George Sand, sa vie et ses œuvres/3

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GEORGE SAND


SA VIE ET SES ŒUVRES


* * *


1838-1848
portrait dans des tons sombres de George Sand jeune fille
portrait dans des tons sombres de George Sand jeune fille
GEORGE SAND, PAR ISABEY
(ancienne collection edmond picard)


WLADIMIR KARÉNINE




GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES
* * *
1838-1848




Deuxième édition




PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, rue garancière — 6e

1912
Tous droits réservés
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.


AVANT-PROPOS


Cette seconde partie de notre travail a été terminée depuis quelques années déjà[1], mais des circonstances douloureuses, des deuils de famille nous empêchèrent de la publier immédiatement. Au moment où nous prenons la plume pour remercier tous ceux qui nous avaient été secourables au cours de notre travail, qui nous aidèrent de leur savoir, de leurs souvenirs personnels, qui nous ouvrirent leurs archives ou nous donnèrent des documents importants, nous voyons avec douleur que les meilleurs amis de notre livre, ceux qui se faisaient le plus de joie de voir achevée la biographie de George Sand, n’y sont plus. Notre gracieuse amie, Mme Aurore Lauth, sera la seule de la famille Sand qui lira ce livre sur sa grande aïeule. Elles n’y sont plus, nos chères amies : Lina Sand et Gabrielle Sand ! Ils sont tous partis aussi pour un monde meilleur, nos plus fidèles amis en George Sand : le vicomte de Spoelberch, MM. Aucante, Plauchut, Albert Lacroix ! Nous ne pouvons, non plus, remercier Mme Pauline Viardot et M. Gustave Karpélès qui nous communiquèrent des documents et des souvenirs personnels et nous permirent de publier des lettres précieuses pour notre travail. Et combien d’autres amis de George Sand encore qui ne verront pas sa biographie achevée.

C’est avec d’autant plus de reconnaissance que nous traçons ici le nom de M. Henri Amie qui nous prêta aide pour cette seconde partie de notre travail, tout comme pour la première, qui nous sacrifia son temps, qui oublia ses propres œuvres, son travail et ses loisirs pour revoir notre ouvrage, manuscrit et épreuves. Nous n’avons pas la présomption d’attribuer une aide aussi généreuse aux mérites de notre livre, nous savons que la piété seule pour la mémoire de George Sand et de Mme Maurice Sand inspira M. Amie lorsqu’il nous prêta ce secours confraternel, mais nous lui en sommes quand même profondément reconnaissant et nous l’en remercions du meilleur de notre cœur. Nous remercions également et bien chaudement M. Ladislas Mickiewicz qui nous permit de publier les lettres inédites de son illustre père, M. Maurice Tourneux qui nous sacrifia des heures et des jours de son temps si précieux, et Mme Marie Ozenne pour tout ce qu’elle a fait pour notre livre. Nous renouvelons enfin nos remerciements à toutes les personnes que nous avions déjà nommées dans notre premier volume.




Nous reprenons le fil de notre récit juste au point où nous l’avons laissé à la fin de notre deuxième volume, et nous abordons dans la vie de George Sand une période éminemment intéressante.

Les dix années, 1838-1848, passées en un commerce ininterrompu avec une individualité aussi exceptionnelle, aussi géniale que Chopin et dans l’intimité de Pierre Leroux, dix années de plus en plus remplies de rencontres et de relations avec les hommes les plus divers et les plus éminents dans le domaine de la politique, de la pensée sociale, dans les sciences et les arts sont en même temps l’époque où le talent de la grande femme était à son épanouissement et sa gloire à son apogée.

Cette période est si abondante en faits que nous serons obligé de faire continuellement alterner les pages décrivant l’existence intime de George Sand, de sa famille et de Chopin avec celles où nous noterons les impressions, les événements, les états d’âme, les œuvres, les actes de George Sand qui se rattachent à l’influence de Pierre Leroux, à différentes autres personnalités, à différentes questions de la vie politique et sociale de la France.

Pourtant cette période de la vie de George Sand n’avait presque pas été explorée par la critique et l’histoire. Jamais encore on n’a tenté de faire un récit détaillé et suivi de ces années.

Nous pouvons même, avec un sentiment de vanité bien excusable, constater que dans tous les travaux sur George Sand, soit dans des revues, soit en volumes, soit même dans des encyclopédies, parus depuis la publication de nos deux premiers volumes, la plupart des auteurs font montre d’une connaissance extrêmement exacte et approfondie de la biographie de l’auteur de Consuelo, jusqu’en… 1838, mais après cette date, ils en parlent avec le même à peu près et passent avec la même rapidité sur des séries d’années de la vie de George Sand, comme, avant 1899, date de la publication de ces deux premiers volumes. Disons plus, il a paru, depuis cette année-là, plusieurs livres, tant en français qu’en anglais, consacrés à George Sand dans lesquels les auteurs nous firent l’extrême honneur de suivre notre récit de point en point et pas à pas, sans nous faire cependant celui de nous citer, ne fût-ce qu’une seule fois, au bas de leurs pages documentées… jusqu’en 1838. Ou plutôt tous ces auteurs se sont, comme d’un commun accord, donné le plaisir de nous citer une seule et unique fois… pour nous accuser de quelque chose que nous n’avions pas dit personnellement, parce que nous avions simplement rapporté les paroles de quelque autre écrivain ; ou encore pour nous taxer de légèreté. C’est ainsi qu’un critique très connu nous accuse de mauvais goût pour avoir, selon lui, prétendu que l’Uscoque était un des meilleurs romans de Mme Sand, tandis que nous n’avions que cité à ce propos les propres paroles de Dostoïewski dont c’était le roman préféré, parce qu’il lui fit connaître George Sand. Or, l’opinion de Dostoïewski a quelque valeur, nous semble-t-il, et si le critique en question la trouve dénotant « un mauvais goût parfait », c’est affaire de goût aussi, mais ce n’est pas une raison pour nous rendre responsable de l’opinion du très grand écrivain que fut Dostoïewski.

