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Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (trad. Daremberg)/Tome II/VI/2

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Galien-Oeuvres anatomiques physiologiques et médicales (1856)
Traduction par Charles Victor Daremberg.
Baillière (IIp. 250-283).
LIVRE DEUXIÈME.


des facultés naturelles.


Chapitre premier. — Si c’est en vertu d’une faculté attractive que s’opère la sécrétion de l’urine, c’est aussi par un semblable procédé que s’opère la distribution de l’aliment (nutrition) et non par la théorie de l’horreur du vide comme le veut Érasistrate.


Il y a nécessité, nous venons de le démontrer dans le livre précédent, non-seulement pour Érasistrate, mais encore pour tous ceux qui veulent traiter utilement de la sécrétion de l’urine, de reconnaître qu’il existe dans les reins une certaine faculté qui attire à eux une qualité telle qu’on la trouve dans l’urine. Nous rappelions eu même temps que l’urine ne se porte pas dans la vessie en traversant les reins d’une autre façon que le sang dans toutes les parties de l’animal, et que la bile jaune n’est pas séparée par un autre procédé (cf. III, xii). En effet, après avoir démontré à propos d’un organe quelconque l’existence de la faculté qu’on appelle attractive ou épispastique, il n’y a plus aucune difficulté à l’admettre dans les autres organes. La nature n’a pas attribué une faculté semblable aux reins, sans l’attribuer aussi aux vaisseaux qui attirent l’humeur bilieuse. Et en l’accordant à ceux-ci, elle l’a également accordée à chacune des autres parties. Si cela est vrai, on doit s’étonner des assertions d’Érasistrate sur la distribution des aliments, assertions si fausses qu’elles n’ont pas même échappé à Asclépiade. Une vérité incontestable pour Érasistrate, c’est que, quand le sang coule hors des vaisseaux, il arrive de deux choses l’une : ou le lieu demeure subitement vide, ou une nouvelle colonne de sang succède immédiatement et va remplir la place vacante. Pour Asclépiade, il ne dit pas qu’une de ces deux choses doit arriver, il dit qu’une des trois choses suivantes doit nécessairement se passer dans les vaisseaux qui se vident : ou le lieu demeure subitement vide, ou une nouvelle colonne de sang succède, ou le vaisseau se contracte. En effet pour les roseaux et les tubes plongés dans l’eau, il est vrai de dire que l’air contenu dans leur cavité venant à être expulsé, ou le lieu demeure subitement vide, ou une nouvelle colonne d’air suivant, vient remplir sa place. Il n’en est pas ainsi des veines dont la tunique peut s’affaisser sur elle-même et par conséquent effacer en retombant la cavité interne. Ainsi il y a erreur, je ne dirai certes pas dans la démonstration, mais dans l’hypothèse d’Érasistrate relative au remplacement de ce qui est évacué. D’un autre côté, fût-elle vraie, cette hypothèse est inutile, l’estomac pouvant agir par compression sur les veines, comme Érasistrate lui-même l’admettait, et les veines pouvant à leur tour se contracter sur leur contenu et le pousser en avant. En effet, outre les autres inconvénients de cette hypothèse, il n’y aurait pas dans le corps surabondance de sang (pléthore) si la distribution ne s’opérait que par le remplacement de la matière évacuée. Si donc la compression exercée par l’estomac s’affaiblit en avançant et ne peut se prolonger à travers tout le corps, et s’il est, en conséquence, besoin d’une autre opération pour l’envoi du sang dans toutes les parties, la théorie du remplacement de ce qui est évacué a été imaginée nécessairement. Mais il n’y aura pléthore dans aucune des parties situées après le foie, ou si cette pléthore existe, ce sera dans le cœur et dans le poumon, car le cœur seul entre les parties situées après le foie, attire l’aliment dans sa cavité droite, puis par la veine artérielle (artère pulmonaire ; cf. Util, des part., VI, vii, t. I, p. 400) l’envoie au poumon. Érasistrate lui-même veut qu’aucune des autres parties ne soit nourrie par le cœur à cause des épipliyses membraneuses (valvules. — Cf. Utilité des parties, VI, x-xi). Si pour concevoir la pléthore nous maintenons jusqu’au bout la force de la compression opérée dans l’estomac, nous n’avons plus besoin de la théorie du remplacement de ce qui est évacué, surtout si nous tenons compte de la contraction des veines qu’Érasistrate se plaît aussi à reconnaître.


Chapitre ii. — Ce n’est ni par la vaporisation, ni par l’horreur du vide que s’explique la sécrétion de l’urine. Ce n’est pas non plus en vertu de sa ténuité que la bile jaune se sécrète. Ce chapitre est encore dirigé contre Érasistrate et ses sectateurs.


Il faut en revenir aux reins, même contre le gré d’Érasistrate, et montrer en eux la preuve éclatante de l’erreur de ceux qui rejettent l’attraction. Personne en effet n’a avancé une autre assertion vraisemblable ; personne, comme nous le démontrions précédemment, ne peut en aucune façon imaginer une autre raison de la sécrétion de l’urine ; on ne saura manquer de paraître fou, si l’on prétend que l’urine passe dans la vessie sous forme de vapeur, ou impudent, si on allègue ici la théorie du remplacement de ce qui est évacué, théorie si ridicule quand il s’agit du sang, impossible et absolument sotte quand il s’agit de l’urine. C’est là l’une des erreurs de ceux qui rejettent l’attraction. Une autre se rapporte à la séparation de la bile jaune. En effet là non plus le passage du sang devant les orifices des conduits cholédoques ne permettrait pas une sécrétion bien exacte de la superfluité bilieuse. Eh bien, disent-ils, supprimons la sécrétion et que cette bile remonte avec le sang dans toutes les parties de l’animal (cf. Util, des parties, V, iv, t. I, p. 348). Mais, ô mortels très-habiles, Érasistrate lui-même, tout en reconnaissant que la nature se montre prévoyante et industrieuse, disait néanmoins que l’humeur bilieuse est complètement inutile pour les animaux. Ces deux propositions ne s’accordent pas l’une avec l’autre. Comment en effet la nature témoignerait-elle de sa sollicitude pour l’animal en permettant qu’une humeur aussi nuisible circulât avec le sang ?

Mais cela est peu de chose. Voici où réside l’erreur capitale et manifeste de ces gens.

Si c’est uniquement parce que le sang est plus épais, et la bile jaune plus ténue ; parce que les orifices des veines sont plus larges et ceux des vaisseaux cholédoques plus étroits ; si c’est pour cela, dis-je, que la bile s’ajuste aux vaisseaux et aux orifices plus étroits, et le sang aux vaisseaux et aux orifices plus larges, il est évident que la superfluité aqueuse et séreuse s’introduira d’autant plus promptement dans les vaisseaux cholédoques qu’elle est plus ténue que la bile. Comment donc n’y pénètre-t-elle pas ? Est-ce parce que l’urine est plus épaisse que la bile ? C’est ce qu’a osé dire un de mes contemporains, sectateur d’Érasistrate, en rejetant le témoignage de ses sens auxquels il s’était fié relativement à la bile et au sang. En effet, si nous devons réputer plus ténue la bile parce qu’elle coule plus vite que le sang ou qu’elle traverse plus rapidement soit un linge neuf ou usé, soit un crible, et si la superfluité séreuse les traverse encore plus promptement que la bile, ces faits nous montrent que cette dernière humeur est plus épaisse que l’humeur aqueuse ; car il n’y a pas de raisonnement qui puisse démontrer que la bile est plus ténue que les superfluités séreuses. Si vous résistez ainsi opiniâtrément, si vous refusez effrontément de vous avouer vaincu, vous ressemblez à ces ignorants qui, renversés par des lutteurs habiles, et couchés à terre étendus sur le dos, loin de reconnaître leur défaite, saisissent au cou leurs adversaires et se considèrent comme vainqueurs parce qu’ils ne lâchent pas prise.


Chapitre iii. — L’hypothèse des conduits imaginée par Érasistrate ne rend compte de rien. — Pour expliquer la génération et l’accouchement il faut de toute nécessité admettre une faculté attractive et une faculté expulsive. — Différences entre les œuvres des artistes et celles de la nature ; entre l’accroissement des êtres organisés et la construction des objets inanimés.


Toute hypothèse qui suppose des conduits [petits ou grands] pour expliquer les fonctions naturelles, est donc une pure plaisanterie. En effet si, dès le principe, la nature n’attribuait à chacun des organes une faculté naturelle, les animaux ne pourraient pas subsister, je ne dis pas un si grand nombre d’années, mais même un petit nombre de jours. Si nous les laissons privés de direction, si nous les déclarons créés sans art et sans prévoyance, régis par les seules impulsions de la matière, aucune faculté, aucune absolument, n’attirant ce qui convient, aucune ne repoussant ce qui est contraire, aucune ne transformant et ne faisant adhérer l’aliment, ne serions-nous pas ridicules en venant discourir sur les fonctions naturelles, et bien plus encore sur les fonctions psychiques et sur la vie en général ? Il ne serait possible à aucun des animaux, ni de vivre ni de subsister pendant le temps le plus court, si, renfermant en lui des parties si nombreuses et si différentes, il ne possédait pas des facultés pour attirer les choses appropriées, pour séparer les choses contraires, pour transformer les aliments. Et si nous avons ces facultés, il n’est plus besoin de conduits petits ou grands admis par une hypothèse non démontrée pour la sécrétion de l’urine et de la bile, ni d’une situation favorable des parties ; or c’est seulement en ce dernier point où Érasistrate a fait preuve de bon sens, en jugeant que toutes les parties du corps ont été avantageusement disposées et conformées par la nature. S’il eût été conséquent avec lui-même, quand il venait de qualifier d’industrieuse la nature qui, dès le principe, a disposé et conformé avantageusement les parties de l’animal, puis après une telle œuvre, pour ne rien omettre, l’a produit au jour, pourvu de facultés sans lesquelles il ne pourrait vivre, et après cela encore les a accrues peu à peu jusqu à leur grandeur convenable, comment pouvait-il avoir le courage de confier les fonctions naturelles à des conduits petits ou grands ou à d’autres hypothèses aussi ridicules ? Je ne puis me l’expliquer.

