George Sand, sa vie et ses œuvres/3/3

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Plon et Nourrit (3p. 217-231).


CHAPITRE III


Spiridion. — Influence croissante de Leroux. — Querelle avec Buloz. — Agricol Perdiguier. — Le Compagnon du tour de France. — Horace. — Emmanuel Arago. — La Revue indépendante. — Les poètes populaires : Charles Poncy, Magu, Gilland. — Lettres de et à Béranger.


Examinons maintenant les œuvres de George Sand écrites en ces années ; revenons d’abord aux mois d’hiver de 1838-39 passés à Majorque, où Mme Sand, d’après sa coutume constante, malgré toutes les besognes de la journée, consacrait les heures de la nuit à son labeur sans trêve. Elle y acheva Spiridion, refit et ajouta plusieurs épisodes à la Nouvelle Lélia, et écrivit enfin son article sur le Drame fantastique. Les lettres de Majorque, publiées et inédites, nous apprennent la marche de ses travaux, empreints de plus en plus des idées de Leroux.

Le 14 décembre elle écrit à Mme Marliani :

… Voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage : mais j’ignore si Buloz l’a reçu. J’ignore s’il le recevra. Il y a encore d’autres raisons de retard que je ne vous dis pas, parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes, dans la fureur[1], dans le désespoir ! Spiridion doit être interrompu depuis un siècle ; à cela, je ne puis rien… Je voulais envoyer à Buloz beaucoup de manuscrit : mais, d’une part, accablée de tant d’ennuis matériels, je n’ai pu faire grand’chose ; et, de l’autre, la lenteur et le peu de sûreté des communications font que Buloz n’est pas encore nanti. Vous connaissez Buloz : « Pas de manuscrit, pas de Suisse…[2].

Le 15 janvier elle écrit à la même :

Je vous adresse la dernière partie de Spiridion par la famille Flayner, qui est, je crois, la voie la plus sûre. Ayez la bonté de le faire passer tout de suite à Buloz et de vous faire rembourser le port, qui ne sera pas mince et qui regarde le cher éditeur…[3].

George Sand termina à Majorque le remaniement de Lélia, entrepris déjà durant l’été de 1836, à la Châtre. Sous l’influence de Leroux, sa conclusion devint moins désespérante, Leroux avait répondu aux questions qui, en 1833, lui avaient semblé fatales et insolubles.

Citons encore les lignes de sa lettre du 22 janvier, tronquée dans la Correspondance :

La nuit, j’écris Lélia, qui sera un ouvrage à peu près transformé. Êtes-vous contente de la fin de Spiridion ? Je crains que cela ne vous fasse l’effet de tourner un peu court au dénouement. Mais comment faire quand on est pressé par une maudite revue…

Dans la lettre inédite du 15 février, Mme Sand écrit :

Maintenant, chère, parlons affaires, je vous envoie d’ici par Marseille et le docteur Cauvière le manuscrit de Lélia, sur lequel vous jetterez les yeux, si cela vous amuse, plus une lettre pour Buloz que je vous prie de lire et de lui remettre vous-même, avec le manuscrit. Dites-lui de passer chez vous et ne lui remettez Lélia que sur argent comptant, car ma position est telle que je la lui dis : j’arriverai à Marseille avec fort peu de chose. En examinant un peu l’ouvrage, vous verrez qu’on ne peut pas le considérer comme une réimpression.

J’écrirai à Leroux de Marseille. En attendant, demandez-lui s’il veut bien corriger les épreuves de Lélia, non pas typographiquement, les points et les virgules regardent Buloz, mais philosophiquement. Il doit y avoir bien des mots impropres et bien des arguments sans clarté. Je lui donne plein pouvoir. Il fera cette corvée, et par amitié pour moi, et par dévouement pour les idées que je soulève dans Lélia, ne serait-ce que d’oser interroger le siècle sur ces choses ; c’est, je crois, une chose utile…

Le 15 mars elle écrit à Mme Marliani de Marseille en revenant encore une fois à la correction de Lélia par Leroux :

Je ne sais pas si je n’ai pas fait une indiscrétion en vous chargeant de demander à Leroux de corriger Lélia. C’est une longue tâche et ennuyeuse, et lui qui est occupé à de si importants et si admirables travaux ! Je vous supplie, chère, de l’encourager à un refus, pour peu qu’il en montre la moindre envie. Puis-je jamais en vouloir à un être que je vénère comme un nouveau Platon, comme un nouveau Christ…[4].

