Gay-Lussac (Arago)/03

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 10-17).
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ASCENSION DE GAY-LUSSAC SEUL. — CONSÉQUENCES DES OBSERVATIONS FAITES SUR LE MAGNÉTISME ET LA TEMPÉRATURE. — IMPORTANCE DES VOYAGES AÉRONAUTIQUES.


Cette ascension eut lieu le 16 septembre 1804, à neuf heures quarante minutes du matin. Cette fois, Gay-Lussac s’éleva jusqu’à la hauteur de 7,016 mètres au-dessus de la mer, la plus grande bien constatée où les hommes fussent alors parvenus et qui, depuis cette époque, n’a été qu’à peine une fois dépassée par MM. Barral et Bixio.

Dans cette seconde ascension, la physique s’enrichit de plusieurs importants résultats que j’essaierai de faire ressortir en peu de mots.

Nous trouvons, par exemple, qu’au moment où le thermomètre de Gay-Lussac, à 7,016 mètres de hauteur, marquait 9°.5 au-dessous de glace, celui de l’Observatoire de Paris, à l’ombre et au nord, indiquait + 27°.75. Ainsi 37° était l’étendue de l’échelle thermométrique à laquelle Gay-Lussac s’était trouvé exposé dans l’intervalle de dix heures du matin à trois heures après midi. Il n’était donc plus possible d’attribuer les neiges perpétuelles qui existent au sommet des hautes montagnes, à une action spéciale que ces sommités rocheuses exerceraient sur les couches d’air environnantes, car aucune élévation notable n’existait dans les régions au-dessus desquelles le ballon de Gay-Lussac avait successivement passé.

Ces énormes variations de température sont-elles liées, par une loi mathématique simple, aux changements de hauteur ?

En prenant pour exactes les observations thermométriques sur lesquelles Gay-Lussac lui-même élève quelques doutes, à cause de la rapidité du mouvement ascensionnel du ballon, et du temps dont un thermomètre a besoin pour indiquer exactement les températures des milieux dans lesquels il est plongé, on arriverait à ce résultat curieux que la température varierait moins, pour un changement de hauteur donné, près de terre que dans des régions de l’atmosphère d’une élévation moyenne.

Mais je dois remarquer que dans la manière ordinaire de discuter les observations aérostatiques, on fait un cercle vicieux. La formule analytique, à l’aide de laquelle on calcule les hauteurs successives du ballon, suppose implicitement, en effet, un égal abaissement de température dans toutes les régions atmosphériques pour le même changement de hauteur. Les observations de 1804, et celles qui ont été faites postérieurement, ne donneront des résultats à l’abri de toute objection que lorsqu’elles seront discutées suivant la méthode profonde dont on est redevable à notre ingénieux et illustre confrère M. Biot.

Les difficultés eussent été évitées si des observateurs, munis de théodolites et distribués à des distances convenables, avaient déterminé trigonométriquement, par leurs observations combinées, les hauteurs successives du ballon. Les savants et tes Académies, qui voudraient tenter de nouveau d’étudier scientifiquement la constitution physique de notre atmosphère, ne manqueront certainement pas de prendre ma remarque en sérieuse considération,

L’hygromètre de Saussure montra dans ses indications, pendant le voyage de Gay-Lussac, une marche irrégulière ; mais en tenant compte à la fois des degrés indiqués par cet instrument et de la température des couches où il fut observé, notre confrère trouva que la quantité d’humidité contenue dans l’air allait en diminuant avec une extrême rapidité.

On savait déjà, au moment de ce mémorable voyage, que l’air, sous toutes les latitudes et à peu de hauteur au-dessus du niveau de la mer, renferme à peu près les mêmes proportions d’oxygène et d’azote. Cela résultait avec évidence des expériences de Cavendish, de Macarty, de Berthollet et de Davy. On avait appris aussi par les analyses de Théodore de Saussure exécutées sur de l’air pris au Col du Géant, qu’à la hauteur de cette montagne, l’air contient la même proportion d’oxygène que celui de la plaine. Les analyses eudiométriques de Gay-Lussac, faites avec le plus grand soin sur l’air recueilli à 6,636 mètres de hauteur, établirent que l’air de ces hautes régions était non-seulement composé en oxygène et en azote comme celui qu’on aurait pris à la surface de la terre, mais encore qu’il ne renfermait pas un atome d’hydrogène.

Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur l’importance de ces résultats ; ils montrèrent le vague des explications que donnaient alors les météorologistes, des étoiles filantes et autres phénomènes atmosphériques.

Les lignes suivantes, extraites de la relation de Gay-Lussac, mettent sur la voie de l’explication véritable du malaise que les voyageurs les plus vigoureux éprouvent en gravissant des pics élevés tels que le Mont-Blanc.

« Parvenu au point le plus haut de mon ascension, à 7,016 mètres au-dessus du niveau moyen de la mer, dit le courageux physicien, ma respiration était sensiblement gênée ; mais j’étais encore bien loin d’éprouver un malaise assez désagréable pour m’engager à descendre. Mon pouls et ma respiration étaient très-accélérés : respirant très-fréquemment dans un air d’une extrême sécheresse, je ne dois pas être surpris d’avoir eu le gosier si sec, qu’il m’était pénible d’avaler du pain. »

Passons maintenant à l’expérience qui fut le motif principal des deux voyages aérostatiques entrepris sous les auspices de la première classe de l’Institut. Il s’agissait, ainsi que je l’ai dit précédemment, de s’assurer si, comme on l’avait annoncé, la force magnétique exercée par le globe sur une aiguille aimantée, diminuait très-rapidement avec la hauteur. Gay-Lussac réussit dans ce second voyage à compter dans un temps déterminé deux fois plus d’oscillations que dans le premier. Les résultats doivent donc offrir une plus grande exactitude.

