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Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (trad. Daremberg)/Tome II/VI/1

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Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (1856)
Traduction par Charles Victor Daremberg.
Baillière (IIp. 212-249).
VI


DES FACULTÉS NATURELLES.


LIVRE PREMIER[1].


Chapitre premier. — Distinction des animaux et des plantes, eu égard aux facultés qui les régissent.


Puisque la sensation et le mouvement volontaire sont propres aux animaux[2], tandis que la nutrition et l’accroissement sont communs aux animaux et aux plantes, ces opérations doivent être attribuées, les premières à l’âme, les secondes à la nature ; mais si l’on accorde aussi une âme aux plantes, et si, distinguant ces âmes, on nomme celle-ci âme végétative, et l’autre âme sensitive, cela revient encore au même ; seulement, on se sert d’un terme peu usité. Pour nous, convaincu que la plus grande qualité de la diction c’est la clarté, et sachant que rien ne détruit autant la clarté que l’emploi d’expressions inusitées, nous recourrons au langage habituel, et nous dirons que les animaux sont régis à la fois par leur âme et par leur nature, tandis que les plantes le sont seulement par leur nature. Nous dirons encore que l’accroissement et la nutrition sont les œuvres de la nature et non pas de l’âme.

Chapitre ii. — Explication des termes employés dans cet ouvrage. — Le mouvement est le changement d’un état antérieur ; le repos est le maintien dans l’état primitif. — Opinion des sophistes sur la non-réalité des changements de la substance. — Sentiment d’Hippocrate, d’Aristote et de Chrysippe sur ce sujet. — Ce que c’est que l’œuvre, l’action et la faculté.


Nous chercherons dans cet ouvrage par quelles facultés ces opérations sont produites, ainsi que toute autre opération de la nature qui pourrait encore exister. Mais d’abord il faut distinguer et expliquer clairement chacun des termes que nous emploierons dans ce livre et l’acception qu’il y recevra. L’explication des termes donnera à l’instant une idée des opérations naturelles. Donc, si un corps n’éprouve aucune modification de son état antérieur, nous disons qu’il est au repos (ἡσυχάζειν) ; s’il s’en écarte en quelque chose, nous disons qu’il a subi un mouvement (κινεῖσθαι) relativement à ce quelque chose ; s’il s’en écarte en plusieurs façons, c’est qu’il aura subi des mouvements variés. Si, de blanc qu’il était, ce corps devient noir, ou si, étant noir, il devient blanc, il éprouve un mouvement relativement à sa couleur. Si, de doux qu’il était jusqu’alors, il devient âpre, ou, en sens inverse, si étant âpre il devient doux, on dira que ce corps a subi un mouvement relativement à sa saveur. Ces deux modifications et les précédentes seront appelées des mouvements relatifs à la qualité. Nous n’appelons pas mouvements seulement les modifications survenues dans la couleur et la saveur : qu’un corps froid s’échauffe, ou qu’un corps chaud se refroidisse, nous disons que cela est un mouvement ; nous le disons encore si d’humide qu’il était il devient sec, ou si étant sec il devient humide. A tous ces phénomènes nous appliquons le terme commun d’altération (ἀλλοίωσις), ce qui est une espèce de mouvement. Une autre espèce s’observe dans les corps qui changent de place, et dont on dit qu’ils passent d’un lieu dans un autre. À cette espèce correspond le terme de transport (φορά). Ces deux mouvements sont simples et primitifs. De ces deux mouvements résultent le mouvement d’accroissement (αὔξησις) et celui d’amoindrissement (φθίσις), quand un corps devient plus grand ou plus petit qu’il n’était, en conservant sa forme propre. Il existe deux autres mouvements : la formation (γένεσις) et la destruction (φθορά). La formation est le mouvement vers l’être ; la destruction est son contraire. Tous les mouvements ont un point commun, c’est le changement de l’état antérieur, comme les diverses formes de repos ont un point commun, le maintien de l’état primitif.

Les sophistes reconnaissent que les aliments, changés en sang, se transforment pour la vue, le goût et le toucher, mais que cette transformation soit réelle, c’est ce qu’ils nient. Quelques-uns d’entre eux croient, en effet, que toutes les choses de ce genre sont des illusions ou des erreurs de nos sens diversement affectés, la substance fondamentale n’éprouvant aucun des phénomènes par lesquels elle est dénommée. D’autres veulent que les qualités existent dans la nature même, immuables, inaltérables dans la suite des siècles, et ils prétendent que les altérations apparentes résultent de la séparation et de la concrétion même : c’est l’opinion d’Anaxagore[3]. Si je me détournais de mon sujet pour les réfuter, le hors-d’œuvre deviendrait plus considérable que l’œuvre même. S’ils ne connaissent pas les écrits d’Aristote, et après lui ceux de Chrysippe, sur l’altération de la substance tout entière, il faut les engager à lire ces écrits. S’ils les connaissent, et que néanmoins ils préfèrent volontairement une opinion déraisonnable à la bonne doctrine, assurément ils trouveront également nos idées absurdes. Nous avons démontré ailleurs qu’Hippocrate, lequel précéda Aristote, était du même avis que nous.

Hippocrate (De la nature de l’homme, § 1), le premier des médecins et des philosophes que nous connaissions, essaya de démontrer qu’il existe en tout quatre qualités agissant les unes sur les autres, par lesquelles naissent et périssent toutes les choses susceptibles de naître et de périr. Le premier encore entre tous ceux que nous connaissons, il pensa qu’un mélange absolu s’opère entre ces qualités, et c’est chez lui le premier qu’on peut trouver les germes des démonstrations développées dans la suite par Aristote.

Faut-il croire que les substances, comme les qualités, se mélangent intégralement, ainsi que, plus tard, l’a affirmé Zénon de Cittium ? C’est une question, je pense, que nous n’avons pas à examiner dans cet ouvrage. Pour le cas ctuel, j’ai besoin seulement qu’on connaisse l’altération opérée dans la substance tout entière, afin qu’on n’imagine pas que la substance de l’os, du nerf, de la chair et de chacune des autres parties est renfermée dans le pain comme dans une source commune (μισγάγκεια), et qu’ensuite, sécrétée dans le corps, elle va s’agréger à la substance homologue. Et cependant, avant la séparation, tout le pain se montre transformé en sang. Que pendant un temps fort long quelqu’un se nourrisse de pain seulement, ce n’en est pas moins du sang qui sera renfermé dans ses veines. Ce fait, évidemment, convainc d’erreur l’opinion qui considère les éléments comme immuables. Il en est de même, je pense, de l’huile qui se consume tout entière dans la flamme de la lampe, et du bois qui bientôt devient feu. J’étais décidé à ne pas entamer la discussion ; mais l’exemple cité faisant partie de la médecine, et m’étant utile dans le cas actuel, j’ai dû le rappeler.

Abandonnant donc, comme je disais, toute discussion contre ces adversaires, j’écris mon livre pour ceux qui veulent connaître les doctrines des anciens et le fruit de mes observations particulières sur cet objet. Je cherche, c’est le but indiqué dès le principe, combien il existe de facultés de la nature, quelles elles sont, et quelle œuvre il est donné à chacune d’accomplir. Par œuvre (ἔργον), j’entends la chose faite et achevée par l’action des facultés naturelles, comme le sang, la chair et le nerf. J’appelle action (ἐνέργεια) le mouvement efficace (δραστικὴ κίνησις), et la cause de ce mouvement, je la nomme faculté (δύναμις). En effet, si, dans la transformation de l’aliment en sang, le mouvement de l’aliment est passif et celui de la veine actif, et si, dans le déplacement des membres, c’est le muscle qui meut, tandis que les os sont mus, je dis que le mouvement de la veine et des muscles est une action. Quant à celui de l’aliment et des muscles, je le nomme symptôme (σύμπτωμα) et affection (πάθημα. Voy. Gal. Méth. thérap., I, ix). Car dans le premier cas il y a altération, et dans le second transport (c’est-à-dire déplacement). On peut donc nommer œuvre une certaine opération de la nature, comme la coction, la distribution de l’aliment, la sanguification ; mais l’œuvre ne saurait être appelée action ; car la chair est une œuvre de la nature, ce n’est pas une action. Évidemment donc, l’un des termes se prend en deux sens, l’autre n’a qu’une acception.

Chapitre iii. — L’action de chaque partie provient du mélange des qualités élémentaires. — Discussion contre Aristote, suivant qui l’activité prédomine dans le froid et le chaud, et la passivité dans le sec et l’humide.


À mes yeux donc, la veine et chacune des autres parties paraissent avoir telle ou telle action, par suite de tel ou tel mélange des quatre qualités. Mais il est beaucoup de gens, philosophes et médecins, non sans réputation, qui attribuent l’action au chaud et au froid, et mettent sous leur dépendance, comme passifs, le sec et l’humide. Aristote (Phys., IV, iv), le premier, s’efforce de ramener les causes de toutes les choses particulières à ces principes ; opinion qu’adopta dans la suite l’École stoïcienne. Les Stoïciens, qui attribuent à des fusions et à des condensations la transformation des principes eux-mêmes les uns dans les autres, pouvaient logiquement faire du chaud et du froid des principes actifs. Il en est autrement d’Aristote. Comme il se sert des quatre qualités pour engendrer les éléments, il lui convenait moins de ramener à ces qualités toutes les causes particulières. Pourquoi donc dans ses ouvrages Sur la génération et la corruption (II, iii, iv), emploie-t-il les quatre qualités, tandis que dans ses traités Sur la météorologie (IV, i), dans ses Problèmes, et dans beaucoup d’autres écrits il n’en mentionne plus que deux ? Du reste, si quelqu’un avançait que dans les animaux et les plantes, le chaud et le froid sont plus actifs, l’humide et le sec moins actifs[4], il aurait peut-être l’assentiment d’Hippocrate ; mais s’il prétendait que dans toutes choses il en est de même, je pense que son opinion n’aurait plus l’approbation, je ne dis pas d’Hippocrate, mais d’Aristote lui-même, si ce dernier se réfère aux leçons qu’il a données dans son livre Sur la génération et la corruption, non pas avec une brièveté sèche, mais avec des démonstrations. J’ai examiné toutes ces questions dans mon ouvrage Sur les tempéraments, autant qu’il est utile pour un médecin (voy. Dissert. sur la physiologie).

Chapitre iv. — Relations entre la faculté, l’action et l’œuvre. — Par quelle méthode doit-on rechercher les facultés ?


La faculté qui existe dans les veines, faculté qu’on appelle sanguifique, et toute autre faculté, est conçue comme quelque chose de relatif. Car la faculté est la première cause de la fonction ; elle l’est aussi accidentellement de l’œuvre. Mais si la cause est quelque chose de relatif, puisqu’elle se rapporte uniquement à son produit et à rien autre ; il est évident que la faculté rentre aussi dans la catégorie du relatif, et tant que nous ignorons l’essence de la cause agissante, nous la nommons faculté. Ainsi, nous disons qu’il existe dans les veines une faculté sanguifique qui produit le sang. De même nous disons qu’il y a dans l’estomac une faculté coctrice, dans le cœur une faculté sphygmique, et dans chacune des autres parties une faculté propre à l’action exercée par cette partie. Si donc nous voulons rechercher méthodiquement quels sont le nombre et la nature des facultés, nous devons commencer par les œuvres. Chacune d’elles, en effet, est produite par une action, et chaque action dépend d’une cause.