Cette nature qui conforme les parties et qui les accroît peu à peu, les pénètre absolument et complètement, car elle les nourrit, les conforme et les accroît non pas à l’extérieur seulement, mais dans leur totalité. Un Praxitèle, un Phidias ou quelque autre statuaire se bornent à former la matière extérieure, celle qu’on peut toucher ; quant à la partie profonde, ils la laissent privée d’ornements, brute, non travaillée et ne s’en occupent même pas, incapables qu’ils sont d’y pénétrer, d’y descendre et de toucher toutes les parties de la matière. Tel n’est pas le procédé de la nature. De toute particule d’os, de chair, de graisse, elle fait un os, de la chair, de la graisse et ainsi de chacun des autres organes ; car il n’est aucune partie qui ne soit touchée, finie et ornée par elle. Phidias n’a pu faire de l’ivoire ou de l’or avec de la cire, ni de la cire avec de l’or. Chacune de ces substances conserve son caractère primitif et ne fait que revêtir extérieurement la figure et la forme que lui donne l’artiste pour devenir une statue achevée. Mais la nature ne conserve à aucune substance sa forme première. Autrement toutes les parties de l’animal ne seraient autre chose que du sang qui dans la conception se mêle au sperme ; et en cela elles seraient, comme la cire, matière simple et à figure unique sur laquelle s’exerce l’artiste. Or aucune des parties de l’animal formée de cette substance (c’est-à-dire du sang) ne devient aussi rouge et aussi humide qu’elle. Ainsi, l’os, le cartilage, l’artère, la veine, le nerf, la graisse, la glande, la membrane, la moelle, bien que dénués de sang, ont été formés de sang.

Qui a transformé ce sang, qui l’a coagulé, qui l’a façonné ? C’est ce que je voudrais demander à Érasistrate. Il répondrait assurément que c’est la nature ou le sperme, et dans l’un et l’autre cas il dirait la même chose en employant des expressions différentes. En effet la substance qui était primitivement sperme, lorsqu’elle commence à engendrer et à conformer l’animal, devient une certaine nature. De même que Phidias possédait la puissance de son art, même avant de toucher la matière, et mettait cette puissance en œuvre à propos d’une matière (car toute faculté reste oisive si elle manque d’une matière convenable) ; de même le sperme possédait primitivement les facultés ; il n’empruntait pas ses fonctions à la matière, mais il les déployait à propos de la matière. De plus, si le sperme était noyé par un sang abondant, il se corromprait ; s’il en manquait entièrement, demeurant absolument oisif, il ne deviendrait pas une nature. Ainsi donc pour qu’il ne se corrompe pas et pour qu’il devienne une nature, de sperme qu’il était, il est nécessaire qu’une petite quantité de sang vienne se mêler à lui ; ou plutôt ce n’est pas une petite quantité qu’il faut dire, mais une quantité proportionnée à l’abondance du sperme. Qui donc mesure la quantité de l’afflux sanguin ? Qui empêche qu’il ne soit trop considérable ? Qui fait en sorte qu’il ne soit pas trop faible ? Quel est ce troisième surveillant de la génération auquel nous nous adresserons ici pour fournir au sperme une juste proportion de sang ? Que dirait Érasistrate interrogé sur ce point, s’il était encore en vie ? C’est le sperme, répondrait-il. Car le sperme est l’artiste comme Phidias dans son genre. Le sang, lui, remplace la cire. La cire ne saurait se tracer à elle-même sa propre mesure, c’est l’affaire de Phidias. Ainsi le sperme, comme un artiste, attirera à lui autant de sang qu’il en a besoin. Mais ici il faut faire attention et prendre garde d’attribuer à notre insu, au sperme, un raisonnement et une intelligence ; car alors nous n’en ferions plus du sperme, ni une nature ; ce serait déjà l’animal lui-même. Si nous maintenons ces deux points : l’attraction de la quantité convenable de sang et une certaine faculté sans raisonnement, nous dirons que comme la pierre d’aimant a la faculté d’attirer le fer, le sperme a celle d’attirer le sang. Nous sommes forcé ici encore, comme nous l’avons été déjà plusieurs fois précédemment, de reconnaître au sperme une certaine faculté attractive. Qu’était-ce que le sperme ? Le principe formateur de l’animal ; le sang menstruel en est la partie matérielle. Puis le principe lui-même usant de cette première faculté pour produire un des résultats qui doivent être opérés, il n’est pas possible qu’il soit privé de la faculté propre à ce résultat. Comment donc Érasistrate ne l’a-t-il pas connue, si la première fonction même du sperme consiste à attirer à lui une juste mesure de sang.

Il serait convenable que le sang fût si ténu et si vaporeux qu’étant attiré immédiatement dans toutes les parties du sperme sous forme de rosée, il ne conservât aucune trace de sa manière d’être. De cette manière le sperme le domptera facilement, se l’assimilera promptement et en fera sa nourriture. Ensuite il en attirera une seconde, une troisième quantité pour arriver par la nutrition à un poids, à une masse considérables. Aussi a-t-on encore imaginé la faculté altératrice qui n’est pas non plus citée par Érasistrate. Une troisième faculté apparaît, c’est la faculté configuratrice (plastique), en vertu de laquelle le sperme se revêt d’une membrane ténue comme une pellicule. C’est cette membrane qui, au rapport d’Hippocrate (De la nat. de l’enfant, § 3), se détacha de l’utérus d’une musicienne, au sixième jour de la conception ; elle avait l’aspect de la membrane d’un œuf. Ensuite se produisent toutes les circonstances décrites par Hippocrate dans son livre Sur la nature de l’enfant. Mais si chacune des parties demeurait aussi petite qu’elle était dans le principe, quel résultat se manifesterait ? Il faut donc que ces parties s’accroissent. Comment s’accroîtront-elles ? Elles se distendent en tous sens en même temps qu’elles se nourrissent. Rappelez-vous ce que j’ai dit précédemment (I, vii, p. 220) de la vessie que les enfants frottent en la gonflant et vous comprendrez mieux les remarques actuelles. Songez que le cœur est si petit dans le principe qu’il ne diffère en rien d’un grain de millet, ou si vous le voulez d’une fève, et cherchez comment il deviendrait aussi gros, si, tandis qu’il se distend en tous sens, il n’était nourri par une entière et exacte pénétration de l’aliment, comme nous démontrions tout à l’heure qu’était nourri le sperme. C’est un fait ignoré d’Érasistrate ; lui qui célèbre l’art de la nature, il pense que les animaux s’accroissent comme un tamis, une chaîne, une chausse, une corbeille qui grandissent par application à leur extrémité d’autres parties semblables à celles qui les ont constitués dès l’origine. Mais ceci n’est pas un accroissement, ô mortel habile, c’est une production. En effet le sac, le tamis, le vêtement, la maison, le bateau et tout autre objet continue à être produit tant qu’il n’a pas encore atteint la forme convenable en vue de laquelle il est créé par l’artiste. De quelle façon donc peuvent-ils s’accroître ? Lorsque la corbeille étant déjà achevée, c’est-à-dire lorsqu’elle a un fond, un orifice, un ventre pour ainsi dire, et les parties intermédiaires, elle s’agrandit dans tous les sens. Comment cette corbeille pourrait-elle s’accroître ? dira quelqu’un ; comment ? sinon en devenant tout d’un coup animal ou plante, car il n’y a d’accroissement que pour les êtres vivants. Vous pensez peut-être que la maison s’accroît pendant qu’on la bâtit, la corbeille pendant qu’on la tresse, et le vêtement pendant qu’on le tisse. Mais il n’en est pas ainsi. Car il n’y a d’accroissement que pour l’objet déjà achevé quant à sa forme. Le progrès de l’objet qui marche encore à l’achèvement de sa forme s’appelle non pas accroissement mais formation. En effet ce qui est, s’accroît ; ce qui n’est pas, devient.


Chapitre iv. — Érasistrate, si l’on en croit ses disciples, n’ignorait rien et connaissait à fond la doctrine des péripatéticiens ; mais les péripatéticiens savaient et croyaient ce que croyait et savait Hippocrate ; or les doctrines d’Hippocrate sur les qualités élémentaires et sur les facultés naturelles sont en opposition directe avec celles d’Érasistrate.


Ces distinctions sont inconnues d’Érasistrate qui n’ignorait rien, s’il faut en croire ses disciples ; car ils nous assurent qu’il avait eu un commerce fréquent avec les philosophes péripatéticiens. Tant qu’il célèbre la nature comme industrieuse, je reconnais aussi les opinions péripatéticiennes, mais je ne trouve chez lui absolument rien d’autre qui s’en rapproche. En effet, si l’on étudie les écrits d’Aristote et de Théophraste, on croirait y trouver les commentaires de la théorie d’Hippocrate sur le chaud, le froid, le sec, l’humide, sur leur action et leur réaction mutuelle, le chaud étant parmi ces qualités élémentaires le plus actif, et le froid venant après lui pour la puissance ; toutes ces considérations émises pour la première fois par Hippocrate sont répétées après lui par Aristote. Les corps nourris sont nourris dans toute leur substance, les corps mélangés sont mélangés intégralement, les corps altérés sont altérés intimement ; ce sont encore des considérations communes à Hippocrate et à Aristote. La coction est une altération et une transformation de l’aliment en la qualité propre du corps nourri ; la sanguification est une altération, la nutrition également ; l’accroissement s’opère par l’augmentation en tous sens du corps et par la nutrition ; l’altération est produite surtout par le chaud, et conséquemment aussi la nutrition, la coction et la formation de toutes les humeurs. De plus, dans les superfluités les qualités sont engendrées par la chaleur naturelle. Toutes ces considérations et bien d’autres encore sur les facultés précitées, sur la génération des maladies, sur la découverte des médicaments, Hippocrate le premier entre tous les médecins ou philosophes que nous connaissons, les a exactement présentées. Aristote après lui les a convenablement développées. Et cependant si toutes ces opinions sont adoptées, comme elles le sont effectivement par les péripatéticiens, tandis qu’aucune n’est approuvée par Érasistrate, que signifie aux yeux de ses disciples ce commerce du chef de leur doctrine avec les philosophes de cette secte ? Ils l’admirent comme un Dieu et regardent toutes ses assertions comme des vérités. S’il en est ainsi, il faut croire que les philosophes péripatéticiens se sont beaucoup écartés de la vérité puisque aucune des hypothèses d’Érasistrate n’a leur assentiment. Et cependant les disciples d’Érasistrate font valoir les rapports de leur maître avec ces hommes éclairés comme une espèce de noblesse pour sa doctrine de la nature.