Il trouva qu’une aiguille qui, à la surface de la terre, employait 42′.2 pour faire dix oscillations, n’exécuta le même nombre d’oscillations qu’en 42′.8 à la hauteur de 4,808 mètres au-dessus de Paris. Le résultat fut 42′.5 à 5,681 mètres, et 41′.7 à 6, 884 mètres. Ces nombres n’offrent pas une marche très-régulière ; il aurait fallu, d’ailleurs, ainsi que Gay-Lussac en fait la remarque, pour en déduire des conséquences rigoureuses, les combiner avec des mesures correspondantes de l’inclinaison qui ne purent être effectuées[1]. Comme M. Biot, d’après la discussion des nombres recueillis dans le premier voyage, notre ami tira de ses observations la conclusion que la force magnétique est constante à toutes les hauteurs accessibles. Cette conséquence était logique, à une époque où l’on ne savait pas généralement que, dans un lieu et dans des circonstances données, la durée des oscillations d’une aiguille magnétique est influencée par sa température, et que 37° d’abaissement du thermomètre doivent produire les changements les plus notables. On voit que dans l’état d’imperfection des instruments et de la science en 1804, il était impossible d’arriver à une solution exacte du problème qu’on avait en vue. Aussi, pourrait-on s’étonner d’entendre dire aujourd’hui que le problème est résolu.

Des considérations d’aucune nature n’autorisent à jeter un voile sur les lacunes de la science. Cette réflexion concerne spécialement les travaux des hommes dont l’autorité est incontestable et incontestée.

Gay-Lussac, après avoir terminé toutes ses recherches avec la tranquillité et le sang-froid d’un physicien assis dans son cabinet, prit terre à trois heures quarante-cinq minutes entre Rouen et Dieppe, à quarante lieues de Paris, près du hameau de Saint-Gourgon dont les habitants exécutèrent avec beaucoup de bienveillance toutes les manœuvres que le voyageur aérien leur commanda pour que la nacelle n’éprouvât pas des secousses qui auraient mis les instruments en danger.

La gravité de cette réunion et de ce récit ne doit pas m’empêcher, je crois, de rapporter une anecdote assez singulière dont je dois la connaissance à mon ami. Parvenu à 7,000 mètres, Gay-Lussac voulut essayer de monter plus haut encore, et se débarrassa de tous les objets dont il pouvait rigoureusement se passer. Au nombre de ces objets figurait une chaise en bois blanc que le hasard fit tomber sur un buisson tout près d’une jeune fille qui gardait des moutons. Quel ne fut pas l’étonnement de la bergère ! comme eût dit Florian. Le ciel était pur, le ballon invisible. Que penser de la chaise, si ce n’est qu’elle provenait du Paradis ? On ne pouvait opposer à cette conjecture que la grossièreté du travail ; les ouvriers, disaient les incrédules, ne pouvaient là-haut être si inhabiles. La dispute en était là lorsque les journaux, en publiant toutes les particularités du voyage de Gay-Lussac, y mirent fin, et rangèrent parmi les effets naturels ce qui jusqu’alors avait paru un miracle.

Les ascensions de M. Biot et de Gay-Lussac vivront dans le souvenir des hommes comme les premières qui aient été exécutées avec un succès marqué, pour la solution de questions scientifiques.

Le phénomène météorologique si remarquable d’un abaissement du thermomètre à 40° au-dessous de zéro à une hauteur de 7,049 mètres, que M. Bixio et M. Barral ont constaté pendant l’ascension entreprise à leurs propres frais, le 27 juillet 1850, a montré suffisamment que de belles découvertes attendent ceux qui marcheront sur leurs traces, pourvu qu’ils aient les connaissances nécessaires et soient munis, comme ces deux physiciens, d’une collection d’instruments exacts. Il est vraiment regrettable que les voyages exécutés toutes les semaines, avec des dispositions de plus en plus dangereuses, et qui, on peut le prévoir avec douleur, finiront par quelque terrible catastrophe, aient détourné les amis des sciences de leurs voyages projetés. Je conçois leurs scrupules, mais sans les partager. Les taches du Soleil, les montagnes de la Lune, l’anneau de Saturne et les bandes de Jupiter n’ont pas cessé d’être l’objet des investigations des astronomes, quoiqu’on les montre aujourd’hui pour dix centimes sur le terre-plein du Pont-Neuf, au pied de la colonne de la place Vendôme et en divers points de nos boulevards. Le public, maintenant si judicieux, si éclairé, ne confondrait pas ceux qui, dans un but de lucre, exposent journellement leur vie, avec des physiciens courant les mêmes dangers pour arracher à la nature quelques-uns de ses secrets.



  1. Gay-Lussac ne réussit à observer l’aiguille d’inclinaison qu’à la hauteur de 4,000 mètres. Il trouva là en nombre rond 30°. Ce résultat, en le supposant exactement rapporté, différerait énormément de l’inclinaison qui devait avoir lieu à terre.