Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL42
COMMENT, PAR HOMENAS, NOUS FUT MONTRÉ L’ARCHETYPE[1] D’UN PAPE.
La messe parachevée, Homenas tira d’un coffre près le grand autel un gros farats[2] de clefs, desquelles il ouvrit, à trente-deux clavures[3] et quatorze cadenas, une fenêtre de fer bien barrée, au-dessus dudit autel. Puis, par grand mystère, se couvrit d’un sac mouillé, et, tirant un rideau de satin cramoisi, nous montra une image peinte assez mal, selon mon avis, y toucha un bâton longuet, et nous fit à tous baiser la touche. Puis nous demanda : « Que vous semble de cette image ?
— C’est, répondit Pantagruel, la ressemblance d’un pape. Je le connais à la tiare, à l’aumusse, au rochet, à la pantoufle.
— Vous dites bien, dit Homenas. C’est l’idée de celui Dieu de bien en terre, la venue duquel nous attendons dévotement, et lequel espérons une fois voir en ce pays. Ô l’heureuse et désirée et tant attendue journée ! Et vous, heureux et bien heureux, qui tant avez eu les astres favorables qu’avez vivement en face vu et réalement[4] celui bon Dieu en terre, duquel voyant seulement le portrait, pleine rémission gagnons de tous nos péchés mémorables[5], ensemble la tierce partie, avec dix-huit quarantaines, des péchés oubliés ! Aussi ne la voyons-nous qu’aux grandes fêtes annuelles. »
Là disait Pantagruel que c’était ouvrage tel que le faisait Dedalus. Encore qu’elle fût contrefaite et mal traite[6], y était toutefois latente et occulte quelque divine énergie en matière de pardons : « Comme, dit frère Jean, à Seuillé, les coquins soupants un jour de bonne fête à l’hôpital, et se vantants l’un avoir celui jour gagné six blancs, l’autre deux sous, l’autre sept carolus, un gros gueux se vantait avoir gagné trois bons testons. « Aussi, lui répondirent ses compagnons, tu as une jambe de Dieu. » Comme si quelque divinité fut absconse en une jambe toute sphacelée[7] et pourrie.
— Quand, dit Pantagruel, tels contes vous nous ferez, soyez records[8] d’apporter un bassin. Peu s’en faut que ne rende ma gorge. User ainsi du sacré nom de Dieu en choses tant ordes[9] et abominables ! Fi, j’en dis fi ! Si dedans votre moinerie est tel abus de paroles en usage, laissez-le là : ne le transportez hors les cloîtres.
— Ainsi, répondit Épistémon, disent les médecins être en quelques maladies certaine participation de divinité. Pareillement Néron louait les champignons, et en proverbe grec les appelait « viande des dieux », pour ce qu’en iceux il avait empoisonné son prédécesseur Claudius, empereur Romain.
— Il me semble, dit Panurge, que ce portrait faut[10] en nos derniers papes, car je les ai vu non aumusse, ains[11] armet en tête porter, timbré[12] d’une tiare persique[13], et tout l’empire Christian étant en paix et silence, eux seuls guerre faire félone et très cruelle.
— C’était, dit Homenas, donc contre les rebelles, hérétiques, protestants désespérés[14], non obéissants à la sainteté de ce bon Dieu en terre. Cela lui est non seulement permis et licite, mais commandé par les sacres décrétales, et doit à feu incontinent empereurs, rois, ducs, princes, républiques, et à sang mettre, qu’ils[15] transgresseront un iota de ses mandements, les spolier de leurs biens, les déposséder de leurs royaumes, les proscrire, les anathématiser, et non seulement leurs corps et de leurs enfants et parents autres occire, mais aussi leurs âmes damner au parfond[16] de la plus ardente chaudière qui soit en enfer.
— Ici, dit Panurge, de par tous les diables, ne sont-ils hérétiques comme fut Raminagrobis, et comme ils sont parmi les Allemagnes et Angleterre. Vous êtes christians triés sur le volet.
— Oui, vrai bis, dit Homenas ; aussi serons-nous tous sauvés. Allons prendre de l’eau bénite, puis dînerons. »