Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G44

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COMMENT PICROCHOLE FUYANT FUT SURPRIS DE MALES[1] FORTUNES, ET CE QUE FIT GARGANTUA APRÈS LA BATAILLE.

Picrochole, ainsi désespéré, s’enfuit vers l’Île-Bouchard, et au chemin de Rivière son cheval broncha par terre, à quoi tant fut indigné que de son épée le tua en sa chole[2]. Puis ne trouvant personne qui le remontât, voulut prendre un âne du moulin qui là auprès était ; mais les meuniers le meurtrirent tout de coups, et le détroussèrent de ses habillements, et lui baillèrent pour soi couvrir une méchante séquenie[3]. Ainsi s’en alla le pauvre colérique ; puis passant l’eau au Port-Huault, et racontant ses males fortunes[4], fut avisé par une vieille lourpidon[5] que son royaume lui serait rendu à la venue des coquecigrues ; depuis ne sait-on qu’il est devenu. Toutefois l’on m’a dit qu’il est de présent pauvre gagne-denier à Lyon, colère comme devant, et toujours se guémente[6] à tous étrangers de la venue des coquecigrues, espérant certainement, selon la prophétie de la vieille, être à leur venue réintégré en son royaume.

Après leur retraite, Gargantua premièrement recensa les gens, et trouva que peu d’iceux étaient péris en la bataille, savoir est quelques gens de pied de la bande du capitaine Tolmère, et Ponocrates, qui avait un coup d’arquebuse en son pourpoint. Puis les fit rafraichir chacun par sa bande, et commanda ès trésoriers que ce repas leur fût défrayé et payé, et que l’on ne fit outrage quelconque en la ville, vu qu’elle était sienne, et après leur repas, ils comparussent en la place devant le château, et là seraient payés pour six mois. Ce que fut fait : puis fit convenir[7] devant soi en ladite place tous ceux qui là restaient de la part[8] de Picrochole, esquels, présents tous ses princes et capitaines, parla comme s’ensuit.


  1. Mauvaises.
  2. Colère.
  3. Souquenille.
  4. Infortunes.
  5. Ribaude.
  6. S’enquiert.
  7. Assembler.
  8. Du parti.