Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL31

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 83-86).

COMMENT RONDIBILIS, MÉDECIN, DONNE REMÈDE À COCUAGE.

« On[1] temps, dit Rondibilis, que Jupiter fit l’état de sa maison olympique et le calendrier de tous ses dieux et déesses, ayant établi à un chacun jour et saison de sa fête, assigné lieu pour les oracles et voyages, ordonné de leurs sacrifices…

— Fit-il point, demanda Panurge, comme Tinteville, évêque d’Auxerre ? Le noble pontife aimait le bon vin, comme fait tout homme de bien. Pourtant[2] avait-il en soin et cure spéciale le bourgeon, père aïeul de Bacchus. Or est que, plusieurs années, il vit lamentablement le bourgeon perdu par les gelées, bruines, frimas, verglas, froidures, grêles et calamités advenues par les fêtes des saints Georges, Marc, Vital, Eutrope, Philippe, sainte Croix, l’Ascension et autres, qui sont on[3] temps que le soleil passe sous le signe de Taurus, et entra en cette opinion que les saints susdits étaient saints grêleurs, geleurs et gâteurs du bourgeon. Pourtant voulait-il leurs fêtes translater en hiver, entre Noël et la Tiphaine (ainsi nommait-il la mère des trois Rois), les licenciant[4] en tout honneur et révérence de grêler lors et geler tant qu’ils voudraient, la gelée lors en rien ne serait dommageable, ains[5] évidemment profitable au bourgeon. En leurs lieux mettre les fêtes des saint Christophe, saint Jean Décolla[6], sainte Madeleine, sainte Anne, saint Dominique, saint Laurent, voire la mi-août colloquer en mai, esquelles tant s’en faut qu’on soit en danger de gelée que lors métier on monde n’est qui tant soit de requête[7] comme est des faiseurs de friscades[8], composeurs de joncades[9], agenceurs de feuillades[10] et rafraîchisseurs de vin.

— Jupiter, dit Rondibilis, oublia le pauvre diable Cocuage, lequel pour lors ne fut présent : il était à Paris on palais, sollicitant quelque paillard procès pour quelqu’un de ses tenanciers et vassaux. Ne sais quants[11] jours après, Cocuage entendit la fourbe qu’on lui avait fait, désista[12] de sa sollicitation, par nouvelle sollicitude de n’être forclus[13] de l’état, et comparut en personne devant le grand Jupiter, alléguant ses mérites précédents et les bons et agréables services qu’autrefois lui avait fait, et instantement[14] requérant qu’il ne le laissât sans fête, sans sacrifices, sans honneur. Jupiter s’excusait, remontrant que tous ces bénéfices étaient distribués et que son état était clos. Fut toutefois tant importuné par messer Cocuage qu’enfin le mit en état de catalogue et lui ordonna en terre honneur, sacrifices et fête.

« Sa fête fut (pour ce que lieu vide et vacant n’était en tout le calendrier) en concurrence et au jour de la déesse Jalousie ; sa domination, sur les gens mariés, notamment sur ceux qui auraient belles femmes ; ses sacrifices, soupçon, défiance, malengroin[15], guet, recherche, et espies[16] des maris sur leurs femmes, avec commandement rigoureux à un chacun marié de le révérer et honorer, célébrer sa fête à double et lui faire les sacrifices susdits, sur peine et intermination[17] qu’à ceux ne serait messer Cocuage en faveur, aide ni secours, qui ne l’honoreraient comme est dit, jamais ne tiendrait d’eux compte, jamais n’entrerait en leurs maisons, jamais ne hanterait leurs compagnies, quelques invocations qu’ils lui fissent ; ains[18] les laisserait éternellement pourrir seuls, avec leurs femmes sans corrival[19] aucun et les refuirait[20] sempiternellement comme gens hérétiques et sacrilèges, ainsi qu’est l’usance des autres dieux envers ceux qui dûment ne les honorent : de Bacchus, envers les vignerons, de Cérès, envers les laboureurs, de Pomona, envers les fruitiers, de Neptune, envers les nautoniers, de Vulcain, envers les forgerons, et ainsi des autres. Adjointe fut promesse au contraire infaillible qu’à ceux qui, comme est dit, chômeraient sa fête, cesseraient[21] de toute négociation, mettraient leurs affaires propres en nonchaloir pour épier leurs femmes, les resserrer et maltraiter par jalousie (ainsi que porte l’ordonnance de ses sacrifices), il serait continuellement favorable, les aimerait, les fréquenterait, serait jour et nuit en leurs maisons, jamais ne seraient destitués[22] de sa présence. J’ai dit.

— Ha ! ha ! ha ! dit Carpalim en riant, voilà un remède encore plus naïf que l’anneau d’Hans Carvel. Le diable m’emporte, si je ne le crois. Le naturel des femmes est tel. Comme la foudre ne brise et ne brûle sinon les matières dures, solides, résistantes, elle ne s’arrête ès choses molles, vides et cédantes ; elle brûlera l’épée d’acier, sans endommager le fourreau de velours ; elle consumera les os des corps sans entamer la chair qui les couvre. Ainsi ne bandent[23] les femmes jamais la contention, subtilité et contradiction de leurs esprits, sinon envers ce que connaîtront leur être prohibé et défendu.

— Certes, dit Hippothadée, aucuns[24] de nos docteurs disent que la première femme du monde, que les Hébreux nomment Ève, à peine eût jamais entré en tentation de manger le fruit de tout savoir s’il ne lui eût été défendu. Qu’ainsi soit, considérez comment le tentateur cauteleux lui remembra[25] au premier mot la défense sur ce faite, comme voulant inférer : « Il t’est défendu, tu en dois donc manger ou tu ne serais pas femme. »


  1. Au.
  2. Aussi.
  3. Au.
  4. Autorisant.
  5. Mais.
  6. Décollé (décollation de saint Jean).
  7. Recherché.
  8. Boissons fraîches.
  9. Jonchées.
  10. Feuillées.
  11. Combien de.
  12. Se désista.
  13. Exclus.
  14. Avec instance.
  15. Mauvaise humeur.
  16. Espionnages.
  17. Menace.
  18. Mais.
  19. Concurrent.
  20. Écarterait.
  21. Se retireraient.
  22. Privés
  23. Tendent.
  24. Quelques-uns.
  25. Rappela.