Chapitre v. — Des œuvres de la nature quand l’animal est encore renfermé dans le sein de sa mère et quand il est né.


L’animal étant encore renfermé dans le sein maternel et en voie de prendre une forme, les œuvres de la nature sont donc [la création de] toutes les parties du corps. Quand l’animal est né, il se produit une œuvre commune à toutes les parties : chacune d’elles tend vers sa dimension parfaite ; et quand elle y est parvenue, elle tend à durer autant que possible. Aux trois œuvres susdites correspondent nécessairement trois actions, une à chacune d’elles : ce sont la formation, l’accroissement et l’alimentation. La formation n’est pas une action simple de la nature, elle est composée d’une altération et d’une configuration.

En effet, pour produire un os, un nerf, une veine et chacune des autres parties, il faut une altération dans la substance fondamentale qui va engendrer l’animal. Pour qu’il acquière une figure convenable, une position, des cavités, des apophyses, des points d’attache et autres choses semblables, une configuration doit s’opérer dans cette substance altérée ; et on serait dans le vrai en disant de cette substance qu’elle est la matière dont l’animal est fait, comme on dit du bois qu’il est la matière du vaisseau, et de la cire qu’elle est celle de l’image. L’accroissement est une augmentation et une distension en longueur, profondeur et largeur des parties solides de l’animal, auxquelles parties se rapportait également la configuration. La nutrition est une application (addition successive) à ces mêmes parties, mais sans distension.


Chapitre vi. — De la faculté procréatrice. — Des qualités premières et secondes ; des éléments sensibles. — Les facultés altératives spéciales sont aussi nombreuses qu’il existe de parties élémentaires ou homoïomères. — Les fonctions et les utilités existent en propre pour chaque partie spéciale. — Exemples tirés des uretères, de la vessie urinaire et de la vésicule biliaire. — C’est la faculté altératrice qui crée les substances ; c’est la force plastique qui leur donne la configuration et qui établit leurs mutuels rapports.


Parlons d’abord de la génération première qui, disions-nous, résulte d’une altération et d’une configuration (force plastique). La semence ayant pénétré dans la matrice ou dans la terre, peu importe, au bout d’un temps déterminé, de nombreuses parties de la substance engendrée sont constituées, lesquelles diffèrent pour la sécheresse, l’humidité, la chaleur, le froid et toutes les autres qualités qui dérivent de celles-ci. Ces qualités dérivées vous sont connues pour peu que vous ayez médité sur la génération et la destruction. Quant aux autres différences dans les qualités dites tactiles, elles résultent d’abord et essentiellement des qualités sus-nommées. Après celles-ci viennent les différences dans le goût, l’odorat, la vue. Ainsi, la dureté et la mollesse, la viscosité, la friabilité, la légèreté, la pesanteur, la densité, la rareté, le poli, le raboteux, l’épaisseur et la minceur sont des différences tactiles, et Aristote (De anima, II, v suiv.) a traité de toutes ces qualités d’une façon remarquable. Vous connaissez assurément les différences qui existent dans l’odorat, la vue et le goût. Si donc vous cherchez les facultés altératrices principales et élémentaires, ce sont l’humidité, la sécheresse, la chaleur et le froid. Si vous recherchez les facultés qui résultent de leur mélange, elles sont aussi nombreuses dans chaque animal qu’il existe en lui d’éléments sensibles (c’est-à-dire perceptibles aux sens).

On appelle éléments sensibles toutes les parties homoïomères (parties similaires) du corps. Il faut vous rendre compte de ces éléments, non par la théorie, mais par vos propres yeux, au moyen des dissections. La nature, à l’instant où l’animal est engendré, crée l’os, le cartilage, le nerf, la membrane, le ligament, le vaisseau et toutes choses semblables, à l’aide d’une faculté qui, en termes généraux, est la faculté génératrice et altératrice, et qui, pour considérer les détails, comprend les facultés productrices du chaud, du froid, de l’humidité, du sec, et celles qui naissent de leur mélange, comme la faculté ossifique, neurifique, cartilaginifique, car nous devons employer ces termes en vue de la clarté. À cette espèce appartiennent la chair propre du foie, celle de la rate, des reins, du poumon et du cœur. C’est ainsi encore que la substance propre de l’encéphale, de l’estomac et de l’œsophage, des intestins et des matrices est un élément sensible, homoïomère, simple et non composé. En effet, si vous retranchez de chacun des organes cités les artères, les veines et les nerfs, ce qui reste de chacun d’eux est simple et élémentaire, eu égard aux sens. Parmi ces organes, ceux qui sont composés de deux tuniques différentes l’une de l’autre, mais toutes deux simples, ont autant d’éléments que de tuniques : je citerai l’estomac, l’œsophage, les intestins et les artères. Chacune des tuniques possède une faculté altératrice propre, qui du sang menstruel a engendré la partie. Ainsi, les facultés altératrices spéciales sont aussi nombreuses dans chaque genre d’animal qu’il existe en lui de parties élémentaires.

Il est également nécessaire que les fonctions comme les utilités existent en propre dans chacune des parties spéciales, par exemple, celles des conduits qui des reins aboutissent à la vessie et qu’on nomme uretères. Ces conduits, en effet, ne sont pas des artères puisqu’ils ne battent pas, et ne sont pas composés de deux tuniques ; ce ne sont pas des veines puisqu’ils ne renferment pas de sang, et que leur tunique ne ressemble en rien à celle de la veine. Ils s’éloignent encore plus des nerfs que des susdits organes. Que sont-ils donc ? demandera-t-on ; comme s’il était nécessaire que toute partie soit artère, veine ou nerf, ou composée de ces organes, et comme si nous ne soutenions pas précisément qu’à chacun des organes spéciaux est attachée une substance propre qui les fait ce qu’ils sont. En effet, les deux vessies, celle qui reçoit l’urine et celle qui reçoit la bile jaune (vésicule biliaire), non-seulement diffèrent de toutes les autres [parties], mais encore diffèrent l’une de l’autre, et les conduits qui, débouchant de la vésicule biliaire comme de petits canaux (canal hépatique et ses radicules), vont s’insérer sur le foie ne ressemblent en rien, ni aux artères, ni aux veines, ni aux nerfs. Nous avons traité plus longuement ces questions dans d’autres écrits et dans notre ouvrage Sur l’anatomie d’Hippocrate (ouvrage perdu. Voy. Dissert. sur les écrits de Galien).

Toutes les facultés spéciales altératrices de la nature ont créé telle qu’elle est la substance même des tuniques de l’estomac, des intestins et des matrices. Mais pour l’assemblage des parties, pour la coaptation de celles qui s’implantent [les unes sur les autres], pour l’insertion des unes sur les autres, pour la configuration des cavités intérieures et pour toutes autres choses semblables, c’est une autre faculté qui a été chargée de ce travail, faculté que nous nommons configurative (plastique). Nous disons de cette faculté qu’elle est ingénieuse, ou plutôt qu’elle révèle un art excellent, supérieur, fabriquant tout dans un but, en sorte qu’aucune chose n’est inutile, ni superflue, ni disposée de telle façon qu’elle puisse être mieux, étant différemment. C’est ce que nous démontrerons dans notre ouvrage Sur l’utilité des parties.


Chapitre vii. — De la faculté d’accroissement ; époque de la vie à laquelle elle domine ; de son essence. — Explication du jeu de la vessie, familier aux enfants d’Ionie.


Passant maintenant à la faculté d’accroissement, nous rappellerons d’abord qu’elle existe dans les fœtus aussi bien que la faculté de nutrition. Dans cette période, cependant, ces deux facultés sont comme les subordonnées des facultés précitées (celles d altération et de configuration), et ne s’arrogent pas par elles-mêmes le premier rôle. Mais quand l’animal a atteint sa grandeur complète, pendant tout le temps qui suit l’enfantement jusqu’à l’âge adulte, alors domine la faculté d’accroissement. Elle a pour auxiliaires et pour subordonnées les facultés d’altération et de nutrition. Quel est donc le propre de la faculté d’accroissement ? C’est d’étendre dans tous les sens les parties naturelles définies (πεφυκότα, parties solides). On appelle ainsi les parties solides du corps, artères, veines, nerfs, os, cartilages, membranes, ligaments et toutes les tuniques qui, nous le disions tout à l’heure (chap. v et vi), sont les éléments homoïomères et simples. De quelle façon acquièrent-elles une extension en tous sens, c’est ce que je vais dire en posant d’abord un exemple pour la clarté. Les enfants prennent des vessies de porc, les remplissent d’air et les frottent sur la cendre près du feu, de manière à les échauffer sans les endommager. Ce jeu est très-usité en Ionie et dans plusieurs autres pays. Pendant qu’ils frottent ces vessies, ils récitent des vers avec une certaine mesure, avec un son musical et un rhythme ; et toutes ces paroles sont une exhortation à la vessie pour qu’elle augmente de volume. Quand elle leur paraît assez distendue, ils la gonflent encore et la distendent de nouveau, puis ils recommencent à la frotter, et répètent à plusieurs reprises cet exercice jusqu’à ce que la vessie leur paraisse avoir atteint une grandeur suffisante. Mais il est clair, dans ces jeux des enfants, qu’autant la cavité interne de la vessie s’accroît, autant s’amincit nécessairement le corps même de la vessie. Si les enfants étaient capables d’épaissir (de nourrir, ἀνατρέφειν) le tissu devenu mince, ils agiraient comme agit la nature, en faisant d’une vessie petite une grande vessie. Mais cette œuvre pour eux est irréalisable, et elle ne saurait en aucune façon être imitée, je ne dis pas par des enfants, mais même par des hommes faits. Cet acte, en effet, est le privilège de la nature seule. Il est dès lors évident que la nutrition (intussusception) est nécessaire aux êtres qui s’accroissent ; car des corps qui se distendraient sans recevoir de nourriture acquerraient une fausse apparence d’accroissement, mais non un accroissement réel. D’ailleurs la distension en tous sens appartient aux seuls corps qui s’accroissent par une opération de la nature. En effet, les corps distendus par nous ne subissent l’extension que dans un sens ; dans les autres sens ils s’amoindrissent. On ne saurait trouver un corps, qui en demeurant continu et sans solution, puisse être étendu dans les trois dimensions. Il appartient donc à la nature seule d’étendre dans tous les sens un corps qui demeure encore continu et conserve toute son ancienne figure. En cela consiste l’accroissement, qui ne peut avoir lieu sans l’introduction et l’intussusception de l’aliment.

Chapitre viii. — De la faculté de nutrition.


C’est donc le lieu maintenant de parler de la nutrition, qui est la troisième et dernière des divisions annoncées dès le principe. L’acte même qui consiste à introduire une substance, laquelle sous forme d’aliment vient s’appliquer sur chaque partie du corps nourri, cet acte constitue la nutrition, et la cause de cet acte est la faculté nutritive. Cet acte appartient encore au genre de l’altération (cf. Aristote, De l’âme, II, iv) ; mais cette altération diffère ici de ce qu’elle est dans la génération. Là, un os qui n’existait pas d’abord était produit. Dans la nutrition, l’aliment qui s’introduit s’assimile à ce qui existe déjà. Il est donc raisonnable que la génération soit nommée altération, et la nutrition assimilation ou similation.