Maintenant retournons la proposition que nous venons d’émettre : si les doctrines des péripatéticiens sont vraies, il n’y a rien de plus ridicule qu’Érasistrate. Je donne le choix à ses partisans eux-mêmes. Ils doivent combattre la première proposition ou la seconde. La première affirme qu’il n’y a aucune notion juste de la nature chez les péripatéticiens, la seconde qu’il n’y en a aucune chez Érasistrate. Mon rôle est de signaler l’antagonisme des opinions ; leur rôle à eux est de choisir. Mais jamais ils ne se départiront de leur admiration pour Érasistrate. Qu’ils ne parlent donc plus des philosophes péripatéticiens. Car au milieu de ces dogmes sur la génération et la mort des animaux, sur leur santé, leurs maladies, sur le traitement de ces maladies, nous ne trouvons qu’un point de commun entre Érasistrate et ces écrivains, c’est que la nature a toujours un but et ne fait rien en vain. D’ailleurs cette proposition, Érasistrate ne la maintient qu’en parole, en fait il la renverse à chaque instant. Ainsi, au dire d’Érasistrate, c’est inutilement que la nature a créé la rate, inutilement l’épiploon, inutilement les artères insérées sur les reins, bien que de toutes les artères engendrées par la grande artère (aorte), celles-ci soient à peu près les plus considérables, inutilement enfin beaucoup d’autres organes. Il faut, s’il ignore ces dispositions organiques, qu’il soit à peine plus habile qu’un cuisinier en fait de dissection. S’il connaît ces organes sans signaler leur utilité, c’est qu’évidemment il croit que, comme la rate, ils ont été créés inutilement.

Mais pourquoi discourir touchant des matières qui font partie du traité spécial que je dois écrire Sur l’utilité des parties ? Reprenons donc notre raisonnement, et après quelques mots encore au sujet des disciples d’Érasistrate, poursuivons notre sujet. Selon moi, ils semblent ne pas avoir lu les écrits d’Aristote ; ils ont entendu dire que ce philosophe est profondément versé dans l’étude de la nature, que les stoïciens marchent sur ses traces dans cette étude ; puis ayant découvert qu’une de ses opinions très-répandues lui est commune avec Érasistrate, ils ont imaginé un commerce d’Érasistrate avec les péripatéticiens. Mais pour prouver qu’Érasistrate ne partage aucunement les doctrines d’Aristote, il suffit de donner la liste de ses dogmes, dogmes proclamés par Hippocrate d’abord, puis par Aristote, en troisième lieu par les stoïciens avec une seule modification, c’est que pour eux les qualités sont des corps. Peut-être croient-ils qu’Érasistrate a beaucoup pratiqué les philosophes péripatéticiens pour apprendre la logique ; ils ne savent pas que ceux-ci n’ont jamais avancé de raisonnements erronés et dénués de conclusion, tandis que les écrits d’Érasistrate en sont remplis. On s’étonnerait donc et on s’expliquerait avec peine dans quelle intention Érasistrate s’est tellement écarté des dogmes d’Hippocrate, et pourquoi, enlevant aux conduits cholédoques du foie la faculté attractive (les reins nous ont déjà assez occupé — voy. I, xiii et suiv.), il invoque la situation favorable, l’étroitesse des conduits et un certain affluent où les veines charrient des portes du foie le sang impur, où les premiers conduits reçoivent la bile, tandis que les veines issues de la veine cave emportent le sang pur. S’il eût mentionné l’attraction, outre qu’il n’en résultait aucun inconvénient, il se fût délivré de mille autres sujets d’embarras.


Chapitre v. — Discussion d’un passage obscur d’Érasistrate sur la sécrétion de la bile.


Dans l’état actuel des choses, les disciples d’Érasistrate soutiennent une lutte assez vive, non pas seulement contre autrui, mais encore entre eux-mêmes ; ils ne peuvent s’entendre sur le sens de ce passage du premier livre De l’ensemble des choses, où le maître dit : « Comme [en marchant deux à deux], s’ouvrent au même lieu d’autres vaisseaux, ceux qui vont au canal cholédoque et ceux qui vont à la veine cave (v. sus-hépat.), il arrive que parmi les aliments venus de l’estomac, les parties étant en conformité avec chacun des orifices, passent dans chacun des vaisseaux, et que les unes se dirigent vers le canal cholédoque tandis que les autres achèvent de se rendre à la veine cave. » Que signifient ces mots : ouverture au même lieu qui se trouvent au commencement de la phrase ? c’est ce qu’il est difficile de dire. Par cette expression au même lieu, Érasistrate entend-il qu’à l’extrémité de la veine située à la partie concave du foie (veine porte) se rattachent deux autres extrémités vasculaires, celle de la veine située sur la convexité du foie (v. sus-hépatiques) et celle du conduit cholédoque ; ou bien faut-il comprendre autrement et supposer un lieu commun différent des trois vaisseaux, une sorte de réservoir rempli par la veine inférieure et se vidant dans les conduits cholédoques et dans les ramifications de la veine cave ? L’une et l’autre explication présentent beaucoup d’inconvénients, et si je m’arrêtais à les signaler, j’écrirais sans m’en apercevoir un traité sur Érasistrate au lieu d’achever l’exposition de mon sujet. Un inconvénient commun aux deux explications, c’est que tout le sang n’est pas purifié. Il doit en effet pénétrer dans le vaisseau cholédoque comme dans un crible au lieu de passer rapidement et de s’écouler dans le grand orifice, entraîné par le cours de la digestion. Sont-ce les seules difficultés insolubles contre lesquelles vient se heurter le raisonnement d’Érasistrate décidé à n’appliquer à rien la faculté attractive ? Ou du moins ici sa chute est-elle si violente et si manifeste qu’elle n’échappe pas même à l’œil d’un enfant ?


Chapitre vi. — Impossibilité d’expliquer la nutrition des nerfs dans la théorie d’Érasistrate. — Discussion incidente sur la question de savoir si les nerfs sont simples ou composés d’éléments différents. — Désaccord à ce sujet entre Érasistrate et ses disciples. — Dans le système d’Érasistrate, c’est la nature qui vient après les parties au lieu de leur être antécédente, comme cela doit être si la nature mérite l’épithète d’artiste qu’Érasistrate lui-même lui donne.


À l’examiner attentivement, la dissertation d’Érasistrate touchant la nutrition insérée dans le deuxième livre Sur l’ensemble des choses, n’évite pas ces mêmes difficultés. Car en admettant sa seule proposition sur le remplacement de ce qui est évacué, comme nous le démontrions précédemment (I, xvi), sa théorie n’était applicable qu’aux veines seules et au sang qu’elles renferment. En effet quand le sang s’écoule par leurs orifices et se dissipe, le lieu ne pouvant pas se vider d’un seul coup, ni les veines retomber sur elles-mêmes (c’était là le point omis), il fallait qu’une nouvelle colonne de sang survînt et remplît la place vide. Nos veines se nourriront ainsi en profitant du sang qu’elles renferment. Mais les nerfs, comment se nourriront-ils ? car ils ne renferment pas de sang. Il était facile de dire que c’est en attirant ce sang des veines. Mais Érasistrate ne le veut pas. Qu’imagine-t-il donc alors ? C’est que le nerf renferme en lui des veines et des artères et qu’il ressemble à une chaîne formée de trois tresses de nature différente. Il croyait que cette hypothèse le dispensait de recourir à l’attraction. En effet le nerf, s’il renferme en lui-même un vaisseau sanguin, n’a plus besoin que la veine réelle adjacente lui fournisse du dehors un autre sang ; ce vaisseau, perceptible seulement par le raisonnement, doit lui suffire pour la nutrition. Ici encore une difficulté semblable se présente. Ce petit vaisseau se nourrira bien lui-même ; mais pourra-t-il nourrir ce nerf simple qui est adjacent, ou l’artère, s’il n’existe en eux aucune attraction innée pour l’aliment ? Comment en vertu de la théorie du remplacement de ce qui est évacué le nerf simple pourrait-il encore attirer la nourriture comme le font les veines composées ? Le nerf, dit-il, renferme une cavité. Oui, mais elle est pleine de pneuma psychique et non pas de sang. Pour nous, nous avons besoin d’amener par le raisonnement la nourriture dans le vaisseau qui la renferme et non dans cette cavité, soit qu’il lui faille se nourrir seulement, soit qu’il lui faille encore s’accroître. Comment l’y amènerons-nous ? En effet, ce vaisseau simple est si petit, et chacun des autres canaux (artère et nerf simples) est si petit aussi, qu’en enfonçant une aiguille très-fine, on les divise tous les trois en même temps. Il ne saurait donc se former en lui un vide assez considérable pour être perceptible aux sens. Et pour le vide que conçoit la pensée, le remplacement continu de la matière évacuée n’est pas une nécessité.

Je voudrais ici encore demander à Érasistrate, à propos de ce petit nerf élémentaire, s’il est exactement un et continu, ou s’il est composé des petits corps qu’admettaient Épicure, Leucippe et Démocrite. En effet je vois les disciples d’Érasistrate divisés sur cette question. Les uns croient qu’il est un et continu ; autrement, ajoutent-ils, Érasistrate n’aurait pas dit de lui qu’il est simple. D’autres osent le diviser en parties élémentaires. Mais s’il est un et continu, ce qui s’échappera de lui, dans cet acte insensible que les médecins nomment perspiration insensible, n’y laissera aucun vide ; autrement, il serait non pas un corps mais plusieurs corps séparés par les espaces vides. S’il est formé de corps nombreux, nous revenons à Asclépiade, comme dit le proverbe, par la porte du jardin, en établissant qu’il y a certains éléments incohérents. Dans ce cas, la nature est convaincue d’inhabileté, car ce serait la conséquence nécessaire de pareils éléments. C’est donc une marque de complète ignorance que cette division des vaisseaux simples en de semblables éléments introduite par certains disciples d’Érasistrate.

