Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/15

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LA BRETAGNE DU CENTRE[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


IV. — Le Pays de Douarnenez.


Cast. — Locronan. — La vie de saint Renan. — Le Pardon de la Troménie. — La Grande-Troménie. — La duchesse Anne en pèlerinage. — Quelques superstitions. — Sainte-Anne-la-Palue. — Jésus-Christ naturalisé breton. — La baie de Douarnenez. — Aux Quatre-Vents. — La chambre-cabine. — L’Enfermé. — La maison où l’on ne rit pas toujours. — La forêt du Juch. — L’île Tristan. — La ville. — Les bateaux de pêche. — Le départ des pêcheurs. — La sardine, le hareng, le saumon et autres poissons. — La misère. — La tempête. — Le culte de la mer. — Femmes de pêcheurs. — Enfants aux yeux bleus. — Le langage vif. — La côte et la terre.


PÈLERINS AU PIED D’UN CALVAIRE.


Je décide, pendant que je suis à Châteaulin, qui est un excellent centre d’excursions pour cette partie du Finistère, d’aller à Douarnenez. J’hésite entre le chemin de fer et la voiture, et finalement me décide pour la flânerie de la voiture. Bien m’en prend, car je monte à environ 200 mètres sur la chaîne des montagnes Noires d’où je découvre tout le pays jusqu’à la mer avant de toucher au village de Cast. Ce sont les pentes du Menez-Gueltas, aux flancs duquel glissent, à travers les bruyères et les fougères, quelques ruisselets. Le vent m’apporte la senteur marine de la baie de Douarnenez, je descends bientôt des coteaux couverts d’arbres fruitiers, puis, en descendant sur Cast, je traverse des landes, qui font un brusque contraste avec les terres plantureuses. À Cast, un arrêt s’impose devant le porche de l’église garni de statues et le saint Herbot en bois, placé à l’intérieur. Derrière l’église, il y a encore des débris de sculptures sur un vieux mur, avec quelques personnages assez distincts : un Christ, naïvement et grossièrement travaillé, un soldat casqué, un pontife coiffé d’une mitre ou d’une tiare, un saint Hubert à genoux devant un cerf portant une croix entre ses cornes, puis un autre personnage qui regarde un loup dévorant un chien. Il y a encore de la sculpture à voir à deux kilomètres plus loin, à la chapelle de Quilliodoaré, cachée dans un bouquet d’arbres. Là, c’est une Vierge décolletée, c’est saint Laurent tenant son gril à la main.

LE PARDON DE LA GRANDE TROMÉNIE QUI A LIEU À LOCRONAN TOUS LES SEPT ANS, UNE DES PLUS GRANDES ASSEMBLÉES DE LA BRETAGNE.

À Locronan, où j’arrive ensuite, le spectacle est tout à fait beau. Je revois toujours avec plaisir cette grande place aux maisons du xviie siècle, la massive église du xve siècle, sa grosse tour à balustrade, sa petite chapelle au joli campanile, accolée à l’église, et qui renferme le tombeau de saint Renan. Tout ce décor de Locronan est magnifique, robuste de construction et verdi de mousse. C’est saint Renan, ici, le personnage principal. J’ai déjà résumé, dans la première partie de ce voyage en Bretagne, la vie singulière de cet ancêtre probable d’Ernest Renan. On sait qu’il passa la plus grande partie de son existence sur une montagne, laquelle avait été déposée sur la côte par les flots de la mer. Saint Renan, qui habitait un ermitage bâti en fascines sur le sommet, faisait le tour de la montagne une fois par jour, muni d’une cloche qui annonçait son passage. Entre temps, il jouait son rôle de civilisateur, enseignait aux habitants du voisinage l’art de tisser la toile qui, dès lors, prit la place des peaux que l’on hissait aux mâts des embarcations. C’est ce trajet fait chaque jour par saint Renan, quatre lieues environ, autour de la montagne, que parcourent maintenant les pèlerins le jour du pardon de la Troménie.

PRÉPARATION D’UN REPOSOIR.
PÈLERIN À LOCRONAN, MONTANT LES MARCHES DE L’ÉGLISE.

Il y a, le deuxième dimanche de juillet, le pardon annuel de la Troménie, et il y a, à la même date, la Grande Troménie qui a lieu tous les sept ans. Le chemin parcouru par la procession est aussi celui que firent les deux bœufs attelés à une charrette, qu’on laissa cheminer à leur guise et qui conduisirent le corps du saint à Locronan, après avoir fait le tour de la montagne, à travers les rochers sur lesquels les roues ont laissé des empreintes. Tous les pèlerins, et il en est venu jusqu’à 40 000, croient, d’ailleurs, que ce sentier de saint Renan conduit au ciel. Anatole Le Braz, dans son Pays des Pardons, nous apprend que « dès le xiie siècle, la Troménie septennale prenait rang parmi les grandes assemblées religieuses de la Bretagne. On s’y rendait par clans des points les plus éloignés de l’Extréme-Trégor, du fond des landes vannetaises ». Une année, on fut tout surpris d’y voir arriver une jeune femme escortée de gens d’armes, précédée d’un escadron de trompettes… « Elle était gente et accorte, avec des yeux clairs, très doux, et un joli front têtu de Bretonne. Quand les porteurs des reliques eurent défilé, elle vint se joindre à un groupe de fermières qui, habillées d’étoffes rouges aux chamarrures d’or, formaient une garde d’honneur à la statue de sainte Anne. Les gars, préposés aux bannières, se détournaient sans cesse pour la regarder. Ils apprirent au retour qu’elle avait nom la duchesse Anne et qu’elle était mariée au roi de France. » La procession part de l’église, s’arrête à différents endroits, entre autres à la roche appelée la Jument de pierre, à laquelle on attribue un pouvoir fécondant : les jeunes femmes viennent s’y frotter, des femmes stériles sont venues y coucher trois nuits de suite. Les écrivains catholiques dénoncent ces pratiques comme ridicules, mais rien n’a fait jusqu’à présent contre l’usage. Plus loin, c’est la pierre où saint Renan aimait à se reposer, et où viennent s’asseoir les malades affligés d’affections nerveuses. Enfin, il est dit que les gens de la paroisse, à qui échoit l’honneur de porter la bannière, jouiront pendant sept ans de toutes sortes de bienfaits : bonnes récoltes, pêches heureuses, enfants mâles.