Chapitre viii. — Les facultés de génération, d’accroissement et de nutrition sont les principales, elles réclament pour leurs œuvres des facultés secondaires.


Après avoir parlé suffisamment des trois facultés de la nature, l’animal paraissant n’en avoir besoin d’aucune autre, puisqu’il a les moyens de croître, de devenir parfait et de se conserver le plus longtemps possible, on pourrait croire que cette dissertation est terminée, et que nous avons expliqué toutes les facultés de la nature. Mais si l’on réfléchit que nous n’avons encore abordé aucune des parties de l’animal, je veux dire l’estomac, les intestins, le foie et autres viscères, ni expliqué les facultés qui s’y rencontrent, on pensera que nous avons seulement tracé la préface d’un enseignement utile. Telle est, en général, la vérité. La génération, l’accroissement et la nutrition sont les premières et les plus importantes des œuvres de la nature : aussi les facultés productrices de ces œuvres sont les trois facultés premières et capitales. Elles ont besoin les unes des autres pour s’exercer, elles exigent encore le concours d’autres facultés. Nous venons de dire celles que réclament la faculté génératrice et l’augmentative, nous allons passer à celle que demande la faculté nutritive.

Chapitre x. — La nutrition est une assimilation, c’est-à-dire un changement avec juxtaposition ; et comme les substances sont de diverse nature, et sont plus ou moins éloignées de la substance en laquelle elles doivent se transformer, il faut, pour les altérer, plusieurs instruments différents les uns des autres. La nécessité de séparer les superfluités, de les tenir en réserve et de les expulser, entraîne aussi l’existence d’organes particuliers. — Enfin le transport des aliments à travers le corps exige aussi une troisième espèce d’organes.


Je dois donc montrer que les organes relatifs à l’élaboration de l’aliment, et que les facultés de ces organes sont créés en vue de la faculté nutritive. En effet, comme l’action de cette faculté est l’assimilation, et que l’assimilation et la transformation, d’une substance dans une autre ne sont pas possibles pour toutes, s’il n’existe déjà dans leurs qualités un rapport commun et une affinité, il en résulte d’abord que tout animal n’est pas destiné à se nourrir de toute espèce d’aliments. De plus les aliments mêmes qui lui sont destinés ne servent pas à sa nourriture immédiatement ; à cause de cette nécessité, chacun des animaux a besoin de plusieurs organes altérateurs de l’aliment. La transformation du jaune en rouge ou du rouge en jaune n’exige qu’une altération simple et unique ; mais la transformation du blanc en noir ou du noir en blanc exige toutes les altérations intermédiaires. De même encore la substance très-molle ne saurait devenir immédiatement très-dure, ni la substance très-dure devenir à l’instant très-molle. Une substance fétide ne saurait non plus devenir parfumée, ni une substance parfumée devenir fétide en un moment. Comment donc le sang produirait-il un os si d’abord il ne s’épaississait et ne blanchissait considérablement ? Et comment le pain deviendrait-il du sang si peu à peu il ne dépouillait sa blancheur, et peu à peu ne prenait une teinte rouge ? Pour la transformation du sang en chair, elle est très-facile. En effet, si la nature l’épaissit au point qu’il prenne une certaine consistance et qu’il ne soit plus coulant, on a une chair de formation première et récente. Mais pour que le sang devienne un os, il est besoin d’un temps fort long, d’une élaboration et d’une transformation considérables. Que le pain, et bien plus encore la bette, et la laitue et les autres aliments semblables exigent une altération excessive pour devenir du sang, cela aussi ne fait pas de doute. C’est la première cause de l’existence de nombreux organes servant à l’altération des aliments (cf. Utilité des parties, IV, xii, p. 306).

Une autre cause est la nature des superfluités. Nous ne trouvons pas dans l’herbe une nourriture réelle, bien que les troupeaux s’en nourrissent ; et si les raiforts nous servent d’aliments, ils ne nous profitent pas à l’égal de la chair. Pour celle-ci, en effet, notre nature en triomphe en l’assimilant à peu près tout entière ; elle la transforme, l’altère, et fait d’elle un sang utile. Quant aux raiforts, la portion spéciale susceptible d’être transformée, et cela avec beaucoup de peine et avec une élaboration considérable, est excessivement minime. Elle passe presque tout entière en excréments, et traverse les organes de la coction, n’abandonnant aux veines que très-peu de sang, et encore un sang qui n’est pas entièrement utile. La nature avait donc besoin d’une seconde séparation pour les superfluités contenues dans les veines ; et à leur tour ces superfluités réclament certains canaux propres à les amener au lieu d’excrétion, sans préjudice pour les portions utiles, et des réservoirs comme des viviers capables de les rejeter quand une quantité assez considérable serait venue s’y accumuler. Vous avez donc ainsi la seconde espèce des parties du corps destinée aux superfluités des aliments.

Il existe une troisième espèce pour le transport dans tous les sens, et qui consiste en une foule de routes percées à travers tout le corps. En effet, il n’y a qu’une entrée pour les aliments, la bouche ; or ces aliments doivent nourrir, non pas une seule partie, mais des parties très-nombreuses et très-éloignées. Ne vous étonnez donc pas de la multitude des organes que la nature a créés en vue de la nutrition. Les uns préparent, en l’altérant, la nourriture propre à chaque partie, les autres séparent les superfluités ; ceux-ci les amènent, ceux-là les reçoivent, d’autres les rejettent, d’autres enfin servent à porter dans tous les sens les humeurs utiles. Si donc vous vouliez connaître toutes les facultés de la nature, il vous faudrait examiner chacun de ces organes. Le principe de cette étude, c’est la connaissance des œuvres de la nature et aussi la connaissance des parties et de leurs facultés qui se rapprochent du but qu’elle avait en vue.

Chapitre xi. — La nutrition consiste en trois opérations : juxtaposition, agglutination et assimilation de l’aliment. — Ordre de succession et différences entre ces trois opérations. — Définition de l’aliment d’après Galien et d’après Hippocrate.


Rappelons-nous le but même qu’avait la nature en créant des parties aussi nombreuses et telles qu’elles sont. Le nom de l’œuvre, comme nous l’avons dit d’abord, est nutrition. La définition de ce terme est : assimilation de l’aliment à l’être nourri. Pour que cette assimilation ait lieu, il faut qu’il y ait d’abord agglutination, et cette agglutination présuppose une juxtaposition. Quand donc l’humeur, destinée à nourrir une quelconque des parties de l’animal, sort des vaisseaux, elle commence par se répandre dans toute cette partie, puis elle s’y applique, elle y adhère et enfin elle s’assimile (cf. Utilité des parties, VI, x, p. 410). Les affections nommées lèpres blanches (λευκαίlèpre de la Bible) montrent la différence de l’assimilation et de l’adhérence, comme cette espèce d’hydropisie que les médecins appellent anasarque établit nettement la distinction entre la juxtaposition et l’agglutination. En effet, cette sorte d’hydropisie ne résulte pas, comme certaines atrophies et phthisies, du défaut d’afflux d’humeur, car la chair paraît suffisamment humide et humectée, et chacune des parties solides du corps est dans un semblable état. Il s’opère bien une certaine juxtaposition de l’aliment qui afflue ; mais comme il arrive trop humide encore, incomplétement réduit en humeur, et dépourvu de cette qualité visqueuse et agglutinative qui est un produit de l’influence de la chaleur naturelle, l’agglutination ne peut s’effectuer, attendu que l’aliment glisse et se détache des parties solides du corps, par l’abondance d’une humeur ténue et mal cuite. — Dans la lèpre blanche il y a agglutination de la nourriture, mais non pas assimilation ; et cela prouve que nous avions raison d’avancer tout à l’heure que, dans la partie destinée à être nourrie, doivent avoir lieu d’abord la juxtaposition, puis l’agglutination, puis l’assimilation.

À proprement parler, l’aliment est ce qui nourrit actuellement ; le quasi-aliment, qui ne nourrit pas encore, par exemple celui qui est agglutiné ou juxtaposé, n’est pas un aliment dans le sens propre ; il en usurpe le nom. En outre, ce qui est contenu dans les veines, et plus encore ce qui est renfermé dans l’estomac, a été nommé aliment, comme devant nourrir dans la suite, au cas d’une élaboration convenable. C’est ainsi que nous appelons aliment chacune des substances alibiles, non qu’elle nourrisse actuellement l’animal, ni qu’elle soit un quasi-aliment, mais parce qu’elle peut et doit un jour nourrir si elle est bien élaborée. Hippocrate aussi a dit (De l’aliment, p. 381, éd.. Foës) : « Est aliment ce qui nourrit ; est aliment le quasi-aliment et le futur aliment ». En effet, il nomme aliment celui qui. s’assimile déjà, quasi-aliment celui qui ressemble à ce dernier, étant appliqué ou agglutiné ; futur aliment tout ce qui est renfermé dans les veines et l’estomac.


Chapitre xii. — Parmi les médecins qui ont voulu expliquer la nature, il existe deux sectes : suivant l’une, la nature préexiste aux corps, qu’elle crée, qu’elle entretient, et dont elle règle les actes ; suivant l’autre, tout dépend du hasard et des atomes. — Suivant cette dernière secte les lois morales n’existent pas plus que les lois physiques. — Hippocrate appartient à la première, et Galien s’en constitue le défenseur.


Il est nécessaire, cela est de toute évidence, que la nutrition soit une assimilation de l’aliment à l’être nourri. Cette assimilation n’existe pas ; elle n’est qu’apparente, au dire de ceux qui pensent que la nature n’est ni habile, ni prévoyante dans l’intérêt de l’animal ; qu’elle ne possède absolument aucunes facultés propres à l’aide desquelles elle attire certaines choses, retient celles-ci, altère celles-là et rejette les autres. Il a existé deux sectes principales et distinctes en médecine et en philosophie parmi les hommes qui ont voulu affirmer quelque chose sur la nature ; j’entends ceux qui se rendent compte de ce qu’ils disent ; qui voient les conséquences de leurs principes, et qui les maintiennent ; car pour ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils avancent et qui émettent les premières sottises qui leur viennent à la bouche, ils ne peuvent, à vrai dire, se fixer ni dans l’une ni dans l’autre secte ; il serait même déplacé d’en faire mention.

Quelles sont donc ces deux sectes, et quelle est la conséquence de leurs prémisses ? L’une (naturistes) établit que toute la substance sujette à la génération et à la mort est primitivement unie (sans vide), mais qu’elle peut être altérée ; l’autre (atomistes), qu’elle est immuable et inaltérable, divisée primitivement en petits fragments et séparée par des vides. Ceux qui saisissent la conséquence des prémisses croient dans la seconde secte qu’il n’existe ni substance, ni faculté propre de la nature ou de l’âme, mais que substances et facultés résultent d’un certain concours de ces corps primaires, immuables et simples (atomes).