À mes yeux il n’y a aucune différence [entre les deux manières de voir]. Dans les deux systèmes, le mode de nutrition est inexplicable. Quant à ces petits vaisseaux simples qui forment les nerfs grands et visibles, dans le système de ceux qui les considèrent comme continus, la théorie du remplacement de ce qui est évacué ne saurait être applicable, puisque aucun vide ne se produit dans un corps continu, y eût-il même écoulement, attendu que les parties qui restent se réunissent les unes aux autres, comme cela est visible pour l’eau, et recomposent un tout unique dans tous les sens, en prenant la place de la partie enlevée par la distribution. Il est encore inexplicable dans le système des autres, puisque aucun de ces éléments n’a besoin du remplacement de ce qui est évacué ; en effet, c’est seulement sur les corps visibles, et non sur les corps conçus par le raisonnement que s’exerce sa puissance, comme le déclare formellement Érasistrate lui-même, en répétant qu’il entend parler non de ce vide imperceptible disséminé dans les corps, mais de ce vide évident, sensible, continu, grand, manifeste, et autres épithètes qu’il vous plaira encore de lui donner. Érasistrate lui-même déclare qu’un corps visible formant un tout continu ne saurait devenir vide.

Pour moi, qui avais en abondance d’autres épithètes tendant à dire la même chose dans la question qui m’occupe actuellement, je les ai ajoutées à celles dont Érasistrate a fait usage. Je préfère, puisque nous en sommes sur ce sujet, venir en aide aux disciples d’Érasistrate et conseiller à ceux qui divisent un vaisseau, désigné comme un corps premier et simple par Érasistrate, en d’autres parties élémentaires, qu’ils abandonnent ce système, attendu que, sans aucune utilité, ils sont en dissentiment avec leur maître. Que cette hypothèse n’offre aucun avantage, cela a été démontré clairement. En effet, elle n’a pu échapper aux objections soulevées au sujet de la nutrition. Qu’elle ne soit pas non plus d’accord avec Érasistrate, en indiquant comme composé ce que celui-ci appelle simple et premier, et qu’elle supprime l’art de la nature, cela me paraît encore évident ; car si nous ne laissons pas à ces corps l’unité de substance, si nous descendons à cette théorie d’éléments incohérents et indivisibles, nous abolissons complètement l’industrie de la nature, comme le font tous les médecins et philosophes auxquels cette théorie sert de point de départ. En effet, d’après une semblable hypothèse, la nature est postérieure aux parties de l’animal, elle n’est pas antécédente. Or, conformer et créer appartient non pas à celui qui est le second, mais à celui qui est le premier dans le temps. Il faut donc admettre nécessairement que les facultés avec lesquelles la nature conforme, accroît et nourrit l’animal, existent en même temps que le sperme. Mais pour les corps incohérents et indivisibles, aucun ne renferme en lui une faculté conformatrice, ou augmentatrice, ou nutritive, en un mot une faculté plastique. Car aucun d’eux n’est impassible, ni immuable ; tandis qu’aucune des opérations précitées ne se produit sans changement ni altération, et sans un mélange intime, comme nous l’avons démontré précédemment (I, x) ; or c’est précisément cette nécessité qui a contraint les partisans de ces systèmes, pour maintenir les conséquences des éléments établis par eux, à déclarer que la nature est sans art. Ces notions, ce n’est pas de nous que les disciples d’Érasistrate auraient dû les apprendre, mais des philosophes eux-mêmes dont l’avis est qu’il convient particulièrement d’examiner d’abord les éléments de toutes les choses qui existent.

On ne saurait donc supposer raisonnablement qu’Érasistrate ait poussé l’ignorance jusqu’à ne pouvoir comprendre la conséquence de son système et qu’il ait à la fois posé la nature comme artiste, et divisé la matière en éléments impassibles, incohérents et immuables. Et cependant s’il veut bien accorder aux éléments l’altération, le changement, l’union et la continuité, ce vaisseau simple, comme il l’appelle, deviendra un et incomposé. La veine simple se nourrira d’elle-même. Le nerf et l’artère seront nourris ; mais comment et de quelle façon ? Dans un précédent passage de notre discussion (voy. p. 260 et suiv.), nous avons indiqué la dissidence qui existe entre les disciples d’Érasistrate, et nous avons démontré que dans les deux systèmes la nutrition de ces vaisseaux simples était impraticable. De plus, nous n’avons pas hésité à juger le différend et à rendre hommage à Érasistrate, en le plaçant dans le meilleur système.

Maintenant passons au système qui établit que ce nerf élémentaire est un, simple, continu en tous points à lui-même, et examinons comment il se nourrira. Nous n’y trouverons rien qui ne soit déjà commun à la doctrine d’Hippocrate. Je crois préférable d’instituer nos recherches sur des individus malades et considérablement amaigris. Car chez eux l’on voit nettement toutes les parties du corps atrophiées, amaigries et ayant besoin d’une juxtaposition de particules élémentaires et d’une réfection abondante. Le nerf aussi, ce nerf visible dont il a été question dès le principe, est devenu grêle et a besoin de nutrition. Or il renferme en lui beaucoup de parties, ces petits nerfs premiers et invisibles, quelques artères et quelques veines simples. Évidemment donc tous ces nerfs élémentaires sont eux-mêmes amaigris. Autrement l’ensemble du nerf ne le serait pas. De même encore le nerf entier ne saurait avoir besoin de nutrition, sans que chacun de ces petits nerfs en ait également besoin. Avec ce besoin de nutrition, si nous ne pouvons invoquer pour eux le principe du remplacement à cause des inconvénients précédemment énoncés et du décharnement actuel, comme je le montrerai, nous devons chercher une autre source de nutrition. Comment donc le sang succédant au sang évacué ne saurait-il nourrir l’individu arrivé à cet état d’amaigrissement, parce que la succession dans les choses continues est nécessairement proportionnée à l’écoulement. Cette proportion suffit à la nutrition chez les gens bien portants, car chez eux l’addition de l’aliment doit être égale à la perte par écoulement. Mais chez les personnes excessivement amaigries et ayant besoin d’une abondante réfection, si l’application de l’aliment n’était pas beaucoup plus considérable que le sang évacué, jamais elles ne pourraient reprendre leur premier embonpoint. Chez elles donc l’attraction devra être d’autant plus grande qu’elles auront besoin d’une plus grande réparation. Érasistrate ici ne s’aperçoit pas, je ne sais comment, qu’il place en premier lieu ce qui se produit en second. En effet, dit-il, comme chez les malades une juxtaposition abondante a lieu pour leur réfection, le remplacement successif du sang est également abondant. Mais comment la juxtaposition serait-elle considérable, si elle n’a été précédée d’une distribution copieuse de l’aliment ? S’il appelle distribution le parcours de l’aliment dans les veines, et s’il appelle l’introduction dans chacun de ces nerfs ou artères simples et invisibles, non pas distribution, mais succession, comme quelques-uns ont jugé bon de la nommer, quand ils disent ensuite que le trajet dans les veines se fait uniquement par remplacement du sang évacué, qu’on nous explique alors le transport du sang dans les vaisseaux conçus par la raison seulement. Que la théorie relative au remplacement ne puisse s’appliquer à ces vaisseaux, surtout dans les corps excessivement amaigris, c’est ce qui a été démontré. Que dit Érasistrate à l’égard de ces vaisseaux dans le second livre Sur l’ensemble des choses ? Sa phrase mérite d’être remarquée : « Dans les derniers vaisseaux simples, grêles et étroits, le sang vient des vaisseaux adjacents se juxtaposer dans les vides laissés par le départ des matières, l’aliment étant attiré et apporté par les parois des vaisseaux. » Dans cette phrase, j’approuve et j’admets d’abord le terme par les parois ; car si c’était par l’orifice même que le nerf simple recevait la nourriture, il ne pourrait pas la distribuer dans toute son étendue. En effet, ce nerf est consacré au pneuma psychique, mais il peut recevoir par les parois le sang de la veine simple adjacente. En second lieu, j’admets encore dans la phrase d’Érasistrate le mot qui précède l’expression par les parois. Que dit-il ? La nourriture est attirée par les parois des vaisseaux. Qu’elle soit attirée, nous en convenons aussi ; mais nous avons démontré précédemment que ce n’est pas par le procédé du remplacement de ce qui est évacué.

Chapitre vii. — L’attraction de l’aliment s’opère en vertu du même principe que l’attraction du fer par l’aimant.


Cherchons donc ensemble comment l’aliment est attiré. Comment, si ce n’est de la même façon que le fer est attiré par la pierre aimantée, laquelle possède une faculté attractive d’une qualité semblable à elle ? Si la distribution a pour point de départ la compression de l’estomac, si après cela tout l’aliment se transporte dans les veines qui se contractent et poussent en avant, et si chacune des parties nourries attire à elle ce sang, abandonnant la théorie du remplacement de ce qui est évacué comme peu séante à un homme qui a supposé la nature industrieuse, nous éviterons ainsi la contradiction d’Asclépiade, que nous ne pouvons résoudre. En effet, l’argument disjonctif employé pour la démonstration se compose, non pas de deux, mais en réalité de trois propositions. Si nous l’employons comme n’en renfermant que deux, il y aura un défaut dans les preuves de la démonstration ; si nous l’employons avec ses trois formes, le raisonnement manquera de conclusions. C’est ce que n’aurait pas dû ignorer Érasistrate, s’il avait eu, ne fût-ce qu’en songe, quelque rapport avec les philosophes péripatéticiens.


Chapitre viii. — Que c’est bien à tort qu’Érasistrate a négligé la génération des humeurs. — Discussion et réfutation de la théorie de l’hydropisie. — Ardent à réfuter les théories ridicules, Érasistrate n’ose pas s’attaquer à celles des grands auteurs ; c’est ainsi qu’il trouve inutile de s’enquérir si la bile existe dans les aliments, ou si elle prend naissance pendant la digestion, bien que cette recherche soit importante même pour ses opinions relatives à la production de certaines maladies. — Sentiment d’Hippocrate, d’Aristote et d’autres auteurs sur la génération des humeurs. — Importance de la question pour expliquer la cause des maladies qui se réduisent à quatre espèces principales : les chaudes, les froides, les sèches, les humides. — La régularité des fonctions tient au juste tempérament des qualités élémentaires et leur lésion à l’inégalité du mélange. — En résumé, les humeurs sont produites dans l’estomac et dans le sang et ne sont pas contenues dans les aliments.