LES PÈLERINS DE LOCRONAN FONT LE TOUR DE LA JUMENT DE PIERRE.
PROCESSION DE SAINTE-ANNE-LA-PALUE, DONT LE PÉLERINAGE A LIEU LE DERNIER DIMANCHE D’AOÛT.

Pendant que je suis à Locronan, et que je m’inquiète des pèlerinages, je puis gagner la côte par Plonévez-Porsay pour visiter la chapelle de Sainte-Anne-la-Palue. C’est à quelques pas de la mer, au bout d’un chemin. Le gardien est un métayer voisin. Il ouvre la porte, me montre la statue en granit de sainte Anne, bonne sculpture du xvie siècle. Des ex-voto pendent à la muraille, cannes, béquilles, chiffons. On vient ici en pèlerinage, le dernier dimanche d’août. La veille est le jour des mendiants qui n’ont pas le droit de revenir, ce qui différencie sensiblement des autres assemblées le pardon de Sainte-Anne-la-Palue. Il a encore ceci de particulier, qu’en glorifiant sainte Anne, il fait tranquillement de Jésus-Christ un Breton authentique. Écoutez plutôt. Mariée à un seigneur méchant et jaloux qui détestait les enfants et n’en voulait pas avoir, Anne fut maltraitée et chassée une nuit par son époux, au moment où celui-ci s’aperçut de sa maternité prochaine. La pauvre femme abandonna le château de Moëllien et se dirigea vers la mer où elle aperçut une lueur. C’était une barque que gouvernait un ange. Elle y monta, navigua longtemps, bien longtemps, et finalement débarqua en Judée où elle mit au monde la vierge Marie. Elle revint en Armorique de la même façon, y fut accueillie avec des transports de joie, car on lui croyait le pouvoir d’apaiser les éléments et de guérir les maladies. Des années et des années après son retour, elle reçut la visite de son petit-fils, Jésus, venu pour solliciter sa bénédiction avant de commencer à prêcher l’Évangile. Jésus, sur le désir de son aïeule, fit jaillir une fontaine auprès de laquelle on bâtit la chapelle, qui devait être l’asile des infirmes et des misérables. Quand Anne mourut, on chercha partout, mais vainement, sa dépouille, on ne la retrouva que bien des années plus tard baignant dans les flots, encroûtée de coquillages.

UN REPOSOIR, AVEC UNE GRANDE STATUE EN BOIS PEINT.

De Locronan à Douarnenez, il y a la route qui conduit directement sur la baie, après avoir longé la forêt de Névet, le manoir de Cozcastel, traversé le hameau de Kerlaz dont les clochetons dominent la route. La contrée est charmante, couverte d’arbres, et c’est un enchantement que le spectacle grandiose de la baie de Douarnenez tout à coup découverte. Au delà du talus qui borde la route, on a en face de soi la vaste étendue de mer arrondie par la côte, la baie largement ouverte, l’entrée indiquée par la pointe surplombante du cap de la Chèvre. On voit étinceler au loin les falaises de Morgat, s’avancer les pointes du Bellec, de Talagrip, de Trefuntec. Douarnenez est blotti à gauche dans le coin le mieux abrité, avec l’île Tristan comme brise-lames, puis la côte file à peu près droit, inclinant légèrement vers le sud, jusqu’à la pointe du Raz. Par un beau temps, sous un ciel bleu, lorsque la mer est aussi d’azur et que la crête argentée de ses vagues brille au soleil, on ne se croirait plus au pays d’Armor, dans la contrée des pluies et des brumes, mais au bord de la mer d’Italie ou de Grèce. Les arbres, aux cimes arrondies, croissent presque à la limite des flots, ombragent la grève de sable blanc, et l’on cherche machinalement des yeux, sur le promontoire de la Chèvre, la forme régulière, nette et élégante d’un temple de marbre élevé en l’honneur de la puissance des dieux et des travaux héroïques des hommes.

SAINTE-ANNE-LA-PALUE. — LE TOUR DE L’ÉGLISE.

