Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL34
CONTINUATION DES RÉPONSES DE TROUILLOGAN, PHILOSOPHE ÉPHECTIQUE[1] ET PYRRHONIEN.
« Vous dites d’orgues[2] », répondit Panurge. Mais je crois que je suis descendu on[3] puits ténébreux onquel disait Héraclitus être vérité cachée. Je ne vois goutte, je n’entends rien, je sens mes sens tous hébétés, et doute grandement que je sois charmé. Je parlerai d’autre style. Notre féal, ne bougez. N’emboursez[4] rien. Muons de chance[5] et parlons sans disjonctives. Ces membres mal joints vous fâchent, à ce que je vois. Or çà, de par Dieu, me dois-je marier ?
Il y a de l’apparence.
Et si je ne me marie point ?
Je n’y vois inconvénient aucun.
Vous n’y en voyez point ?
Nul, ou la vue me déçoit.
J’y en trouve plus de cinq cents.
Comptez-les.
Je dis improprement parlant et prenant nombre certain pour incertain, déterminé pour indéterminé, c’est-à-dire beaucoup.
J’écoute.
Je ne peux me passer de femme, de par tous les diables
Ôtez ces vilaines bêtes.
De par Dieu soit ! car mes Salmigondinois disent coucher seul ou sans femme être vie brutale, et telle la disait Dido en ses lamentations.
À votre commandement.
Pé lé quau Dé[6], j’en suis bien. Donc me marierai-je ?
Par aventure.
M’en trouverai-je bien ?
Selon la rencontre.
Aussi[7] si je rencontre bien, comme j’espère, serai-je heureux ?
Assez.
Tournons à contre poil. Et si je rencontre mal ?
Je m’en excuse.
Mais conseillez-moi, de grâce. Que dois-je faire ?
Ce que voudrez.
Tarabin, tarabas.
N’invoquez rien, je vous prie.
On[8] nom de Dieu soit ! je ne veux sinon ce que me conseillerez. Que m’en conseillez-vous ?
Rien.
Me marierai-je ?
Je n’y étais pas.
Je ne me marierai donc point ?
Je n’en peux mais.
Si je ne suis marié, je ne serai jamais cocu.
J’y pensais.
Mettons le cas que je sois marié.
Où le mettrons-nous ?
Je dis, prenez le cas que marié je sois.
Je suis d’ailleurs empêché[9].
Merde en mon nez ! Dea[10] ! si j’osasse jurer quelque petit coup en[11] cape, cela me soulagerait d’autant. Or bien, patience ! Et donc, si je suis marié, je serai cocu ?
On le dirait.
Si ma femme est prude et chaste, je ne serai jamais cocu ?
Vous me semblez parler correct.
Écoutez.
Tant que voudrez.
Sera elle prude et chaste ? Reste seulement ce point.
J’en doute.
Vous ne la vîtes jamais ?
Que je sache.
Pourquoi donc doutez-vous d’une chose que ne connaissez ?
Pour cause.
Et si la connaissiez ?
Encore plus.
Page, mon mignon, tiens ici mon bonnet : je te le donne, sauve[12] les lunettes, et va en la basse cour[13] jurer une petite demi-heure pour moi. Je jurerai pour toi quand tu voudras. Mais qui me fera cocu ?
Quelqu’un.
Par le ventre bœuf de bois, je vous frotterai bien, monsieur le quelqu’un.
Vous le dites.
Le diantre, celui qui n’a point de blanc en l’œil, m’emporte donc, ensemble si je ne boucle ma femme à la Bergamasque quand je partirai hors mon sérail.
Discourez mieux.
C’est bien chien chié chanté pour les discours. Faisons quelque résolution.
Je n’y contredis.
Attendez. Puisque de cetui endroit ne peux sang de vous tirer, je vous saignerai d’autre veine. Êtes-vous marié ou non ?
Ni l’un ni l’autre et tous les deux ensemble.
Dieu nous soit en aide ! Je sue, par la mort bœuf, d’ahan, et sens ma digestion interrompue. Toutes mes phrènes[14], métaphrènes[15] et diaphragmes sont suspendus et tendus pour incornifistibuler[16] en la gibecière de mon entendement ce que dites et répondez.
Je ne m’en empêche[17].
Trut avant[18], notre féal, êtes-vous marié ?
Il me l’est avis.
Vous l’aviez été une autre fois ?
Possible est.
Vous en trouvâtes-vous bien la première fois ?
Il n’est pas impossible.
À cette seconde fois comment vous en trouvez-vous ?
Comme porte mon sort fatal.