Il en est de même de la génération des humeurs. N’ayant rien à en dire qui fût même médiocrement vraisemblable, Érasistrate pense que c’est folie d’étudier cette question, comme si de pareilles recherches étaient complétement inutiles. Mais, par Jupiter ! tandis qu’il est utile de savoir comment les aliments sont cuits dans l’estomac, serait-il superflu de savoir comment la bile est produite dans les veines ? Et faut-il s’occuper de son évacuation seulement et ne pas s’inquiéter de sa production ? Comme s’il ne valait pas bien mieux prévenir dès le principe une trop grande production de ces humeurs que d’avoir l’ennui de s’en débarrasser. Il est étonnant qu’on doute si c’est dans le corps qu’il faut placer la production de cette humeur, ou s’il faut dire qu’elle est immédiatement renfermée dans les aliments venant du dehors. Si ce doute est légitime, pourquoi ne pas rechercher aussi, à propos du sang, si c’est dans le corps qu’il prend naissance ou s’il est répandu dans les aliments, comme le prétendent ceux qui admettent l’hypothèse de l’homoïomérisme ? Et cependant il serait bien plus utile de rechercher quels sont, parmi les aliments, ceux qui sont en harmonie avec la fonction de la sanguification et ceux qui y sont contraires, que de chercher quels sont ceux qui sont aisément domptés par l’action de l’estomac, quels sont ceux qui résistent et qui luttent. En effet le choix de ceux-ci importe à la coction seulement ; le choix de ceux-là importe à la production d’un sang utile ; car ce n’est pas chose égale qu’un sang utile ne soit pas produit ou que la nourriture ne soit pas bien liquéfiée (chylifiée) dans l’estomac. Comment Érasistrate n’a-t-il pas honte, tandis qu’il détaille tous les mauvais succès de la coction, qu’il énumère et qu’il rapporte les circonstances où ils se produisent, de ne pas dire un mot, pas même une syllabe, sur les défauts de la sanguification. Pourtant on trouve dans les veines un sang épais ou ténu, plus rouge chez les uns, plus jaune chez les autres ; plus noir chez ceux-ci, plus chargé de phlegme chez ceux-là. Si l’on réfléchit encore que le sang est odorant, non pas d’une seule façon, mais en présentant des différences très-nombreuses, que le langage ne saurait retracer et que les sens distinguent très-nettement, on sera porté, je pense, à blâmer assez rigoureusement l’incurie d’Érasistrate, qui néglige des considérations si nécessaires aux œuvres de l’art.

Les erreurs évidentes où il tombe au sujet des hydropisies sont une conséquence logique de cette négligence. L’idée que c’est l’étroitesse des conduits qui empêche le sang de se porter bien en avant du foie, et que jamais l’hydropisie ne se produit dans une autre circonstance, ne trahit-elle pas la dernière incurie ? L’idée aussi que l’hydropisie ne provient pas d’un vice de la rate, ni de quelque autre partie, mais qu’elle est toujours produite par un squirrhe du foie, n’est-elle pas d’un homme peu réfléchi et insoucieux des faits journaliers (cf. Lieux affectés, VI, i) ? Nous avons déjà vu, non pas une fois, ni deux fois, mais très-souvent, des hydropisies résulter d’hémorrhoïdes chroniques supprimées ou d’un flux de sang qui, par un écoulement excessif, a amené l’homme au dernier degré de refroidissement. C’est ainsi encore que, chez les femmes, la cessation absolue du flux menstruel, ou qu’un écoulement excessif, causé par une hémorrhagie violente des matrices, ont provoqué l’hydropisie ; comme aussi, chez certaines femmes, le flux qui leur est particulier aboutit à cette affection. Ne parlons pas des hydropisies qui se produisent dans les flancs ou dans quelque autre partie favorable à leur production, et qui elles aussi démontrent nettement l’erreur de l’hypothèse d’Érasistrate, mais moins clairement que les hydropisies qui résultent d’un violent refroidissement de toute l’habitude du corps ; car c’est là la première cause de la naissance des hydropisies qui proviennent d’un vice de la sanguification, absolument comme la diarrhée résulte de la mauvaise coction des aliments. Avec de semblables hydropisies, on ne trouve cependant de squirrhe ni dans le foie, ni dans aucune autre partie. Mais le savant Érasistrate, plein de mépris et de dédain pour des questions que n’ont méprisées ni Hippocrate, ni Dioclès, ni Praxagore, ni Philistion, ni même aucun des philosophes les plus estimés, Platon, Aristote, Théophraste, passe sous silence des fonctions entières, les négligeant comme un sujet mesquin et sans intérêt pour l’art, et ne daignant pas discuter l’opinion de tous ces hommes illustres, qui prétendent que le chaud, le froid, le sec et l’humide ; par leur action exercée ou subie, régissent les parties du corps de tous les animaux, et que parmi eux le chaud est l’agent le plus influent sur les autres fonctions et principalement sur la production des humeurs. Ne lui en voulons pas de ne pas céder à l’autorité de tant d’hommes célèbres et de s’imaginer qu’il en sait davantage ; mais qu’il ne daigne pas réfuter ni même mentionner un dogme aussi fameux, cela montre un orgueil singulier.

Au reste, bien qu’Érasistrate se montre excessivement faible et médiocre dans toutes ses réfutations, il attaque à grand bruit, dans le livre Sur la coction, ceux qui croient que les aliments se pourrissent ; dans le livre Sur la distribution, ceux qui croient que le sang des veines est distribué à cause du voisinage des artères ; dans le livre Sur la respiration, ceux qui prétendent que l’air est chassé en tous sens. Il n’hésite pas non plus à réfuter ceux qui croient que l’urine passe dans la vessie sous forme de vapeur, et ceux qui pensent que la boisson est portée au poumon. C’est ainsi que, choisissant partout les opinions les plus détestables, il se complaît à les réfuter longuement. Mais quand il s’agit de la production du sang, laquelle n’importe pas moins que la chylification des aliments dans l’estomac, il n’a daigné réfuter aucun des anciens auteurs ; il n’a pas osé proposer lui-même une autre opinion, lui qui, au début de ses dissertations générales sur toutes les fonctions naturelles, promet d’expliquer comment elles s’opèrent et par quelles parties de l’animal. Est-ce que si la faculté qui préside à la coction des aliments perd de sa force, l’animal aura une mauvaise coction, tandis que la faculté qui transforme en sang les aliments cuits ne serait absolument sujette à aucune affection, et que seule cette faculté serait invulnérable et exempte de toute altération ? Ou bien cet affaiblissement même produira-t-il quelque autre résultat que l’hydropisie ? Il est donc évident que si Érasistrate, dans d’autres cas, n’a pas hésité à réfuter les opinions les plus misérables, tandis que dans cette occasion il n’ose ni réfuter les écrivains antérieurs, ni avancer lui-même quelque opinion nouvelle, c’est qu’il reconnaît l’erreur de son système.

Que pourrait dire à propos du sang un homme qui ne fait servir à rien, dans ses explications, la chaleur naturelle ? Que peut-il dire de la bile jaune, ou noire, ou du phlegme ? Sans doute, par Jupiter ! qu’il est possible que la bile, mêlée aux aliments, soit introduite immédiatement du dehors. Voici les termes mêmes qu’il emploie à ce sujet : « Qu’une semblable humeur prenne naissance dans l’estomac pendant l’élaboration de la nourriture, ou qu’elle soit déjà mêlée, unie aux aliments introduits du dehors, ces recherches n’offrent aucune utilité pour l’art de guérir. » Et cependant, ô illustre mortel, tu dis que l’animal doit se débarrasser de cette humeur, et qu’elle le tourmente beaucoup si elle n’est pas évacuée. Comment donc, admettant qu’elle ne produit rien de bon, oses-tu taxer d’inutiles pour l’art médical des recherches sur la production de cette humeur ? Eh bien, supposons qu’elle soit renfermée dans les aliments et non pas exactement sécrétée dans le foie, car tu regardes ces deux choses comme possibles : cependant il n’importe pas médiocrement, dans ce cas, que les aliments ingérés renferment peu ou beaucoup de bile. En effet, les premiers n’offrent aucun danger ; ceux qui contiennent beaucoup de bile, cette bile ne pouvant être convenablement purifiée dans le foie, seront la cause d’affections nombreuses et particulièrement de l’ictère, affections qui proviennent, selon Érasistrate, d’une bile abondante. Comment donc ne serait-il pas très-nécessaire pour le médecin de connaître d’abord que la bile est contenue dans les aliments introduits du dehors ; en second lieu, par exemple, que la bette en renferme beaucoup, le pain très-peu, l’huile beaucoup, le vin très-peu, et chacun des autres aliments une quantité inégale ? Comment ne serait-il pas très-ridicule celui qui choisit volontairement les aliments où se trouve beaucoup de bile au lieu de prendre les aliments contraires ? Mais quoi ! si la bile n’est pas renfermée dans les aliments, mais prend naissance dans les corps des animaux, n’est-il pas utile aussi de savoir quel est l’état du corps où il se produit le plus de bile, quel est celui où il s’en produit le moins ? Car nous pouvons toujours altérer, changer, modifier en mieux les mauvaises dispositions du corps. Mais si nous ignorons en quoi elles sont mauvaises et jusqu’à quel point elles s’écartent de l’état normal, comment pourrions-nous les améliorer ?

Il n’est donc pas inutile pour l’art de guérir, comme le prétend Érasistrate, de savoir la vérité elle-même sur la production de la bile. Cependant il n’est pas non plus impossible, et ce n’est pas une question obscure, de découvrir que si le miel se change et se tourne en bile, ce n’est pas parce qu’il renferme en lui-même beaucoup de bile jaune, mais parce qu’il se transforme dans le corps. En effet, le miel serait amer au goût, si, quand on l’introduit dans la bouche, il renfermait de la bile, et il engendrerait chez tous les hommes une égale quantité de bile. Or il n’en est pas ainsi. Chez les personnes arrivées à la force de l’âge, un peu chaudes naturellement et menant une vie laborieuse, tout le miel se change en bile. Au contraire, il est très-favorable aux vieillards, attendu qu’il se transforme chez eux, non en bile, mais en sang. Érasistrate, outre qu’il ne sait rien de cela, montre peu de sagacité dans la division de son discours, en prétendant qu’il est sans utilité pour l’art de guérir de rechercher si c’est dans les aliments que la bile est contenue tout d’abord, ou si elle naît pendant leur élaboration dans l’estomac. Il aurait dû, certes, ajouter quelque détail sur sa production dans le foie et les veines, les anciens médecins et les anciens philosophes ayant déclaré que la bile était engendrée avec le sang dans ces organes. Mais quand dès le début on s’est égaré et détourné de la voie droite, on s’amuse nécessairement à de pareils bavardages, et de plus on néglige les recherches concernant les choses les plus nécessaires à l’art.