Dans le premier système la nature n’est pas postérieure aux corps, mais de beaucoup antérieure et plus ancienne. Ainsi, d’après ses partisans, c’est elle qui crée les corps des animaux et des plantes, à l’aide de certaines facultés dont les unes attirent et assimilent les substances propres, et dont les autres éliminent les substances contraires. C’est elle qui donne à tous les corps, en les créant, une conformation artistique, qui pourvoit au sort des êtres-engendrés par certaines autres facultés, facultés d’amour et de prévoyance pour la progéniture, d’association et d’affection entre les êtres de même espèce.

Dans l’opinion de leurs adversaires rien de ceci n’existe dans les natures ; l’âme ne possède pas dès le principe une idée innée de la conséquence, de la contradiction, de la division, de la composition, du juste, de l’injuste, du beau, du laid ; ils prétendent que toutes les idées nous viennent des sens et par les sens, et que les animaux sont gouvernés par des imaginations et par des souvenirs. Quelques-uns d’entre eux ont même déclaré nettement qu’il n’existe dans l’âme aucune faculté de raisonnement, mais que nous sommes guidés par les impressions des sens, comme les troupeaux, sans pouvoir rien repousser, rien refuser, ni rien contredire. D’après eux, le courage, la sagesse, la modération et la tempérance sont de longs radotages. Nous n’avons d’affection ni pour nous, ni pour nos enfants ; les Dieux n’ont de nous aucun souci. Ces hommes dédaignent les songes, les augures, les présages et l’astrologie, toutes choses que nous avons examinées spécialement dans un autre ouvrage où nous apprécions en détail les dogmes du médecin Asclépiade (ouvrage perdu). Il est permis à qui veut, et même à ces gens, de lire cet ouvrage.

Maintenant nous devons examiner, étant données ces deux routes, laquelle il faut suivre de préférence. Hippocrate a adopté le premier-système : or, d’après ce système, la substance est une et s’altère ; le corps tout entier a unité de souffle (perspiration et expiration), et unité de flux (courants, circulation des liquides ; — voy. De l’aliment, p. 381, éd. de Foës) ; la nature fait toutes choses avec art et équité, étant pourvue de facultés au moyen desquelles chacune des parties attire à elle l’humeur qui lui convient, et l’ayant attirée, l’applique sur tous ses points, se l’assimile entièrement, tandis que pour la portion de cette humeur qui a résisté à l’élaboration, et qui n’a pu subir une altération et une assimilation avec l’être nourri, elle la rejette au moyen d’une autre faculté excrétoire.


Chapitre xiii. — Exposition et réfutation de la théorie d’Asclépiade sur la manière dont l’urine arrive à la vessie, théorie fondée sur cette proposition, qu’il n’existe dans aucune partie une faculté attractive de la qualité propre. — Opinions absurdes d’Asclépiade et de ses sectateurs touchant les uretères. — Expériences de Galien pour démontrer le passage de l’urine à travers les uretères. — Continuation des attaques contre Asclépiade, surtout en ce qui regarde la spécificité des purgatifs.


On peut concevoir quel est le degré de justesse et de vérité des opinions d’Hippocrate, non-seulement par cette considération que ceux qui soutiennent des principes contraires sont en opposition avec des faits évidents, mais encore par l’objet même des recherches particulières à l’étude de la nature, savoir, les fonctions des animaux et tout le reste. Ceux qui croient qu’il n’existe dans aucune partie aucune faculté attractive de la qualité propre sont souvent forcés de contredire des phénomènes évidents, comme a fait le médecin Asclépiade à propos des reins ; car ce ne sont pas seulement Hippocrate, Dioclès, Érasistrate, Praxagore et tous les autres excellents médecins qui ont cru que les reins sont les organes sécréteurs de l’urine, il n’est guère de cuisiniers qui ne le sachent en voyant tous les jours leur situation, en examinant le conduit appelé uretère, conduit qui de chacun d’eux aboutit à la vessie, et en conjecturant, d’après leur structure même, leur utilité et leur faculté. Plus instruites encore que les cuisiniers, les personnes qui souvent urinent avec peine ou qui ne peuvent uriner en aucune façon, quand elles éprouvent une douleur dans les lombes ou rendent des graviers, disent qu’elles sont néphrétiques. Asclépiade, je pense, n’a jamais vu un calcul rendu par des gens atteints de cette affection ; il ne connaît pas la douleur aiguë ressentie dans la région située entre les reins et la vessie quand le calcul traverse les uretères ; il ignore que, ce calcul étant expulsé, les symptômes de la douleur et de l’ischurie cessent à l’instant.

Comment, d’après son raisonnement, amène-t-il l’urine à la vessie ? Cela mérite qu’on le sache et qu’on admire l’habileté d’un homme qui, laissant de côté des conduits si larges, si évidents, en suppose d’invisibles, d’étroits, d’entièrement imperceptibles, car il soutient que la boisson avalée passe, réduite en vapeurs, dans la vessie, et que là, grâce au rapprochement de ces vapeurs[5], elle reprend son ancienne forme, et de l’état de vapeur revient à celui de liquide, considérant ainsi mal à propos la vessie comme une éponge ou une toison, et non comme un corps parfaitement dense et solide pourvu de deux fortes tuniques. Si nous prétendons que les vapeurs traversent ces tuniques, pourquoi, traversant tout le péritoine et le diaphragme, ne remplissent-elles pas d’eau tout l’épigastre et le thorax ? Mais, dira-t-on, la tunique du péritoine est plus épaisse et plus solide que la vessie ; en conséquence celle-ci repousse les vapeurs, tandis que la vessie les admet. Si Asclépiade eût disséqué la vessie, peut-être saurait-il que la tunique externe étant fournie par le péritoine, a la même nature que celui-ci, tandis que la tunique interne propre à la vessie a une épaisseur plus que double de celle du péritoine lui-même (cf. Utilité des part., IV, ix ; V, VII, xi-xiii). Peut-être ce n’est ni l’épaisseur, ni la minceur des tuniques, mais la position de la vessie qui est cause que les vapeurs y arrivent ? Cependant, s’il était vraisemblable que les vapeurs puissent traverser toutes les autres parties pour s’accumuler en cet endroit, la position seule de la vessie suffirait à les en empêcher. En effet, la vessie est située dans une région basse ; or, les vapeurs se dirigent naturellement en haut, en sorte qu’elles auraient rempli les cavités du thorax et du poumon bien avant d’arriver à la vessie. Aussi bien pourquoi rappeler la position de la vessie, du péritoine et du thorax ? Les vapeurs, ayant traversé les tuniques de l’estomac et des intestins, s’amasseront dans la région située entre les parties et le péritoine, et là elles produiront de l’eau, de même que chez les hydropiques la plus grande portion de l’eau s’accumule en cet endroit ; ou bien ces vapeurs doivent absolument se porter en avant à travers les parties contiguës quelconques, et ne s’arrêter nulle part. Dans cette supposition, les vapeurs ayant ainsi traversé non-seulement le péritoine, mais encore l’épigastre, se répandraient dans l’air ambiant ou du moins s’accumuleraient sous la peau.

Les disciples actuels d’Asclépiade s’efforcent de répondre à cette objection, bien que quand ils discutent la question ils soient toujours en butte aux moqueries de leurs adversaires quels qu’ils soient ; tant la jalousie naturelle aux sectes est un mal indomptable, invincible entre tous et plus incurable que la gale. Un sophiste de notre temps, fort versé en beaucoup de matières et rompu aux discussions, habile à s’exprimer si jamais homme le fut, étant venu un jour à discourir avec moi sur ce sujet, était si loin d’être troublé par un de mes arguments qu’il s’étonnait, dit-il, que je cherchasse à détruire par des raisons frivoles des faits évidents. On voit tous les jours fort clairement, ajoutait-il, des vessies qu’on remplit d’eau ou d’air, dont on lie le col et qu’on presse sur tous les points, ne rien laisser échapper et garder exactement tout leur contenu. Pourtant, disait-il, s’il y avait des conduits grands et visibles, aboutissant des reins aux vessies, le liquide qui aurait pénétré dans les vessies pourrait, par ces conduits, en être parfaitement expulsé en cas de pression. Après ces paroles et d’autres prononcées d’une voix précipitée et claire, tout à coup il s’élança dehors, comme si je ne pouvais avoir en réserve aucune réponse convaincante. Ainsi donc les serviles disciples de pareilles sectes, non-seulement ne possèdent aucune saine doctrine, mais ne daignent même pas s’instruire. En effet, tandis qu’il faudrait s’enquérir de la cause pour laquelle le liquide peut pénétrer par les uretères dans la vessie, mais ne saurait retourner par le même chemin, et admirer en cela l’art de la nature, ces sophistes ne veulent rien apprendre, et de plus ils outragent la nature elle-même en prétendant qu’elle n’avait pas de but quand elle créait maints autres organes et les reins en particulier.

Il en est qui, ayant toléré qu’on démontrât sous leurs yeux que les uretères venant des reins s’insèrent sur la vessie, ont osé dire les uns que ces uretères ont été créés sans but, les autres que ce sont des conduits spermatiques, et qu’en conséquence ils s’insèrent sur le col de la vessie et non sur le corps même de cet organe. Après leur avoir montré que les vrais conduits spermatiques s’insèrent au-dessous des uretères sur le col de la vessie, nous pensions que si naguère leurs idées étaient fausses, nous allions les en détourner et les ramener à d’instant aux idées opposées. Eh bien ! à cette démonstration, ils ont eu le courage de répondre qu’il n’y avait rien d’étonnant que dans ces conduits qui sont plus étroits le sperme séjourne davantage, et que dans les canaux qui viennent des reins et qui sont assez larges, le sperme passe rapidement. Nous fûmes alors forcé, comme dernière ressource, de leur faire voir sur un animal vivant encore l’urine coulant manifestement par les uretères dans la vessie ; mais nous espérions à peine ainsi arrêter leurs propos frivoles.

Voici le procédé de démonstration : divisez la partie du péritoine placée au-devant des uretères ; élevez-les et serrez-les avec des fils ; puis après, fermez la plaie avec un lien et rendez l’animal à lui-même. Il lui est alors impossible désormais d’uriner. Enlevez ensuite le lien et montrez que la vessie est vide, que les uretères sont tout à fait pleins, distendus et en danger de se rompre ; quand on a détaché les fils [qui serrent les uretères] on voit alors clairement que la vessie s’est remplie d’urine. Quand on a constaté ces phénomènes, avant que l’animal urine, on lui passe un lien autour du pénis et on presse la vessie sur tous les points ; rien ne peut plus remonter par les uretères dans les reins. Cette expérience prouve clairement que non-seulement chez l’animal mort, mais encore chez l’animal vivant, l’urine trouve un obstacle à repasser de la vessie dans les uretères. Après cela on rend à l’animal la faculté d’uriner en détachant le cordon qui noue son pénis, puis on lie de nouveau l’un des uretères en laissant à l’autre la liberté de se déverser dans la vessie, et au bout de quelque temps on montrera comment celui des deux uretères qui a été lié est rempli et tendu du côté des reins, tandis que l’autre qui n’a pas été lié est lâche et a rempli la vessie d’urine. Ensuite, il faut inciser d’abord le conduit plein et montrer que l’urine en jaillit comme le sang jaillit d’une veine qu’on ouvre ; puis on incisera l’autre immédiatement, on fermera la plaie extérieure ; puis les deux uretères étant liés, quand il semble qu’un temps suffisant s’est écoulé, on lâche l’appareil ; alors on trouvera la vessie vide, tandis que toute la région située entre les intestins et le péritoine est remplie d’un liquide comme si l’animal était hydropique.