Ce n’est pas avec un moindre enthousiasme que George Sand parle de Jean Reynaud, l’ami et collaborateur de Leroux :

Comme l’Économie politique de Reynaud est une magnifique prédication ! Aussi, je l’ai lue la veille de mon départ de la chartreuse, tout haut, à Chopin et à Maurice, qui n’en ont pas perdu un mot. Voilà la morale et la philosophie que j’entends, celle que tout esprit candide peut aborder d’emblée, sans y être préparé par de longues études et sans être rompu à un long usage de convention. Il est vrai que tous les sujets ne peuvent se traiter aussi clairement, mais quel beau parti il a su tirer de celui-là ! Décidément ce sont les deux hommes de l’avenir, et l’humanité, qui ne les connaît pas aujourd’hui, leur élèvera un jour des autels…[5].

Dans la fin imprimée de la lettre tronquée du 22 janvier, que nous avons déjà citée à deux reprises, nous lisons aussi les lignes suivantes :

Dites à Leroux que j’élève Maurice dans son évangile. Il faudra qu’il le perfectionne lui-même quand le disciple sera sorti de page. En attendant, c’est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idées. C’est à Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments et beaucoup d’idées de plus. Quand vous verrez l’abbé de Lamennais, serrez-lui bien la main pour moi.

Ce n’est pas sans raison que Mme Sand réunit ainsi, presque dans une même phrase, les noms de Leroux et de Lamennais. Elle commença Spiridion durant l’automne de 1838, en collaboration avec Leroux. Elle traça dans ce roman le portrait de l’illustre abbé et elle y peignit les rapports qui existaient entre elle et lui en racontant les relations du jeune moine Alexis et de son guide spirituel, son ami d’outre-tombe, l’abbé Spiridion, chercheur intransigeant de la vérité.

Déjà au mois de février et de mars de 1838, George Sand rompit bravement des lances pour Lamennais dans ses deux articles contre Lerminier, intitulés : Lettre à M. Lerminier sur son examen du livre du Peuple et Deuxième lettre à M. Lerminier répondant à son second article de critique. Spiridion est une nouvelle expression de l’admiration de Mme Sand pour les idées et la personne du grand réformateur religieux.

Il semble que depuis lors le surnom de « Spiridion » fut définitivement attaché à l’abbé. Mme Sand et Leroux le nommaient ainsi dans leurs lettres.

On ne comprend pas comment la plupart des critiques — aussi bien contemporains de la première publication de Spiridion que les autres — classèrent ce roman sans broncher parmi les « contes fantastiques », « les rêves impossibles », etc.[6].

Il nous semble que c’est se montrer trop naïf ou se laisser | volontairement leurrer par les apparences, que ne pas comprendre tout de suite que le « fantastique » de Spiridion n’est qu’une simple forme, la sauce sous laquelle l’auteur servit aux lecteurs de romans de la Revue des Deux Mondes des idées religieuses et philosophiques fort profondes et n’ayant rien de commun avec des romans proprement dits. C’est là tout un système de croyances, une profession de foi. Nous n’oublierons jamais l’impression que nous fit la lecture de Spiridion, l’une des premières œuvres, si ce n’est la première œuvre de George Sand que nous ayons lue. Ce fut bien une impression d’ordre purement religieux ou philosophico-religieux, qui ne peut être comparée qu’à l’action produite par la lecture de vraies œuvres religieuses, ou par celle que quelques pages de Consuelo consacrées aux taborites produisirent sur l’un de nos jeunes amis, lequel, en rejetant le livre, tomba à genoux et se mit à prier du plus profond de son cœur. Celui qui, en lisant une œuvre d’un auteur quelconque, tend avant tout à la pénétrer, celui-là sera très vivement impressionné par Spiridion, par la foi profonde et forte, par les doctrines qui l’imprègnent. Celui que l’expression effraye, celui qui prend au pied de la lettre la forme, les images qui la revêtent, sans en pénétrer le fond, ferait mieux de ne pas lire Spiridion.