J’aurais donc du plaisir, arrivé à ce point du discours, à demander à ceux qui prétendent qu’Érasistrate pratiquait beaucoup les philosophes péripatéticiens, s’ils connaissent ce qui a été dit et démontré par Aristote, touchant le mélange dans nos corps du chaud, du froid, du sec et de l’humide ; s’ils savent que, suivant lui, le chaud est parmi ces quatre qualités élémentaires l’agent le plus puissant, que ceux des animaux qui sont naturellement plus chauds sont nécessairement des animaux pourvus de sang, et que ceux qui sont naturellement plus froids sont nécessairement des animaux privés de sang, lesquels conséquemment, pendant l’hiver, restent couchés, inactifs, sans mouvement, étendus dans des cavernes comme des cadavres.

Il a été parlé de la couleur du sang non-seulement par Aristote mais encore par Platon[1]. Pour nous maintenant, comme nous l’avons déjà dit précédemment, notre but n’est pas d’exposer ce que les anciens ont si bien démontré ; nous ne pourrions surpasser ces grands écrivains, ni par la pensée, ni par l’expression ; mais les assertions qu’ils ont laissées sans démonstration, comme évidentes par elles-mêmes et ne supposant pas qu’il se trouverait des sophistes assez dépravés pour en méconnaître la vérité, ou encore les questions entièrement omises par eux, voilà ce que nous jugeons convenable d’approfondir et de démontrer. Quant à la génération des humeurs, je ne sais si l’on peut ajouter quelque chose de plus sensé à ce qu’en ont dit Hippocrate, Aristote, Praxagore, Philotime, et beaucoup d’autres anciens. Ils ont démontré en effet que l’aliment étant altéré dans les veines par la chaleur naturelle, le sang est produit par une chaleur modérée, tandis que les autres humeurs sont engendrées par une chaleur disproportionnée. Or tous les faits s’accordent avec cette assertion. En effet, parmi les aliments, ceux qui sont naturellement plus chauds sont plus chargés de bile ; ceux qui sont plus froids contiennent plus de phlegme. De même pour les âges, les plus chauds naturellement engendrent plus de bile, les plus froids engendrent plus de phlegme. De même encore pour les habitudes de la vie, les régions, les saisons, et avant tout les natures mêmes, les plus froides, produisent plus de phlegme, les plus chaudes, plus de bile. Parmi les affections aussi, les froides proviennent du phlegme, les chaudes, de la bile jaune. En un mot, on ne peut absolument rien découvrir qui ne confirme la justesse de cette assertion. Comment en serait-il autrement ? En effet, chaque partie agissant d’une certaine façon en vertu du mélange des quatre qualités, la lésion de ces qualités doit nécessairement entraîner l’abolition complète ou la gêne d’une action, et conséquemmentdans l’animal un état de maladie, soit général, soit partiel.

Les maladies premières et les plus génériques sont au nombre de quatre ; elles sont caractérisées par la chaleur, le froid, la sécheresse, l’humidité ; c’est un fait qu’Erasistrate lui-même reconnaît à son insu. Ainsi quand il dit que dans la fièvre la coction des aliments s’opère moins bien, non parce que la juste mesure de la chaleur est détruite, comme le supposaient les anciens, mais parce que l’estomac, lésé dans son action, ne saurait également embrasser et broyer les aliments, on pourrait lui demander justement par quoi l’action de l’estomac est lésée. Supposons chez une personne un bubon résultant d’un choc ; avant que la fièvre se déclare, la coction de l’animal ne s’opérera pas plus mal ; car aucun de ces deux symptômes, ni le bubon, ni la plaie ne suffiraient pour gêner et compromettre la fonction de l’estomac. Que la fièvre survienne, à l’instant la coction s’opère plus mal, à l’instant aussi nous disons, et avec raison, que l’action de l’estomac est lésée. Mais par quoi est-elle lésée ? C’est là ce qu’il faut ajouter au raisonnement. En effet, la plaie non plus que le bubon n’étaient capables de la léser. Autrement ils l’auraient lésée même avant que la fièvre survînt. Si la lésion n’est pas produite par eux, il est évident que c’est par l’excès de la chaleur. Car deux symptômes se sont surajoutés au bubon, l’altération du mouvement dans les artères et le cœur, et l’excès de la chaleur naturelle : l’altération du mouvement non-seulement ne nuira pas à l’action de l’estomac, mais encore elle y aidera chez les animaux chez lesquels Érasistrate suppose que la coction est notablement favorisée par le pneuma qui tombe à travers les artères dans l’estomac ; il ne reste donc que l’excès seul de chaleur pour expliquer la lésion de la fonction de l’estomac. Le pneuma s’y introduira alors avec plus de rapidité, de continuité et d’abondance qu’auparavant. Ainsi, sous ce rapport, les animaux chez lesquels la coction s’opère bien par le pneuma, auront une coction meilleure ; il ne reste donc que l’excès de la chaleur comme cause du trouble de leur digestion. Dire qu’il existe dans le pneuma une propriété servant à la coction, laquelle est anéantie dans la fièvre, c’est avouer une absurdité d’une autre manière ; car si on demande encore par quoi le pneuma a été altéré, on ne pourra rien répondre, sinon que c’est par suite d’une chaleur contre nature, surtout quand il s’agit du pneuma de l’estomac. En effet, ce pneuma n’approche en aucun cas du bubon.

Mais pourquoi citer les animaux chez lesquels la propriété du pneuma a une grande action, quand je puis m’autoriser des hommes chez lesquels son action est nulle, ou tout à fait faible et petite. Que dans la fièvre la coction se fasse mal, Érasistrate lui-même le reconnaît, et pour en donner la cause il dit que l’action de l’estomac est lésée. Il ne peut invoquer d’autre cause de la lésion que l’excès de la chaleur. Or, si la chaleur contre nature nuit à l’action, non pas accidentellement, mais par l’effet de sa substance et de sa force, elle doit être rangée dans les affections premières ; cependant l’on ne saurait ranger parmi les affections premières la chaleur excessive, si l’action (la fonction) n’est pas produite par un juste tempérament. En effet, le mauvais tempérament ne peut devenir cause des affections premières que par suite de la destruction du juste tempérament ; car si c’est de lui qu’émanent les fonctions, sa perte doit entraîner nécessairement les lésions premières de ces fonctions. Ainsi donc, que pour Érasistrate lui-même le juste tempérament du chaud soit la cause des actions, cela, je pense, est suffisamment démontré aux yeux de ceux qui savent déduire les conséquences. Ce principe posé, il n’y a plus aucune difficulté à dire que pour chaque fonction le meilleur état résulte d’un juste tempérament, et le pire état d’un mauvais tempérament. Conséquemment, s’il en est ainsi, il faut croire que le sang est le produit de la chaleur modérée, et la bile jaune celui de la chaleur en excès. C’est ainsi encore que les âges chauds, les pays chauds, les saisons chaudes de l’année, les constitutions saisonnières chaudes et encore les tempéraments chauds des individus, les régimes chauds, les habitudes et les maladies chaudes ; c’est ainsi que tout cela nous paraît avec raison engendrer plus de bile.

Pour douter si c’est dans le corps que cette humeur prend naissance ou si elle est renfermée dans les aliments, il faut n’avoir pas remarqué que même chez les personnes qui jouissent d’une santé parfaite, s’il leur arrive, forcées par quelque circonstance, de ne pas prendre leur repas habituel, la bouche devient amère, les urines bilieuses, l’estomac irrité ; il faut, pour ainsi dire, ne faire que d’arriver dans ce monde et ne pas avoir vu encore ce qui s’y passe. Qui ne sait qu’une chose trop cuite devient d’abord plus salée et ensuite plus amère ? Le miel lui-même, le plus doux de tous les aliments, si vous le faites cuire beaucoup, vous le rendez très-amer. En effet, le miel tient de la nature une qualité que la cuisson communique aux autres aliments qui ne sont pas chauds naturellement. C’est pour cela qu’en cuisant il ne devient pas plus doux ; car, tout ce qu’il lui fallait de chaleur pour devenir doux existe précisément, dès l’origine, au dedans de lui-même. Ainsi la chaleur externe, utile aux aliments chez qui elle fait [naturellement] défaut, devient pour le miel préjudiciable et excessive. C’est pour cela que la cuisson le rend amer plus vite que les autres substances. C’est pour cela encore que chez les individus naturellement chauds et dans l’âge viril, le miel est prompt à se transformer en bile. Chaud lui-même et introduit dans un corps chaud, il arrive rapidement à un tempérament excessif et ne tarde pas à devenir de la bile et non du sang. Il faut donc dans l’homme un tempérament froid et un âge froid pour que le miel y contracte la nature du sang. Ainsi Hippocrate (Régime dans les maladies aiguës, § 15 et 16) ne donnait pas un conseil hors de propos quand il disait que le miel ne convient pas aux personnes naturellement bilieuses, parce qu’elles sont d’un tempérament trop chaud. C’est ainsi que le miel est mauvais dans les affections bilieuses, et au contraire bon pour les vieillards, au rapport non-seulement d’Hippocrate, mais encore de tous les médecins qui ont découvert dans la nature même du miel la puissance qu’elle manifeste, ou qui l’ont trouvée par l’expérience seule. En effet, les médecins empiriques n’ont observé aucun autre fait que ceux-ci : le miel est bon pour le vieillard, il ne l’est pas pour le jeune homme ; il est nuisible à l’individu naturellement bilieux, utile à celui qui a du phlegme. De même pour les affections, il est contraire dans les bilieuses et bon dans celles où le phlegme domine. En un mot, dans les corps chauds par nature ou par maladie, par l’âge ou par la saison, par la contrée ou par le genre de vie, le miel engendre la bile ; il engendre le sang dans les conditions contraires. Or le même aliment ne saurait chez les uns engendrer la bile, chez les autres engendrer le sang, si ce n’était pas dans le corps que s’accomplit la génération de ces humeurs. Si chacun des aliments contenait en lui-même et par lui-même la bile, au lieu de l’engendrer en se transformant dans le corps des animaux, il l’engendrerait également dans tous les corps, et l’aliment ayant un goût amer, produirait la bile, je pense, tandis que l’aliment doux et bon n’engendrerait pas de lui-même la plus petite parcelle de bile. Et cependant ce n’est pas seulement le miel, mais encore tout aliment doux qui, dans les corps chauds, par une des causes quelconques énoncées tout à l’heure, se transforme rapidement en bile. Cette question, je n’avais pas l’intention de l’aborder ; la suite du raisonnement m’a seule entraîné à en parler. Ce sujet a été traité longuement par Aristote et Praxagore[2], qui ont très-bien expliqué l’opinion d’Hippocrate et de Platon.

