Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL24

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COMMENT LE BON MACROBE RACONTE À PANTAGRUEL LE MANOIR[1] ET DISCESSION[2] DES HÉROS.

Adonc, répondit le bon Macrobe : « Amis pérégrins[3], ici est une des îles Sporades, non de vos Sporades qui sont en la mer Carpathie, mais des Sporades de l’Océan, jadis riche, fréquente[4], opulente, marchande, populeuse et sujette du dominateur de Bretagne, maintenant, par laps de temps et sur la déclination du monde[5], pauvre et déserte comme voyez.

« En cette obscure forêt que voyez, longue et ample plus de soixante et dix-huit mille parasanges[6], est l’habitation des démons et héros, lesquels sont devenus vieux, et croyons, plus ne luisant le comète présentement lequel nous apparut par trois entiers jours précédents, que hier en soit mort quelqu’un, au trépas duquel soit excitée celle horrible tempête que avez pâti ; car, eux vivants, tout bien abonde en ce lieu et autres îles voisines, et, en mer, est bonache[7] et sérénité continuelle. Au trépas d’un chacun d’iceux, ordinairement oyons-nous par la forêt grandes et pitoyables lamentations, et voyons en terre pestes, vimères[8] et afflictions, en l’air troublements et ténèbres, en mer, tempête et fortunal[9].

— Il y a, dit Pantagruel, de l’apparence en ce que dites. Car, comme la torche ou la chandelle, tout le temps qu’elle est vivante et ardente, luit ès assistants, éclaire tout autour, délecte un chacun, et à chacun expose son service et sa clarté, ne fait mal ne déplaisir à personne, sur l’instant qu’elle est éteinte, par sa fumée et évaporation elle infectionne l’air, elle nuit ès assistants et à un chacun déplaît. Ainsi est-il de ces âmes nobles et insignes. Tout le temps qu’elles habitent leurs corps, est leur demeure pacifique, utile, délectable, honorable ; sur l’heure de leur discession[10], communément adviennent par les îles et continents grands troublements en l’air, ténèbres, foudres, grêles ; en terre, concussions, tremblements, étonnements[11] ; en mer fortunal et tempête, avec lamentations des peuples, mutations des religions, transports des royaumes et éversions des républiques[12].

— Nous, dit Épistémon, en avons naguère vu l’expérience on[13] décès du preux et docte chevalier Guillaume du Bellay, lequel vivant, France était en telle félicité que tout le monde avait sur elle envie, tout le monde s’y ralliait, tout le monde la redoutait. Soudain, après son trépas, elle a été en mépris de tout ; le monde bien longuement.

— Ainsi, dit Pantagruel, mort Anchise à Drépani en Sicile, la tempête donna terrible vexation à Ænéas. C’est par aventure la cause pourquoi Hérodes, le tyran et cruel roi de Judée, soi voyant près de mort horrible et épouvantable en nature (car il mourut d’une phtiriasis, mangé des verms[14] et des poux, comme paravant étaient morts L. Sylla, Phérécydes Syrien, précepteur de Pythagoras, le poète grégeois Alcman et autres), et prévoyant qu’après sa mort les Juifs feraient feux de joie, fit en son sérail, de toutes les villes, bourgades, et châteaux de Judée, tous les nobles et magistrats convenir[15], sous couleur et occasion fraudulente[16] de leur vouloir choses d’importance communiquer pour le régime et tuition[17] de la province. Iceux venus et comparants en personnes, fit en l’hippodrome du sérail resserrer. Puis dit à sa sœur Salomé et à son mari Alexandre : « Je suis assuré que de ma mort les Juifs se réjouiront, mais, si entendre voulez et exécuter ce que vous dirai, mes exèques[18] seront honorables, et y sera lamentation publique. Sur l’instant que serai trépassé, faites, par les archers de ma garde, esquels j’en ai expresse commission donné, tuer tous ces nobles et magistrats qui sont céans resserrés. Ainsi faisants, toute Judée malgré soi en deuil et lamentation sera, et semblera ès étrangers que ce soit à cause de mon trépas, comme si quelque âme héroïque fut décédée. »

« Autant en affectait un désespéré[19] tyran, quand il dit : « Moi mourant, la terre soit avec le feu mêlée », c’est-à-dire périsse tout le monde. Lequel mot Néron le truand changea, disant : « Moi vivant », comme atteste Suétone. Cette détestable parole, de laquelle parlent Cicero, lib. 3, de Finibus, et Sénèque, lib. 2, de Clémence, est par Dion Nicéus et Suidas attribuée à l’empereur Tibère. »


  1. Demeure.
  2. Départ.
  3. Étrangers.
  4. Peuplée.
  5. L’abaissement de sa population.
  6. (Mesure de 30 stades).
  7. Calme.
  8. Orages.
  9. Ouragan.
  10. Départ.
  11. Ébranlements.
  12. Renversement des États.
  13. Au.
  14. Vers.
  15. Assembler.
  16. Frauduleuse.
  17. Défense.
  18. Obsèques.
  19. Incorrigible.