Un autre critique, non moins connu, fort obligeamment nous rendit responsable d’une « légende » quasiment inventée par nous sur une prétendue somme de dix mille francs payée par George Sand pour Musset, tandis qu’une lettre de George Sand à Buloz prouvait qu’elle n’avait payé que trois cents francs. Or, la « légende » qu’on nous prête est une citation des propres paroles de Buloz dites un jour à M. Plauchut, paroles que notre regretté ami avait citées à la page 36 de son livre Autour de Nohant, et que nous avions copiées avec indication de ce livre et du nom de l’auteur du récit, M. Buloz, à la page 61 de notre volume II.

Un troisième auteur, dont le livre peut être et fut réellement appelé un plagiat en forme par tous ceux qui se donnèrent la peine de comparer son petit volume à nos deux volumes, nous imputa comme un crime et nous accusa d’un mensonge gratuit : d’avoir dit que la maladie de Musset fut le delirium tremens, « tandis que les docteurs italiens ne parlaient que de fièvre typhoïde. » Or, nous ne nous sommes permis de prononcer franchement le nom de cette maladie qu’après avoir soumis à un très grand médecin son histoire, l’énumération de tous ses symptômes, et des remèdes prescrits par le docteur Pagello et ses collègues italiens ; il nous dit — ce qui du reste est connu même des non-spécialistes, mais d’un très grand nombre de personnes qui se donnent la peine de lire un peu — qu’à une personne ayant précédemment absorbé beaucoup d’alcool, il suffisait parfois d’une bronchite avec une température de quelque trente-huit degrés, — sans parler déjà d’une maladie telle que le typhus ou quelque congestion plus ou moins sérieuse, — pour avoir immédiatement un violent accès de delirium tremens. Il nous semble qu’après s’être aussi complètement servi de notre travail, l’auteur en question aurait au moins pu en tirer la conclusion que nous n’aimions pas avancer des faits sans les avoir préalablement vérifiés.

Un auteur anglais a suivi l’exemple de son confrère français, tant pour le soin avec lequel il nous a suivi dans notre étude que pour nous imputer comme un crime de lèse-délicatesse ce même fait.

Tous ces amis de notre travail, ainsi que quelques autres, plus aimables et plus corrects, ne semblent nous considérer que comme un bon manœuvre leur apportant des briques, afin qu’ils puissent — architectes émérites — construire leur bel édifice : une biographie digne de George Sand. Eh bien, nous acceptons avec modestie et reconnaissance ce rôle, car les briques que nous apportons sont bonnes ; on peut en toute confiance les employer à élever un monument solide et qui ne croulera pas. Ce fut là notre but et notre espérance.


Feci quod potui, faciant meliora potentes.

GEORGE SAND
SA VIE ET SES ŒUVRES




CHAPITRE PREMIER

(1838)


Date importante dans la vie spirituelle de George Sand. — Pierre Leroux et ses doctrines. — Frédéric Chopin ; l’homme et l’artiste. — Les débuts du roman. — Le printemps de 1838. — Voyage à Majorque. — Les Préludes et la Sonate en si bémol mineur. — Un Hiver à Majorque. — Marseille. — 19 juin 1839.


Les amis de George Sand, dans les vingt-cinq dernières années de sa vie, ceux de la dernière heure surtout, auxquels la « bonne Dame de Nohant » n’apparut que sous les traits de cette aïeule si philosophiquement sereine, si maternellement bienveillante, si impersonnellement bonne envers tout ce qui l’entourait, on dirait même si bourgeoisement vertueuse, ont de la peine à croire que cette même aïeule écrivit jadis à Musset des lettres follement brûlantes, qu’elle avait traversé des périodes de doutes cuisants, de désespoir, de révolte passionnée dont Lélia et le Journal de Piffoël gardent la trace. Il leur semble que ce George et cette Mme Sand (comme on la nommait dans sa vieillesse) sont deux êtres différents.

Les contemporains de la « gloire militante » de la grande romancière, les admirateurs de ses premières œuvres fougueuses sont par contre tout ébahis en lisant ses romans ultérieurs tout imprégnés de douceur et de clémence.

On aurait grand tort pourtant de chercher la cause de ce changement dans l’âge seul de l’auteur, voire, dans ce quiétisme inévitable et naturel qui s’y rattache. Non, eût-on même quelque raison de répéter ici le dicton si peu respectueux : « Il n’y a pas de cheval ombrageux dont le temps ne se rende maître », on aurait tort jusqu’à un certain point. En effet, nous pouvons observer déjà des indices graduels d’équilibre sentimental et intellectuel, d’un tour d’esprit plus calme et plus harmonieux à une époque où la vie spirituelle de George Sand était dans tout son éclat, alors qu’elle prenait la part la plus active à la vie sociale, où, la plume à la main, elle combattait contre les préjugés, les injustices, les jougs sociaux et les imperfections de l’ordre politique, en un mot à une époque où non seulement l’on ne peut remarquer en elle l’ombre d’une diminution de l’énergie, d’un affaiblissement de la volonté ou de la pensée, mais où ces qualités se manifestaient, au contraire, avec le plus d’éclat. Donc ses doutes d’antan, ses désenchantements, ses protestations passionnées s’étaient calmés non sous l’influence des années, mais grâce à une nouvelle doctrine qu’elle s’était formulée et qui vint tout apaiser, tout éclairer d’une nouvelle lumière.

« Mon enfant, lis les œuvres de Pierre Leroux, tu y trouveras le calme et la solution de tous tes doutes », disait-elle dans sa vieillesse à une jeune femme qui la suppliait de l’aider à trouver la solution des problèmes de notre existence, « c’est Pierre Leroux qui me sauva. » Et vraiment, si les théories de Michel, de Liszt et de Lamennais furent les premières étapes de cette évolution qui se fit graduellement dans l’esprit de la grande romancière entre 1835 et 1838, c’est Pierre Leroux qui contribua à l’achèvement final de cette évolution, et il fut facile à George Sand de passer de la doctrine de Pierre Leroux à celles de Reynaud et de Leibniz qui, à son propre dire, fermèrent le cercle de son évolution spirituelle.