Chapitre ix. — Que la recherche de la cause de l’altération des fonctions est utile pour le traitement des maladies ; réfutation de l’opinion contraire d’Érasistrate. — Des qualités apparentes et virtuelles des humeurs. — Combinaison ou conjugaison de ces qualités. — Tempérament de la bile noire et de ses effets ; nécessité pour le médecin de savoir quelle est sa puissance dans le corps et de connaître l’organe qui la sécrète. — Comparaison de la génération ou séparation des humeurs avec les produits de la fermentation. — De la bile jaune, de la bile noire et du phlegme (cf. Util. des parties, V, iv, t. I, p. 343, 344, 347-8). — Galien n’a voulu donner que ce résumé de la doctrine des anciens. — Mention spéciale de la division des humeurs par Praxagore.


Ce que j’ai dit à ce sujet doit donc être regardé moins comme une démonstration que comme une marque de l’obstination de ceux qui ont une opinion différente et qui méconnaissent les faits journaliers sur lesquels tout le monde est d’accord. Quant à la démonstration scientifique, il faut la tirer des principes que nous avons posés en commençant, lorsque nous déclarions (I, iii) que l’action exercée et subie réciproquement par les corps dépend du chaud, du froid, du sec et de l’humide, et que si les veines, le foie, les artères, le cœur, l’estomac ou quelque autre partie exercent une action quelconque, on est forcé par d’invincibles nécessités de reconnaître que cette action existe dans l’organe en vertu d’un certain mélange des quatre qualités. En effet pourquoi l’estomac se contracte-t-il sur les aliments ? pourquoi les veines engendrent-elles le sang ? C’est ce que je voudrais apprendre des disciples d’Érasistrate, car savoir seulement que l’estomac se contracte n’est pas suffisant en soi-même si nous en ignorons la cause. C’est à cette seule condition-là, je pense, que nous pouvons redresser les erreurs. Nous ne nous inquiétons pas, disent-ils, et nous ne nous embarrassons pas de semblables causes, car elles sont au-dessus du médecin et concernent le physicien. Que ferez-vous ? Réfuterez-vous celui qui prétend que le juste tempérament selon la nature est la cause de l’action de chacun des organes, qui signale déjà comme maladie le mauvais tempérament et lui attribue indispensablement la lésion de l’action. Ou bien vous rendrez-vous aux démonstrations des anciens ? ou bien prendrez-vous un troisième parti moyen, et ne voulant ni vous rendre nécessairement à leurs raisonnements comme à l’expression de la vérité, ni les discuter comme faux, vous poserez-vous tout d’un coup en sceptiques et en pyrrhoniens ? Cependant si vous le faites, vous devez vous proclamer au moins empiriques ; nous devons, nous, défendre l’expérience ; Comment en effet trouverez-vous les traitements si vous ignorez la nature de chacune des affections ? Pourquoi, dès le principe, ne vous êtes-vous pas appelés empiriques ? et pourquoi nous avez-vous embarrassés en annonçant que vous étudiiez les fonctions naturelles en vue du traitement ? En effet si l’estomac est incapable — de se contracter et de broyer, comment, ignorant la cause de sa faiblesse, le ramènerons-nous à son état naturel ? Pour moi je dis : si l’estomac est trop chaud, il faut le refroidir, s’il est refroidi, il faut le réchauffer. De même s’il est trop sec, il faut le rendre humide, et s’il est trop humide, le rendre sec. De plus en combinant les qualités deux à deux, si l’estomac est devenu à la fois plus chaud et plus sec que dans l’état naturel, le point capital pour la guérison est à la fois de le refroidir et de le rendre humide. À l’inverse, s’il est devenu en même temps plus froid et plus humide, il faut à la fois l’échauffer et le dessécher, et de même dans les autres combinaisons. Mais que feront les disciples d’Érasistrate prétendant qu’on ne peut absolument rechercher les causes des fonctions ? L’avantage qu’on tire des recherches sur les fonctions, c’est, quand on connaît les causes des mauvais tempéraments, de les ramener à l’état naturel, puisque la connaissance seule de l’action de chacun des organes n’est pas le point important pour le traitement.

Érasistrate me paraît encore ignorer ce point : c’est que si quelque affection vient à léser dans le corps la fonction, non pas accidentellement mais primitivement et par soi-même, cette affection même est la maladie. Comment donc pourra-t-il diagnostiquer et traiter les maladies, s’il ignore absolument leur nature, leur nombre et leurs qualités ? Pour l’estomac, Érasistrate a daigné chercher comment les aliments y sont cuits. Comment n’a-t-il pas recherché quelle est la cause première et capitale de cette coction ? Pour les veines et le sang, comment a-t-il oublié même cela ? Ni Hippocrate, ni aucun des autres philosophes ou médecins cités un peu plus haut, n’ont mérité un pareil oubli. Ils affirment que dans chaque animal la chaleur tempérée et modérément humide qui lui est naturelle engendre le sang, et conséquemment, disent-ils, le sang est une humeur virtuellement chaude et humide comme la bile jaune est chaude et sèche, bien qu’elle paraisse très-humide car pour eux il y a une distinction entre ce qui est humide en apparence et ce qui est virtuellement humide. Qui ne sait que la saumure et l’eau de mer conservent les viandes et les garantissent de la corruption, tandis que toute eau potable les corrompt et les gâte rapidement ? Qui ne sait que la présence dans l’estomac d’une bile jaune abondante provoque une soif inextinguible, et que cette bile étant vomie la soif disparaît plus vite que si nous avions bu abondamment ? C’est donc avec raison qu’on dit de cette humeur qu’elle est virtuellement chaude et sèche, et du phlegme qu’il est froid et humide. Hippocrate[3] et les autres anciens en ont cité des preuves convaincantes. Prodicus dans son traité Sur la nature de l’homme, appelle phlegme, du verbe πεφλέχθαι, ce qu’il y a dans les humeurs de brûlé et de trop cuit. Il emploie le mot dans un autre sens, mais pour le fond il pense comme les autres. Platon[4] nous entretient en détail de la signification nouvelle que Prodicus attribue aux mots. Ainsi ce que tout le monde appelle phlegme et qui est blanc de couleur, Prodicus le nomme mucus (βλέννα). Cette humeur est froide et humide et s’amasse chez les vieillards et les individus refroidis par une cause quelconque. Personne, pas même un fou, ne la désignerait autrement que comme une humeur froide et humide. Il existerait donc une humeur chaude et humide, une autre chaude et sèche, une autre humide et froide, mais il n’y en aurait pas qui soit virtuellement froide et sèche, et cette quatrième combinaison de tempérament qui se rencontrerait partout ne se trouverait pas dans les humeurs seules ? Cependant la bile noire est une humeur de ce genre ; les médecins et les philosophes éclairés sont d’avis qu’elle affecte particulièrement, pour se montrer, l’automne entre les saisons, et entre les divers âges, celui qui suit l’âge viril. De même ils désignent comme froids et secs certains régimes, pays, températures et maladies. Ils ne pensent pas en effet que la nature soit défectueuse en oubliant cette seule combinaison ; ils croient que celle-ci comme les autres est partout répandue.

Je voudrais pouvoir ici encore demander à Érasistrate si l’industrieuse nature n’a créé aucun organe purificateur d’une semblable humeur ; si tandis que pour l’urine il existe deux organes de sécrétion, un autre pour la bile jaune assez important, cette humeur, plus pernicieuse que les précédentes, circule toujours dans les veines mêlée au sang. Pourtant la dyssenterie, selon Hippocrate (Aph. IV, 24), est mortelle si elle est produite par la bile noire. Celle qui est produite par la bile jaune n’est pas toujours mortelle, la plupart en réchappent ; ce qui prouve que la bile noire a une action plus pernicieuse et plus mordante que la bile jaune. Érasistrate n’a-t-il lu aucun des ouvrages d’Hippocrate, pas même son traité Sur la nature de l’homme, pour négliger avec tant d’insouciance les recherches sur les humeurs ? ou bien, s’il les connaît, omet-il volontairement la plus belle conception de l’art ? Il devait donc s’abstenir de parler de la rate et ne pas prétendre impudemment que l’industrieuse nature avait créé sans but un organe si considérable. Et pourtant ce n’est pas seulement Hippocrate et Platon (Timée, p. 72 c), hommes qui ne le cèdent aucunement à Érasistrate en connaissance de la nature, qui affirment que ce viscère est un des organes purificateurs du sang ; c’est une foule innombrable de médecins et de philosophes anciens. Eh bien, le magnanime Érasistrate, faisant semblant de mépriser tous ces hommes, ne les a pas réfutés ; il n’a pas même mentionné leur opinion. Cependant chez toutes les personnes dont la santé est florissante, dit Hippocrate (Lieux dans l’homme, § 24), la rate devient petite ; tous les médecins, appuyés sur l’expérience, reconnaissent ce fait. Au contraire, quand cet organe vient à grossir et à suppurer intérieurement, le corps s’amaigrit et devient cacochyme. C’est un fait reconnu non-seulement par Hippocrate (Des eaux, des airs et des lieux ; § 7), mais par Platon (Timée, p. 72 c), par beaucoup d’autres encore et par les médecins empiriques. Les ictères résultant d’un mauvais état de la rate sont plus noires et les cicatrices des ulcères sont noires. En un mot, quand la rate attire à elle moins d’humeur noire qu’il ne convient, le sang n’est pas purifié, et tout le corps prend une mauvaise couleur. Quand attire-t-elle une quantité insuffisante d’humeur ? Évidemment quand elle est mal disposée ? De même que la fonction d’attirer l’urine qui existe dans les reins s’exécute mal si les reins sont malades, de même si la rate qui naturellement possède la faculté innée d’attirer la bile noire devient malade, nécessairement sa faculté s’exerce mal et il en résulte un sang plus épais et plus noir. Toutes ces notions, si utiles pour le diagnostic et le traitement des maladies, Érasistrate saute par-dessus complétement, et il feint le dédain pour des hommes si illustres, lui qui, loin de mépriser les moins recommandables adversaires, contredit toujours avec chaleur les opinions les plus ridicules. Cela prouve que n’ayant rien à répondre aux démonstrations des anciens auteurs sur les fonctions et les utilités de la rate, et ne trouvant lui-même aucune idée nouvelle, il s’est décidé à n’attribuer aucune fonction à la rate. Pour nous, nous avons démontré d’abord par les causes qui régissent toutes choses, chez les êtres animés, je veux dire par le chaud, le froid, le sec et l’humide, en second lieu par des faits évidents, qu’il doit exister dans le corps une humeur froide et sèche. Ensuite, après avoir rappelé aussi brièvement que possible, en citant les démonstrations des anciens, que cette humeur est la bile noire et que le viscère qui la purifie est la rate (cf. Util. des parties, IV, iv ; t. I, p. 319), nous arrivons à ce qu’il nous reste à dire du sujet actuel.

