe, de la jambe avec le pied, et enfin des diverses parties du pied et de la main, vous reconnaîtrez l’art parfait de la nature ; car les parties de ces deux extrémités sont admirablement symétriques entre elles, de même qu’il y a une symétrie non moins admirable entre le bras et l’avant-bras, entre l’avant-bras et la main, et entre les diverses parties de la main, les unes par rapport aux autres. Tout cela montre l’art de l’ouvrier. La proportionnalité des doigts seuls suffirait, à qui n’est pas un contempteur par caractère, pour révéler aussi l’art de la nature. Pourquoi, en effet, n’existe-t-il aucun homme qui ait les doigts trois fois plus longs qu’ils ne sont, ou pourquoi, au contraire, leur longueur n’est-elle pas réduite à celle de la première phalange ? Je réponds : parce qu’une pareille dimension, la grande ou la petite, nuirait à leur utilité.

Mais toi, ô très-brave contempteur des œuvres de la nature, tu ne vois rien de tout cela, parce que tu t’aperçois seulement que parmi des milliers d’hommes il y en a un qui a six doigts. Polyclète se fut-il un peu trompé dans des milliers de statues, tu ne le lui reproches pas, et tu accuserais de méchanceté celui qui l’en blâmerait. Retournez donc la proposition, et voyez ce que vous diriez si la nature s’était trompée sur mille hommes et si elle n’avait réussi que pour un. Ne soutiendriez-vous pas alors que c’est l’œuvre du hasard et non de l’art quand elle réussit ? Ce serait encore à plus juste titre s’il s’agissait de milliers et non de mille. — Maintenant que ce n’est pas dans des centaines de mille hommes, mais dans des milliers de mille hommes que nous voyons une anomalie, vous ne craignez pas, usant d’une admirable justice envers la nature, de rapporter au hasard ce qui est régulier. Est-ce que, si vous assistiez à un concours de comédiens et de tragédiens (cf. Hoffm., l. l., p. 359), est-ce que, dis-je, vous déclareriez inhabile celui qui se tromperait une fois entre mille ? et jugeriez-vous un excellent artiste celui qui réussirait une seule fois ? Mais tout cela est évidemment un long délire et l’œuvre d’hommes qui cherchent honteusement à défendre les éléments qu’ils ont eu le tort d’invoquer au début ; et lorsqu’ils voient que cette ressource leur est enlevée, l’art de la nature étant constaté, ils sont forcés de se montrer impudents. Cependant il est superflu, ainsi que je le disais, de voir par la dissection toutes les parties intérieures, car une partie externe quelconque suffit pour montrer l’art de celui qui l’a faite. Il n’est pas nécessaire de dire combien l’égalité et l’utilité des sourcils, des oreilles ou des paupières, ou des cils, ou d’une pupille par rapport à l’autre, ou de quelque autre partie semblable, montrent la sagesse et en même temps la puissance de la nature, puisque la peau (δέρμα) qu’on trouve partout suffit à prouver son art.

Si on considère la peau isolément, et si on la voit continue dans la plus grande partie de son étendue, et présentant des ouvertures dans quelques endroits, on examinera si ces ouvertures sont pratiquées au hasard et ne donnent passage à rien de ce qui entre dans le corps et de ce qui en sort pour son avantage, ou bien si leur utilité est grande. L’une de ces ouvertures est faite en faveur des aliments et des boissons, et encore pour donner entrée à l’air ambiant, et l’autre pour la sortie des excréments liquides ou solides. Il y a de plus, avec la première ouverture, une route pour l’air à travers les narines, et avec la seconde, une voie d’excrétion pour le sperme. Il y a aussi d’autres canaux qui se portent des narines vers le cerveau, en vue de l’écoulement des superfluités. Le corps est encore percé ailleurs, afin de pouvoir entendre et pour être en état de voir. Nulle part il n’y a une seule ouverture inutile.

Il n’y a pas non plus une production universelle nécessaire, ni une absence complète de poils ; ils poussent seulement dans les régions où cela était indispensable, ainsi que je l’ai démontré (XI, xiv, t. I, p. 684). À la tête, aux sourcils, aux paupières, il y a des poils, tandis que l’intérieur des mains et la plante des pieds en sont dépourvus. Aucun muscle n’est uni en vain à la peau, mais seulement là où il y a une utilité nécessaire, comme cela a été également démontré.

