Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G5

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 50-51).
la devinière, près chinon
Maison natale de François Rabelais.

COMMENT LE NOM FUT IMPOSÉ À GARGANTUA, ET COMMENT IL HUMAIT LE PIOT.


Le bonhomme Grandgousier, buvant et se rigolant avec les autres, entendit le cri horrible que son fils avait fait entrant en lumière de ce monde, quand il bramait demandant : « À boire, à boire, à boire ! », dont il dit : « Que grand tu as (supple le gosier). » Ce que oyants, les assistants dirent que vraiment il devait avoir par ce le nom Gargantua, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance, à l’imitation et exemple des anciens Hébreux. À quoi fut condescendu par icelui et plut très bien à sa mère. Et pour l’apaiser, lui donnèrent à boire à tire larigot, et fut porté sur les fonts, et là baptisé, comme est la coutume des bons christiens.

Et lui furent ordonnées dix et sept mille neuf cents treize vaches de Pautille et de Bréhémond, pour l’allaiter ordinairement. Car de trouver nourrice suffisante n’était possible en tout le pays, considéré la grande quantité de lait requis pour icelui alimenter, combien qu’aucuns docteurs scotistes[1] aient affirmé que sa mère l’allaita, et qu’elle pouvait traire de ses mamelles quatorze cents deux pipes neuf potées de lait pour chacune fois, ce que n’est vraisemblable, et a été la proposition déclarée par Sorbonne mammallement[2] scandaleuse, des pitoyables[3] oreilles offensive, et sentant de loin hérésie.

En cet état passa jusques à un an et dix mois, onquel[4] temps, par le conseil des médecins, on commença le porter, et fut faite une belle charrette à bœufs par l’invention de Jean Deniau. Dedans icelle on le promenait par ci par là, joyeusement, et le faisait bon voir, car il portait bonne trogne et avait presque dix et huit mentons, et ne criait que bien peu ; mais il se conchiait à toutes heures, car il était merveilleusement flegmatique des fesses, tant de sa complexion naturelle que de la disposition accidentale qui lui était advenue par trop humer de purée septembrale. Et n’en humait goutte sans cause, car s’il advenait qu’il fût dépit, courroucé, fâché ou marri, s’il trépignait, s’il pleurait, s’il criait, lui apportant à boire l’on le remettait en nature, et soudain demeurait coi et joyeux.

Une de ses gouvernantes m’a dit, jurant sa fi[5], que de ce faire il était tant coutumier, qu’au seul son des pintes et flacons, il entrait en extase, comme s’il goûtait les joies de paradis. En sorte qu’elles, considérants cette complexion divine, pour le réjouir au matin, faisaient devant lui sonner des verres avec un couteau, ou des flacons avec leur toupon[6], ou des pintes avec leur couvercle, auquel son il s’égayait, il tressaillait, et lui même se bressait[7] en dodelinant de la tête, monocordisant[8] des doigts et barytonnant du cul.


  1. Disciple de Duns Scot.
  2. Par rapport aux mamelles (adverbe forgé par Rabelais.)
  3. Pieuses.
  4. Auquel.
  5. Sa foi.
  6. Bouchon.
  7. Berçait.
  8. Pinçant du monocorde.