Si quelqu’un veut faire par lui-même ces expériences sur l’animal, il condamnera sévèrement, j’en ai l’assurance, la témérité d’Asclépiade. S’il se rend aussi compte de la cause pour laquelle rien ne remonte de la vessie dans les uretères, cet examen seul lui suffira, je pense, pour se convaincre de l’habileté et de la prévoyance de la nature à l’égard des animaux. Aussi Hippocrate, le premier des médecins et des philosophes que nous connaissions, et le premier qui ait étudié les œuvres de la nature, l’admire et la célèbre partout, la nommant équitable (voy. t. I, note de la page 115) ; « seule, dit-il, elle suffit à tous les besoins des animaux, et sans instruction elle fait par elle-même tout ce qui est nécessaire. » La nature se montrant telle, il conclut qu’elle a des facultés, l’une attractive des choses propres ; l’autre expulsive des choses contraires ; il pense qu’avec ces facultés elle nourrit et accroît les animaux, et qu’elle détermine les crises des maladies. En conséquence, il déclare qu’il existe dans nos corps unité de souffle et unité de flux, et que tout y est en sympathie (rapport de solidarité. — Voy. De l’alim., p. 382, éd. Foës).

Suivant Asclépiade, aucune partie n’a de rapport avec une autre, toute substance étant naturellement divisée et réduite en éléments incohérents et en particules sur lesquelles on a discuté ridiculement. Aussi admet-il nécessairement une foule d’autres hypothèses en opposition avec l’évidence et ne reconnaît-il pas dans la nature la faculté attractive des choses propres et expulsive des choses contraires. À propos de la sanguification et de la distribution des aliments, il fait de froides plaisanteries. Ne trouvant absolument rien à dire touchant l’expulsion des superfluités, il n’hésite pas à combattre les faits. Ainsi, au sujet de l’expulsion de l’urine, dépouillant de leur action les reins et les uretères, il suppose que certains conduits invisibles se rendent dans la vessie.

Certes, il y avait de la grandeur et de la noblesse à rejeter les faits évidents pour ajouter foi à des choses obscures ! Au sujet de la bile jaune il pousse plus loin encore son audacieuse et juvénile témérité. Il prétend qu’elle est engendrée et non pas sécrétée dans les conduits cholédoques. Comment donc alors voit-on chez les ictériques coïncider ces deux circonstances : des déjections absolument exemptes de bile, et un corps tout entier rempli de bile ? Ici encore il est contraint de recourir à des subtilités semblables à celles qu’il débitait à propos de l’urine. Il n’est pas moins plaisant au sujet de la bile noire et de la rate, ne saisissant pas ce qu’Hippocrate a pu dire et s’efforçant de sa bouche insensée et en délire de nier ce qu’il ignore. Quel profit a-t-il tiré de semblables dogmes pour le traitement des maladies ? Incapable de guérir un néphrétique, un ictérique ou un mélancholique, il n’accorde même pas un point reconnu, je ne dis pas seulement par Hippocrate, mais encore par tout le monde ; c’est que certains médicaments purgent la bile jaune, d’autres la bile noire, ceux-ci le phlegme, ceux-là l’humeur ténue et aqueuse ; il va même jusqu’à prétendre que ces médicaments engendrent chacune de ces matières expulsées, comme la bile est produite par les canaux cholédoques.

Peu importe, d’après l’étonnant Asclépiade, qu’on donne aux hydropiques un hydragogue ou un cholagogue ; car, dit-il, tous les médicaments évacuent et fondent également le corps, et les produits de cette colliquation prennent l’aspect de la matière évacuée, qui auparavant n’existait pas sous cette forme. Ne devons-nous pas croire qu’il est fou ou complètement étranger aux œuvres de l’art ? Qui ne sait, en effet, que si l’on donnait aux ictériques un médicament qui expulse le phlegme, ils ne rendraient pas quatre cyathes ? Il en est de même si on leur administrait quelque hydragogue ; tandis qu’un cholagogue fait évacuer une très-grande quantité de bile, et que chez les personnes ainsi purgées le teint bientôt redevient clair. Beaucoup de gens ainsi traités par nous, dans cette affection du foie, ont vu disparaître le mal après une simple purgation. Mais donnez un purgatif antiphlegmatique et vous n’obtiendrez aucun résultat.

Ce n’est pas seulement Hippocrate qui sait (dans le traité De la nature de l’homme, § 5) que les choses se passent ainsi, tandis que les gens appuyés sur la seule expérience auraient une opinion différente ; mais ces gens, aussi bien que tous les médecins qui ont souci des œuvres de l’art, pensent de même, hormis Asclépiade. Il a cru qu’il trahirait les éléments dont il supposait l’existence, s’il reconnaissait la vérité sur de telles questions. Car s’il était rigoureusement constaté que tel médicament attire seulement telle ou telle humeur, ce médecin courrait risque qu’on ne reconnût par le raisonnement que dans chaque maladie il existe une faculté attractive de la qualité propre. Aussi prétend-il que le cnicus (carthame), la baie du daphné cnidien (espèce de daphné) et l’hippophaes (euphorbia spinosa), ne tirent pas du corps le phlegme, mais l’y engendrent ; que la fleur ou les battitures de cuivre, que le cuivre lui-même brûlé, que la germandrée, que le carthame résolvent le corps en eau, et que ces médicaments soulagent les hydropiques, non en les purgeant, mais en les faisant évacuer ; or sans évacuation le mal augmenterait assurément ; car si le remède n’expulse pas l’humeur aqueuse renfermée dans le corps, mais l’y engendre, il aggrave le mal. La scammonée aussi, loin d’expulser la bile du corps des ictériques, transforme en bile le sang utile, fond le corps. Ce médicament, qui, dans les idées d’Asclépiade, cause de si grands désordres et qui augmente le mal, est néanmoins évidemment salutaire à bien des gens. Cela est vrai, dit-il, mais seulement parce qu’il fait évacuer. Et cependant qu’on leur donne un médicament qui expulse le phlegme, ils n’en éprouveront pas de soulagement. Cette vérité est si évidente, qu’elle est connue de ceux-là mêmes qui s’appuient seulement sur l’expérience. Du reste pour ces gens c’est une règle de conduite de ne pas ajouter foi au raisonnement, mais seulement aux faits évidents. Ceux-ci raisonnent sensément ; pour Asclépiade, il extravague, quand il veut que nous n’ajoutions pas foi à nos sens dans un cas où le fait donne un démenti net à ses hypothèses. Pourtant il eut été de beaucoup préférable de ne pas combattre des faits et de s’en rapporter à eux en toutes choses.

Sont-ce donc les seuls faits qui combattent les opinions d’Asclépiade, ou ne faut-il pas encore invoquer les suivants : que les mêmes médicaments évacuent en été plus de bile, en hiver plus de phlegme ; que chez le jeune homme ils évacuent plus de bile, chez le vieillard plus de phlegme ? La vérité est que chaque médicament entraîne l’humeur qui existe, mais n’engendre pas celle qui n’existe pas. Si donc, pendant l’été, vous donnez à un jeune homme d’un tempérament sec et chaud, qui ne vit ni dans la paresse ni dans les excès de la table, un médicament qui expulse le phlegme, vous lui ferez rendre et à grand peine une très-faible quantité d’humeur, et vous compromettrez gravement sa santé. Au contraire, si vous lui donnez un cholagogue, l’évacuation sera abondante et il n’éprouvera aucun dommage. Est-ce que nous ne croyons pas maintenant que chaque médicament entraîne l’humeur qui lui est propre. Peut-être ! diront les partisans d’Asclépiade ; peut-être ! ou plutôt non ; ils soutiendront qu’ils n’en croient pas un mot, afin de ne pas être infidèles à leur système chéri.


Chapitre xiv. — Comparaison des opinions d’Épicure et d’Asclépiade. Le premier admet les faits évidents, mais il en donne de frivoles explications ; le second nie ces faits, et y substitue des hypothèses dont il tire les conséquences ; mais tout en admettant les atomes, Épicure reconnaît une force attractive qu’Asclépiade nie entièrement. — Longue réfutation tirée de l’action de la pierre d’aimant. — Ce ne sont pas seulement les médicaments purgatifs qui ont une faculté attractive ; les médicaments qui attirent les flèches et les venins en sont également pourvus.


Passons à une autre assertion ridicule, car les sophistes ne nous laissent pas aborder de dignes sujets de recherches, quelque nombreux qu’ils soient ; ils nous obligent de consumer notre temps à renverser les faux raisonnements qu’ils mettent en avant. Quelle est cette assertion ridicule ? Il s’agit de cette pierre fameuse et si renommée qui attire le fer. Peut-être cette pierre exercera-t-elle assez d’attraction sur leur esprit pour les amener à croire qu’il existe dans chaque corps des facultés attractives, des qualités propres.

Épicure, bien que dans l’étude de la nature sa doctrine des éléments se rapproche de celle d’Asclépiade, reconnaît néanmoins que le fer est attiré par la pierre d’aimant, que la paille est attirée par l’ambre, et il cherche à rendre compte du fait. Les atomes qui émanent des pierres ont, dit-il, des rapports de configuration avec les atomes qui émanent du fer, en sorte qu’ils s’unissent aisément. En effet, comme les atomes viennent frapper ces deux espèces d’agglomération, celle de la pierre et celle du fer, et qu’ils rebondissent au milieu, ils s’attachent ainsi les uns aux autres et entraînent le fer. Que ces hypothèses, imaginées pour expliquer la cause, soient invraisemblables, cela est de toute évidence ; néanmoins Épicure reconnaît l’attraction, et il admet que c’est de cette façon que s’opère dans le corps des animaux la distribution de l’aliment, la séparation des superfluités et l’action des purgatifs. Mais Asclépiade suspecte d’invraisemblance La cause alléguée, et, ne trouvant aucune autre faculté probable, en s’en tenant aux éléments qu’il a pris comme base de son système, il a l’impudence de se réfugier dans cette déclaration qu’il n’existe absolument aucune attraction d’un corps par un autre. Il aurait dû, si l’explication d’Épicure ne lui plaisait pas et s’il n’en trouvait pas une meilleure, renoncer aux hypothèses, reconnaître que la nature est ingénieuse, que la substance des corps est toujours continue à elle-même, et qu’elle est modifiée par l’action que ses parties exercent et subissent entre elles. S’il eût posé de tels principes, il n’aurait eu aucune peine à reconnaître que cette ingénieuse nature a des facultés, les unes attractives des choses propres, les autres expulsives des choses contraires. Car dire que la nature est artiste, habile, conservatrice de l’animal, et qu’elle amène les crises dans les maladies, c’est admettre qu’elle sait conserver ce qui est salutaire et rejeter ce qui est contraire.