Les admirateurs de George Sand considéreront toujours ce livre comme un des plus importants de son œuvre : 1° il leur apparaît comme le reflet fidèle de la doctrine de Leroux sur le « progrès continu » ; 2° un commentaire symbolique de l’Éducation du genre humain de Lessing ; 3° un résumé des croyances de George Sand, — du catholicisme de son adolescence jusqu’à la foi tout individuelle et libre de son âge mûr ; 4° enfin une peinture très vraie des luttes, des souffrances et des avatars successifs par lesquels passa Lamennais dans ses recherches de la vérité et de la vraie religion. Sous ce rapport Spiridion est plein de détails biographiques les plus réels. Ce n’est pas là le récit photographié de faits réellement arrivés, mais bien l’exactitude psychologique et l’enchaînement historique des étapes de son émancipation spirituelle. L’histoire de l’abbé Spiridion est celle de tous les ecclésiastiques catholiques, émancipés par la recherche de la vérité. On peut considérer cette œuvre comme typique.

Nous avons lu et recueilli avec un intérêt extrême les lignes suivantes dans la correspondance de Renan. On reconnaîtra en les lisant combien peu George Sand s’écarta de la réalité en écrivant cette œuvre, prétendue si « fantastique ».


Mont-Cassin, 20 janvier 1850[7].

… [C’est] ce qui fait en ce moment le Mont-Cassin un des lieux les plus curieux du monde et sans doute celui où l’on peut le mieux connaître l’esprit italien dans ce qu’il y a d’élevé et de poétique. Grâce à l’influence de quelques hommes distingués, grâce surtout aux sérieuses études qui ont toujours caractérisé les Bénédictins, le Mont-Cassin est devenu, dans ces dernières années, le centre le plus actif et le plus brillant de l’esprit moderne en ce pays. Les doctrines qui ont dernièrement été condamnées… avaient un de leurs plus brillants organes dans le Père Tosti, l’auteur de la Ligue lombarde, du Psautier du Pèlerin, du Voyant du dix-neuvième siècle, espèce de Lamennais italien, ayant toutes les allures du nôtre, avec la différence toutefois de l’esprit italien et l’esprit français…

Après avoir raconté en quelques lignes les persécutions que subirent tous ces mystiques, tous ces hommes avancés, prétendus « révolutionnaires » et « socialistes », Renan continue ainsi :

… C’était au fond des Apennins, loin de tous les chemins battus, que je devais retrouver l’esprit moderne de la France, dont rien depuis si longtemps ne m’avait offert l’image. Le premier livre que je rencontrai dans la cellule du Père Sebastiano, le bibliothécaire, fut la Vie de Jésus, de Strauss ! On ne parle ici que de Hegel, de Kant, de George Sand, de Lamennais. Entre nous soit dit, mon ami, les Pères sont aussi philosophes que vous et moi : l’étude les a menés là où aboutit forcément l’esprit moderne, au rationalisme, au culte en esprit et en vérité. Aussi quelles colères contre la superstition, l’hypocrisie, les prêtres (c’est le mot ici), le roi de Naples surtout !… En politique, ces moines sont du rouge le plus foncé ; ils y portent cette naïve confiance, cette absence de nuance et de tempérament qui caractérise les premiers pas dans la politique. Garibaldi est le héros du couvent : j’ai entendu de mes oreilles faire l’apologie de l’assassinat du roi par ce principe que quand l’ennemi est entré sur le territoire, tout droit est supprimé, l’état de guerre est permanent, tout moyen est permis. Imaginez la plus parfaite réalisation de Spiridion, vous aurez l’idée exacte du Mont-Cassin. Ah ! quels beaux types de résignation morale, d’élévation religieuse, de culture intellectuelle désintéressée, j’ai trouvés dans ces moines ! Des jeunes gens surtout, j’en ai trouvé un ou deux, vraies natures d’élite, une finesse, une délicatesse admirables… Ils me lisent et me font admirer les Inni de Manzoni, admirables expressions de ce christianisme moral qui a captivé toutes les nobles intelligences de l’Italie contemporaine, abstraction de toute idée dogmatique. Ils sont moines pourtant, oh ! oui, bien moines italiens frénétiques, vrais énergumènes rêvant encore, Dieu me pardonne, l’Italie reine du monde ; croyant bien sérieusement qu’avec les Italiens de mai 1848 on pourrait conquérir le monde. Nous nous regardions les uns les autres quand le sous-prieur nous déclarait que si on les chassait de leur abbaye, ils y mettraient le feu en emportant leurs archives, comme les moines du moyen âge les os de leurs saints…