C’est à cause de cela que nous considérons 1838 comme un point de démarcation entre deux périodes de la vie de George Sand : le moment de son passage définitif du pessimisme à l’optimisme.

En dehors de ceux qui prennent un intérêt spécial à la philosophie ou de ceux qui étudient l’histoire du mouvement social du dix-neuvième siècle il est fort douteux que quelqu’un lise de nos jours les écrits de Pierre Leroux. Il est néanmoins certain que ses doctrines donnèrent naissance à force romans de George Sand et furent pour une grande part la source première de ce qui enchante et attire le plus dans ses idées même fort ultérieures.

Pierre Leroux peut donc être considéré comme un de ces arbustes sur lequel on aurait greffé une branche d’un rosier rare ou d’un noble pommier. La plante nouvelle, nourrie des sucs de l’églantier, ou du pommier sauvage, devint un arbre magnifique et porta des fleurs splendides ou des fruits succulents, et personne ne se souvient plus de l’arbuste inconnu.

Mais « à chacun selon ses œuvres », et c’est à nous qui étudions la genèse des idées de George Sand qu’incombe aussi le devoir de signaler tout ce qu’avait en elle de précieux, de durable et de vivifiant cette doctrine de Pierre Leroux, quelque peu vague et pas toujours originale, trop prônée par ses contemporains, en Russie tout comme en France, trop oubliée par la postérité.

C’est ainsi, par exemple, que Julien Schmidt refuse de reconnaître à Leroux toute valeur intrinsèque comme penseur primordial, il assure que ses contemporains l’ont bien gratuitement porté aux nues, que non seulement ses écrits ne se distinguent ni par leur profondeur, ni par l’originalité de la pensée philosophique, mais qu’ils sont nébuleux, diffus, pleins de mysticisme, enfin empreints de tous les défauts qui caractérisent les penseurs de second ordre, toujours enclins à « redécouvrir les Amériques ».

Admettons que Leroux fut réellement un penseur de second ordre, qu’en mainte occasion cette discipline scolaire qui distingue les philosophes de profession lui fit défaut, et qu’il ne put se vouer à de vraies spéculations philosophiques qu’après avoir essayé toutes sortes de professions et traversé toutes sortes d’épreuves. Mais nous allons tenter de donner un abrégé des doctrines de Leroux, et le lecteur jugera s’ils ont raison ou tort ceux qui refusent toute valeur à ces idées (qui semblent, disons-le entre parenthèses, en ces tout derniers temps, éveiller de nouveau un intérêt assez vif en France). Et d’abord racontons en peu de mots la vie de Leroux aussi peu connue de nos jours que ses théories.

Né à Paris en 1798 de parents pauvres, Pierre Leroux fit ses études d’abord au lycée Charlemagne, puis au lycée de Rennes ; enfin il entra à l’École polytechnique, il paraît n’y pas avoir terminé ses études, sa pauvreté l’ayant forcé à trouver quelque gagne-pain. Il essaya tour à tour plusieurs métiers, il fut même tailleur de pierres, puis ouvrier typographe, plus tard prote, enfin gérant d’une typographie. Il ne devint, et ceci encore dans un but spécial, propriétaire d’une typographie que sur le tard de sa vie. Il se maria très jeune, perdit sa femme, se remaria, et devint ainsi père d’une double famille (il eut neuf enfants), se chargea en outre de ses frères, — qui eux aussi étaient toujours menacés par la misère et nombreux ; — (il fut un temps où Leroux dut subvenir à nourrir trente personnes)[2]. Et en même temps il s’adonnait constamment à différentes inventions compliquées. C’est ainsi par exemple qu’il travailla vers 1843-1844 à fabriquer un clavier à caractères d’imprimerie, surnommé le pianotype, qui devait faciliter le travail de prote. Il n’est que trop clair qu’il gaspillait son argent et son temps à ces inventions, car, à défaut de fortune, n’étant pas en état de louer un forgeron ou un serrurier, très souvent, au lieu d’écrire ses livres ou d’imprimer ceux d’autrui, il se faisait serrurier lui-même et maniait et martelait les parties métalliques de sa « machine ». Bien souvent aussi il devait avoir recours à l’aide pécuniaire de ses amis. Il y eut, dans sa vie, mainte invention pareille, mainte entreprise fantastique dont il s’engouait pour des mois et des mois ; toutes se terminaient par l’insuccès, par la faillite et la misère. Pourtant à cette époque il n’était déjà plus un obscur ouvrier, mais bien un écrivain conscient de sa valeur et de sa vocation. Dès 1824 un de ses condisciples du lycée l’invita à participer à la rédaction du Globe ; ce journal, fondé depuis peu, devint plus tard le porte-voix officiel des saint-simoniens. Les chefs de ces derniers étant, comme on le sait, presque tous des polytechniciens, Leroux fut bientôt très lié avec Jean Reynaud et Armand Bazard, qu’il n’abandonna point, alors même que la secte se divisa et que Bazard se retira avec ses prosélytes dans une réclusion volontaire. Après le procès des saint-simoniens (1832) et la dispersion de la société, Leroux et Reynaud rédigèrent pendant quelque temps la Revue encyclopédique, qui expira prématurément… faute d’abonnés ; puis ils éditèrent, toujours ensemble, l’Encyclopédie nouvelle, dictionnaire philosophique et encyclopédique[3], dans lequel, comme dans celui de Diderot, tous les articles étaient subordonnés à une seule et même idée foncière et à l’exposition suivie d’une doctrine précise.