J’ai déjà passé ici de longues vacances, et ma foi, c’était là tout près, au bord du talus, dans cette petite maison des Quatre-Vents, la bien nommée. La chambre était parfaite, avec sa fenêtre sur la mer, mais le cabinet de travail était admirable. Il attenait à la chambre, et c’était une toute petite pièce cloisonnée de bois, ayant vue aussi sur la mer par une lucarne, ou plutôt par un hublot, car la lucarne était petite, proportionnée au réduit qui était en réalité une cabine. Oui, une cabine, c’est bien cela : de la place rien que pour une table, un tabouret, et pour moi. Mais toute la mer dans le hublot, et rien que la mer. On ne voyait pas autre chose. J’ai vu là l’Océan de toutes les couleurs et de toutes les expressions, vert, bleu, lilas, gris, doré, rouge, — souriant, tendre, caressant, morose, solennel, fâché, furieux, déployant toutes ses grâces ou vociférant toutes ses colères. La cabine tremblait parfois comme une barque secouée par la pleine mer, mais la maison des Quatre-Vents était solide derrière son remblai de terre, et les tempêtes qui l’ébranlaient ne pouvaient avoir raison d’elle. Aucun mauvais temps n’engendrait, d’ailleurs, la mélancolie chez mon hôtesse et sa fille. La mère, et la fille surtout, étaient deux commères réjouies, et je n’ai jamais entendu rire comme là. De ces rires aussi, la maison tremblait. Ils éclataient à tout instant au rez-de-chaussée en roulades éperdues et leur clameur joyeuse montait l’escalier, passait sous les portes, venait vibrer au carreau du hublot. Je passais de longues heures dans la cabine, j’écrivais alors un livre qui avait pour titre l’Enfermé, et j’étais, moi aussi, l’enfermé de mon sujet, vivant là comme un prisonnier dans sa cellule et contrôlant, toutes proportions gardées, les sensations de mon héros par les miennes. Mais la solitude n’était pas le silence. J’écrivais entre le bruit monotone et délicieux de la mer, dont les vagues venaient s’écrouler en chuchotant sur le sable, et le bruit du rire de mes hôtesses qui était sans arrêt, vraiment, comme la chanson de la mer montante et de la mer descendante. Je dois dire tout de même que ces créatures joyeuses connaissaient les peines, car j’entendis, certains soirs, le bruit des pleurs remplaçant le bruit des rires, et je ne pus tout de même emporter de là, comme je l’aurais cru, le souvenir de la maison où l’on rit toujours.

Je n’étais pas, comme bien on pense, le prisonnier permanent de mon travail. J’avais des évasions et des sorties sur la mer et sur la campagne. En bateau, j’ai vu la côte, doublé le cap de la Chèvre, visité les monstrueux rochers des Tas de Pois. Derrière la maison, j’allais au profond de la forêt du Juch, où j’avais parfois la rencontre, sous les couverts d’arbres admirables, de quelque vieux paysan vêtu à la vieille mode, braies de toile grise, veste bleue, petit chapeau rond. Ou bien, çà et là, devant la maison, sur la plage du Ris, de sable fin et uni, et plus loin, sur la grève coupée de flaques d’eau, crevée de rochers autour desquels grouillaient les crabes, et plus loin encore, au long de toute une série de grottes dont les parois ruisselantes semblent des coulées de pierres précieuses. Si par quelque sentier ou quelques saillies de la terre et du roc, on grimpe au flanc de la falaise, les sommets herbus et fleuris, ou couverts d’une végétation rase, tout roses de courtes bruyères, vous invitent à la marche ou au repos. On ferait volontiers, par le sentier des douaniers, le tour de l’admirable baie, en s’arrêtant tous les cent pas pour voir et voir encore. Mais tout cela, c’est l’à-côté de Douarnenez. Il me faut parler de la ville.

LES MONSTRUEUX ROCHERS DES TAS DE POIS AVEC LEUR SÉMAPHORE.

Car c’est une ville, Douarnenez, qui n’est qu’un simple chef-lieu de canton, compte environ douze mille habitants, est bâtie sur un rocher, à l’embouchure de la rivière de Pouldavy, en face de la petite île Tristan, occupée par une usine, ou confiserie de sardines. Douarnenez est, en effet, comme tant d’autres, un port de mer « renommé pour ses sardines ». La motte de terre de l’île Tristan supportait jadis un prieuré que le bandit Fontenelle fit évacuer pour s’y loger. Il y demeura trois ans, en dépit des efforts de la garnison de Brest pour l’en chasser. Selon la tradition, l’île Tristan aurait reçu son nom d’un des héros du roman de la Table Ronde, Tristan le Léonois, qui vida avec Yseult la coupe contenant le boire amoureux destiné au roi Marc’h. Entrons en ville. Les rues, les ruelles ont toutes l’odeur de la sardine. À l’extrémité de chacune de ces rues ou venelles, c’est le port, les barques à sec, ou balancées par l’eau, le départ ou le retour des voiles, — la mer. Partout des marins, allant, venant, chaussés de sabots, le pas lourd et sonore, portant des paniers de poissons, traînant des filets. Partout des sardinières allant à quelque usine ou en revenant, et des enfants aussi qui vont à l’usine, ou qui commencent d’apprendre la pêche. Ici, comme ailleurs, on souffre sans cesse du mal dont on a parfois l’émoi à Paris, on souffre des rares passages de sardines, des pêches infructueuses, des bas prix fixés au marché des usines, de la misère. Les gens connaissent l’incertitude, l’inaction, la faim pour eux et les leurs. L’été, ils parviennent à vivre. Mais bien peu ont un lopin de terre, une vache à mener à la pâture. L’hiver, ils s’éreintent et s’exposent souvent en vain. Devant la mer de Bretagne, triste et hostile sous le ciel de pluie, ils rêvent alors d’une mer bleue, riante au soleil, qui serait peut-être accueillante et meilleure nourricière. Il paraît que la barque et l’outillage ne sont pas organisés pour toutes les pêches, en tous temps. Un effort, une initiative seraient nécessaires pour dégager l’homme de la routine et de l’habitude, puisque l’eau féconde est toujours là, avec ses richesses perpétuellement renouvelées. Telle qu’elle est, voici la pêche à Douarnenez avec son personnel, ses bateaux, ses moyens, ses usages. Nulle part, mieux que là, nous ne pourrons l’examiner et la connaître.