Asclépiade, ici encore, a la conscience de la conséquence des principes qu’il établissait ; cependant il combat sans rougir le fait évident, et contredit sur ce point non-seulement les médecins, mais encore tout le monde, en soutenant qu’il n’y a ni crise, ni jour critique, et que la nature ne fait absolument rien pour le salut de l’animal. En effet, à l’inverse d’Épicure, il s’attache à maintenir les conséquences de ses principes et à renverser le fait apparent ; tandis que ce dernier adopte toujours le fait apparent, mais en donne une raison frivole. Ainsi pourra-t-on convaincre quelqu’un que des corpuscules qui s’échappent avec force de la pierre d’aimant pour s’unir aux autres parties semblables du fer, sont ensuite capables, par cet entrelacement, lequel n’est nullement perceptible aux sens, d’entraîner une substance aussi lourde ? Je ne le crois pas. Car, en supposant que nous accordions ce fait, la suspension d’un autre morceau de fer approché du premier n’admet pas la même cause. Dirons-nous, en effet, que certaines particules émanées de la pierre, après avoir rencontré le fer, rebondissent en sens contraire, et que c’est par leur intermédiaire que s’opère la suspension du fer, que ces particules ayant pénétré dans les pores du fer le traversent rapidement, rencontrent le morceau de fer adjacent sans pouvoir traverser celui-ci, bien qu’elles aient traversé le premier, et que, revenant au premier fer, elles opèrent encore d’autres adhérences semblables aux précédentes ? C’est ici que l’explication est manifestement convaincue de frivolité. J’ai vu en effet, attachés les uns à la suite des autres, cinq stylets dont le premier seul touchait la pierre, la puissance magnétique passant de celui-ci dans les autres. Il n’est pas possible de dire que si vous approchez un stylet de l’extrémité inférieure du premier stylet, le stylet ajouté se tient, adhère et reste suspendu, tandis que si on l’approche obliquement il n’adhère pas, car la puissance magnétique se propage également dans tous les sens ; pourvu seulement que le second stylet touche en un point quelconque le premier, cette puissance passe aussi rapidement que la pensée du premier dans le second tout entier, et de celui-ci dans le troisième tout entier. Supposez une petite pierre d’aimant suspendue dans une maison entourée d’une quantité de particules de fer qui la touchent, d’autres particules touchant celles-ci, d’autres encore touchant ces dernières, et ainsi de suite en continuant, il faut que toutes les particules de fer soient remplies des corpuscules émanés de la pierre. Cette petite pierre court risque de se perdre en se dissolvant dans ces émanations. Et même aucun fer ne la touchât-elle, elle se dissiperait dans l’air, surtout si l’air est chaud. Assurément, dit Asclépiade, car il faut se représenter ces corps (les atomes) si petits qu’ils sont la dix-millième partie des plus petites parcelles emportées dans l’air. Après cela, osez dire qu’à des corps si petits sont suspendues des masses de fer si considérables ? Car si chacun de ces corps est la dix-millième partie des parcelles emportées dans l’air, quelle dimension devons-nous supposer à l’extrémité crochue par laquelle ils s’enlacent les uns avec les autres ? C’est nécessairement la plus petite portion de toute la parcelle. Ces extrémités unies, les petites avec les petites, les mobiles avec les mobiles, ne se détacheront-elles pas immédiatement ? Un grand nombre d’autres, en bas, en haut, en avant, en arrière, à droite, à gauche, les secouent, les agitent et ne les laissent pas reposer. Cependant il faut supposer que chacun de ces petits corps a nécessairement beaucoup d’extrémités crochues. En effet, par une ils adhèrent les uns aux autres, par une autre, qui est supérieure, à la pierre, par une autre, qui est inférieure, au fer. En effet, si suspendues à la pierre par en haut, ils n’adhéraient pas au fer par en bas, le résultat serait nul. De cette façon, le sommet de l’extrémité supérieure doit être suspendu à la pierre, et le fer doit être attaché à l’extrémité inférieure de la partie basse. Mais comme ces corps s’enlacent aussi latéralement, ils ont nécessairement encore des crochets en ces points-là. Souvenez-vous, avant toutes choses, comment des corps si petits ont de si nombreuses et de telles saillies. Souvenez-vous surtout comment il faut, pour que le second stylet de fer adhère au premier, le troisième au second, le quatrième à ce dernier, que ces petites et ridicules parcelles traversent à la fois les pores du premier stylet, puis rebondissent contre le suivant, bien qu’il soit absolument identique de nature. Une semblable hypothèse ne manque pas de hardiesse, et s’il faut dire la vérité, elle surpasse de beaucoup en effronterie les hypothèses précédentes. Ainsi, comment supposer que cinq stylets semblables, étant disposés les uns à la suite des autres, les particules de la pierre traversent aisément le premier, rebondissent contre le second, et ne le traversent pas aisément, de la même façon que le premier. D’ailleurs, dans l’un et dans l’autre cas, la supposition est absurde. Si les particules rebondissent, comment traversent-elles rapidement le troisième stylet ? Si elles ne rebondissent pas, comment le deuxième stylet se suspend-il au premier ? En effet, on a posé en principe que le rebondissement est cause de l’attraction. Mais, ainsi que je le disais, il faut tomber dans le radotage quand on discute avec de tels gens. Je veux donc en finir après avoir donné ce résumé de leur doctrine.

Si l’on étudie attentivement les écrits d’Asclépiade, on y voit clairement les conséquences déduites de doctrines fondamentales et la lutte contre les faits apparents. Épicure, lui, veut conserver les faits apparents ; mais, jaloux de montrer qu’ils s’accordent avec ses principes, il tombe dans le faux. Asclépiade est fidèle aux conséquences des principes ; mais il ne se soucie en aucune façon des faits apparents. Celui donc qui veut prouver l’absurdité des principes doit se rappeler, si c’est contre Asclépiade qu’il engage la discussion, que ce dernier est forcé de se mettre en opposition avec les faits ; si c’est contre Épicure, que celui-ci est en désaccord avec ses principes. Presque tous les autres systèmes basés sur de semblables principes ont complètement disparu. Ceux-là seuls subsistent encore, non sans éclat. Pourtant, Ménodote l’Empirique a réfuté victorieusement les hypothèses d’Asclépiade, en signalant ses contradictions avec les faits apparents et avec ses propres opinions. Épicure, de son côté, est battu par Asclépiade, toujours attaché aux conséquences dont celui-ci ne paraît guère s’inquiéter. Quant à nos contemporains, avant d’avoir étudié ces systèmes et d’autres meilleurs, et d’avoir passé beaucoup de temps à les examiner et à vérifier ce que chacun d’eux contient de vérités et de mensonges, ils s’intitulent : ceux-ci médecins, ceux-là philosophes, mais tous sans rien savoir. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’on honore également la vérité et l’erreur. Satisfait des leçons de n’importe quel maître, chacun d’eux est devenu ce qu’il est sans daigner s’instruire encore auprès d’un autre maître. Quelques-uns d’entre eux ont, il est vrai, suivi plusieurs enseignements ; mais leur intelligence est si bornée et leur conception si lente, qu’arrivés à la vieillesse ils ne savent même pas encore suivre la conséquence d’un raisonnement. Autrefois on renvoyait de pareilles gens aux métiers des artisans ; mais les Dieux savent ce qu’il adviendra [de ne plus suivre cet exemple].

Pour nous, qui évitons de discuter contre ceux dont l’erreur réside dans leurs principes mêmes, comme la suite du raisonnement nous a contraint à parler et à argumenter contre eux, nous ajouterons un point à nos assertions, c’est que ce ne sont pas seulement les médicaments purgatifs qui attirent les qualités propres, mais encore ceux qui font sortir les pointes des flèches enfoncées parfois si profondément dans les chairs. Ceux qui attirent au dehors le venin dardé par les animaux ou celui dans lequel on a trempé les flèches, manifestent encore la même faculté que les pierres d’aimant (cf. Des médic. simples, V, xvi et xvii). J’ai vu une fois une pointe enfoncée dans le pied d’un jeune homme, pointe qui résistait à l’effort de nos doigts, quoiqu’ils la tirassent avec force, et qui par l’application d’un médicament sortit sans peine et promptement. À cela quelques-uns répondent en disant que quand l’inflammation de la partie est dissipée, on voit sortir spontanément la pointe que rien n’avait pu tirer. Mais d’abord ceux-là ignorent, ce me semble, qu’autres sont les médicaments contre les inflammations, autres les médicaments usités pour retirer les objets enfoncés. Et cependant, si, les parties étant délivrées de l’inflammation, les objets contre nature qui s’y trouvent étaient expulsés, tous les médicaments qui dissipent une inflammation seraient propres à expulser ces objets. En second lieu, chose plus étonnante encore, parmi ces médicaments, non-seulement les uns font sortir les pointes et les autres le venin, mais, parmi ceux qui extraient le venin, les uns attirent les venins de la vipère, d’autres celui du pastenaque (espèce de raie), d’autres celui de quelque animal différent, et l’on peut voir clairement ces venins déposés sur les médicaments. Ici rendons un nouvel hommage au respect d’Épicure pour le fait évident, mais blâmons l’explication qu’il donne de la cause. N’est-ce pas en effet le comble de l’absurdité, de croire que cette pointe, qu’à l’aide de nos doigts nous ne pouvons tirer, est extraite par ces petits corpuscules ?

Ne sommes-nous pas déjà convaincus qu’il existe dans chacun des êtres une faculté par laquelle ils tirent la qualité propre, l’un plus, l’autre moins[6] ? Ou bien apporterons-nous encore à l’appui de notre raisonnement l’exemple du blé ? Ceux qui nient absolument l’attraction d’un objet par un autre paraîtront, je pense, plus ignorants des choses de la nature que les laboureurs. La première fois que j’entendis conter le fait, je fus étonné et je voulus moi-même en être témoin. Ensuite, l’expérience ayant confirmé le récit, j’en cherchai longtemps la cause dans tous les systèmes, sans en trouver aucune qui fût seulement vraisemblable, toutes étant ridicules et évidemment fausses, excepté celle qui donne la priorité à l’attraction. Voici le fait : En Asie, les laboureurs qui des champs transportent à la ville le blé dans des chariots, s’ils veulent en soustraire sans risque d’être découverts, placent, après le vol, parmi les tas de blé des vases d’argile remplis d’eau. Le blé, attirant à lui l’humidité à travers l’argile, augmente de volume et de poids, sans que ce changement se trahisse aux yeux, à moins qu’instruit d’avance on n’observe plus attentivement. Cependant, placez ce même vase sous un soleil ardent, vous n’apercevrez chaque jour qu’une diminution très-peu sensible. Ainsi donc le blé possède à un plus haut degré que la chaleur si puissante du soleil la faculté d’attirer à lui l’humidité voisine. C’est donc un pur enfantillage de prétendre qu’il y a transport vers les particules ténues de l’air ambiant, surtout lorsqu’il est très-échauffé, puisque cet air, beaucoup plus ténu que le blé, n’absorbe pas la dixième partie de l’humidité qui pénètre dans ce blé.

Chapitre xv. — Que la séparation de l’urine d’avec le sang se fait en vertu de la faculté attractive des reins, et non pas par l’impulsion des veines ou par une espèce de filtrage.