L’Encyclopédie rendit Leroux célèbre et cette célébrité ne fit que s’accroître à mesure qu’il publia toute une série de traités philosophiques et sociaux. Sans nous attarder aux détails de la biographie de Leroux[4], signalons seulement qu’après l’Encyclopédie nouvelle, il fonda ou dirigea la Revue indépendante (1841), la Revue sociale (1845), l’Éclaireur de l’Indre, l’Espérance, et en 1844, à Boussac, une imprimerie, autour de laquelle se groupa une espèce de communauté socialisto-chrétienne où l’on acceptait comme membres hommes et femmes indifféremment. Leroux ne se contentait pas d’adopter les idées saint-simoniennes sur l’égalité des sexes, il prédisait aux femmes un grand rôle dans l’avenir.

En 1848, Leroux fut député à la Constituante et à la Législative, il y prononça plusieurs discours qui n’éveillèrent point l’intérêt qu’ils méritaient. Les plus connus furent celui contre l’adultère des députés et celui en faveur de l’affranchissement des femmes, que Leroux prêchait ardemment, ce qui lui attira la sympathie de J.-S. Mill. Après le coup d’État, Leroux dut émigrer en Angleterre, avec toute sa famille et ses frères, il y passa plusieurs années, d’abord à Londres, puis à l’île de Jersey, souffrant de la misère la plus cruelle, mais ne perdant jamais courage, gardant toujours le même optimisme, malgré une série nouvelle de désillusions. (C’est ainsi, par exemple, que ce même J.-S. Mill, qui lui écrivait de loin des lettres louangeuses, fit, de près, montre de grande insensibilité et de la plus parfaite sécheresse britannique.) Leroux envisageait toutes ces misères avec un mépris tout philosophique ; il menait toujours de front ses travaux philosophiques et littéraires et ses inventions ; il faisait des conférences, il édita même pendant quelque temps le journal l’Espérance, grâce à l’aide généreuse de l’émigré russe Engelson qui fit sa connaissance à Jersey, se lia d’amitié avec lui et lui légua, en 1858, une certaine somme d’argent[5]. Enfin il y écrivit une brochure politico-économique, le Circulus, sur l’avantage à retirer des excréments humains, — théorie fort connue en Chine, que Leroux crut mettre en pratique en fondant à Jersey une fabrique de guano humain, d’encre et de cirage !!! Vers 1859, Leroux, au cours d’un petit voyage en France et en Suisse, fit à Genève une série de conférences et, en 1860, grâce à l’aide matérielle de ses ex-amis les saint-simoniens qui devinrent pour la plupart d’influents financiers ou de grands politiques, il put liquider ses affaires à Jersey et revenir en France. Il séjourna pendant quelque temps dans le Midi, à Grasse, puis revint à Paris, qu’il quitta de nouveau pendant le siège de 1870, et y étant définitivement revenu pendant la Commune, il y mourut en avril 1871.

Ayant fait connaissance, grâce à Sainte-Beuve et à Liszt, d’abord avec les écrits de Leroux, puis avec Leroux lui-même, George Sand s’enthousiasma pour lesdits écrits et se sentit pénétrée d’une entière et absolue confiance pour la personne du philosophe. Elle crut voir dans son œuvre la prédication d’un nouvel Évangile : elle y trouva, quoique formulées d’une manière confuse, mystique et quelque peu sentimentale, mais pourtant réduites en un système plus ou moins bien réglé, les doctrines qui lui étaient apparues jusqu’alors comme des idées et des dogmes épars, point reliés entre eux et empruntés soit au christianisme, soit à la doctrine de Platon, soit au saint-simonisme, soit aux œuvres de Lamennais, aux prédications de Michel et de son parti, comme à Rousseau et au Bonhomme Richard de Franklin.

1) « Qu’est-ce que l’homme, quelle est sa destination et par conséquent quel est son droit, quel est son devoir, quelle est sa loi ?… » demande Leroux[6], et il répond : « L’état permanent de notre être est l’aspiration, c’est cet état d’aspiration qui constitue proprement l’homme…, qui constitue le moi, la personnalité des êtres… » — L’homme n’est heureux, ni lorsqu’il court après les sensations et s’abandonne à ses passions, ni lorsqu’il s’abstient des joies de la vie, mais seulement lorsqu’il vit conformément à sa nature d’homme. Le spiritualisme et le matérialisme sont également « deux erreurs et deux sources de maux pour l’humanité[7] ». — « L’homme n’est ni une âme, ni un animal. L’homme est un animal transformé par la raison et uni à l’humanité[8]. » « L’homme n’est pas seulement sensation, ou sentiment, ou connaissance, mais il est une trinité indivisible de ces trois choses[9]. L’homme n’est pas seulement un animal sociable, comme disaient les anciens, l’homme est encore un animal perfectible. L’homme vit en société, ne vit qu’en société, et de plus cette société est perfectible, et l’homme se perfectionne dans cette société perfectionnée[10]. L’homme est perfectible, la société humaine est perfectible, le genre humain est perfectible… »

Platon dit vrai : Nous gravitons vers Dieu, attirés à lui, qui est la souveraine beauté, par l’instinct de notre nature aimante et raisonnable. Mais de même que les corps placés à la surface de la terre ne gravitent vers le soleil que tous ensemble, et que l’attraction de la terre n’est pour ainsi dire que le centre de leur mutuelle attraction, de même nous gravitons spirituellement vers Dieu par l’intermédiaire de l’humanité[11]. L’homme est indissolublement uni à l’humanité. Il est en soi-même l’humanité. On ne peut concevoir un homme hors de l’humanité. Quoique nous soyons plusieurs, nous ne sommes tous néanmoins qu’un seul corps… comme dit saint Paul, et nous sommes tous réciproquement membres les uns des autres[12].