Quel individu quelconque sera donc assez fou et assez ennemi des œuvres de la nature pour ne pas avouer l’art de l’ouvrier en considérant la peau et toutes les autres parties qui se présentent à première vue ? Qui ne concevra pas aussitôt qu’une intelligence douée d’une puissance admirable plane sur la terre et pénètre dans toutes ses parties ? De tous côtés donc la terre engendre des animaux, tous doués d’une admirable structure ; cependant existe-t-il dans l’univers une partie plus vile que la terre ? Toutefois on reconnaît qu’une certaine intelligence y est envoyée des corps supérieurs, et celui qui examine ces corps est aussitôt frappé par la beauté de leur substance d’abord, et surtout par celle du soleil, puis par celle de la lune, enfin par celle des étoiles. Plus la substance de ces corps est pure, plus on est porté à croire que l’esprit qui les habite est meilleur et plus parfait que celui qui existe dans les corps terrestres. Lorsque dans le limon, dans la boue, dans les marais, dans les plantes et dans les fruits pourris naissent des animaux qui démontrent admirablement l’art de l’ouvrier, que faut-il, en effet, penser des corps célestes ? (Voy. Dissert. sur la philosophie de Galien.)

On constate encore combien la nature est rationnelle (voy. même dissert. et Hoffm., l. l., p. 360), en considérant les hommes eux-mêmes, par exemple Platon, Aristote, Hipparque, Archimède et beaucoup d’autres semblables. Quand on voit dans un tel bourbier (car quel autre nom donner au corps, assemblage de chair, de sang, de phlegme, de bile jaune et de bile noire ?) un esprit si excellent, quelle supériorité ne doit-on pas supposer à l’esprit qui habite le soleil, ou la lune, ou les étoiles. En réfléchissant à tout cela, il me semble aussi qu’un vaste esprit occupe l’air qui nous entoure ; puisque cet air participe à la lumière du soleil, il n’est pas possible qu’il ne participe aussi à sa puissance. Tout cela, je le sais, vous apparaîtra aussi bien qu’à moi, en considérant avec exactitude et justice l’art qui préside à la structure des animaux, à moins qu’il ne vous reste, comme je le disais, quelque opinion en faveur des éléments du tout qu’on a mis témérairement en avant. Aussi tout homme qui regarde les choses avec un sens libre, voyant un esprit habiter dans ce bourbier de chairs et d’humeurs, et examinant la structure d’un animal quelconque (car tout cela prouve l’intervention d’un ouvrier sage), comprendra l’excellence de l’esprit qui est dans le ciel. Alors ce qui lui semblait d’abord peu de chose, je veux dire la recherche de l’utilité des parties, constituera pour lui le principe d’une théologie parfaite, laquelle est une œuvre plus grande et beaucoup plus importante que toute la médecine.

La recherche de l’utilité des parties n’importe donc pas seulement au médecin, mais plus encore au philosophe qu’au médecin : au philosophe, qui tient à posséder la science de la nature entière ; car il doit être initié à tous ses mystères. Les hommes, considérés comme nation ou réunis en nombre, et qui craignent les Dieux, n’ont, que je sache, rien de semblable aux fêtes d’Éleusis et de Samothrace (cf. VIII, XIV, t. I, p. 502-3) ; cependant ces fêtes démontrent faiblement ce qu’elles sont destinées à prouver, tandis que les œuvres de la nature sont évidentes dans tous les animaux ; car ce n’est certes pas dans l’homme seul que vous découvrirez cet art dont je viens de parler. Mais la considération d’un animal quelconque vous démontrera tout autant la sagesse et l’art de l’ouvrier ; et plus l’animal sera petit, plus il paraîtra merveilleux, comme cela arrive pour les artistes qui travaillent les petits objets. On en trouve des exemples à notre époque. Ces jours derniers, un artiste a gravé sur un anneau Phaéton entraîné par quatre chevaux, avec leurs freins, leurs bouches, leurs dents et leurs pieds, toutes choses que je ne voyais pas, à cause de leur petitesse, avant d’avoir tourné la merveille vers une lumière brillante : encore, avec cette précaution, toutes les parties ne m’en apparaissaient pas, non plus qu’à beaucoup d’autres personnes. Si quelqu’un avait pu voir clairement, il aurait sans doute déclaré qu’elles avaient une parfaite symétrie. Les seize pieds des quatre chevaux furent comptés mille fois par nous, et toutes les parties en paraissaient admirablement articulées à ceux qui pouvaient les voir ; cependant aucun de ces pieds n’avait une structure plus parfaite que la patte d’une puce. Mais, outre l’art qui se manifeste dans toute la patte d’une puce, qui vit, qui se nourrit et qui croît, on reconnaît une sagesse et une puissance plus grandes encore dans l’art de celui qui crée la puce, puisqu’il la forme, la développe et la nourrit sans effort. S’il y a un art si grand dans des animaux si vils qu’on pourrait les regarder comme ayant été créés par surcroît, quelle sagesse et quelle puissance ne faut-il pas supposer dans les animaux importants !