Les bateaux de pêche sont de véritables petits vaisseaux, carénés, pontés, et gréés d’un ou plusieurs mâts, selon leurs dimensions. La plupart sont montés par trois marins, qui se rendent à leur barque à l’aide d’une « plate », lorsque l’embarcation n’a pu accoster. Ils sont vêtus d’un pantalon de droguet, d’une chemise de laine, la tête coiffée d’un béret ou enveloppée d’un suroit, selon la saison, les pieds nus, ou chaussés de sandales. Le départ est généralement silencieux. Peut-être les pêcheurs ne songent-ils pas toujours aux surprises du temps, aux perfidies et aux violences de la mer mystérieuse. Mais ils sont tout au départ, et soigneux des préparatifs. Chacun est muni d’un petit panier de provisions qu’il enferme dans la carène, avant de prendre son poste, l’un aux cordages qui manœuvrent les voiles, un autre à la barre, le troisième aux instruments de pêche, qui varient selon le cas. Je sais bien que beaucoup de personnes connaissent ces détails, mais un bien plus grand nombre encore les ignorent, et le récit d’un voyage en Bretagne ne serait pas complet sans un exposé précis et simple de cette existence des côtes.

Les voiles larguées et gonflées par le vent, on peut lire les inscriptions indiquant le port d’attache de l’embarcation : deux ou trois lettres capitales avec un numéro d’ordre, qui serviront, soit pour la constatation des délits par les garde-pêche, soit pour reconnaître les épaves en cas de malheur. Toute la flottille s’élance, et c’est un beau spectacle que celui de cette masse évoluant en bon ordre, dans le même sens, et tout de suite, la jetée dépassée, se dispersant sur l’immensité de l’eau. Les barques s’inclinent, à tribord, à bâbord, plus ou moins bas, selon la force du vent, ou la rapidité du mouvement de manœuvre qui les ramène en équilibre. Elles dansent, soulevées par les flots qui les projettent à des hauteurs d’où elles retombent brusquement, comme au fond d’un précipice. Les amateurs qui ont voulu prendre part à une pêche regrettent bien souvent, à cet instant, de s’être aventurés. Le mal de mer s’abat sur eux, et certains se ravisent, se font ramener au port. Ceux qui ont le cœur solide, ou qui sont les victimes héroïques de l’amour-propre, continuent la « partie de plaisir ».

J’ai résumé, passant à Paimpol, les opérations de la pêche lointaine à la baleine, à la morue. Ici, c’est la pêche côtière. C’est là que se fait l’apprentissage de la grande pêche, que se forment les futurs marins. Toutes les pêches ne se font pas dans la même saison, ni à la même heure. Quelques poissons se laissent prendre en tous temps, mais il faut, pour les autres, savoir choisir le moment propice. La sardine et le hareng, qui se propagent en nombre que l’on peut dire incalculable, voyagent par bandes qui ont parfois 10 ou 12 kilomètres de longueur. Les sardines, que l’on appâte avec des œufs de morue desséchés, fréquentent de préférence nos côtes ouest de l’Océan vers le mois de mai. Parfois aussi, elles passent au large, ne s’approchent que des côtes d’Espagne et d’Afrique. Les harengs sont plus capricieux encore : on les rencontre tantôt ici, tantôt là, au commencement de l’année dans les mers du Nord, puis sur les côtes septentrionales de l’Écosse, plus tard dans la mer d’Allemagne, et enfin, vers les derniers mois de l’année, dans la Manche. « Il est, dit M. Brousse, des signes certains auxquels on reconnaît les bancs de harengs. Des volées d’oiseaux de mer les suivent constamment, ils exhalent une odeur particulière, ils agitent les flots sur l’eau plate comme de l’huile, et enfin, pendant la nuit, une traînée de feu manifeste la présence de ces poissons éminemment phosphoriques. » Comme pour la sardine et pour la plupart des autres poissons de petite et de moyenne grandeur, c’est le filet qui est utilisé dans la pêche du hareng. Celle-ci a lieu de préférence la nuit, et ce sont les falots attachés aux embarcations qui, attirant le poisson, servent d’appeau, en quelque sorte. Les filets de vastes dimensions, lestés de pierres ou de morceaux de plomb, ont des mailles d’environ 2 centimètres où les poissons s’engagent par les ouïes sans pouvoir se libérer. On retire le filet de l’eau à l’aide de cabestans, et les poissons sont recueillis dans un autre filet, ou dans des barils, en couches séparées par des lits de sel.