Il nous semble qu’il suffit de ces lignes pour établir que l’épithète de « conte fantastique » ne convient pas à ce roman de George Sand. Mais cette épithète perd toute signification, si nous nous souvenons comment, peu après, — lorsque Mme Sand écrivit son Histoire de ma vie, — elle s’exprima par deux fois d’une manière absolument claire sur le fond même de sa vie spirituelle. Racontant son émancipation morale, Mme Sand dit ceci :

Ma religion, elle, était restée la même, elle n’a jamais varié quant au fond. Les formes du passé se sont évanouies pour moi, comme pour mon siècle, à la lumière de l’étude et de la réflexion ; mais la doctrine éternelle des croyants, le Dieu bon, l’âme immortelle et les espérances de l’autre vie, voilà ce qui, en moi, a résisté à tout examen, à toute discussion et même à des intervalles de doutes désespérés[8]. Des cagots m’ont jugée autrement et m’ont déclarée sans principes, dès le commencement de ma carrière littéraire, parce que je me suis permis de regarder en face des institutions purement humaines dans lesquelles il leur plaisait de faire intervenir la Divinité…

Entrer dans la discussion des formes religieuses est une question de culte extérieur dont cet ouvrage-ci n’est pas le cadre. Je n’ai donc pas à dire pourquoi et comment je m’en détachai jour par jour, comment j’essayai de les admettre encore pour satisfaire ma logique naturelle et comment je les abandonnai franchement et définitivement le jour où je crus reconnaître que la logique même m’ordonnait de m’en dégager. Là n’est pas le point religieux important de ma vie. Là je ne trouve ni angoisses, ni incertitudes dans mes souvenirs. La vraie question religieuse, je l’avais prise de plus haut dès mes jeunes années. Dieu, son existence éternelle, sa perfection infinie, n’étaient guère révoqués en doute que dans des heures de spleen maladif, et l’exception de la vie intellectuelle ne doit pas compter dans un résumé de la vie entière de l’âme. Ce qui m’absorbait, à Nohant, comme au couvent, c’était la recherche ardente ou mélancolique, mais assidue, des rapports qui peuvent, qui doivent exister entre l’âme individuelle et cette âme universelle que nous appelons Dieu. Comme je n’appartenais au monde ni de fait ni d’intentions, comme ma nature contemplative se dérobait absolument à ses influences ; comme, en un mot, je ne pouvais et ne voulais agir qu’en vertu d’une loi supérieure à la coutume et à l’opinion, il m’importait fort de chercher en Dieu le mot de l’énigme de ma vie, la notion de mes vrais devoirs, la sanction de mes sentiments les plus intimes. Pour ceux qui ne voient dans la Divinité qu’une loi fatale, aveugle et sourde aux larmes et aux prières de la créature intelligente, ce perpétuel entretien de l’esprit avec un problème insoluble rentre probablement dans ce qu’on a appelé le mysticisme. Mystique ? soit ! Il me fallait trouver, non pas en dehors, mais au-dessus des conceptions passagères de l’humanité, au-dessus de moi-même, un idéal de force, de vérité, un type de perfection immuable à embrasser, à contempler, à consulter et à implorer sans cesse. Longtemps je fus gênée par les habitudes de prière que j’avais contractées, non quant à la lettre, — on a vu que je n’avais jamais pu m’y astreindre, — mais quant à l’esprit. Quand l’idée de Dieu se fut agrandie en même temps que mon âme s’était complétée, quand je crus comprendre ce que j’avais à dire à Dieu, de quoi le remercier, quoi lui demander, je retrouvai mes effusions, mes larmes, mon enthousiasme et ma confiance d’autrefois. Alors, j’enfermai en moi la croyance comme un mystère et, ne voulant pas la discuter, je la laissai discuter et railler aux autres, sans écouter, sans entendre, sans être entamée ni troublée un seul instant… Cette foi sereine fut encore ébranlée plus tard ; mais elle ne le fut que par ma propre fièvre, sans que l’action des autres y fût pour rien. Je n’eus jamais le pédantisme de ma préoccupation ; personne ne s’en douta jamais, et quand, peu d’années après, j’ai écrit Lélia et Spiridion, deux ouvrages qui résument pour moi beaucoup d’agitations morales, mes plus intimes amis se demandaient avec stupeur en quels jours, à quelles heures de j ma vie, j’avais passé par ces âpres chemins, entre les cimes de la foi ! et les abîmes de l’épouvante… [9].

