Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G40

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COMMENT LE MOINE AMENA LES PÈLERINS, ET LES BONNES PAROLES QUE LEUR DIT GRANDGOUSIER.

Cette escarmouche parachevée, se retira Gargantua avec ses gens, excepté le moine, et sur la pointe du jour se rendirent à Grandgousier, lequel en son lit priait Dieu pour leur salut et victoire, et les voyant tous saufs et entiers, les embrassa de bon amour, et demanda nouvelles du moine. Mais Gargantua lui répondit que sans doute leurs ennemis avaient le moine : « Ils auront, dit Grandgousier, donc male encontre[1], » ce qu’avait été bien vrai. Pourtant[2] encore est le proverbe en usage de bailler le moine à quelqu’un.

Adonc commanda qu’on apprêtât très bien à déjeuner pour les rafraîchir. Le tout apprêté, l’on appela Gargantua ; mais tant lui grevait[3] de ce que le moine ne comparait[4] aucunement qu’il ne voulait ni boire ni manger. Tout soudain le moine arrive, et, dès la porte de la basse-cour, s’écria : « Vin frais, vin frais, Gymnaste, mon ami ! » Gymnaste sortit, et vit que c’était frère Jean qui amenait cinq pèlerins et Touquedillon prisonnier. Dont Gargantua sortit au devant, et lui firent le meilleur recueil[5] que purent, et le menèrent devant Grandgousier, lequel l’interrogea de toute son aventure. Le moine lui disait tout, et comment on l’avait pris, et comment il s’était défait des archers, et la boucherie qu’il avait fait par le chemin, et comment il avait recouvert[6] les pèlerins et amené le capitaine Touquedillon.

Puis se mirent à banqueter joyeusement tous ensemble. Cependant Grandgousier interrogeait les pèlerins de quel pays ils étaient, dont ils venaient, et où ils allaient. Lasdaller pour tous répondit : « Seigneur, je suis de Saint-Genou en Berry, cetui-ci est de Paluau, cetui-ci d’Onzay, cetui-ci est d’Argy, et cetui-ci est de Villebrenin. Nous venons de Saint-Sébastien près de Nantes, et nous en retournons par nos petites journées.

— Voire, mais, dit Grandgousier, qu’alliez-vous faire à Saint-Sébastien ?

— Nous allions, dit Lasdaller, lui offrir nos votes[7] contre la peste.

— Ô ! dit Grandgousier, pauvres gens, estimez-vous que la peste vienne de saint Sébastien ?

— Oui vraiment, dit Lasdaller, nos prêcheurs nous l’affirment.

— Oui ? dit Grandgousier, les faux prophètes vous annoncent-ils tels abus ? Blasphèment-ils en cette façon les justes et saints de Dieu qu’ils les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains, comme Homère écrit que la peste fut mise en l’ost[8] des Grégeois par Apollo, et comme les poètes feignent un grand tas de Véjoves[9] et dieux malfaisants ? Ainsi prêchait à Sinais un cafard que saint Antoine mettait le feu ès jambes, saint Eutrope faisait les hydropiques, saint Gildas les fols, saint Genou les gouttes. Mais je le punis en tel exemple, quoiqu’il m’appelât hérétique, que depuis ce temps cafard quiconque n’est osé entrer en mes terres, et m’ébahis si votre roi les laisse prêcher par son royaume tels scandales, car plus sont à punir que ceux qui, par art magique ou autre engin[10], auraient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, mais tels imposteurs empoisonnent les âmes. »

Lui disant ces paroles, entra le moine tout délibéré, et leur demanda : « Dont êtes-vous, vous autres pauvres hères ?

— De Saint-Genou, dirent-ils.

— Et comment, dit le moine, se porte l’abbé Tranchelion, le bon buveur ? Et les moines, quelle chère font-ils ? Le corps Dieu ! ils biscotent vos femmes, cependant qu’êtes en romivage[11].

— Hin hen ! dit Lasdaller, je n’ai pas peur de la mienne, car qui la verra de jour ne se rompra jà le col pour l’aller visiter la nuit.

— C’est, dit le moine, bien rentré de piques. Elle pourrait être aussi laide que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade, puisqu’il y a moines autour, car un bon ouvrier met indifférentement toutes pièces en œuvre. Que j’aie la vérole en cas que ne les trouviez engrossées à votre retour, car seulement l’ombre du clocher d’une abbaye est féconde.

— C’est, dit Gargantua, comme l’eau du Nil en Égypte, si vous croyez Strabo, et Pline, liv. VII, chap. iii. Avisez que c’est[12] de la miche, des habits et des corps. »

Lors dit Grandgousier : « Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle, et dorénavant ne soyez faciles à ces ocieux[13] et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez, chacun en sa vacation[14], instruez[15] vos enfants, et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisants, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous, et n’y aura peste ni mal qui vous porte nuisance. » Puis les mena Gargantua prendre leur réfection en la salle ; mais les pèlerins ne faisaient que soupirer, et dirent à Gargantua : « Ô que heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme ! Nous sommes plus édifiés et instruits en ces propos qu’il nous a tenus qu’en tous les sermons que jamais nous furent prêchés en notre ville.

— C’est, dit Gargantua, ce que dit Platon, liv. V de Rep., que lors les républiques seraient heureuses quand les rois philosopheraient ou les philosophes régneraient. » Puis leur fit emplir leurs besaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et à chacun donna cheval pour soi soulager au reste du chemin, et quelques carolus pour vivre.


  1. Mauvaise rencontre.
  2. C’est pourquoi.
  3. Pesait.
  4. Comparaissait.
  5. Accueil.
  6. Recouvré.
  7. Vœux.
  8. Armée.
  9. Dieux malfaisants.
  10. Artifice.
  11. Pèlerinage.
  12. Comprenez qu’il s’agit.
  13. Oisifs.
  14. Profession.
  15. Instruisez.