Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL33

La bibliothèque libre.

COMMENT PAR LA PONTIFE BACBUC NOUS FUT MONTRÉE DEDANS LE TEMPLE UNE FONTAINE FANTASTIQUE.

Considérants en extase ce temple mirifique et lampe mémorable, s’offrit à nous la vénérable pontife Bacbuc avec sa compagnie, à face joyeuse et riante, et, nous voyants accoutrés comme a été dit, sans difficulté nous introduit au lieu moyen[1] du temple, auquel dessous la lampe susdite était la belle fontaine fantastique. Puis nous commanda être hanaps, tasses et gobelets présentés, d’or, d’argent, de cristallin de porcelaine, et fûmes gracieusement invités à boire de la liqueur sourdante d’icelle fontaine : ce que fîmes très volontiers… Car, pour clairement vous avertir, nous ne sommes du calibre d’un tas de veaux qui, comme les passereaux ne mangent sinon qu’on leur tape la queue, pareillement ne boivent ne mangent sinon qu’on les rue[2] à grands coups de levier. Jamais personne n’éconduisons-nous invitant courtoisement à boire.

Puis nous interrogea Bacbuc, demandant ce que nous en semblait. Nous lui fîmes réponse que ce nous semblait bonne et fraîche eau de fontaine, limpide et argentine plus que n’est Argirondes en Étolie, Pénéus en Thessalie, Axius en Migdonie, Cydnus en Cilicie, lequel voyant Alexandre Macédon tant beau, tant clair et tant froid en cœur d’été, composa[3] la volupté de soi dedans baigner au mal qu’il prévoyait lui advenir de ce transitoire plaisir. « Ha ! dit Bacbuc, voilà que c’est non considérer en soi, ne entendre les mouvements que fait la langue musculeuse, lorsque le boire dessus coule pour descendre en l’estomac ? Gens pérégrins[4], avez-vous les gosiers enduits, pavés et émaillés, comme eut jadis Pithyllus, dit Theutes, que de cette liqueur déifique onques n’avez le goût ni saveur reconnu ? Apportez ici (dit à ces damoiselles) mes décrottoires que savez, afin de leur racler, émonder[5] et nettoyer le palais. »

Furent donc apportés beaux, gros et joyeux jambons, belles grosses et joyeuses langues de bœuf fumées, saumades belles et bonnes, cervelas, boutargues[6], caviar, bonnes et belles saucisses de venaison, et tels autres ramoneurs de gosier. Par son commandement nous en mangeâmes jusques là que confessions nos estomacs être très bien écurés de soif nous importunant assez fâcheusement, dont nous dit : « Jadis un capitaine juif, docte et chevalereux, conduisant son peuple par les déserts en extrême famine, impétra[7] des cieux la manne, laquelle leur était de goût tel, par imagination, que par avant réalement[8] leur étaient les viandes[9]. Ici de même, buvants de cette liqueur mirifique, sentirez goût de tel vin comme l’aurez imaginé. Or, imaginez et buvez. » Ce que nous fîmes. Puis s’écria Panurge, disant « Par Dieu, c’est ici vin de Beaune, meilleur qu’onques jamais je bus, ou je me donne à nonante et seize diables. Ô pour plus longuement le goûter, qui aurait le col long de trois coudées, comme désirait Philoxénus, ou comme une grue, ainsi que souhaitait Mélanthius !

— Foi de lanternier, s’écria frère Jean, c’est vin de Graves, galant et voltigeant. Ô pour Dieu, amie, enseignez-moi la manière comment tel le faites !

— À moi, dit Pantagruel, il me semble que sont vins de Mirevaux, car avant boire je l’imaginais. Il n’a que ce mal qu’il est frais, mais je dis frais plus que glace, que l’eau de Nonacris et Dercé, plus que la fontaine de Conthopérie en Corinthe, laquelle glaçait l’estomac et parties nutritives de ceux qui en buvaient.

— Buvez, dit Bacbuc, une, deux ou trois fois. De rechef changeans d’imagination, telle trouverez au goût, saveur ou liqueur, comme l’aurez imaginé. Et dorénavant, dites qu’à Dieu rien soit impossible.

— Onques, répondis-je, ne fut dit de nous ; nous maintenons qu’il est tout puissant. »


  1. Milieu.
  2. Renverse.
  3. Compara.
  4. Étrangers.
  5. Purifier.
  6. Caviar provençal.
  7. Obtint.
  8. Réellement.
  9. Mets.