Et un peu plus loin, dans cette même Histoire, en expliquant combien il est difficile pour un écrivain de se peindre, même en beau, et en assurant le lecteur qu’elle ne se peignit jamais dans aucune de ses héroïnes (ce dont il est permis de douter), Mme Sand dit finalement :

Si j’avais voulu montrer le fond sérieux, j’aurais raconté une vie qui jusqu’alors avait plus ressemblé à celle du moine Alexis (dans le roman peu récréatif de Spiridion) qu’à celle d’Indiana, la créole passionnée…[10].

En une dizaine d’autres passages de l’Histoire de ma vie le lecteur trouve des allusions à cette perpétuelle et constante recherche de la vraie religion, durant de longues années, et il est à noter que toute une partie de ces Mémoires (la quatrième, les chapitres de 1 à xv), est intitulée : Du Mysticisme à l’Indépendance, et que c’est dans le sens purement philosophique qu’il faut comprendre ce dernier mot.

Abordons maintenant Spiridion et ses idées directrices, elles résument les croyances de l’auteur à cette époque de sa vie. Or, voici la dédicace de ce roman :


À M. Pierre Leroux.

Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science, agréez l’envoi d’un de mes contes, non comme un travail digne de vous être dédié, mais comme un témoignage d’amitié et de vénération.

George Sand.

Un jeune fervent du nom d’Angel entre dans un couvent de bénédictins. Il croit candidement que tous les habitants du couvent sont remplis du désir de connaître le vrai Dieu, que chacun de leurs pas est guidé par leur amour de Dieu et des hommes, et qu’ils passent leur vie en prières et en labeurs. Il est bientôt désabusé ; à son très grand étonnement, sa ferveur est injustement persécutée. Il se lie d’amitié avec le vieux moine Alexis, qui lui conseille de feindre, au plus vite, une lassitude, de négliger ses pratiques religieuses, de faire semblant d’être léger, brutal, sans amour-propre, stupide et fainéant ; alors on le laissera en repos. Il l’attire à lui et lui donne la possibilité de s’adonner à l’étude, car Alexis remplit dans le monastère les fonctions du bibliothécaire, d’astronome et de savant et mène une existence isolée de celle des autres frères. Toutes les prédictions d’Alexis s’accomplissent, mais Angel découvre bientôt que son ami est atteint de bizarreries : la nuit il parle à un interlocuteur invisible, le jour il lit un livre dont les pages sont blanches. Angel lui-même devient le témoin de choses non moins étranges : tantôt, en plein midi, il entend distinctement les pas d’un homme invisible se promenant dans la salle du Conseil ; tantôt, au contraire, il voit se glisser, sans bruit, le long des cloîtres ou dans l’église, un homme aux cheveux dorés, vêtu comme un grand seigneur ou un savant des temps anciens, qui le regarde en souriant avec bienveillance ; un jour enfin Angel entend, prononcées par on ne sait qui, les paroles mystérieuses : « Victime, victime de l’imposture et de l’ignorance. » Angel, encore en proie aux préjugés catholiques, est tout prêt à condamner le vieux Alexis, il commence à le soupçonner d’être en rapport avec le prince des ténèbres. Repentant, il s’adresse au confesseur du couvent ; celui-ci, agissant toujours selon la politique du couvent, qui tend par tous les moyens à dresser un troupeau de moines brutaux et opprimés, le repousse. Angel, désespéré, rompt définitivement avec ses persécuteurs, méchants et hypocrites. Il livre son âme à son vieux protecteur. Il le supplie de lui expliquer les phénomènes qui l’ont affolé, de lui parler du mystérieux fondateur du monastère, l’abbé Spiridion, et d’éclaircir enfin tous ses doutes, de révéler la vraie religion à son âme torturée par la conduite inconcevable de toute la communauté. Alors le moine Alexis lui raconte sa vie, étroitement liée à celle de l’abbé Spiridion, longue histoire qui forme, au fond, toute la vraie fable du roman. C’est, comme nous l’avons dit, la peinture symbolique de toutes les conceptions religieuses traversées par l’humanité, depuis le monothéisme primitif, exprimé dans le judaïsme, jusqu’à la conception philosophique de la Divinité, comprise seulement par une élite ; c’est aussi le tableau fidèle des doutes, des luttes et du progrès spirituel de l’auteur, depuis le catholicisme de sa jeunesse jusqu’à la foi libre à laquelle elle arriva grâce et à travers les doctrines de Leroux et de Lamennais. Ce sont donc des « variations sur le thème » de Lessing.