Chapitre ii. — Qu’on retire trois avantages principaux de cet ouvrage : Le premier, pour la connaissance de la puissance de l’utilité ; le second, pour le diagnostic et le pronostic des maladies ; le troisième, contre les sophistes. — Autre avantage secondaire pour la thérapeutique chirurgicale.


Tel est le plus grand avantage que nous retirons de ce traité, non pas en notre qualité de médecin (cf. Manuel des dissect., II, ii), mais, ce qui vaut beaucoup mieux, en notre qualité d’homme qui désire savoir quelque chose touchant la puissance de l’utilité, puissance que quelques philosophes déclarent être nulle, bien loin de croire qu’il y a une Providence pour les animaux. Le second avantage est en faveur du diagnostic des parties malades qui sont cachées dans la profondeur du corps, diagnostic pour lequel la connaissance des fonctions est également utile. Celui, en effet, qui sait que la marche est la fonction des jambes, que la coction des aliments est celle de l’estomac, voit aussitôt qu’une partie des jambes est lésée quand on ne peut plus marcher, ou qu’un point de l’estomac est affecté quand on ne digère pas du tout ou qu’on ne digère pas bien. Celui qui sait que le principe du raisonnement réside dans le cerveau reconnaît aussitôt que le cerveau souffre, soit primitivement, soit par sympathie ; qu’il existe un délire, une phrénitis, un léthargus, une manie, une mélancholie. Il en est de même pour l’utilité des parties que pour leurs fonctions ; car si la marche est suspendue parce qu’un nerf ou un muscle de la jambe est lésé, elle l’est également quand un os est brisé ou sorti de sa cavité propre. Mais si nous ignorons que c’est à l’aide des os que nous nous tenons sur nos jambes, nous ne saurons pas que l’animal souffre quand les os sont malades. Ainsi la connaissance de l’utilité n’est pas moins indispensable pour le diagnostic de l’affection d’une partie que la connaissance des fonctions. Cette connaissance sert également pour le pronostic. En effet, comme la substance des os est utile dans les jambes pour la marche, nous saurons que toutes les affections incurables qui y surviennent, par exemple, une luxation avec plaie, entraîneront une impossibilité perpétuelle de marcher. S’il se produit une luxation sans plaie qui reste incurable, comme cela arrive à l’ischion, on trouve également, et qu’elle rend le membre estropié pour jamais, et dans quel sens sera la claudication, ainsi qu’Hippocrate l’a écrit dans son traité Des articulations (§ 60, t. IV, p. 256 et suiv.).

Outre les avantages qu’on vient d’énoncer, on en tire un troisième de cet ouvrage : c’est contre les sophistes qui se refusent à admettre que les crises soient l’œuvre de la nature, et qui lui dénient toute prévoyance dans la construction des animaux, en nous opposant, comme n’existant pas, l’utilité des parties, utilité qu’ils ignorent. Ces gens semblent en effet, par cette manœuvre, enlever tout art à la nature ; ils se moquent ensuite d’Hippocrate qui nous recommande d’imiter ce que la nature a coutume de faire au moyen des crises (cf. Aph., I, 22, et IV, 2). Nous sommes donc forcés d’examiner l’utilité de chaque partie, lors même que cela ne servirait à rien pour le diagnostic ou le pronostic des maladies.

Le médecin retirera encore de ce traité, et de la connaissance des fonctions, un grand avantage pour la thérapeutique. En effet, lorsqu’il s’agira de couper, de circonscrire, d’enlever une partie qui est pour ainsi dire tombée en putréfaction, ou d’extraire, soit une flèche, soit un trait, connaissant quelle est l’utilité des parties, il saura quelle partie on peut tailler hardiment et quelle il faut ménager.


Chapitre iv. — Que ce dix-septième livre est l’épode de tout l’ouvrage.


Ces avantages de notre ouvrage, en quelque nombre et quels qu’ils soient, le présent livre les expose comme le fait une bonne épode (ἐπῳδός) : mais je n’emploie pas le mot épode comme désignant celui qui se sert d’épodes (ἐπῳδαῖς, enchanteur). Chez les poëtes méliques, que quelques-uns appellent aussi lyriques, il y a la strophe, l’antistrophe, et un troisième morceau, l’épode, qu’on chante debout devant les autels, pour célébrer les Dieux, ainsi qu’on le dit. Comparant donc ce dernier livre à une épode, je lui ai donné ce nom.





  1. C’est-à-dire le modèle par excellence ; cette statue était le Doryphore, comme Cicéron, Brutus, 6, § 86, et Pline (XXXIV, xix) nous l’apprennent. — Cf. aussi Galien, De temper., I, ix ; De Dogm. Hipp. et Plat., V, iii.