2) Nous sommes immortels. Lorsque nous mourons, nous ne faisons que nous plonger temporairement dans l’oubli ; nous rentrons en Dieu, qui contient notre être latent, la personnalité comme virtuelle et substantielle et non comme phénoménale, c’est-à-dire qui ne se manifeste ni dans l’espace, ni dans le temps. La mort n’est que le seuil qui nous sépare d’une nouvelle manifestation phénoménale, d’une nouvelle renaissance de l’homme dans l’humanité. Leroux rejette la conception spiritualiste de l’immortalité de l’âme, ainsi que la métempsycose des anciens, voire la renaissance de l’âme en des organismes inférieurs. Il croit donc (et il croit prouver que telle était aussi la doctrine de Socrate, de Platon, de Pythagore, d’Ovide, de Virgile, d’Apollonius de Thyane) que l’âme ne fait que se retremper en Dieu, se plonge dans l’oubli, avant chaque nouvelle renaissance dans l’Humanité. « L’immortalité des âmes humaines est indissolublement attachée au développement de notre espèce ; nous qui vivons, sommes non seulement les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement ces générations elles-mêmes, et c’est ainsi et uniquement ainsi que nous vivrons toujours et que nous sommes immortels[13]. »

Dans le deuxième volume de son Humanité, Leroux analyse minutieusement la Bible, non en qualité d’œuvre historique, exposant la vie du peuple israélite, mais en qualité d’œuvre symbolique qui renferme la plus profonde conception religieuse et philosophique de la substance même de la vie humaine, et l’expression la plus sublime du développement progressif de l’humanité ; il prouve que Moïse n’avait rien dit sur l’immortalité personnelle telle qu’on la comprenait et qu’on la comprend encore, seulement parce qu’il croyait et enseignait la vraie immortalité, c’est-à-dire la renaissance périodique et éternelle d’un seul et même individu sur la terre. En passant, Leroux affirme que telle était aussi la conception que Lessing se faisait de la doctrine de Moïse, ainsi qu’il l’expose dans son Éducation du genre humain.

Chaque nouvelle existence de l’homme est d’autant supérieure que l’homme était supérieur durant son premier séjour sur la terre. Et avec chaque nouvelle incarnation l’homme se perfectionne, il gravite vers la lumière, mais ce n’est ni pour disparaître dans le néant, le Nirwhana, ni pour se dissoudre en Dieu, car au dire de Leroux, « le panthéisme est aussi une erreur ». Les âmes humaines passent par une série de changements et de métamorphoses, tout comme les corps sidéraux dans l’espace doivent traverser une série semblable de transformations, et il est à présumer que tous ces changements sont assujettis à des lois psychiques aussi immuables que les lois astronomiques.

3) Durant son incarnation sur la terre chaque être humain doit progresser indéfiniment. Chaque homme doit, pour cela, être en communion complète et illimitée avec la nature et avec ses semblables. Le mythe du « péché originel » et toute l’histoire symbolique de l’humanité telle qu’on la trouve dans la Bible n’est au fond que l’histoire de la séparation égoïste de l’homme d’avec ses semblables, de la rupture criminelle de son unité.

Tout ce qui empêche notre pleine et entière communion avec la nature ou avec nos semblables est le mal. L’homme doit être en rapport illimité et continu avec l’univers. Tout ce qui tend à l’assujettir, à l’asservir à des limites bornées est le mal. L’homme ne peut pas vivre sans société, sans famille, sans propriété ; mais la société — lorsqu’elle l’enchaîne par des préjugés de caste, la famille, — lorsqu’elle usurpe toute son activité à son seul profit, la propriété, — lorsqu’elle l’empêche de remplir librement sa vraie destination qui est de progresser infiniment, engendrent le mal, et c’est ce qu’il faut combattre. Tout le mal sur la terre ne provient que des obligations mal comprises que nous imposent ces trois institutions qui doivent par leur nature ne servir qu’au bonheur de l’humanité. Il faut donc combattre les abus de ces institutions et non les institutions mêmes, et il ne faut combattre que ces abus, alors seulement l’humanité progressera.

4) Le progrès de l’humanité est infini et continu. Le progrès de l’humanité est le résultat des efforts, des victoires et des labeurs réunis de tous les éléments qui la composent, donc chaque homme doit travailler dans la mesure de ses forces et de ses capacités et développer chacune de ses capacités jusqu’au terme du possible. C’est ainsi qu’il sera non seulement un membre digne et utile de la société, non seulement ses enfants de par la loi des affinités seront aussi des hommes excellents, développés, d’une grande élévation morale, mais encore lorsque cet homme renaîtra dans l’humanité pour recommencer une nouvelle existence, il sera meilleur, supérieur d’un degré à sa première existence, donc il sera un membre encore plus utile d’une nouvelle société, meilleure aussi que la première. C’est ainsi qu’en s’élevant lui-même, il élève en lui l’humanité. C’est pour cela que chaque homme, en progressant, en tendant vers la perfection, remplit son devoir envers lui-même et envers l’humanité entière.

Il faut convenir que Leroux sut, avec une déduction admirable, avec une profondeur et une ampleur de jugement historique souvent géniales, poursuivre dans ses articles et dans ses essais cette doctrine du progrès continu, dont le vrai auteur fut au fond Leibniz. Il sut, par une argumentation probante et remarquable, suivre et exposer le développement des grandes idées, il montra comment, tout en changeant parfois d’aspect, elles se maintenaient et traversaient les époques qui nous apparaissent à présent comme des temps de barbarie, de ténèbres absolues ; il sut prouver que ces idées vivaient alors, qu’elles se faisaient jour à l’aide des hommes et des institutions qui, par leur nature même, semblaient vouées à la mort et au calme stagnant, mais qui, aux jours des cataclysmes universels ou du règne aveugle et inepte de la force brutale, devenaient de vrais sanctuaires, de vrais foyers de vie spirituelle de l’humanité. Très intéressants et très captivants, sous ce rapport, les articles de Leroux tels que : Saint Athanase, Saint Augustin, Saint Benoît, les Beggards, sans parler déjà des articles : Christianisme, Contemplation, Baptême, Aristote, Arianisme, Arminianisme, et la brochure sur l’Égalité.

