Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G22

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 84-88).

COMMENT UN MOINE DE SEUILLÉ SAUVA LE CLOS DE L’ABBAYE DU SAC DES ENNEMIS.


Tant firent et tracassèrent[1], pillant et larronnant, qu’ils arrivèrent à Seuillé, et détroussèrent hommes et femmes, et prirent ce qu’ils purent : rien ne leur fût ni trop chaud ni trop pesant. Combien que la peste y fut par la plus grande part des maisons, ils entraient partout, ravissaient tout ce qu’était dedans, et jamais nul n’en prit danger, qui est cas assez merveilleux, car les curés, vicaires, prêcheurs, médecins, chirurgiens et apothicaires, qui allaient visiter, panser, guérir, prêcher et admonester les malades, étaient tous morts de l’infection, et ces diables pilleurs et meurtriers onques n’y prirent mal. Dont vient cela, messieurs ? Pensez-y, je vous prie.

Le bourg ainsi pillé, se transportèrent en l’abbaye avec horrible tumulte, mais la trouvèrent bien resserrée et fermée, dont l’armée principale marcha outre vers le gué de Vède, exceptés sept enseignes de gens de pied et deux cents lances qui là restèrent et rompirent les murailles du clos afin de gâter toute la vendange.

Les pauvres diables de moines ne savaient auquel de leurs saints se vouer. À toutes aventures firent sonner ad capitulum capitulantes. Là fut décreté qu’ils feraient une belle procession, renforcée de beaux prêchants[2] et litanies contra hostium insidias, et beaux répons pro pace.

En l’abbaye était pour lors un moine claustrier[3] nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant, frisque[4], de hait[5], bien à dextre[6], hardi, aventureux, délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau dépêcheur d’heures[7], beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles, pour tout dire sommairement un vrai moine si onques en fut depuis que le monde moinant moina de moinerie ; au reste clerc jusques ès dents en matière de bréviaire.

Icelui, entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour voir ce qu’ils faisaient, et avisant qu’ils vendangeaient leur clos auquel était leur boite[8] de tout l’an fondée, retourne au chœur de l’église où étaient les autres moines, tous étonnés comme fondeurs de cloches, lesquels voyant chanter ini, nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, mum, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num : « C’est, dit-il, bien chien chanté. Vertus Dieu ! que ne chantez-vous : Adieu paniers, vendanges sont faites ?… Je me donne au diable s’ils ne sont en notre clos, et tant bien coupent et ceps et raisins qu’il n’y aura, par le corps Dieu ! de quatre années que halleboter[9] dedans. Ventre saint Jacques ! que boirons-nous cependant, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, da mihi potum ! »

Lors dit le prieur claustral : « Que fera cet ivrogne ici ? Qu’on me le mène en prison. Troubler ainsi le service divin !

— Mais, dit le moine, le service du vin, faisons tant qu’il ne soit troublé, car vous-même, monsieur le prieur, aimez boire du meilleur : si fait tout homme de bien. Jamais homme noble ne hait le bon vin : c’est un apophtegme monacal. Mais ces répons que chantez ici ne sont, par Dieu ! point de saison.

« Pourquoi sont nos heures en temps de moissons et vendanges courtes, en l’Avent et tout hiver longues ? Feu, de bonne mémoire, frère Macé Pelosse, vrai zélateur (ou je me donne au diable) de notre religion, me dit, il m’en souvient, que la raison était afin qu’en cette saison nous fassions bien serrer et faire le vin, et qu’en hiver nous le humons[10].

« Écoutez, messieurs, vous autres qui aimez le vin, le corps Dieu ! si me suivez ! car hardiment que saint Antoine me arde[11] si ceux tâtent du piot qui n’auront secouru la vigne ! Ventre Dieu ! les biens de l’Église ! Ha ! non, non ! Diable ! saint Thomas l’Anglais voulut bien pour iceux mourir : si j’y mourais ne serais-je saint de même ? Je n’y mourrai jà pourtant, car c’est moi qui le fais ès autres. »

Ce disant, mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix qui était de cœur de cormier, long comine une lance, rond à plein poing, et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon[12], mit son froc en écharpe, et de son bâton de la croix donna si brusquement sur les ennemis qui, sans ordre ni enseigne, ni trompette, ni tambourin, parmi le clos vendangeaient — car les porte-guidons et porte-enseignes avaient mis leurs guidons et enseignes l’orée[13] des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins d’un côté pour les emplir de raisins, les trompettes étaient chargées de moussines[14], chacun était dérayé[15], il choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu’il les renversait comme porcs, frappant à tort et à travers, à la vieille escrime.