L’abbé Spiridion, ou Hébronius[11], passa du judaïsme au christianisme, d’abord dans sa forme première, — le catholicisme ; puis il traversa le protestantisme, pour arriver à une espèce de déisme chrétien, à la conception individuelle et libre des dogmes et de la morale. En mourant il confia son secret à son disciple préféré, Fulgence. Celui-ci, cœur aimant, mais esprit timide, ne fut point capable de poursuivre l’œuvre spirituelle de Spiridion, il ne fit que pieusement garder son secret et le légua fidèlement à son tour à Alexis. Alexis entra jadis au couvent comme Angel, — le cœur ouvert et l’esprit avide de vérité. Il rêvait d’y trouver la paix de l’âme et une doctrine inébranlable. Il n’y trouva que des doutes, des aspirations vers la lumière, des désillusions. Du croyant orthodoxe, du novice timoré, étouffé par les tenailles du dogme et du culte, du moine soumis, ne raisonnant point, acceptant tout, n’osant point vérifier ses croyances par la réflexion, désespéré de les voir s’ébranler, se dégage d’abord un homme qui veut plier toute son existence à des croyances raisonnables, mais qui ne peut encore, comme les autres protestants, se défaire de certains dogmes arriérés (la croyance au pouvoir du diable et aux tortures de l’enfer). Puis, progressivement, son esprit se libère de ces entraves, il conçoit le fond essentiel de la religion, — en dehors de telle ou telle doctrine, — et il arrive enfin à la conclusion qu’aucune des religions existantes ou ayant existé ne possède la vérité, mais que chacune en possède une partie, que toutes mènent l’humanité à la connaissance progressive de cette vérité et de nos vrais rapports avec Dieu, la nature et nos semblables. Les hommes empêchèrent eux-mêmes la vérité de se révéler avec toujours plus de clarté et de force. Ils ont craint, poursuivi, persécuté de tout temps ceux qui la cherchent, ils les jettent en prison, et les tuent. Mais la vraie religion triomphera peu à peu. La vraie doctrine du christianisme, obscurcie par toutes sortes de dogmes, de pratiques et de fausses interprétations, demeure la même ; elle a pour base l’amour actif du prochain, l’égalité, la fraternité de tous les hommes, la liberté, — morale et matérielle.

Le moine Alexis a vainement tenté toute sa vie de concilier la contradiction entre ses propres croyances et les dogmes religieux précis ; il a ardemment cherché la doctrine générale qui résoudra ses doutes philosophiques et religieux, mais il n’osa dévoiler à personne le secret confié par Spiridion. Il se console à sa dernière heure en pensant que son jeune ami, Angel, continuera l’œuvre de sa vie, la recherche de la vérité. Son bonheur est comblé lorsqu’il trouve la solution de tous ses doutes dans les trois manuscrits qu’Angel découvre dans le tombeau de Spiridion : 1° l’Évangile de Saint Jean écrit de la propre main de son célèbre adepte du treizième siècle, Joachim de Flore, et minutieusement enluminé aux endroits les plus importants ; 2° une rarissime copie de la Préface de l’Évangile éternel, brûlée comme une œuvre hérétique et dont l’auteur fut le disciple de Joachim, Jean de Parme, qui prêchait l’échéance des temps de l’Ancien et du Nouveau Testament et l’avènement de la troisième époque, — celle du Saint-Esprit ; 3° un manuscrit de Spiridion lui-même, qui est le commentaire des deux précédents, l’exposition de sa propre doctrine sur le progrès continu des croyances humaines, une exhortation prophétique et pacifiante adressée aux continuateurs de ses recherches de supporter leurs connaissances incomplètes, leurs doutes torturants, et de marcher en avant, sans trêve ni repos. « Car, dit-il, nous tous, nous servons la Providence dans ses fins, chaque recherche sincère de la vérité est fertile pour l’humanité, elle la fait avancer, et pas un grain de vérité acquis ne se perdra, mais renaîtra tôt ou tard, il croîtra et se multipliera. Le progrès toutefois ne se produit que lentement. »