LA FLOTTILLE DES SARDINIERS À DOUARNENEZ.

Le maquereau, et quantité d’autres poissons visibles en tous temps dans les halles et marchés, la raie, le merlan, l’éperlan, le turbot, l’anguille, la sole, la limande, etc., se pêchent sur les côtes pendant toute l’année, mais cette pêche est plus abondante en mai, juin, juillet. Le saumon se pêche sur les côtes, en hiver, et à l’embouchure des fleuves et des rivières, pendant les chaleurs, le saumon qui aime l’eau claire à une certaine température, changeant de parages à l’époque des équinoxes : il hiverne en mer et vient chercher l’eau douce au printemps. On le prend avec des filets simples, de grandes dimensions, avec des filets traînants appelés « seines », et dans les rivières avec des lignes ou des nasses. Il existe, sur plusieurs rivières, des établissements affectés spécialement à la pêche du saumon, construits sur le modèle d’un établissement qui est à Châteaulin. C’est une sorte de barrage formé d’un double rang de palanques, enfoncées dans le sol au fond de la rivière, et reliées, en bas et en haut, par des anneaux. Ce barrage est percé de trous entourés de minces lames métalliques qui, en aval, dessinent une embouchure en forme de nasse. Le poisson, remontant le courant, franchit aisément, en écartant les lames, ces ouvertures qui se referment à mesure et qu’il ne peut franchir en sens inverse : il se trouve alors enfermé par un vaste grillage dans un réservoir d’où on le sort à l’aide d’un filet ou d’une épuisette,

La Bretagne n’a pas d’aujourd’hui son renom de pays de pêche. Au xve siècle, les mêmes poissons qui sont recherchés aujourd’hui n’étaient pas d’un rendement moindre. Le hareng, la sardine, le maquereau, le merlan, l’esturgeon, le congre, etc., abondaient ; le rouget de Vannes était très recherché. L’ouverture de la pêche donnait lieu à des réjouissances dont on a gardé le souvenir. Les seigneurs, des représentants du duc y assistaient, montaient parfois sur les bateaux. Le produit de la pêche était, de droit, la propriété du seigneur. Les marins recevaient « une prime de seize deniers par congre renable et huit quarts de vin par centaine de poissons. » Les cétacés et autres poissons de grandes dimensions étaient classés comme poissons royaux et étaient la propriété des ducs, qui s’en réservaient la vente. Le poisson frais était très recherché, comme bien on pense. M. Dupuy raconte qu’aussitôt les pêcheurs surgis dans une ville de la côte, ils étaient harcelés par les bourgeois, et aussi les regrattiers, les colporteurs, mais la plus grande partie du poisson, faute de moyens de transport, devait être séchée et salée : encore un motif de redevance au seigneur. « La Bretagne — dit le même auteur — exporte une grande quantité de poisson salé. C’est surtout pendant les mois de janvier et de février que les grands seigneurs français font, à Nantes et à Saint-Malo, leur approvisionnement en vue du carême. En 1477, le pourvoyeur de Jeanne Chabot, dame de Montsoreau, achète à Nantes une pipe de merluches, un cent de papillons, un cent de raies, deux cents de seiches, trois caques de harengs blancs, un millier de harengs saurs… Le roi Louis XI fait prendre deux cents de lamproies. La dame de Saint-Brice, la même année, achète à Saint-Malo trois cents de harengs blancs, valant trente sous. Elle prend, en outre, pour quarante-cinq sous de harengs saurs, pour vingt sous de marsouins. Toutes ces provisions sont transportées à son château de Bouche-d’Usure, en Anjou. » De nos jours, grâce à la facilité des communications, le poisson frais est demandé de préférence aux salaisons et aux conserves. Toutefois, il faut prévoir les mauvaises saisons de pêche, les périodes de bourrasques où les bateaux restent amarrés au port, les périodes de malchance où la mer est fouillée en vain.

Malgré toutes ces incertitudes, la profession se transmet de père en fils. Les enfants pourraient apprendre d’autres métiers, mais la nécessité immédiate et l’instinct héréditaire sont les plus forts. Ils font comme tant d’autres, ils acceptent le bon et le mauvais de l’existence. Il est des périodes heureuses où la « mer est salée », il en est d’autres, où la « mer est brûlée » ne fournit rien. La disette alors règne, l’armoire est vide, il faut restreindre la ration et quelquefois jeûner. Le pécheur est, d’ailleurs, imprévoyant, insouciant, il dépense habituellement ce qu’il gagne sans songer au lendemain. Il met en pratique ce proverbe : « Un sou gagné sur terre vaut mieux que dix sous gagnés sur mer : un sou gagné sur terre, on peut le posséder ; les dix qu’on a gagnés sur mer, on les voit se noyer. » L’insécurité dans la vie est pour beaucoup dans cet état d’esprit. À quoi bon thésauriser ? Pourtant, il est des exceptions. Certains ambitionnent de posséder leur bateau à eux, de n’avoir plus à payer en nature, sur le produit de chaque pêche, la part d’intérêt et d’amortissement due au patron-marin. Ceux-là accumulent les économies, évitent le cabaret, l’ordre règne dans leur maison, pour atteindre le jour où la barque neuve sera poussée vers les flots. Ce jour-là, le nouveau patron réalise son rêve, advienne ensuite que pourra !