Toutes les doctrines religieuses d’autrefois ont été incomplètes, elles séparaient le corps et l’âme, l’esprit et la matière ; elles voyaient le mal dans le monde matériel. Mais Dieu est partout et en tout, dans le spirituel comme dans le matériel. C’est pour cela que chaque homme et l’humanité entière trouveront leur salut lorsqu’ils comprendront qu’il ne faut pas combattre la vie corporelle, ni attendre le royaume de Dieu en dehors de ce monde, ni le voir dans la négation de la vie, mais lorsqu’on tâchera d’élever et de sanctifier toute vie charnelle, comme tout labeur terrestre. Si l’on ne considère la matière que comme l’objet du mal, qu’il faut incessamment combattre et si l’on croit que le bien ne consiste que dans la victoire de l’esprit sur cette matière, alors il faut ou admettre l’existence de deux principes, d’Ormuzde et d’Arimane, ou bien admettre que le Tout-Puissant peut être la source du mal. Si nous ne pouvons admettre la coexistence de ces deux principes, si tout provient de Dieu, donc tout doit être bien et bon, ce que nous appelons le mal naît seulement de notre ignorance ou du mauvais usage que nous faisons du bien[14].

Il n’y a donc rien d’étonnant que Leroux place dans le Panthéon de l’avenir, à côté des statues de Socrate, de Platon, de Pythagore et de Jésus, celle de Saint-Simon qui décréta en notre ère la sainteté de la matière et son égalité avec l’esprit devant Dieu. On ne doit pas s’étonner, non plus, qu’ayant emprunté cette partie de sa doctrine à Saint-Simon, Leroux se tourna avec un intérêt tout particulier vers les sectes antiques et médiévales qui professaient plus ou moins clairement la divinité du monde physique, la divinité des choses reconnues de par l’ascétisme chrétien comme assujetties au mal, au diable, ce qui amenait ces sectes, en guise de protestation symbolique contre les doctrines dualistes, à professer le « culte du diable » sous telle ou telle autre forme. C’est surtout les wiclefistes, les lollards et les anabaptistes qui attirèrent l’attention de Leroux, et plus que tous les autres, les taborites, — ces socialistes du moyen âge : parfaits chrétiens qui, d’une part, aspiraient à faire revivre le christianisme sous sa forme la plus pure, et qui, d’autre part, n’acquiescèrent point à la damnation spiritualiste contre toute la matière, mais voyaient au contraire la présence de Dieu partout, dans le matériel comme dans le spirituel. Ils refusaient de rendre le « pauvre Satan », injustement calomnié, responsable des péchés de la nature humaine. C’est ce qui fit que dans plusieurs groupes des taborites on se saluait non par le « Grüss Gott » habituel, mais bien par la formule devenue célèbre grâce au Consuelo de George Sand : « Que celui à qui on a fait tort te salue. » « Celui à qui on a fait tort » ou Satan sera salué et pardonné le jour où tout le mal de l’univers sera détruit, le règne de Dieu inauguré sur la terre et où tous les hommes, devenus frères, ne seront plus capables de se faire réciproquement du mal, — autrement dit, cette salutation équivaudrait à « que le règne de Dieu advienne ». Les taborites n’hésitaient pas à accélérer l’avènement prochain de ce règne par le feu et le glaive.

Le roman de George Sand que nous venons de nommer est aussi celui qui est le plus empreint des idées de Pierre Leroux. Nous tâcherons de le prouver lorsque nous en aborderons l’analyse, et celle de Spiridion, roman dont une partie fut même écrite par Leroux lui-même, — fait resté inconnu jusqu’à nos jours.

La grande romancière fit la connaissance du philosophe socialiste en 1835, sur le conseil de Sainte-Beuve qui lui désigna Pierre Leroux et Jean Reynaud comme les deux hommes les plus aptes à l’éclairer dans sa fiévreuse recherche de la vérité[15].

De son propre aveu, George Sand et ses amis, mais surtout Planet, ne pouvaient se rencontrer lors du fameux procès d’avril, sans se mettre immédiatement à « résoudre le problème social ». Une fois que ce même Planet pressait plus que jamais son amie de l’aider à « résoudre » ce problème, elle se souvint du conseil de Sainte-Beuve et écrivit à Leroux, le priant de venir dîner avec elle et de lui exposer « en deux-trois heures de conversation le catéchisme républicain » à l’usage d’un prétendu meunier ou paysan de ses amis. Leroux ne fut point dupe de cette petite ruse, mais il accepta l’invitation. Mais il fut lui-même si gêné et si confus durant cette première entrevue, qu’il ne put s’emparer de « l’impression » de ses auditeurs attentifs[16]. Du reste George Sand ne se soumit pas d’emblée à l’influence de ses idées. Quelques années plus tard elle en parla en ces termes à son ami Charles Duvernet[17] :

J’ai la certitude qu’un jour on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C’est le mot de Lamartine. Ainsi, si cela t’ennuie aujourd’hui, sois sûr que les plus grandes œuvres de l’esprit humain en ont bien ennuyé d’autres qui n’étaient pas disposés à recevoir ces vérités dans le moment où elles ont retenti. Quelques années plus tard, les uns rougissaient de n’avoir pas compris et goûté la chose les premiers. D’autres, plus sincères, disaient : « Ma foi, je n’y comprenais goutte d’abord, et puis j’ai été saisi, entraîné et pénétré. » Moi, je pourrais dire cela de Leroux précisément. Au temps de mon scepticisme, quand j’écrivais Lélia, la tête perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j’adorais la bonté, la simplicité, la science, la profondeur de Leroux, mais je n’étais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J’en ai bien rappelé ; car si j’ai une goutte de vertu dans les veines, c’est à lui que je la dois, depuis cinq ans que je l’étudie, lui et ses œuvres…