L’auteur de Spiridion croyait alors que non seulement le progrès s’obtient lentement, mais que chaque pas fait en avant s’achète chèrement, parfois au prix d’horribles cataclysmes sociaux, des jours du zèle et de la fureur. Il pensait que ceux qui ont laissé dans l’histoire les plus horribles souvenirs, les Jean Ziska, les Procope et les Robespierre deviennent les protagonistes des idées les plus pures. Mais, en 1838, l’adepte de Pierre Leroux et de sa doctrine du progrès n’avait pas idée des horreurs auxquelles elle assista dix ans plus tard, qui la refroidirent souverainement sur le chapitre de ces remèdes allopathiques du progrès. En 1838, disons-nous, cette idée ne l’effarouchait point, elle croyait naïvement que c’était là la marche nécessaire de l’histoire, que l’idée chrétienne elle-même ne peut triompher sans victimes expiatoires. C’est pour cela qu’au moment même où le moine Alexis lit joyeusement à son jeune ami les lignes de l’Évangile de saint Jean, magnifiquement enluminées d’azur, d’or et de pourpre, les premiers pelotons des troupes républicaines françaises, marchant pour défendre la liberté, l’égalité et la fraternité, apparaissent soudainement à proximité du couvent. À ces champions de la liberté les serviteurs du Christ semblent les représentants des forfaits, de la stagnation et de l’imposture sur la terre. Envahissant l’église, ils la dévastent et la pillent ; ils commettent le sacrilège de jeter par terre et de fouler aux pieds la statue du Crucifié, et ils tuent le vieil Alexis. Celui-ci tombe à côté de la statue renversée du Dieu d’amour, mais il meurt sans perdre ni sa foi ni son espérance en un avenir meilleur pour l’humanité, ; il pressent même que ses propres assassins, ces profanateurs du sanctuaire, deviendront les représentants, les défenseurs de ses plus chères croyances.

Ceci est l’œuvre de la Providence, et la mission de nos bourreaux est sacrée, bien qu’ils ne le comprennent pas encore ! Cependant ils Font dit, tu l’as entendu : c’est au nom du sans-culotte Jésus qu’ils profanent le sanctuaire de l’église. Ceci est le commencement du règne de l’Évangile éternel, prophétisé par nos pères.

« Puis il tomba la face contre terre, et un autre soldat lui ayant porté un coup sur la tête, la pierre du Hic est fut inondée de son sang :

« Ô Spiridion ! dit-il d’une voix mourante, ta tombe est purifiée ! Ô ! Angel ! fais que cette trace de sang soit fécondée. Dieu ! je t’aime, fais que les hommes te connaissent !… »

« Et il expira. Alors une figure rayonnante apparut auprès de lui, je tombai évanoui… »

C’est ainsi qu’Angel termine son récit — et ces mots sont les derniers du roman.

Notons aussi que dans l’un de ses chapitres survient d’une manière tout épisodique un « jeune corsicain » qui aborde dans File tout fortuitement, en se dirigeant vers la France, et que ce jeune homme apparaît aux yeux du père Alexis comme la personnification symbolique et providentielle de la force et de la volonté, indispensables dans la marche de l’histoire. L’auteur qui, dans le dernier chapitre, considère des soldats maraudeurs comme des agents de la Providence, trace en quelques traits magistraux, entraîné sûrement par les souvenirs inoubliables, de son enfance, et sans nommer nulle part le personnage, le portrait matériel et moral du grand empereur.

Notons encore que dans la première version du roman, parue j dans la Revue des Deux Mondes de 1839, Angel ne trouve point trois manuscrits, mais bien un seul, — le manuscrit de Spiridion, — c’est ainsi imprimé en grandes lettres dans le texte, et ce morceau produit par son contenu, son intégrité spontanée et ! son enthousiasme pathétique une impression infiniment plus grande que les pages tant soit peu froides et trahissant par trop leur « Leroux » de la version ultérieure, qui se publie depuis 1842 dans toutes les éditions du roman[12].

Spiridion parut dans les livraisons des. 15 octobre, 1er et 15 novembre de 1838 de la Revue des Deux Mondes et dans les deux numéros de janvier 1839. Le directeur de la revue, Buloz, était déjà assez vexé qu’à rencontre de tous ses usages de régularité, la fin de cette œuvre parût avec un si grand retard. Mais il fut encore plus mécontent du roman même. Le mysticisme de la fable l’effrayait ; la rectitude trop prononcée des opinions religieuses le choquait. Mme Sand ne fut toutefois point intimidée par cette pusillanimité de son directeur et quoiqu’elle lui promît de faire immédiatement suivre ce roman d’un autre qui serait « dans son goût » et point mystique, elle lui fournit néanmoins d’abord son article sur Mickiewicz, — passablement mystique aussi, — et puis elle le pressa de publier les Sept cordes de la lyre. Elle écrivit à ce propos à Mme Marliani :

Dites à Buloz de se consoler. Je lui fais une espèce de roman dans son goût ; il le recevra en même temps que le Mickiewicz et pourra l’imprimer auparavant. Mais il faudra qu’il paye l’un et l’autre comptant, et qu’avant tout il fasse paraître la Lyre, Au reste, ne vous effrayez pas du roman au goût de Buloz, j’y mettrai plus de philosophie qu’il n’en pourra comprendre. Il n’y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond[13].