COIFFE DE DOUARNENEZ.

Ce qui vient toujours, quand ce n’est pas la misère, c’est la tempête. Tous les ans, des bateaux disparaissent. Puis le vent tombe, la mer apaisée rend les cadavres de ceux qu’elle a tués. Au village, des places sont vides au foyer des pêcheurs. Dans le port, des barques manquent à l’appel. Tous les jours, les femmes sont allées sur la jetée demander un espoir à la mer sinistre. Mais l’ouragan qui passait avec des clameurs sous le ciel noir, les vagues qui se jetaient sur la côte en mâchant et broyant les galets, tous les bruits de l’air et de l’eau ne leur apportaient que des ricanements et des menaces. Victor Hugo a dit magnifiquement ces drames de la mer.

Où sont-ils, les marins perdus dans les nuits noires ?
Ô flots, que vous savez de lugubres histoires,
Flots profonds redoutés des mères à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous.

Les flux et les reflux se succèdent, n’apportant ni la vie, ni la mort aux femmes et aux enfants qu’on appellera demain des veuves et des orphelins. Puis, un jour, on trouve un cadavre sous la falaise, des débris de barque sur le sable. Les marins portent leur compagnon au cimetière, la coiffe blanche est recouverte d’un voile de deuil, les humbles dévouements viennent au secours de cette misère. Mais aucune imprécation n’aura coupé la monotonie des plaintes, aucun cri de rage contre le sort ne se sera élevé. Le recteur qui aura jeté de l’eau bénite sur le mort, psalmodié du latin sur la tombe, pourra croire qu’il y a là soumission à une volonté d’en haut, adoration d’une main mystérieuse qui frappe. Peut-être, mais c’est aussi à une force réelle que les pauvres gens de nos côtes se soumettent, c’est une fatalité inéluctable qu’ils subissent. Le dieu qu’ils craignent et qu’ils adorent, celui qui les nourrit et qui les tue, au gré de sa cruelle fantaisie, c’est la mer immense, la mer familière et incompréhensible, qui tantôt les berce en chantant, tantôt leur crache son écume à la face, les meurtrit contre les rochers ses complices. C’est à ce dieu qu’ils élèvent des calvaires sur les promontoires, c’est pour lui qu’ils suspendent des ex-voto dans les églises, qu’ils font des processions autour du village, c’est la terreur sacrée mêlée d’amour qu’il inspire qui fait mettre une phrase religieuse dans les connaissements des capitaines, qui place les bateaux de pêche sous le patronage d’un nom de martyr. Le voisinage de ce champ de bataille, la mer, devait faire naître les mêmes sentiments de reconnaissance et de crainte que la lutte de la nuit et de la lumière créait chez les tribus errantes des hauts plateaux de l’Asie, aux premiers âges de l’humanité. Une action incessante de la nature se faisant sentir dans tous les actes de la vie, le culte d’Indra s’établit là-bas, la religiosité devient ici une caractéristique des populations maritimes.

BRODEUSE À DOUARNENEZ.

Cette cause profonde est si bien la vraie que le pêcheur, placé entre l’église et la mer, n’hésitera pas. Le dimanche comme les autres jours, il sortira pour la pêche, attentif au ciel, à l’eau, sourd aux coups de cloche plaintifs, aux malédictions du recteur impuissant à retenir les bateaux qui s’enfuient, les voiles gonflées, comme des mouettes avides. C’est que là, comme ailleurs, on accepte la lutte pour la vie telle qu’elle se présente. À quoi bon discuter l’implacabilité du sort, le hasard de la naissance, l’inattendu des catastrophes ? La mer est là, offrant des proies vivantes aux mains qui sauront les saisir, jetant, comme amorces sur le rivage, les coquillages savoureux, les crevettes couleur d’eau, les crabes à la marche oblique, les pierres dont on construira les maisons, le varech dont on fera les matelas, le goémon qui engraissera les champs. Mais c’est plus loin qu’il faut aller pour trouver les bancs de poissons « aux écailles d’argent », ce n’est qu’après une nuit de pêche qu’on aura gagné de quoi manger et se vêtir. On part donc dans la barque aux flancs solides que la voile entraîne. Au retour, les femmes et les enfants halent le bateau, le déchargent, traînent l’ancre sur le rivage. Et toujours ainsi. Et jamais les hommes de Camaret et de Douarnenez, d’Audierne et de Concarneau ne songent à changer leur sort, jamais ils ne font le rêve d’une existence plus sûre, plus exempte de dangers.

PÊCHEURS DE GOÉMON DANS LA BAIE DE DOUARNENEZ.