Après ces discussions frivoles, que nous avons entamées non pas volontairement, mais forcés, comme dit le proverbe, d’être fous avec les fous, revenons à la sécrétion de l’urine, et là, oubliant les vaines allégations d’Asclépiade, cherchons, avec ceux qui sont convaincus que l’urine est filtrée par les reins, quel est le mode d’action de ces organes ? Car nécessairement ou l’urine se porte spontanément aux reins, pensant que cela est préférable, comme nous quand nous descendons au forum ; ou bien, si cette explication est impossible, il faut trouver quelque autre cause de ce transport. Quelle est cette cause ? Si nous n’accordons pas aux reins une faculté attractive de l’urine, comme Hippocrate le pensait[7], nous ne trouvons aucune autre cause plausible. En effet, si l’urine ne se porte pas spontanément aux reins, il faut que ceux-ci l’attirent, ou que les veines la charrient, cela est évident pour tout le monde. Si les veines en se contractant poussent en avant, elles introduisent dans les reins non pas l’urine seulement, mais avec elle tout le sang qu’elles contiennent. Reste l’attraction des reins, si cette dernière explication est impossible, comme nous le démontrerons.

Comment donc cela (c’est-à-dire le mouvement d’impulsion des veines) est-il impossible ? La situation des reins s’y oppose. En effet les reins ne sont pas placés sous la veine cave comme le sont, par rapport aux superfluités de l’encéphale, les conduits du nez et du palais, conduits semblables à des cribles ; ils sont placés de chaque côté de cette veine. Et cependant si les reins, comme les cribles, laissent passer promptement la partie ténue et complètement séreuse et retiennent la partie plus épaisse, il faut que tout le sang contenu dans la veine cave aille à eux de même que tout le vin est poussé dans la chausse. L’exemple du lait réduit en fromage éclaircira ma pensée. Ce lait, déposé tout entier dans les éclisses, ne filtre cependant pas tout entier, la portion assez ténue pour passer à travers les intervalles des joncs tombe en bas, et c’est ce qu’on appelle le sérum (petit-lait). L’autre partie épaisse qui doit être le fromage, ne pouvant passer par les trous de l’éclisse, ne s’échappe pas. Si donc le sérum du sang doit être filtré par les reins de la même façon, il faut que tout le sang aille aux reins et non pas qu’une partie y aille tandis que l’autre n’irait pas. Or que nous montre la dissection ? C’est qu’une portion de la veine cave remonte au cœur [à partir du foie], tandis que l’autre s’appuie au rachis sur lequel elle s’étend jusqu’aux membres abdominaux. Ainsi l’une n’approche même pas des reins, l’autre en approche, mais ne s’y insère pas. Or si le sang avait dû s’y purifier comme dans des cribles, il aurait fallu qu’il s’y portàt tout entier et qu’ensuite la portion ténue fût précipitée en bas, tandis que la portion épaisse aurait été retenue en haut. Dans la réalité il n’en est pas ainsi, car les reins sont situés de chaque côté de la veine cave. Ils ne filtrent donc pas comme des cribles l’urine qu’amènerait cette veine, n’ayant eux-mêmes aucune faculté [qui réponde à cet effet] ; mais ils l’attirent évidemment. C’est la question qui reste encore à résoudre.

Comment donc l’attirent-ils ? Si, comme le pense Épicure, toutes les attractions se font par les rebondissements et les entrelacements des atomes, il est réellement préférable de dire que les reins n’attirent aucunement ; car l’examen d’une pareille théorie montrerait qu’elle est bien plus ridicule que nous ne la trouvions tout à l’heure à propos de la pierre d’aimant. L’attraction s’opère donc comme le veut Hippocrate. Nous allons en parler plus explicitement dans la suite de la discussion ; notre but actuel n’étant pas d’éclaircir ce point, mais de prouver qu’il n’y a de cause possible de la sécrétion de l’urine que l’attraction des reins, et que l’attraction ne s’opère pas comme le supposent ceux qui ne reconnaissent à la nature aucune faculté propre ; car s’il est accordé qu’il existe effectivement dans les corps soumis aux lois de la nature une puissance attractive, chercher à expliquer autrement la distribution de l’aliment serait de l’enfantillage.

Chapitre xvi. — Violentes attaques contre Erasistrate, qui n’a pas même voulu, en traitant de la sécrétion de l’urine, prononcer le mot attraction, de peur de passer pour avoir partagé une opinion d’Hippocrate. — Erasistrate est aussi lâche en gardant le silence qu’Asclépiade est menteur impudent en niant l’évidence.


Érasistrate, qui a longuement réfuté certaines opinions stupides, a, je ne sais pourquoi, entièrement négligé celle d’Hippocrate relative à la sécrétion de l’urine, ne daignant seulement pas la mentionner, comme il l’a cependant fait en traitant de la déglutition. Du reste dans ce livre il se borne à prononcer le mot attraction, lorsqu’il écrit cette phrase « Il n’existe, ce semble, aucune attraction de la part de l’estomac. » Mais, en parlant de la distribution de l’aliment, il ne rappelle même pas par une syllabe l’opinion d’Hippocrate.

Cependant il nous eût suffi qu’Erasistrate eût écrit : « Hippocrate (Épid. VI, vi, 1) se trompe en disant : Les chairs attirent de l’intérieur de l’estomac et du dehors ; car elles ne pourraient pas attirer de l’estomac ni du dehors. » Ou si Érasistrate avait encore écrit qu’Hippocrate avait eu tort de dire, en accusant de faiblesse le col de l’utérus : « Son orifice ne peut attirer le sperme. » Si enfin Érasistrate eût daigné écrire quelque autre proposition analogue, alors nous, pour prendre la défensive, nous lui aurions dit : Illustre champion, n’imitez pas un rhéteur qui attaque sans prouver ; avancez quelque accusation contre le dogme, afin que nous vous convainquions que vous réfutez mal l’ancienne croyance, ou que nous vous fassions changer nous-même d’opinion, si vous êtes inexactement informé. Mais que parlé-je de rhéteur ? Quand on voit des rhéteurs tourner surtout en dérision les arguments qu’ils ne peuvent détruire, sans chercher même à les réfuter, jugerons-nous que c’est là le devoir d’un rhéteur ? Ce devoir consiste à donner des raisons vraisemblables. Mais parler sans raisons vraisemblables, c’est le fait d’un bouffon, non d’un rhéteur. Ainsi donc la rhétorique et la logique sont étrangères à la réfutation que donne Érasistrate dans son ouvrage Sur la déglutition. Que dit-il en effet ? « Il n’existe, ce semble, aucune attraction de la part de l’estomac. » Répondons-lui avec la même forme d’argumentation. « Il n’existe, ce semble, aucune contraction de l’œsophage. » Comment cela ne semble-t-il pas, objectera peut-être un de ses disciples ? Quand on dit que les parties supérieures de l’œsophage se contractent, que les parties inférieures se dilatent, cela n’indique-t-il pas une contraction ? A notre tour, dirons-nous, comment ne voyez-vous pas l’attraction qu’exerce l’estomac ? Cette dilatation constante des parties inférieures de l’œsophage, quand a lieu la contraction des parties supérieures, n’est-elle pas la marque de l’attraction ? S’il revient au bon sens et reconnaît que le fait apparent ne prouve pas plus en faveur de l’une des opinions que de l’autre, mais s’applique à toutes deux également, nous lui montrerons ainsi le droit chemin qui mène à la découverte de la vérité ; mais nous reparlerons bientôt de l’estomac.

La distribution de l’aliment n’a aucun besoin [pour être expliquée] de la théorie du remplacement de ce qui est évacué (horreur du vide ; cf. II, i), une fois que la faculté attractive est accordée aux reins. Cette faculté, bien qu’il en connût évidemment l’existence, Érasistrate ne l’a ni mentionnée, ni réfutée ; il n’a manifesté d’aucune façon son opinion sur la sécrétion de l’urine. Pourquoi, ayant annoncé au début de son ouvrage Sur l’ensemble des choses qu’il traitera des opérations naturelles, expose-t-il d’abord leur nombre, leur mode d’action, dans quels lieux elles s’exercent, tandis qu’il se contente, au sujet de la sécrétion de l’urine, de déclarer qu’elle s’opère par les reins, sans dire comment elle s’opère ? À propos de la coction il nous apprend sans profit comment elle s’opère, et il se consume en détails inutiles sur la sécrétion de la superfluité bilieuse ; il aurait, en effet, suffi d’énoncer les parties par lesquelles s’opèrent ces fonctions, sans exposer comment elles s’opèrent. Mais il aurait pu dire en parlant de la sécrétion des reins non-seulement par quels organes, mais de quelle façon elle s’opère, comme il l’a fait, je pense, pour la distribution de l’aliment. En effet, pour cette dernière, il ne s’est pas borné à dire qu’elle s’effectue par les veines, il a encore expliqué comment elle s’effectue, c’est-à-dire il l’a expliquée par la théorie du remplacement de ce qui est évacué. Mais, quant à la sécrétion de l’urine, il écrit qu’elle se fait par les reins, sans ajouter comment elle s’opère ; en effet, il n’y avait pas ici, je pense, à parler de la théorie du remplacement de ce qui est évacué. À ce compte-là, personne jamais ne mourrait d’une rétention d’urine, puisqu’il ne pourrait s’en amasser au delà de ce qui est évacué. Si aucune autre cause ne vient s’ajouter, et si l’afflux de l’urine est réglé par le seul rapport avec l’évacuation, jamais cet afflux ne doit excéder l’évacuation. Mais il n’avait pas à invoquer une autre cause vraisemblable, comme la compression de l’estomac pour la distribution de l’aliment. Cette cause, pour le sang contenu dans la veine cave, manque entièrement ; non-seulement la longueur de la distance la rend impossible, mais encore le cœur superposé lui enlève, à chaque fois qu’il se dilate avec force, une quantité de sang non petite. Pour les parties inférieures de la veine cave le principe du remplacement de ce qui est évacué demeure encore stérile et privé d’arguments spécieux, le fait des rétentions d’urine mortelles et aussi la position des reins lui enlevant sa vraisemblance. En effet, si tout le sang se portait aux reins, on aurait raison de dire que tout le sang s’y purifie. Comme ce n’est pas tout le sang, mais uniquement la portion du sang contenue dans les veines aboutissant aux reins qui s’y déverse, cette portion seule sera purifiée ; la partie séreuse et ténue du sang traversera les reins comme un crible ; la partie sanguine et épaisse demeurant dans les veines fera obstacle à un nouvel afflux de sang ; ce sang sera donc forcé de rétrograder vers la veine cave et ainsi de vider les veines qui aboutissent aux reins ; ces veines ne charrieront plus une seconde fois aux reins un sang impur, car étant occupées par le premier afflux du sang, il n’y reste aucun chemin libre. Quelle est donc la faculté qui ramènera des reins le sang purifié ? Quelle faculté s’emparant de ce sang le contraindra de descendre à la partie inférieure de la veine cave et défendra au nouveau flux de sang venu d’en haut de s’écarter sans avoir traversé les reins ?