Nous apprenons donc de la bouche même de George Sand que ce n’est qu’en l’espace de cinq années que s’accomplit sa pleine et entière adhésion aux idées philosophiques de Leroux, mais aussi que dès leur première entrevue elle se sentit pénétrée par un respect illimité pour la personnalité morale du maître. Il arriva donc pour Leroux presque la même chose que pour Michel : l’individualité du nouvel apôtre la fit s’incliner d’abord devant l’apôtre lui-même, et plus tard devant sa doctrine. Nous croyons même que George Sand lui octroyait dans son imagination des qualités qu’il ne possédait peut-être point et qu’elle ne s’apercevait pas de beaucoup de choses assez peu attrayantes qu’il y avait en lui : il manquait de délicatesse dans les questions matérielles, avait une certaine tendance assez mesquine à rattacher toutes ses malchances personnelles aux « grandes questions sociales », à quémander assez prétentieusement et toujours « de par ses principes », au lieu de simplement confesser ses misères et de demander aide, enfin il avait un certain faible pour les potins. Nous croyons pouvoir affirmer que c’est Leroux qui fut la cause finale de la rupture entre George Sand et Mme d’Agoult et du refroidissement survenu entre elle et Lamennais. Il paraît avoir tant soit peu jalousé l’influence de Lamennais sur George Sand et ne perdait aucune occasion de médire de lui, soit directement, soit indirectement. Il colportait sur son compte des racontars propres à envenimer les relations entre le grand réfractaire religieux, leur ami commun et leur co-éditeur, et son admiratrice, George Sand. Et malheureusement il y réussit assez ! Nous donnons plus bas deux lettres à ce sujet. Plus tard Leroux se plaignit, à George Sand encore, de Louis Viardot, un peu plus tard encore il se plaignit d’elle-même à quelqu’un de leurs amis communs et dut s’en excuser auprès d’elle !… Mais George Sand semble réellement ne s’être point aperçue de ces défauts de Leroux, ou elle les lui pardonnait au nom de ses qualités, rares et grandes. Elle admirait surtout, comme il paraît, sa foi ardente au progrès, qui allait parfois jusqu’à une exaltation prophétique, la pureté de cette âme touchante et quasi enfantine, sa naïveté tout enfantine aussi, qu’il poussait jusqu’à un égoïsme ingénu, son ignorance de la vie pratique à côté d’aspirations grandioses de réformer le monde. Hâtons nous de dire que Leroux ne joua jamais dans la vie personnelle de George Sand le rôle de Michel. Mais il ne put se défendre d’encourir le sort de tous ceux qui approchaient cette femme supérieure, il succomba si bien à son charme qu’une explication décisive eut lieu entre eux. George Sand conseilla à Leroux de ne pas oublier son rôle d’ami. Celui-ci s’y soumit sagement : il s’empressa même d’exalter sa grande amie en des termes les plus mystiquement ampoulés, alors qu’il reçut d’elle une bonne leçon, une semonce des mieux conditionnées. Voici la réponse inédite de Leroux :

J’ai reçu deux lettres et j’attends la troisième. C’est vous qui êtes l’oracle. Vous n’êtes pas seulement mon étoile polaire. De nous deux, vous êtes l’oracle. Moi, je ne fais que consulter Dieu, c’est vous qui répondez.

Votre inspiration a été ce qu’elle devait être. Je le reconnais aujourd’hui, après avoir bien lutté le jour et la nuit, pour comprendre. Je m’égarais dès le début, et je vous égarais : vous ne vous êtes pas laissé égarer, et vous ne m’avez pas laissé m’égarer.

L’amour n’est bon, vrai, saint, qu’autant qu’il donne et laisse à chacun l’unité de son être. Si vous m’eussiez écouté, l’être en nous restait divisé, morcelé. De vous, cela est évident, et de moi aussi. Car j’ai réfléchi depuis sur ma vie, et je comprends maintenant votre vie par la mienne, et ma vie par la vôtre.

Vous m’avez fait faire en moi-même une confession qui m’a donné une grande lumière et m’explique bien des choses. Je ne suis pas un saint, comme vous dites. Mais j’ai foi que je reviendrai par vous à la sainteté, et que je reprendrai l’unité de mon être. Soyez-en sûre, vous me sauverez, parce que nous nous sauverons.

Je ne puis pas vous dire ce que j’ai senti et pensé et souffert depuis ces trois ou quatre jours. Mais je veux vous dire encore que non seulement vous êtes pour moi la vie, mais que vos oracles sont pour moi des oracles ; car mon cœur y consent.

C’est un supplice que de vivre loin de vous, mais je me répète ces vers du Dante, quand il quitte l’enfer pour le purgatoire :

        Per correr miglior acqua alza le vele
        Omai la navicella del mio ingegno,
        Che lascia dietro a se mar si crudele ;

ayez, je vous en supplie, ayez toujours pitié de moi ; car cette mer

de ma vie passée était bien cruelle.

J’écrivais cela, attendant la troisième lettre, ma manne céleste. Le facteur vient de m’apporter mes journaux, et je n’ai pas de lettre. Oh ! ne craignez pas que je me plaigne. Que de bénédictions je vous dois pour les deux premières ! Ô bonne, bonne, bonne ! Que vous êtes bonne, et que votre amitié est bienfaisante ! Il n’y a pas un mot qui ne m’ait pénétré au fond de l’âme, pas une phrase que je n’aie repassée cent fois dans ma mémoire et méditée le jour et la nuit. Que je vous remercie de votre confiance ! Oh ! non, il ne faut pas que les chiens vous suivent à la piste de votre sang. Vos douleurs sont sacrées. Il faut vivre et triompher. Reine, Reine, Reine !

Quant à moi, misérable, il n’y a que l’adieu de vos lettres que je déteste, quoique je l’embrasse et en sois ravi ; car je l’aime mieux que rien, et ainsi je l’adore. À vous de cœur et d’esprit, dites-vous ; j’aurais mieux aimé à vous de la façon la plus vague. Ces faces, je vous l’ai dit, sont fausses, ces faces : sentiment, intelligence, acte. Il n’y a de réel que l’être, et l’être a ces trois aspects, et toujours il les a, dans l’amitié comme dans l’amour. Seulement, ces trois aspects de l’être sont autres dans l’amitié et dans l’amour. Que veut donc dire votre adieu ? Hélas ! je le sais. Il aurait mieux valu pour moi l’indéfini à vous, à vous peut-être, à vous faiblement, à vous dans cette vie ou dans l’autre… Moi, je vous dis de toute la force de mon âme : À vous.

