Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL23

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LE QUART LIVRE
des faits et dits héroïques du noble Pantagruel,
composé par M. François Rabelais,
docteur en médecine.
(Suite)

COMMENT APRÈS LA TEMPÊTE PANTAGRUEL DESCENDIT ÈS ÎLES DES MACRÉONS.


Sur l’instant nous descendîmes au port d’une île laquelle on nommait l’île des Macréons. Les bonnes gens du lieu nous reçurent honorablement. Un vieil Macrobe (ainsi nommaient-ils leur maître échevin) voulait mener Pantagruel en la maison commune de la ville, pour soi rafraîchir à son aise et prendre sa réfection ; mais il ne voulut partir du môle que tous ses gens ne fussent en terre. Après les avoir reconnus, commanda chacun être mué de vêtements et toutes les munitions des nefs être en terre exposées, à ce que[1] toutes les chiourmes[2] fissent chère lie. Ce que fut incontinent fait. Et Dieu sait comment il y eut bu et gallé[3] ! Tout le peuple du lieu apportait vivres en abondance. Les Pantagruélistes leur en donnaient davantage. Vrai est que leurs provisions étaient aucunement endommagées par la tempête précédente. Le repas fini, Pantagruel pria un chacun soi mettre en office et devoir pour réparer le bris. Ce que firent et de bon hait[4]. La réparation leur était facile, parce que tout le peuple de l’île étaient charpentiers et tous artisans tels que voyez en l’arsenal de Venise. Et l’île grande seulement était habitée en trois ports et dix paroisses : le reste était bois de haute futaie et désert, comme si fût la forêt d’Ardenne.

À notre instance, le vieil Macrobe montra ce qu’était spectable[5] et insigne en l’île, et, par la forêt ombrageuse et déserte, découvrit plusieurs temples ruinés, plusieurs obélisques, pyramides, monuments et sépulcres antiques, avec inscriptions et épitaphes divers, les uns en lettres hiéroglyphiques, les autres en langage ionique, les autres en langue arabique, agarène[6], slavonique, et autres, desquels Épistémon fit extrait curieusement. Cependant Panurge dit à frère Jean : « Ici est l’île des Macréons. Macréon en grec signifie vieillard, homme qui a des ans beaucoup.

— Que veux-tu, dit frère Jean, que j’en fasse ? Veux-tu que je m’en défasse ? Je n’étais mie on pays lorsque ainsi fut baptisée.

— À propos, répondit Panurge, je crois que le nom de maquerelle en est extrait, car maquerellage ne compète[7] qu’aux vieilles : aux jeunes compète culetage. Pourtant serait-ce à penser qu’ici fut l’île Maquerelle, original et prototype de celle qui est à Paris. Allons pêcher des huîtres en écaille. »

Le vieil Macrobe, en langage ionique, demandait à Pantagruel comment et par quelle industrie et labeur était abordé à leur port celle journée, en laquelle avait été troublement de l’air et tempête de mer tant horrifique. Pantagruel lui répondit que le haut Servateur[8] avait eu égard à la simplicité et sincère affection de ses gens, lesquels ne voyageaient pour gain ne trafic de marchandise. Une et seule cause les avait en mer mis, savoir est studieux désir de voir, apprendre, connaître, visiter l’oracle de Bacbuc et avoir le mot de la Bouteille, sur quelques difficultés proposées par quelqu’un de la compagnie. Toutefois, ce n’avait été sans grande affliction et danger évident de naufrage. Puis lui demanda quelle cause lui semblait être de cetui épouvantable fortunal[9], et si les mers adjacentes d’icelle île étaient ainsi ordinairement sujettes à tempête, comme, en la mer Océane, sont les raz[10] de Sanmaieu[11], Maumusson, et, en la mer Méditerranée, le gouffre de Satalie, Montargentan, Plombin, Capo Mélio en Laconie, l’étroit[12] de Gibraltar, le phare de Messine et autres.


  1. De manière que.
  2. Équipages de rameurs.
  3. Régalé.
  4. Cœur.
  5. Digne d’être vu.
  6. Mauresque.
  7. N’a rapport.
  8. Sauveur.
  9. Ouragan.
  10. Courants.
  11. Saint-Mathieu.
  12. Détroit.