Ils vont à la mer, ils y retournent sans cesse. La mer est une grande séductrice qui les a pris tout entiers et qui ne les quittera plus, ils acceptent d’avance que le lit de cette rude épouse devienne leur tombe. Ils ont été trempés par les pluies, suffoqués par les coups de vent, ils ont vu les vagues se creuser en abîmes, ils ont eu la sensation d’un combat corps à corps avec la masse d’eau qu’ils affrontaient, les lames se reculant, semblant prendre un élan, et revenant furieuses, comme un troupeau de bêtes féroces, se jeter sur la frêle barque, la terrassant, la mordant, pendant que la meute des vents déchire les filets et la toile, pousse la barque et l’homme vers le guet-apens des rochers, cachés sous l’eau. Eh bien ! qu’importe tout cela ! tout cela s’oublie. Quand la mer chante par toutes ses vagues, frémit sous les baisers du soleil, son appel est encore entendu, la barque est remise à l’eau, le pêcheur reprend le large. Voilà pourquoi, au lendemain des sinistres, la veuve et l’aîné des fils recousent les voiles, radoubent, goudronnent le bois, remmaillent les filets, pansent les blessures du bateau. Le mousse, devenu patron, ira de nouveau chercher la vie et la mort là où succombèrent la plupart des siens. Mais il n’essaiera pas de se soustraire à la loi commune. Son entrée dans la vie sera constatée par une inscription maritime ; sa mort, obscure et incertaine, ne laissera peut-être même pas de trace sur les registres de l’état civil. Entre ces deux faits, tient la biographie du pêcheur.

À DOUARNENEZ : MAISON DE PÊCHEURS.

Ce n’est pas une seule fois que j’ai vu, au bord des flots, une vieille qui regarde fixement devant elle, le visage ridé, les yeux secs, une femme à coiffe blanche, qui espère l’apparition d’une voile à l’horizon. Il n’y a là aucune fausse sensibilité. C’est l’ordinaire des drames de la mer. La femme de pêcheur qui attend son homme n’est pas une figure de romance, un facile sujet de vignette. Cette femme, on peut réellement la voir, sur les jetées, quand la mer est démontée et que les barques luttent au large contre le vent. Oui, elle a parfois un enfant sur le bras et un autre à la main, comme cela se voit sur les images. Il a fallu que le temps soit terriblement mauvais et que l’inquiétude ait troublé son esprit pour qu’elle soit sortie de sa triste maison et qu’elle soit venue ainsi connaître la fin de la tempête et le sort des bateaux. D’habitude, elle reste chez elle, active et passive, occupée et patiente. Elle soigne les enfants, va aux champs, tricote, cuit le repas du soir pour l’homme qui est en mer. Tout naturellement, l’existence acceptée fait que chacun s’est trouvé avec une tâche assignée qu’il remplit aux heures marquées, ponctuellement et sans examen. Le pêcheur s’en va, traînant ses filets, monte en barque, hisse la voile, disparaît et reparaît derrière les vagues, dans le soleil du matin ou dans le noir du soir. La femme reste au logis, occupée aux mêmes labeurs entre les départs et les retours.

Elle a appris à connaître les chances des bonnes arrivées. Elle sait, par la fraîcheur de l’air, par la direction du vent, par la couleur du ciel, comment les barques parties avec le reflux se comportent en mer et doivent revenir avec le flux. Elle sait, sans carte et sans boussole, que tout doit se passer régulièrement, ou bien qu’un grain menace et que le danger va s’embusquer et surgir à chaque gonflement du flot. C’est alors qu’elle sort de chez elle, dans le bruit de l’ouragan qui commence et dans l’atmosphère de couleur funèbre qui pèse sur la côte. Il en est ainsi chez toutes les femmes du village. Elles sortent toutes à la fois, car le même avertissement leur a été donné au même instant par les choses. Toutes, elles ont été prévenues par les signes de mauvais présage, comme elles sont apaisées d’habitude par les promesses de sécurité.

Ces événements arrivent, ces situations existent. Parmi les habitants des villes qui s’en viennent tous les ans aux bains de mer, pendant quelques semaines ou quelques mois, il en est beaucoup qui n’apprennent rien de la vie des pécheurs et de la vie de leurs familles. Ils ne savent que la plage, les bains, les courses, les régates, le casino, la mer aimable, la chanson des vagues, la joie de l’air et de la lumière. Il faut leur dire qu’après les doux étés et les dernières grâces de l’automne, les aspects changent, la mer s’encolère, les gens des côtes ont à subir de terribles rencontres où le vent et l’eau ont facilement raison des misérables embarcations. Quand les promeneurs reviennent, l’année suivante, aux beaux jours, il y a des veuves et des orphelins non loin de la plage élégante où les femmes se promènent en toilettes claires. Ceux qui ne connaissent que les sourires de la mer ont raison de s’apitoyer alors, et d’aider à réparer, comme ils le peuvent, les fureurs de la bourrasque et les crimes de la tempête…

UN VIEUX BRETON.

