Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G3
LES PROPOS DES BIEN-IVRES.
Puis entrèrent en propos de réciner[1] on[2] propre lieu.
Lors flacons d’aller, jambons de trotter, gobelets de voler, breusses[3] de tinter.
« Tire.
— Baille.
— Tourne.
— Brouille[4].
— Boute[5] à moi sans eau ; ainsi, mon ami.
— Fouette-moi ce verre galantement.
— Produis-moi du clairet, verre pleurant.
— Trêves de soif.
— Ha ! fausse fièvre, ne t’en iras-tu pas ?
— Par ma fi ! ma commère, je ne peux entrer en bette[6].
— Vous êtes morfondue, m’amie ?
— Voire.
— Ventre Saint-Quenet, parlons de boire.
— Je ne bois qu’à mes heures, comme la mule du pape.
— Je ne bois qu’en mon bréviaire, comme un beau père gardien.
— Qui fut premier, soif ou beuverie ?
— Soif, car qui eût bu sans soif durant le temps d’innocence ?
— Beuverie, car privatio præsupponit habitum. Je suis clerc : Fæcundi calices quem non fecere disertum ?
— Nous autres innocents ne buvons que trop sans soif.
— Non moi, pêcheur, sans soif, et sinon présente, pour le moins future, la prévenant comme entendez. Je bois pour la soif à venir.
— Je bois éternellement. Ce m’est éternité de beuverie et beuverie d’éternité.
— Chantons, buvons ; un motet entonnons.
— Où est mon entonnoir ?
— Quoi ? je ne bois que par procuration !
— Mouillez-vous pour sécher, ou vous séchez pour mouiller ?
— Je n’entends point la théorique ; de la pratique je m’aide quelque peu.
— Hâte !
— Je mouille, j’humecte, je bois, et tout de peur de mourir.
— Buvez toujours, vous ne mourrez jamais.
— Si je ne bois, je suis à sec, me voilà mort. Mon âme s’enfuira en quelque grenouillère. En sec jamais l’âme n’habite.
— Sommeliers, ô créateurs de nouvelles formes, rendez-moi de non buvant buvant.
— Pérennité d’arrosement par ces nerveux et secs boyaux.
— Pour néant boit qui ne s’en sent.
— Cetui entre dedans les veines, la pissotière n’y aura rien.
— Je laverais volontiers les tripes de ce veau que j’ai ce matin habillé.
— J’ai bien saburré[7] mon estomac.
— Si le papier de mes cédules buvait aussi bien que je fais, mes créditeurs auraient bien leur vin quand on viendrait à la formule d’exhiber.
— Cette main vous gâte le nez.
— Ô quants[8] autres y entreront, avant que cetui-ci en sorte !
— Boire à si petit gué, c’est pour rompre son poitrail.
— Ceci s’appelle pipée à flacons.
— Quelle différence est entre bouteille et flacon ?
— Grande, car bouteille est fermée à bouchon et flacon à vis.
— De belles ! Nos pères burent bien et vidèrent les pots.
— C’est bien chié, chanté, buvons !
— Voulez-vous rien mander à la rivière ?
— Cetui-ci va laver les tripes.
— Je ne bois en plus qu’une éponge.
— Je bois comme un templier.
— Et je tanquam sponsus.
— Et moi sicut terra sine aqua.
— Un synonyme de jambon ?
— C’est un compulsoire de buvettes.
— C’est un poulain. Par le poulain, on descend le vin en cave, par le jambon en l’estomac.
— Or çà, à boire, boire çà !
— Il n’y a point charge. Respice personam, pone pro duos ; bus non est in usu.
— Si je montais aussi bien comme j’avale[9], je fusse piéça[10] haut en l’air.
— Ainsi se fit Jacques Cœur riche.
— Ainsi profitent bois en friche.
— Ainsi conquêta Bacchus l’Inde.
— Ainsi philosophie Mélinde.
— Petite pluie abat grand vent.
— Longues buvettes rompent le tonnerre.