Que nous reste-t-il à dire sinon à expliquer ce que les anciens entendent et démontrent touchant la génération des humeurs. Un exemple éclaircira mieux la chose : imaginez un vin doux exprimé récemment des grappes, fermentant et altéré par sa chaleur naturelle ; puis ce changement produisant deux superfluités, l’une plus légère et plus semblable à l’air, l’autre plus lourde et plus semblable à la terre ; supposez que l’on nomme, je crois, la première fleur, la seconde lie, vous pouvez comparer sans vous tromper la bile jaune à l’une de ces substances et la bile noire à l’autre, ces deux humeurs n’ayant pas, quand l’animal est dans son état naturel, l’aspect qu’elles trahissent souvent quand cette économie est troublée. Dans ces cas la bile jaune devient vitelline. C’est ainsi qu’on la nomme, parce qu’elle ressemble par la couleur et l’épaisseur au jaune d’œuf. La bile noire devient, elle aussi, bien plus pernicieuse qu’elle n’était dans l’état naturel. Cette humeur n’a pas reçu de nom spécial. Quelques-uns l’appellent mordicante ou acide, parce qu’elle devient âcre comme du vinaigre, qu’elle mordille le corps de l’animal et de la terre, si elle y est répandue, et qu’elle excite une sorte de fermentation et de bouillonnement, d’où jaillissent des bulles d’air quand une nouvelle cause de corruption vient s’ajouter à l’humeur noire telle qu’elle est dans son état naturel. La plupart des anciens médecins, ce me semble, appellent humeur noire et non pas bile noire la partie même de l’humeur dans son état naturel qui passe par les selles et souvent flotte à la surface dans le vase ; ils nomment bile noire la partie qui par la combustion et la corruption a pris la qualité acide. Du reste il ne faut pas discuter sur les termes, mais savoir que telle est la réalité.

Dans la génération du sang, toute la partie épaisse et terreuse de la nature des aliments qui, apportée avec la nourriture, ne subit pas convenablement l’altération produite par la chaleur innée, est attirée par la rate. La partie des aliments cuite pour ainsi dire et brûlée (que ce soit la partie la plus chaude et la plus douce, comme le miel et la graisse), transformée en bile jaune, est purifiée par les vaisseaux dits vaisseaux cholédoques. Celle-ci est ténue, humide et fluide, différente de celle qui, excessivement cuite, devient d’un jaune ardent, ignée, épaisse et semblable au jaune d’œuf ; car cet état est contre nature, tandis que le premier est conforme à la nature. De même pour l’humeur noire, celle qui n’excite pas encore un bouillonnement et une fermentation spéciale sur la terre, est dans son état naturel ; celle qui a pris une apparence et une puissance telles est déjà contre nature, la combustion causée par la chaleur en excès lui ayant communiqué de l’âcreté et l’ayant transformée en une sorte de cendre. C’est ainsi que la lie brûlée diffère de la lie non brûlée. La première est assez chaude pour brûler, liquéfier et corrompre la chair. On voit des médecins employer l’autre, celle qui n’est pas encore brûlée, dans les cas où l’on emploie la terre dite terre à potier, et les autres substances propres à sécher et à refroidir en même temps.

Cette bile vitelline prend souvent l’aspect de la bile jaune ainsi brûlée, quand elle aussi (c’est-à-dire la bile vitelline) a été cuite pour ainsi dire par une chaleur ardente. Pour toutes les autres espèces de biles, les unes résultent du mélange de celles que nous avons citées, les autres sont comme des acheminements à la génération de ces humeurs et à leur transformation mutuelle. Elles diffèrent, en ce que les unes sont simples et exemptes de mélanges, tandis que les autres sont mélangées avec certaines sérosités. Or toutes les sérosités des humeurs sont des superfluités, et le corps de l’animal a besoin d’en être exempt. L’humeur épaisse et l’humeur légère, signalées plus haut, sont utiles à l’animal. Le sang est purifié par la rate et par la vésicule du foie ; et il se dépose des unes et des autres humeurs tout ce qui, eu égard à la quantité et à la qualité, en se répandant dans le corps, y eût causé quelque désordre. En effet, la partie très-épaisse, terreuse et entièrement soustraite au changement qui s’opère dans le foie, est attirée par la rate. L’autre partie, médiocrement épaisse, après s’y être élaborée, est portée dans tous les sens. En effet, le sang a besoin d’une certaine épaisseur dans plusieurs parties de l’animal, comme il a aussi besoin, je pense, des fibres qu’il charrie. Platon (Timée, p. 82 c-d) a parlé de leur utilité. Nous en parlerons aussi dans le traité où nous exposerons les utilités des parties. Le sang a également besoin de l’humeur jaune, non encore arrivée au dernier degré de combustion. Nous dirons aussi, dans le même traité (V, iv), ce qu’elle doit être [pour être utile] et quelle est son espèce d’utilité, eu égard au sang.

La nature n’a créé aucun organe purificateur du phlegme, parce qu’il est froid et humide et semblable à un aliment demi-cuit dans l’estomac. Une telle humeur n’a donc pas besoin d’être évacuée, mais d’être altérée en séjournant dans le corps. Quant à la superfluité qui découle de l’encéphale, on la nommerait peut-être avec raison, non pas phlegme, mais mucus et coryza, comme on la nomme en réalité. D’ailleurs nous expliquerons dans l’ouvrage Sur les utilités des parties (VIII, vi-viii) comment la nature a convenablement pourvu à l’évacuation de cette humeur. Nous dirons encore dans ce traité (V, iv) quel est l’expédient imaginé par la nature pour l’évacuation rapide et complète du phlegme qui se forme dans l’estomac et les intestins. Quant au phlegme qui circule dans les veines, comme il est utile aux animaux, il n’a pas besoin d’être évacué.

Ici il faut remarquer et savoir que si, dans chaque espèce de bile, il y a chez les animaux une partie utile et selon la nature, une partie inutile et contre nature, de même pour le phlegme, toute la partie douce est utile et naturelle chez l’animal, tandis que la partie devenue salée et acide est pour la partie acide complétement incuite, et pourrie pour la partie salée. Quand nous disons que le phlegme est entièrement incuit, il s’agit de la seconde coction qui s’opère dans les veines ; il n’est pas question de la première, celle de l’estomac ; car il n’y aurait pas primitivement d’humeur, s’il avait aussi échappé à cette première coction.

Il me suffit d’avoir rappelé ce qu’ont dit de la génération et de la corruption des humeurs Hippocrate, Platon, Aristote, Praxagore, Dioclès et beaucoup d’autres anciens ; car je n’ai pas jugé convenable de transporter dans ce livre tout ce qu’ils ont parfaitement bien écrit sur ce sujet. Je me suis borné, à propos de chaque question, à en dire assez pour engager les lecteurs, s’ils ne sont pas complètement dépourvus de sens, à étudier les écrits des anciens, et pour ; les aider à comprendre plus aisément ces écrits. Nous avons traité dans un autre livre des humeurs d’après Praxagore fils de Nicarque (ouvrage perdu). Bien qu’il reconnaisse dix humeurs, sans compter le sang (le sang étant pour lui la onzième humeur), il ne s’écarte pas de la doctrine d’Hippocrate. Il divise en espèces distinctes, avec les démonstrations propres à chacune d’elles, toutes les humeurs primitivement décrites par celui-ci. Des éloges sont dus à ceux qui expliquent ce qui a été bien dit, à ceux qui, si une omission a été faite, la réparent, attendu qu’il n’est pas possible que le même homme commence et achève tout. Il faut blamer les personnes assez négligentes pour dédaigner de se rendre compte de ce qui a été bien dit, et les personnes si ambitieuses d’une renommée qu’elles croient acquérir en proclamant des doctrines nouvelles, qu’elles n’hésitent jamais devant la ruse et l’imposture, omettant sciemment certaines choses, ainsi qu’Érasistrate l’a fait pour les humeurs, ou donnant des réfutations astucieuses, comme Érasistrate encore et beaucoup d’autres modernes. Terminons ici ce livre ; tout ce qu’il me reste à ajouter sera contenu dans le troisième.




  1. Arist. Hist. anim., III, xix (xiv, éd. Schneider) ; Platon, Timée, p. 80 e. — Bernard a publié à la suite de Psellus De lapidibus (p. 44), un fragment grec sous le titre : De colore sanguinis ex medicina Persarum.
  2. Voy. Sprengel, Hist. de la médecine, en allemand ; éd. Rosenbaum, t. I, p. 471 et suiv.
  3. Voy. les huit premiers paragraphes du traité De la nature de l’homme. Voy. aussi Des maladies, I, § 24, et Platon, Timée, p. 83 à 86, passim.
  4. Voy. L’Onomasticon platonicum d’Orelli.