C’est à cela que je songe en regardant çà et là, au long de la rue de la Verdure, qui aboutit à un chemin largement ombragé menant à la mer, de la rue Jean-Bart, parallèle à la côte, et qui conduit à l’église. La construction est moderne, dominée par une tour carrée percée d’un portail où quelques détails de sculptures évoquent la vie marine : un bâtiment, des sardines. À l’intérieur, c’est le même genre de décoration logique : un bas-relief représente une pêche miraculeuse, peut-être celle dont parle Borlase, qui eut lieu le 5 octobre 1767, où l’on prit, en quelques heures, dans la baie de Saint-Yves, 245 millions de sardines. C’était le bon temps, non pour les sardines, mais pour les pêcheurs. Il existe à Douarnenez une autre église, Sainte-Hélène, et une chapelle dédiée à saint Michel. La voûte de bois de cette dernière est peinte de sujets naïfs ; mais on y conserve aussi un tableau de l’apparition de la Vierge qui est attribué au pompeux Le Brun. Autour de tout cela l’animation est grande. On appareille jusqu’à une date avancée de l’hiver pour la pêche à la sardine, et aussi pour la pêche au maquereau sur les côtes d’Écosse. Toute la population, hommes et femmes, s’agite, transporte des paniers, traîne des haquets. Et précisément, le jour où j’observe cette activité, la pêche a été abondante, mais non trop abondante, comme en 1888 où l’on dut vendre les sardines comme engrais, à raison de un sou le mille ! Le mouvement déborde Douarnenez, va d’un côté jusqu’au port de Tréboul, de l’autre jusqu’au bourg de Ploaré, un groupe de maisons dominé par un beau clocher, et qui forme, en quelque sorte, un faubourg de Douarnenez. Quatre heures sonnent. C’est la sortie de l’école. Presque immédiatement les rues se remplissent d’enfants, une vraie foule, remuante, gesticulante, jacassante. Je crois que je n’ai jamais vu tant d’enfants ni tant d’yeux bleus réunis. Des petits garçons qui ressemblent déjà à des marins, des petites filles, sœurs des aînées que Sully-Prudhomme a chantées :

À Douarnenez en Bretagne
Le cœur des filles ne se gagne
Que dans la langue du pays.

La langue du pays est ici singulièrement animée. Dans toute la contrée qui a Quimper pour centre, cette langue est sensiblement différente de la langue parlée à Morlaix et à Saint Pol-de-Léon, et surtout la manière de la parler donne à celui qui passe brusquement d’un point à un autre la sensation neuve d’une race dissemblable. La douceur traînante, le son filé de tendre mélopée qu’on entend dans les campagnes léonardes a fait place à un chant vif et saccadé. Les voix attaquent résolument les phrases en notes brèves, les mènent précipitamment par des saccades qui ressemblent à des retirées d’eau dans des galets, les terminent par une brusque retombée. Et toujours ainsi, à ce point qu’un récit un peu long, prononcé de cette façon, précipitamment, mais avec des coupures très nettes, fait l’effet d’une lecture ou d’un discours enlevés avec une hâte extraordinaire. Si l’on ajoute que le rire, le rire des femmes, tel que je l’ai entendu à la maison des Quatre-Vents, est fréquent, tout en éclats et en roulades prolongées, et que la couleur est recherchée dans le costume, on aura l’idée d’une race en éveil, ayant, avec des parcelles d’âme commune, une violente vivacité qui la caractérise, au contraire de la ruminante rêvasserie, de la finesse de sourire, de la grâce de langueur, de la Bretagne blanche et noire du nord,

On ne sera donc pas surpris si je dis qu’en temps d’élections, tel que je l’ai vu à Douarnenez, une passion extraordinaire se déploie à propos des plus menus incidents de la lutte. Oui, Paris même, avec les fréquentes réunions publiques qui continuent par les rues en longues conversations de noctambules, avec la vivacité de son esprit ouvrier et de ses reparties faubouriennes, Paris n’est pas en vérité plus actif que la bourgade de pêcheurs. C’est un ferment d’une rare puissance d’action qui s’empare ici des cervelles à l’idée qu’une bataille va se livrer, que deux partis sont en présence, qu’il y aura un vainqueur et un vaincu. Un instinct de combativité ancienne se retrouve immédiatement chez tous, et la lutte pacifique des bulletins de vote dans les urnes s’agrémente aux alentours de rudes interpellations, d’invectives précipitées, de coups de poing qui sonnent dur sur les torses et sur les faces. Au centre des places, dans le va-et-vient où s’agitent les gens vêtus de vêtements bleus et verts, couleur de vagues et couleur d’horizons, les paroles résonnent en affirmations répétées et colères, en énumérations persistantes appuyées par les t, les k et les ch. J’ai vu des scènes de vraie violence, des mêlées avec coups et blessures. La veille du scrutin, surtout, et au moment de la proclamation des résultats, au premier tour et au jour de ballottage, les pêcheurs ne prenant pas la mer, les rixes brutales se sont déchaînées autour des affiches à deux compartiments, en français et en breton, agrémentées de drapeaux blancs et de drapeaux tricolores. Le paysan est plutôt royaliste, et le marin, républicain, avec des courants mêlés et des majorités péniblement disputées. On voit là nettement les séparations de régions, de professions, d’habitudes. De même qu’il y a plusieurs Frances qui sont, ou superposées ou ajustées et rigoureusement emboîtées comme les morceaux d’un jeu de patience, de même, dans chaque ancienne province, il y a plusieurs provinces, et la Bretagne ne fait pas exception à cette règle de diversité. Pour s’en tenir à quelques divisions, qui pourraient être plusieurs fois fragmentées, il y a d’excessives différences entre le nord et le sud du pays, les rocheuses collines séparent nettement le pays de Tréguier et le pays de Léon de la Cornouaille, et enfin, comme partout, le bord des côtes est une lisière absolument autonome, dont il est impossible de confondre les habitants maritimes avec les habitants terriens qui logent à deux pas, dans les champs contigus aux falaises.


(À suivre.) Gustave Geffroy.

  1. Suite. Voyez pages 469, 481 et 493. Les photographies ont été exécutées par M. Paul Gruyer.