Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G16

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 70-72).

L’ÉTUDE DE GARGANTUA SELON LA DISCIPLINE DE SES PROFESSEURS SORBONAGRES.


Les premiers jours ainsi passés et les cloches remises en leur lieu, les citoyens de Paris, par reconnaissance de cette honnêteté, s’offrirent d’entretenir et nourrir sa jument tant qu’il lui plairait — ce que Gargantua prit bien à gré, — et l’envoyèrent vivre en la forêt de Bière. Je crois qu’elle n’y soit plus maintenant.

Ce fait, voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrates. Mais icelui, pour le commencement, ordonna qu’il ferait à sa manière accoutumée, afin d’entendre par quel moyen, en si long temps, ses antiques précepteurs l’avaient rendu tant fat, niais et ignorant. Il dispensait donc son temps en telle façon que, ordinairement, il s’éveillait entre huit et neuf heures, fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses régents théologiques, alléguants ce que dit David : vanum est vobis ante lucem surgere.

Puis se gambayait[1], penadait[2], et paillardait[3] parmi le lit quelque temps, pour mieux esbaudir ses esprits animaux, et s’habillait selon la saison, mais volontiers portait-il une grande et longue robe de grosse frise, fourrée de renards ; après se peignait du peigne d’Almain, c’était des quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement peigner, laver et nettoyer était perdre temps en ce monde.

Puis fiantait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se morvait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et mauvais air : belles tripes frites, belles carbonnades, beaux jambons, belles cabirotades[4], et force soupes de prime[5]. Ponocrates lui remontrait que tant soudain ne devait repaître au partir du lit, sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit :

« Quoi ? N’ai-je fait suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept tours parmi le lit devant que me lever. N’est-ce assez ? Le pape Alexandre ainsi faisait par le conseil de son médecin juif, et vécut jusques à la mort, en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, disants que le déjeuner faisait bonne mémoire ; pourtant y buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien, et n’en dine que mieux. Et me disait maître Tubal, qui fut premier de sa licence à Paris, que ce n’est tout l’avantage de courir bien tôt, mais bien de partir de bonne heure ; aussi n’est-ce la santé totale de notre humanité boire à tas, à tas, à tas, comme canes, mais oui bien de boire matin ; unde versus :

Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur.

Après avoir bien à point déjeuné, allait à l’église, et lui portait-on, dedans un grand panier, un gros bréviaire empantouflé[6], pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemin, poi plus poi moins[7], onze quintaux six livres. Là oyait[8] vingt et six ou trente messes. Ce pendant venait son diseur d’heures en place, empaletoqué[9] comme une dupe[10], et très bien antidoté son haleine à force sirop vignolat[11]. Avec icelui marmonnait toutes ses kyrielles, et tant curieusement[12] les épluchait qu’il n’en tombait un seul grain en terre. Au partir de l’église, on lui amenait, sur une traîne[13] à bœufs, un farat[14] de patenôtres de Saint-Claude, aussi grosses chacune qu’est le moule d’un bonnet[15], et, se pormenant par les cloîtres, galeries ou jardin, en disait plus que seize ermites.

Puis étudiait quelque méchante demie heure, les yeux assis dessus son livre ; mais, comme dit le Comique, son âme était en la cuisine.

Pissant donc plein urinal, s’asseyait à table, et parce qu’il était naturellement flegmatique, commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues[16], d’andouilles, et tels autres avant-coureurs de vin. Cependant quatre de ses gens lui jetaient en la bouche l’un après l’autre, continúment, moutarde à pleines palerées[17] ; puis buvait un horrifique trait de vin blanc pour lui soulager les rognons. Après, mangeait, selon la saison, viandes à son appétit, et lors cessait de manger quand le ventre lui tirait. À boire n’avait point fin ni canon[18], car il disait que les mètes[19] et bornes de boire étaient quand, la personne buvant, le liège de ses pantoufles enflait en haut d’un demi pied.


  1. Gambillait.
  2. Gambadait.
  3. Se roulait sur la paillasse.
  4. Grillades de chevreau.
  5. De premier matin.
  6. Enveloppé comme dans une pantoufle.
  7. Peu plus peu moins.
  8. Entendait.
  9. Enfermé dans son paletot.
  10. Huppe.
  11. De vigne.
  12. Soigneusement.
  13. Train.
  14. Tas.
  15. La tête.
  16. Œufs de mulets séchés.
  17. Pelletées.
  18. Règle.
  19. Limites.