Ès uns escarbouillait la cervelle, ès autres rompait bras et jambes, ès autres délochait[16] les spondyles[17] du col, ès autres démoulait[18] les reins, avalait[19] le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, décroulait[20] les omoplates, sphacelait les grèves[21], dégondait les ischies[22], débezillait les faucilles[23].

Si quelqu’un se voulait cacher entre les ceps plus épais, à icelui froissait toute l’arête du dos et l’éreinait[24] comme un chien.

Si aucun sauver se voulait en fuyant, à icelui faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde[25]. Si quelqu’un gravait[26] en une arbre, pensant y être en sûreté, icelui de son bâton empalait par le fondement.

Si quelqu’un de sa vieille connaissance lui criait : « Ha ! frère Jean, mon ami, frère Jean, je me rends ! »

— Il t’est, disait-il, bien force ; mais ensemble tu rendras l’âme à tous les diables. » Et soudain lui donnait dronos[27]. Et si personne tant fut épris de témérité qu’il lui voulût résister en face, là montrait-il la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par le médiastin et par le cœur ; à d’autres, donnant sur la faute[28] des côtes, leur subvertissait[29] l’estomac, et mouraient soudainement. Ès autres tant fièrement[30] frappait par le nombril qu’il leur faisait sortir les tripes. Ès autres, parmi les couillons, perçait le boyau culier. Croyez que c’était le plus horrible spectacle qu’on vit onques.

Les uns criaient sainte Barbe, les autres saint Georges, les autres sainte Nitouche, les autres Notre-Dame de Cunault, de Lorette, de Bonnes Nouvelles, de La Lenou, de Rivière. Les uns se vouaient à saint Jacques, les autres au saint suaire de Chambéry, mais il brûla trois mois après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin. Les autres à Cadouin, les autres à saint Jean d’Angely, les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mexmes de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Sinais, ès reliques de Javrezay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : Confession ! confession ! Confileor, miserere, in manus. »

Tant fut grand le cri des navrés[31] que le prieur de l’abbaye avec tous ses moines sortirent, lesquels, quand aperçurent ces pauvres gens ainsi rués[32] parmi la vigne et blessés à mort, en confessèrent quelques-uns. Mais, cependant que les prêtres s’amusaient à confesser, les petits moinetons coururent au lieu où était frère Jean, et lui demandèrent en quoi il voulait qu’ils lui aidassent.

À quoi répondit qu’ils égorgetassent ceux qui étaient portés par terre. Adonc, laissants leurs grandes capes sur une treille au plus près, commencèrent égorgeter et achever ceux qu’il avait déjà meurtris. Savez-vous de quels ferrements[33] ? À beaux gouvets, qui sont petits demi-couteaux dont les petits enfants de notre pays cernent les noix.

Puis, à tout[34] son bâton de croix, gagna la brèche qu’avaient fait les ennemis. Aucuns des moinetons emportèrent les enseignes et guidons en leurs chambres pour en faire des jartiers[35]. Mais quand ceux qui s’étaient confessés voulurent sortir par icelle brèche, le moine les assommait de coups, disant : « Ceux-ci sont confès[36] et repentants et ont gagné les pardons[37] : ils s’en vont en paradis aussi droit comme une faucille, et comme est le chemin de Faye. » Ainsi, par sa prouesse, furent déconfits tous ceux de l’armée qui étaient entrés dedans le clos, jusques au nombre de treize mille six cents vingt et deux, sans les femmes et petits enfants, cela s’entend toujours. Jamais Maugis ermite ne se porta si vaillamment à tout[38] son bourdon contre les Sarrasins, desquels est écrit ès gestes des quatre fils Aymon, comme fit le moine à l’encontre des ennemis avec le bâton de la croix.


  1. Coururent deçà, delà.
  2. Préludes.
  3. Cloîtré.
  4. Éveillé.
  5. Alerte.
  6. Adroit.
  7. Bréviaire.
  8. Boisson.
  9. Grappiller.
  10. Buvons.
  11. Brûle.
  12. Casaque.
  13. Le long.
  14. Grappes attenant à la tige.
  15. Hors de voie.
  16. Démettait.
  17. Vertèbres.
  18. Disloquait.
  19. Abattait.
  20. Défonçait.
  21. Mettait les jambes en marmelade.
  22. Déboltait les hanches.
  23. Mettait en pièces les avant-bras.
  24. Brisait les reins.
  25. En forme de λ (lambda).
  26. Grimpait.
  27. Le coup de grâce.
  28. Le défaut.
  29. Retournait.
  30. Farouchement.
  31. Blessés.
  32. Renversés.
  33. Outils.
  34. Avec.
  35. Jarretières.
  36. Confessés.
  37. Indulgences.
  38. Avec.