Érasistrate, qui voyait toutes les difficultés de ces questions et qui comprenait qu’une seule opinion, celle de l’attraction, satisfaisait l’esprit sous tous les rapports, ne voulant ni affronter ces difficultés, ni répéter une opinion d’Hippocrate, a jugé préférable de garder le silence sur la manière dont s’effectue la sécrétion. Mais s’il a gardé le silence, nous ne le garderons pas. Car nous savons qu’il n’est pas possible de laisser de côté la doctrine d’Hippocrate et de venir ensuite parler autrement que lui de l’action des reins, sans être complètement ridicule.

Pour cette raison Érasistrate a gardé le silence, Asclépiade a menti ; ils ont imité ces esclaves habituellement babillards et qui ayant maintes fois fait excuser leurs escapades, grâce à leur insigne subtilité, sont un jour pris en flagrant délit de vol, et ne trouvent plus aucune excuse. L’un d’eux, le plus timide, garde le silence comme frappé de stupeur ; l’autre, plus impudent, cache sous son aisselle l’objet réclamé et jure qu’il ne l’a jamais vu. De même Asclépiade, manquant des arguments d’un esprit subtil et ne pouvant plus recourir ici au transport vers la partie ténue de l’air, ni expliquer que la superfluité est engendrée par les reins comme la bile l’est par les conduits du foie ; sans exciter un fou rire, atteste par un mensonge manifeste que l’urine n’arrive pas aux reins, mais que sous forme de vapeur, elle s’accumule immédiatement de l’estomac dans la vessie. De ces deux hommes donc, aussi étonnés que les esclaves surpris en flagrant délit de vol, l’un a gardé le silence, l’autre a menti effrontément.


Chapitre iv. — Réfutation des opinions émises par les sectateurs d’Asclépiade et d’Érasistrate, ainsi que par Lycus le Macédonien sur la sécrétion de l’urine.


Parmi les modernes, ceux qui se sont honorés du nom de ces médecins, en s’intitulant disciples d’Érasistrate et d’Asclépiade, ont fait comme ces esclaves introduits par l’excellent Ménandre dans ses comédies, les Davus et les Géta, qui, dit-il, croient n’avoir rien fait de bon s’ils n’ont pas trompé trois fois leur maître. Ces médecins ont à loisir entassé d’effrontés sophismes, les uns pour prouver qu’on ne saurait convaincre Asclépiade de mensonge, les autres pour expliquer de travers les questions sur lesquelles Érasistrate s’est tu prudemment. Mais c’en est assez sur les disciples d’Asclépiade. Les disciples d’Érasistrate, s’efforçant d’expliquer comment les reins filtrent l’urine, font tous les efforts possibles et s’y prennent de toutes les façons dans le désir de trouver une cause vraisemblable qui ne soit pas l’attraction. Ceux qui ont vécu à une époque rapprochée d’Erasistrate disent que les parties supérieures aux reins prennent le sang pur, que la superfluité séreuse est entraînée par son poids et s’écoule par le bas, que ce sang filtré par les reins mêmes et par là devenu utile est envoyé dans toutes les parties inférieures aux reins.

Jusqu’à une certaine époque cette opinion a prévalu, elle a fleuri et elle a été réputée véritable. Plus tard elle a paru suspecte même aux disciples d’Érasistrate et ils ont fini par la répudier. Il semble qu’on demandait l’explication de deux points que personne ne concède et qu’il est impossible de démontrer. Le premier c’est la pesanteur de l’humeur séreuse qui se produit au commencement de la veine cave, pesanteur qui n’existait pas dans le principe, quand le sang se portait de l’estomac au foie. Pourquoi donc dans ces régions ne s’est-elle pas immédiatement précipitée ? Et comment s’imaginerait-on avoir raison de prétendre que l’humeur aqueuse contribue à la distribution de l’aliment si elle est aussi pesante ? En admettant, c’est la deuxième absurdité, que toute cette humeur soit précipitée et qu’elle ne se trouve plus dans une autre région que dans la veine cave, il est difficile ou plutôt impossible de dire comment elle tombera dans les reins, puisque les reins ne sont pas situés au bas de la veine, mais de chaque côté, que la veine ne s’insère pas sur eux, mais envoie à chacun d’eux seulement un rameau comme à toutes les autres parties. Comment fut remplacée cette doctrine, aujourd’hui condamnée ? Par une autre beaucoup plus absurde à mes yeux. Elle aussi fut quelque temps florissante. On a dit : versez à terre un mélange d’huile et d’eau, chaque liquide se frayera un chemin et s’écoulera, celui-ci d’un côté, celui-là de l’autre. Il n’y a donc rien d’étonnant, ajoute-t-on, que l’humeur aqueuse coule dans les reins tandis que la partie sanguine se porte en bas par la veine cave. Cette opinion aussi est maintenant condamnée. Pourquoi en effet au milieu de toutes les veines dérivées de la veine cave, le sang remplit-il toutes les autres, tandis que l’humeur séreuse se détourne dans celles qui vont aux reins ? on n’explique pas l’objet même de la question ; mais après avoir dit seulement ce qui a lieu, on pense avoir donné la cause.

Exposons maintenant la doctrine la plus détestable de toutes, imaginée par Lycus le Macédonien (car cette troisième opinion est pour le sauveur[8]) et accueillie avec faveur à cause de sa nouveauté. Ce Lycus, comme s’il proférait un oracle du fond d’un sanctuaire, déclare que l’urine est la superfluité de la nutrition des reins (cf. Utilité des parties, V, v ; t. I, p. 353). Mais tout ce que nous buvons se transforme en urine, à l’exception de ce qui s’en va par les déjections et se perd par les sueurs ou par une transpiration invisible ; c’est un fait rendu manifeste par la quantité de l’urine évacuée journellement. Cela peut se voir en hiver, surtout chez les gens qui occupent leurs loisirs à boire, et principalement si le vin est léger et coulant. Ces gens urinent promptement et à peu près autant qu’ils boivent. Érasistrate le savait. Cela est connu de ceux qui ont lu le premier livre Sur l’ensemble des choses. Ainsi évidemment l’opinion de Lycus n’est pas fondée ; elle s’écarte, cela est clair, de celle d’Érasistrate, de celle d’Asclépiade, et beaucoup plus encore de celle d’Hippocrate. Il ressemble, comme dit le proverbe, à un corbeau blanc qui ne peut se mêler avec les vrais corbeaux à cause de sa couleur, ni avec les colombes à cause de sa taille.

On ne doit cependant pas, pour cette raison, n’en tenir aucun compte. Peut-être a-t-il découvert quelque chose de surprenant qui jusqu’à lui n’a été connu de personne ? Nous accordons que toutes les parties nourries produisent une superfluité ; mais que les reins seuls, corps si petits, donnent parfois quatre coées (environ 13 litres) de superfluités, cela n’est ni avoué de personne, ni conforme à la raison. En effet, la superfluité de chacun des viscères plus grands doit être plus abondante. Par exemple celle du poumon, si elle était proportionnée à la grandeur du viscère, sera plusieurs fois plus considérable que celle des reins, en sorte que le thorax tout entier sera rempli et que l’animal sera bientôt suffoqué. Si l’on prétend que la superfluité est également engendrée dans chacune des autres parties, par quelles vessies, dira-t-on, peut-être, est-elle expulsée ? En effet, si chez les buveurs les reins produisent parfois trois ou quatre coées de superfluités, il s’en produira bien davantage dans chacun des autres viscères, et il faudra un tonneau énorme pour recevoir les superfluités de tous. Souvent, en effet, tout ce que boit une personne passe en urine, ou peu s’en faut, comme si toute la boisson était portée aux reins. Ainsi l’auteur de cette troisième explication erronée, loin d’obtenir un résultat, est immédiatement convaincu d’erreur, et la question reste encore comme dans le principe, insoluble pour Érasistrate et pour tous les autres ; elle n’est éclaircie que pour Hippocrate. C’est avec intention que j’insiste sur ce point, certain que personne n’a d’autre explication à donner de l’action des reins, certain aussi qu’on se montre nécessairement plus ignorant qu’un cuisinier en niant que l’urine passe à travers les reins, ou que si ce fait est reconnu, on ne peut attribuer qu’à l’attraction le principe de la sécrétion. Si le transport de l’urine n’a pas lieu en vertu du principe du remplacement de ce qui est évacué, il en est de même, évidemment, pour le sang et la bile. Et si l’on reconnaît ce rapport pour ces derniers, il existe aussi pour l’urine. Car, selon Érasistrate, le procédé doit être le même dans tous les cas. Mais nous reparlerons de ceci plus au long dans le prochain livre.





  1. Comme cet ouvrage contient l’exposition des doctrines physiologiques de Galien, j’ai réservé toute la discussion qui s’y rapporte pour mon Introduction générale ; et je ne mettrai ici, au bas des pages, que quelques notes indispensables. — Ce traité est altéré dans les éditions ; la traduction latine dérive au contraire d’un meilleur texte et cette traduction est à son tour confirmée par les leçons d’un manuscrit du XIIIe siècle que possède M. le marquis de Trivulce à Milan, et dont M. le docteur Müller a bien voulu m’envoyer les variantes. Je suis heureux de remercier ici M. de Trivulce pour la gracieuse obligeance qu’il a mise à me laisser étudier ce manuscrit pendant mon séjour à Milan, et M. Müller pour l’empressement et le soin qu’il a mis à le collationner. — Voy. dans mes Notices et extraits des manuscrits médicaux ; 1re partie : Angleterre, 1853, 8o, p. 44-47 et 229-233, la réfutation très-vive que Siméon Seth a faite de plusieurs opinions soutenues par Galien dans le traité Des facultés naturelles.
  2. Voy. Aristote, De anima, III, xii.
  3. Voy. particulièrement les Fragm. 3, 4 et 5 dans l’éd. de Schorn.
  4. C’est-à-dire que le froid et le chaud sont principalement actifs, tandis que le sec et l’humide sont principalement passifs.
  5. Voy. Utilité des parties, V, xiii ; t. I, p. 369.
  6. Cf. Util. des part., XIV, 11, p. 120 et XV, 5, p. 145. Cf. aussi IV, xiii.
  7. Je n’ai pas retrouvé le passage auquel Galien fait ici allusion. Je lis au contraire dans le traité Des lieux dans l’homme, § 8, « que les uretères filtrent l’urine » et dans le centon Sur la nature des os, t. I, p. 504, éd. Kuehn ; « que la boisson est comme filtrée par les reins » (ὥσπερ καὶ διὰ τῶν νεφρῶν διηθεῖται τὸ ὕδωρ). Or c’est précisément une opinion combattue par Galien dans ce chapitre même. Peut-être a-t-il raisonné par induction, car on trouve au commencement du IVe livre Des maladies une théorie générale sur l’attraction, mais non pas sur celle de l’urine en particulier.
  8. « Primus crater, ad sitim sumptus, Jovi Olympico ; secundus ad hilaritatem, heroibus ; tertius ad ebrietatem, Servatori seu Sospitatori, ut ab ebrietate vindicaret. Sic Galenus, confutatis jam duobus, Asclepiade et Erasistrato… errantibus, tertium Lycum difficillimum et pessimum aggressurus, tertium hunc vovet Jovi Servatori. » Sylvius dans ses Scholies sur le traité qui nous occupe ; Paris 1541, fol., p. 25