Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G29

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 100-101).
village et abbaye de seuilly (indre-et-loire)
Rien ne reste de la vaste église abbatiale représentée sur cette vue de 1699 : mais l’église paroissiale, dont le clocher domine le village et où la tradition veut que Rabelais ait été baptisé, existe toujours.

COMMENT GARGANTUA LAISSA LA VILLE DE PARIS POUR SECOURIR SON PAYS, ET COMMENT GYMNASTE RENCONTRA LES ENNEMIS.

En cette même heure, Gargantua, qui était issu de Paris soudain[1] les lettres de son père lues, sur sa grand’ jument venant, avait jà passé le pont de la Nonnain, lui, Ponocrates, Gymnaste et Eudémon, lesquels pour le suivre avaient pris chevaux de poste ; le reste de son train venait à justes journées[2], amenant tous ses livres et instrument[3] philosophique. Lui, arrivé à Parillé, fut averti par le métayer de Gouguet comment Picrochole s’était remparé à la Roche-Clermaud et avait envoyé le capitaine Tripet, avec grosse armée, assaillir le bois de Vède et Vaugaudry, et qu’ils avaient couru la poule jusques au Pressoir-Billard, et que c’était chose étrange et difficile à croire des excès qu’ils faisaient par le pays. Tant qu’il lui fit peur et ne savait bien que dire ni que faire.

Mais Ponocrates lui conseilla qu’ils se transportassent vers le seigneur de la Vauguyon qui de tous temps avait été leur ami et confédéré, et par lui seraient mieux avisés de tous affaires, ce qu’ils firent incontinent et le trouvèrent en bonne délibération de leur secourir, et fut d’opinion qu’il enverrait quelqu’un de ses gens pour découvrir le pays et savoir en quel état étaient les ennemis, afin d’y procéder par conseil pris selon la forme de l’heure présente. Gymnaste s’offrit d’y aller ; mais il fut conclu que, pour le meilleur, il menât avec soi quelqu’un qui connût les voies et détorses[4], et les rivières de l’entour.

Adonc partirent lui et Prelinguand, écuyer de Vauguyon, et sans effroi épièrent de tous côtés. Cependant Gargantua se rafraîchit et reput quelque peu avec ses gens, et fit donner à sa jument un picotin d’avoine : c’étaient soixante et quatorze muids, trois boisseaux.

Gymnaste et son compagnon tant chevauchèrent qu’ils rencontrèrent les ennemis tous épars et mal en ordre, pillants et dérobants tout ce qu’ils pouvaient, et, de tant loin qu’ils l’aperçurent, accoururent sur lui à la foule pour le détrousser. Adonc il leur cria :

« Messieurs, je suis pauvre diable ; je vous requiers qu’ayez de moi merci. J’ai encore quelque écu, nous le boirons, car c’est aurum potabile, et ce cheval ici sera vendu pour payer ma bienvenue. Cela fait, retenez-moi des vôtres, car jamais homme ne sut mieux prendre, larder, rôtir et apprêter, voire, par Dieu ! démembrer et gourmander[5] poule que moi qui suis ici, et pour mon proficiat, je bois à tous bons compagnons. »

Lors découvrit sa ferrière[6], et sans mettre le nez dedans, buvait assez honnêtement. Les maroufles le regardaient, ouvrants la gueule d’un grand pied, et tirants les langues comme lévriers, en attente de boire après ; mais Tripet, le capitaine, sur ce point accourut voir que c’était. À lui Gymnaste offrit sa bouteille, disant : « Tenez, capitaine, buvez en hardiment ; j’en ai fait l’essai, c’est vin de la Foye-Monjau.

— Quoi ! dit Tripet, ce gautier[7] ici se gabèle[8] de nous. Qui es-tu ?

— Je suis, dit Gymnaste, pauvre diable.

— Ha ! dit Tripet, puisque tu es pauvre diable, c’est raison que passes outre, car tout pauvre diable passe partout sans péage ni gabelle ; mais ce n’est de coutume que pauvres diables soient si bien montés. Pourtant, monsieur le diable, descendez que j’aie le roussin, et si bien il ne me porte, vous, maître diable, me porterez, car j’aime fort qu’un diable tel m’emporte. »


  1. Aussitôt.
  2. À journées normales.
  3. Bagage.
  4. Détours.
  5. Assaisonner.
  6. Flacon de voyage.
  7. Rustre.
  8. Se gausse.