Mais quoi ! à bon escient, vous en trouvez-vous bien ?
Il est vraisemblable.
Or çà, de par Dieu, j’aimerais, par le fardeau de saint Christophe, autant entreprendre tirer un pet d’un âne mort que de vous une résolution. Si[19] vous aurai-je à ce coup. Notre féal, faisons honte au diable d’enfer, confessons vérité. Fûtes-vous jamais cocu ? Je dis vous qui êtes ici, je ne dis pas vous qui êtes là-bas au jeu de paume.
Non, s’il n’était prédestiné.
Par la chair, je renie ; par le sang, je renague[20] ; par le corps je renonce. Il m’échappe. »
À ces mots Gargantua se leva et dit : « Loué soit le bon Dieu en toutes choses. À ce que je vois, le monde est devenu beau fils depuis ma connaissance première. En sommes-nous là ? Donc sont hui[21] les plus doctes et prudents philosophes entrés au phrontistère[22] et école des pyrrhoniens, aporrhétiques[23], sceptiques et éphectiques[24]. Loué soit le bon Dieu ! Vraiment on pourra dorénavant prendre les lions par les jubés[25], les chevaux par les crins, les buffles par le museau, les bœufs par les cornes, les loups par la queue, les chèvres par la barbe, les oiseaux par les pieds, mais jà[26] ne seront tels philosophes par leurs paroles pris. Adieu, mes bons amis. » Ces mots prononcés, se retira de la compagnie. Pantagruel et les autres le voulaient suivre, mais il ne le voulut permettre.
Issu[27] Gargantua de la salle, Pantagruel dit ès invités : « Le Timée de Platon, au commencement de l’assemblée, compta les invités. Nous, au rebours, les compterons-nous en la fin. Un, deux, trois ; où est le quart ? N’était-ce notre ami Bridoye ? » Épistémon répondit avoir été en sa maison pour l’inviter, mais ne l’avoir trouvé. Un huissier du parlement Mirelinguais en Mirelingues l’était venu quérir et ajourner pour personnellement comparaître et devant les sénateurs raison rendre de quelque sentence par lai donnée. Pourtant[28] était-il au jour précédent départi[29], afin de soi représenter au jour de l’assignation et ne tomber en défaut ou contumace. « Je veux, dit Pantagruel, entendre que c’est. Plus de quarante ans y a qu’il est juge de Fonsbeton ; icelui temps pendant[30] a donné plus de quatre mille sentences définitives.
« De deux mille trois cents et neuf sentences par lui données, fut appelé par les parties condamnées en la cour souveraine du parlement Mirelinguais en Mirelingues : toutes par arrêts d’icelle ont été ratifiées, approuvées et confirmées, les appeaux[31] renversés et à néant mis. Que maintenant soit personnellement ajourné sur ses vieux jours, il[32] qui par tout le passé a vécu tant saintement en son état, ne peut[33] être sans quelque désastre. Je lui veux de tout mon pouvoir être aidant en équité. Je sais hui[34] tant être la malignité du monde aggravée que bon droit a bien besoin d’aide, et présentement délibère[35] y vaquer, de peur de quelque surprise. »
Alors furent les tables levées. Pantagruel fit ès invités dons précieux et honorables de bagues, joyaux et vaisselle, tant d’or comme d’argent, et, les avoir[36] cordialement remerciés, se retira vers sa chambre.
- ↑ Qui suspend son jugement.
- ↑ Vous parlez d’or.
- ↑ Au.
- ↑ Ne mettez rien en bourse.
- ↑ Changeons de main (aux dés).
- ↑ Par le corps Dieu.
- ↑ Ainsi.
- ↑ Au.
- ↑ Embarrassé.
- ↑ Vraiment.
- ↑ Sous.
- ↑ Sauf.
- ↑ La cour basse (du château)
- ↑ Entrailles.
- ↑ Dos.
- ↑ Introduire.
- ↑ Embarrasse.
- ↑ Bref.
- ↑ Ainsi.
- ↑ (Comme : renie).
- ↑ Aujourd’hui.
- ↑ Cabinet d’études.
- ↑ Affectant le doute.
- ↑ Suspendant leur jugement.
- ↑ La crinière.
- ↑ Jamais.
- ↑ Sorti.
- ↑ Aussi
- ↑ Parti.
- ↑ Pendant ce temps.
- ↑ (Jeu de mots entre appeaux, pièges et appels)
- ↑ Lui
- ↑ Ce ne peut.
- ↑ Aujourd’hui.
- ↑ Suis décidé à.
- ↑ Après les avoir.