Buloz fut réellement un peu consolé par les fragments de la nouvelle Lélia[14], par l’Uscoque, l’Orco et Gabriel et surtout par Pauline, publiée dans les derniers mois de 1839 et les premiers de 1840. Néanmoins, il y eut dès lors un froid entre l’auteur et le directeur. La romancière souffrait de la dépendance où elle se trouvait, par son contrat, à l’égard de son éditeur inflexible, et le directeur commençait à voir en elle un collaborateur dangereux, enclin aux idées subversives et incommode pour sa revue si hautement modérée. Nous lisons donc d’une part, dans le Journal de Piffoël, une page qui nous peint de façon comique cette dépendance matérielle. D’autre part, dans ses lettres à Mme Marliani, George Sand déclare ouvertement ne pas craindre le courroux de Buloz, elle considère comme un devoir d’exprimer dans ses œuvres ses opinions actuelles, opinions que Leroux lui avait inculquées, mais elle présume que Buloz, craignant de perdre un collaborateur de sa taille, lui passera ses audaces nouvelles.

Voici donc une page du Journal de Piffoël, écrite à la date de juin 1839 :

— Mais, s’il vous plaît, pourquoi n’avez-vous pas continué votre journal ?

(Je suppose que c’est M. Trois Étoiles, ou Mme Une Telle, ou Mlles X…, Y… ou Z… qui m’adressent cette question.)

Réponse :

Mon cher, madame ou ma belle, pour bien des raisons : mais, pour ne vous dire que la plus importante, c’est que j’avais égaré mon cahier.

— Comment ! Un cahier si rare, si précieux, si important ?

  1. Mot changé dans la Corresp. imprimée. (Cf. t. II, p. 115.)
  2. Nous avons déjà cité une partie de ces lignes p. 66.
  3. Nous avons omis ces lignes en citant cette lettre du 15 janvier à la p. 78.
  4. Inédite.
  5. Même lettre inédite.
  6. C’est ainsi, par exemple, que Julien Schmidt dit que Spiridion n’est qu’une imitation du Seraphitus (Seraphita) de Balzac, et M. Skabitchevski déclare que Spiridion est « une œuvre fantasque, ou plutôt une divagation de délire… », etc., etc.
  7. Ernest Renan, Lettres à Berthelot. (Revue de Paris, 1er août 1897, p. 492.)
  8. Rappelons-nous que Lessing dit dans la préface de son Éducation du genre humain : « Pourquoi ne pas préférer voir dans toutes les religions positives la voie par laquelle l’esprit humain pouvait avancer partout et exclusivement, et dans laquelle il devra se développer à l’avenir aussi, au lieu de nous moquer ou de nous fâcher contre l’une de ces religions ?… » (Œuvres complètes de Lessing, en un vol. Leipsick 1841, 939 pages.)
    Leroux lui-même, en revenant encore une fois dans la conclusion de son Humanité (p. 391) sur ce qu’il avait déjà exposé dans son Encyclopédie, s’explique ainsi sur la nature de la religion : « Le fond de la religion est éternel, car c’est la connaissance subjective que nous avons de la vie qui est ce fond. Mais la manifestation objective qui en résulte est variable et changeante suivant les progrès de notre connaissance… »
  9. Histoire de ma vie, t. IV, p, 52-55.
  10. Histoire de ma vie, t. IV, p. 134.
  11. Il est à noter que dans le manuscrit primitif Hébronius ou Spiridion portait le nom de Pierre d’Engelwald, le même que portait le héros du roman écrit en 1836 et détruit plus tard par George Sand.
  12. Ce morceau est extrêmement remarquable et nous regrettons de ne pouvoir le réimprimer ici.
  13. Corresp., t. II, p. 138.
  14. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier chap. vii.