— Mais si ma couille pissait telle urine, la voudriez-vous bien sucer ?
— Je retiens après.
— Page, baille ; je t’insinue ma nomination en mon tour.
— Hume, Guillot ! Encores y en a il un pot.
— Je me porte pour appelant de soif comme d’abus. Page, relève mon appel en forme.
— Cette rognure ! Je soulais jadis boire tout ; maintenant, je n’y laisse rien.
— Ne nous hâtons pas et amassons bien tout.
— Voici tripes de jeu et gaudebillaux d’envi[11].
— De ce fauveau[12] à la raie noire.
— Ô, pour Dieu ! étrillons-le à profit de ménage.
— Buvez, ou je vous…
— Non, non !
— Buvez, je vous en prie.
— Les passereaux ne mangent sinon qu’on leur tape les queues. Je ne bois sinon qu’on me flatte.
— Lagona edatera[13] !
— Il n’y a rabouillère[14] en tout mon corps où cetui vin ne furette la soif.
— Cetui-ci me la fouette bien.
— Cetui-ci me la bannira du tout.
— Cornons ici, à son de flacons et bouteilles, que quiconque aura perdu la soif n’ait à la chercher céans.
— Longs clystères de beuverie l’ont fait vider hors le logis.
— Le grand Dieu fit les planètes, et nous faisons les plats nets.
— J’ai la parole de Dieu en bouche : Sitio !
— La pierre dite ἂσβεστος[15] n’est plus inextinguible que la soif de ma paternité.
— L’appétit vient en mangeant, disait Angest on[16] Mans ; la soif s’en va en buvant.
— Remède contre la soif ?
— Il est contraire à celui qui est contre morsure de chien : courez toujours après le chien, jamais ne vous mordra ; buvez toujours avant la soif, et jamais ne vous adviendra.
— Je vous y prends, je vous réveille.
— Sommelier éternel, garde-nous de somme. Argus avait cent yeux pour voir ; cent mains faut à un sommelier, comme avait Briareus, pour infatigablement verser.
— Mouillons, hé ! il fait beau sécher.
— Du blanc. Verse tout, verse, de par le diable ! verse deçà, tout plein. La langue me pèle.
— Lans, tringue[17] !
— À toi, compain[18], de hait, de hait[19] !
— Là, là, là ! c’est morfiaillé[20], cela.
— O lacryma Christi ! C’est de la Devinière, c’est vin pineau.
— Ô le gentil vin blanc ! et, par mon âme, ce n’est que vin de taffetas.
— Hen, hen, il est à une oreille, bien drapé et de bonne laine
— Mon compagnon, courage !
— Pour ce jeu, nous ne volerons[21] pas, car j’ai fait un levé[22].
— Ex hoc, in hoc. Il n’y a point d’enchantement ; chacun de vous l’a vu. J’y suis maître passé.
— À brum, à brum, je suis prêtre Macé.
— Ô les buveurs !
— Ô les altérés !
— Page, mon ami, emplis ici et couronne le vin, je te prie. À la cardinale. Natura abhorret vacuum. Diriez-vous qu’une mouche y eût bu ?
— À la mode de Bretagne !
— Net, net, à ce piot.
— Avalez, ce sont herbes. »
- ↑ Faire collation.
- ↑ Au.
- ↑ Brocs.
- ↑ Mélange.
- ↑ Mets.
- ↑ Boisson.
- ↑ Lesté.
- ↑ Combien de.
- ↑ Je descends (jeu de mots).
- ↑ Depuis longtemps.
- ↑ De relance (au jeu).
- ↑ Bœuf à poil fauve.
- ↑ Compagnon, à boire ! (en basque)
- ↑ Terrier.
- ↑ Incombustible (trémolite des minéralogistes)
- ↑ Au.
- ↑ Camarade, trinque ! (en bas allemand).
- ↑ Compagnon.
- ↑ De bon cœur !
- ↑ Bairé.
- ↑ Nous ne ferons pas la vole.
- ↑ Une levée de cartes (et de coude).