Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G45

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 131-134).

LA CONCION[1] QUE FIT GARGANTUA ÈS VAINCUS.

« Nos pères, aïeux et ancêtres de toute mémoire ont été de ce sens et cette nature que, des batailles par eux consommées, ont pour signe mémorial des triomphes et victoires plus volontiers érigé trophées et monuments ès cœurs des vaincus, par grâce, que ès terres par eux conquêtées, par architecture, car plus estimaient la vive souvenance des humains acquise par libéralité que la mute[2] inscription des arcs, colonnes et pyramides sujette ès calamités de l’air et envie d’un chacun.

« Souvenir assez vous peut de la mansuétude dont ils usèrent envers les Bretons, à la journée de Saint-Aubin-du-Cormier et à la démolition de Parthenay. Vous avez entendu, et entendant admirez le bon traitement qu’ils firent ès barbares de Spagnola[3] qui avaient pillé, dépopulé[4] et saccagé les fins[5] maritimes d’Olonne et Talmondais. Tout ce ciel a été rempli des louanges et gratulations que vous-mêmes et vos pères fites lorsque Alpharbal, roi de Canarre, non assouvi de ses fortunes, envahit furieusement le pays d’Aunis, exerçant la piratique[6] en toutes les îles Armoriques et régions confines. Il fut, en juste bataille navale, pris et vaincu de mon père, auquel Dieu soit garde et protecteur. Mais quoi ? Au cas que les autres rois et empereurs, voire qui se font nommer catholiques, l’eussent misérablement traité, durement emprisonné, et rançonné extrêmement, il le traita courtoisement, amiablement, le logea avec soi en son palais et, par incroyable débonnaireté, le renvoya en sauf-conduit, chargé de dons, chargé de grâces, chargé de toutes offices d’amitié.

« Qu’en est-il avenu ? Lui retourné en ses terres, fit assembler tous les princes et états de son royaume, leur exposa l’humanité qu’il avait en nous connue, et les pria sur ce délibérer, en façon que le monde y cût exemple, comme avait jà en nous de gracieuseté honnête, aussi en eux de honnêteté gracieuse. Là fut décrété, par consentement unanime, que l’on offrirait entièrement leurs terres, domaines et royaume, à en faire selon notre arbitre.

« Alpharbal, en propre personne, soudain retourna avec neuf mille trente et huit grandes naufs onéraires[7], menant non seulement les trésors de sa maison et lignée royale, mais presque de tout le pays, car soi embarquant pour faire voile au vent vesten[8] nord est, chacun à la foule jetait dedans icelles or, argent, bagues, joyaux, épiceries, drogues et odeurs aromatiques, papegais[9], pélicans, guenons, civettes, genettes, porc-épics. Point n’était fils de bonne mère réputé qui dedans ne jetât ce qu’avait de singulier.

« Arrivé que fut, voulait baiser les pieds de mon dit père : le fait fut estimé indigne et ne fut toléré, ains[10] fut embrassé socialement ; offrit ses présents : ils ne furent reçus, par trop être excessifs ; se donna mancipe[11] et serf volontaire, soi et sa postérité : ce ne fut accepté, par ne sembler équitable ; céda, par le décret des états, ses terres et royaume, offrant la transaction et transport signé, scellé et ratifié de tous ceux qui faire le devaient : ce fut totalement refusé et les contrats jetés au feu. La fin fut que mon dit père commença lamenter de pitié et pleurer copieusement, considérant le franc vouloir et simplicité des Canarriens, et par mots exquis et sentences congrues, diminuait le bon tour[12] qu’il leur avait fait, disant ne leur avoir fait bien qui fût à l’estimation d’un bouton, et, si rien d’honnêteté leur avait montré, il était tenu de ce faire. Mais tant plus l’augmentait Alpharbal.

