Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL35

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COMMENT PANTAGRUEL PERSUADE À PANURGE PRENDRE CONSEIL DE QUELQUE FOL.

Pantagruel, soi retirant, aperçut par la galerie Panurge en maintien d’un rêveur rêvassant et dodelinant de la tête et lui dit : « Vous me semblez à une souris empeigée[1] : tant plus elle s’efforce soi dépêtrer de la poix, tant plus elle s’en embrène. Vous, semblablement, efforçant issir[2] hors les lacs[3] de perplexité, plus que devant y demeurez empêtré, et n’y sais remède fors un. Entendez. J’ai souvent ouï en proverbe vulgaire
qu’un fol enseigne bien un sage. Puisque, par les réponses des sages n’êtes à plein satisfait, conseillez-vous à quelque fol : pourra être que, ce faisant, plus à votre gré serez satisfait et content. Par l’avis, conseil et prédiction des fols, vous savez quants[4] princes, rois et républiques ont été conservés, quantes batailles gagnées, quantes perplexités dissolues[5]. Jà besoin n’est vous ramentevoir[6] les exemples. Vous acquiescerez en cette raison, car, comme celui qui de près regarde à ses affaires privées et domestiques, qui est vigilant et attentif au gouvernement de sa maison, duquel l’esprit n’est point égaré, qui ne perd occasion quelconque d’acquérir et amasser biens et richesses, qui cautement[7] sait obvier ès inconvénients de pauvreté, vous appeliez sage mondain, quoique fat[8] soit-il en l’estimation des Intelligences célestes, ainsi faut-il, pour devant icelles sage être, je dis sage et présage par aspiration divine et apte à recevoir bénéfice de divination, s’oublier soi-même, issir hors de soi-même, vider ses sens de toute terrienne affection, purger son esprit de toute humaine sollicitude et mettre tout en nonchaloir[9], ce que vulgairement est imputé à folie.

« En cette manière fut du vulgue impérit[10] appelé Fatuel le grand vaticinateur Faunus, fils de Picus, roi des Latins.

« En cette manière voyons-nous entre les jongleurs, à la distribution des rôles, le personnage du sot et du badin être toujours représenté par le plus périt[11] et parfait joueur de leur compagnie.

« En cette manière, disent les mathématiciens, un même horoscope être à la nativité des rois et des sots, et donnant exemple d’Énéas et Chorœbus, lequel Euphorion dit avoir été fol, qui eurent un même généthliaque[12].

« Je ne serai hors de propos, si je vous raconte ce que dit Jo. André sur un canon de certain rescrit papal adressé au maire et bourgeois de la Rochelle, et après lui, Panorme en ce même canon, Barbatia sur les Pandectes et récemment Jason en ses conseils, de Seigny Joan, fol insigne de Paris, bisaïeul de Caillette. Le cas est tel :

« À Paris, en la rôtisserie du petit Châtelet, au devant de l’ouvroir d’un rôtisseur, un faquin[13] mangeait son pain à la fumée du rôt, et le trouvait, ainsi parfumé, grandement savoureux. Le rôtisseur le laissait faire. Enfin, quand tout le pain fut bâfré, le rôtisseur happe le faquin au collet et voulait qu’il lui payât la fumée de son rôt. Le faquin disait en rien n’avoir ses viandes endommagé, rien n’avoir du sien pris, en rien ne lui être débiteur.

« La fumée dont était question évaporait par dehors, ainsi comme ainsi se perdait-elle ; jamais n’avait été ouï que, dedans Paris, on eût vendu fumée de rôt en rue. Le rôtisseur répliquait que de fumée de son rôt n’était tenu nourrir les faquins et reniait, en cas qu’il ne le payât, qu’il lui ôterait ses crochets. Le faquin tire son tribart[14] et se mettait en défense.

« L’altercation fut grande ; le badaud peuple de Paris accourut au débat de toutes parts. Là se trouva à propos Seigny Joan le fol, citadin de Paris. L’ayant aperçu, le rôtisseur demanda au faquin : « Veux-tu sur notre différend croire ce noble Seigny Joan ? » — « Oui, par le sambreguoy, » répondit le faquin. Adonc Seigny Joan, avoir[15] leur discord[16] entendu, commanda au faquin qu’il lui tirât de son baudrier quelque pièce d’argent. Le faquin lui mit en main un tournois philippus. Seigny Joan le prit et le mit sur son épaule gauche, comme explorant s’il était de poids ; puis le timpait[17] sur la paume de sa main gauche, comme pour entendre s’il était de bon aloi ; puis le posa sur la prunelle de son œil droit, comme pour voir s’il était bien marqué. Tout ce fut fait en grand silence de tout le badaud peuple, en ferme attente du rôtisseur et désespoir du faquin. Enfin le fit sur l’ouvroir sonner par plusieurs fois. Puis en majesté présidentale, tenant sa marotte on[18] poing, comme si fût un sceptre, et affublant en tête son chaperon de martres singesses[19], à oreilles de papier, fraisé à points d’orgues, toussant préalablement deux ou trois bonnes fois, dit à haute voix : « La cour vous dit que le faquin, qui a son pain mangé à la fumée du rôt, civilement a payé le rôtisseur au son de son argent. Ordonne ladite cour que chacun se retire en sa chacunière, sans dépens, et pour cause. » Cette sentence du fol parisien tant a semblé équitable, voire admirable, ès docteurs susdits, qu’ils font doute, en cas que la matière eût été on parlement dudit lieu, ou en la rote à Rome, voire certes entre les Aréopagites décidée, si plus juridiquement eût été par eux sentencié. Pourtant advisez si conseil voulez d’un fol prendre. »


  1. Poissée.
  2. Sortir.
  3. Nœuds coulants.
  4. Combien de.
  5. Résolues.
  6. Rappeler.
  7. Adroitement.
  8. Sot.
  9. Négligence.
  10. Vulgaire ignorant.
  11. Habile.
  12. Signes astrologiques à la naissance.
  13. Portefaix.
  14. Bâton.
  15. Après avoir.
  16. Désaccord.
  17. Faisait sonner.
  18. Au.
  19. En peau de singe.