« Quelle fut l’issue ? En lieu que, pour sa rançon, prise à toute extrémité, eussions pu tyranniquement exiger vingt fois cent mille écus, et retenir pour otagers[13] ses enfants ainés, ils se sont faits tributaires perpétuels, et obligés nous bailler par chacun an deux millions d’or affiné à vingt-quatre carats. Ils nous furent l’année première ici payés ; la seconde, de franc vouloir, en payèrent xxiij cents mille écus ; la tierce, xxvj cents mille ; la quarte, trois millions, et tant toujours croissant de leur bon gré que serons contraints leur inhiber de rien plus nous apporter. C’est la nature de gratuité, car le temps, qui toute chose ronge et diminue, augmente et accroît les bienfaits, parce qu’un bon tour, libéralement fait à homme de raison, croît continuement par noble pensée et remembrance. Ne voulant donc aucunement dégénérer de la débonnaireté héréditaire de mes parents, maintenant je vous absous et délivre, et vous rends francs et libères[14] comme par avant.

« D’abondant[15], serez à l’issue des portes payés chacun pour trois mois, pour vous pouvoir retirer en vos maisons et familles, et vous conduiront en saulveté[16] six cents hommes d’armes et huit mille hommes de pied sous la conduite de mon écuyer Alexandre, afin que par les paysans ne soyez outragés. Dieu soit avec vous. Je regrette de tout mon cœur que n’est ici Picrochole, car je lui eusse donné à entendre que, sans mon vouloir, sans espoir d’accroître ni mon bien ni mon nom, était faite cette guerre. Mais puisqu’il est éperdu[17] et ne sait-on où ni comment est évanoui, je veux que son royaume demeure entier à son fils, lequel par ce qu’est par trop bas d’âge (car il n’a encore cinq ans accomplis) sera gouverné et instruit par les anciens princes et gens savants du royaume. Et par autant[18] qu’un royaume ainsi désolé serait facilement ruiné si on ne réfrénait la convoitise et avarice des administrateurs d’icelui, j’ordonne et veux que Ponocrates soit sur tous ses gouverneurs entendant[19], avec autorité à ce requise, et assidu avec l’enfant jusques à ce qu’il le connaîtra idoine[20] de pouvoir par soi régir et régner.

« Je considère que facilité trop énervée et dissolue de pardonner ès malfaisants leur est occasion de plus légèrement derechef mal faire, par cette pernicieuse confiance de grâce. Je considère que Moise, le plus doux homme qui de son temps fût sur la terre, aigrement[21] punissait les mutins et séditieux on[22] peuple d’Israel. Je considère que Jules César, empereur tant débonnaire que de lui dit Cicéron que sa fortune rien plus souverain n’avait sinon qu’il pouvait, et sa vertu meilleur n’avait sinon qu’il voulait toujours sauver et pardonner à un chacun, icelui toutefois, ce nonobstant, en certains endroits punit rigoureusement les auteurs de rébellion.

« À ces exemples, je veux que me livrez avant le départir[23], premièrement ce beau Marquet, qui a été source et cause première de cette guerre par sa vaine outrecuidance ; secondement, ses compagnons fouaciers, qui furent négligents de corriger sa tête folle sur l’instant ; et finalement tous les conseillers, capitaines, officiers et domestiques de Picrochole, lesquels l’auraient incité, loué, ou conseillé de sortir[24] ses limites pour ainsi nous inquiéter. »


  1. Harangue.
  2. Muette.
  3. Espanola (Haïti.)
  4. Dépeuplé.
  5. Frontières.
  6. Piraterie.
  7. Navires de transport.
  8. Ouest.
  9. Perroquets.
  10. Mais.
  11. Esclave.
  12. Le bon procédé.
  13. Otages.
  14. Libres.
  15. De plus.
  16. Sûreté.
  17. Perdu complètement.
  18. Par cela que.
  19. Contrôleur.
  20. Capable.
  21. Sévèrement.
  22. Au.
  23. Départ.
  24. (Sous-entendez : de).