Ce petit incident n’obscurcit aucunement l’amitié naissante, et peu à peu Leroux devint le confident de George Sand dans toutes les questions graves ou embrouillées de sa vie[18], un intime de sa maison et de celles de ses amies d’alors, Mmes Marliani et d’Agoult, l’ami de Maurice et de Chopin[19], le collaborateur et le compagnon de travail de George Sand, pendant de longues années et de toutes ses entreprises littéraires. De plus, comme nous l’avons déjà dit dans le volume précédent, lorsque George Sand s’aperçut de l’indigence matérielle dans laquelle la famille de Leroux se trouva vers 1838, elle eut même l’idée de se charger de ses enfants et de les adopter[20].

Mais voici ce qui est curieux. Tous les critiques et biographes s’évertuent habituellement à dire que George Sand ne fut qu’une émule docile dans les mains du philosophe mystique[21]. Elle-même, pendant de longues années et à différentes reprises, ne se nomme pas autrement que « disciple docile » ou « l’écho » de Pierre Leroux, et nous voyons réellement que, d’une part, elle a pour lui une admiration sans bornes, elle l’admire comme penseur, elle accepte ses leçons, orales ou écrites, comme de vraies « révélations ». Ses idées deviennent les siennes, ne font qu’un avec ses propres croyances, ses propres sentiments et aspirations, et se manifestent dans une série de romans et d’écrits : Spiridion (sous certains rapports aussi les Sept Cordes de la Lyre), Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, Ziska, Procope le Grand, le Coup d’œil général sur Paris, le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine, Horace, le Compagnon du Tour de France et même Jeanne. Tous ces romans apparaissent comme la mise en œuvre du programme de Leroux : lutte contre les triples abus : abus de caste, de famille et de propriété ; prédication de la doctrine du progrès continu et de « la vie de l’homme dans l’humanité ».

Il faut pourtant noter, une fois de plus, que si George Sand se pénétra si bien de cette doctrine et se fit un « écho » aussi docile de Leroux, c’est que ces idées répondaient parfaitement à ses propres goûts, à ses aspirations, à ses croyances. Aucun critique, par exemple, n’avait jamais douté que Spiridion ne fût écrit par une seule main, et pourtant il fut écrit par George Sand et Leroux ; mais une collaboration pareille aurait tout gâté, elle aurait détruit l’homogénéité de l’œuvre, si le ton, la manière, le diapason général des deux auteurs ne fussent absolument pareils, si la romancière n’avait pas traversé auparavant des sentiments de cette catégorie, si elle-même n’avait pas vécu, en son âme, le développement progressif de l’idée religieuse, passé par cette série d’évolutions progressives de la conscience humaine (ou, d’après Leroux, de la conscience de toute l’humanité) qui constituent la donnée principale de Spiridion.

Malgré cela, Leroux apparaît quant à la doctrine sous l’aspect du maître, du guide, du sage.

Mais si nous envisageons le côté moral et pratique, alors la correspondance entre Leroux et George Sand (nous avons eu la chance de lire et de copier plus de soixante lettres de Pierre Leroux, plusieurs lettres de ses frères et gendres, et des lettres à eux adressées par George Sand), cette correspondance, disons-nous, témoigne que, dans leurs rapports personnels et privés, le premier rôle, le rôle du fort, de l’aîné, du conseiller, du consolateur et du protecteur, le rôle du bienfaiteur dans le sens vrai et exact du mot, revient à George Sand. Leroux, dans ses lettres se plaint : du sort, des hommes, des circonstances, du travail au-dessus de ses forces, du manque d’argent et du guignon en toutes choses (ce qui est très compréhensible, vu sa misère éternelle et ses dettes presque inextricables). Il demande perpétuellement tantôt un conseil, tantôt une consolation ou l’éclaircissement de ses doutes, tantôt il s’excuse, et il demande, et il prie, il prie et il demande… Et ce qu’il faut noter dans les lettres de Leroux, écrites pour la plupart en un langage extra-nébuleux, ampoulé, fourmillant de comparaisons embrouillées et d’explications vagues, c’est qu’à côté de ce ton général de faiblesse, de plaintes, de gémissements perpétuels, on y trouve, à la parfaite consternation des admirateurs et disciples de Leroux, une constante reconnaissance de la supériorité morale et intellectuelle de sa correspondante. George Sand tantôt le console et le calme, tantôt elle le conseille, lui arrange quelque affaire. C’est ainsi par exemple que, lors de la fondation de la Revue indépendante, elle ne se fit l’un des éditeurs actionnaires et des co-rédacteurs que dans le but de donner à Leroux la possibilité de propager ses idées, ainsi que celle de gagner sa vie, et elle n’y publiait ses romans que pour « attirer les badauds ». Tantôt elle le charge de s’entendre avec quelque éditeur pour la réimpression de l’un de ses romans parus, afin de lui donner la possibilité de gagner un modeste courtage à cette opération[22] ; et tantôt elle lui expédie simplement une certaine somme d’argent ; ou lui permet de toucher pour elle les honoraires qui lui reviennent ; ou bien elle met sa signature sur une lettre de change de Leroux ; ou elle aide ses frères à affermer un petit terrain ; ou elle lui avance une somme d’argent pour fonder sa typographie à Boussac. Elle lui donne gratis un de ses nouveaux romans pour une nouvelle revue qu’il fonde, après l’insuccès de la première, ou encore elle achète et répand ses petites brochures et s’évertue à lui trouver des abonnés, et elle l’aide, elle l’aide…

Du commencement jusqu’à la fin, George Sand reste pour Leroux et pour sa famille vraiment maternelle, pleine de bienveillance, de cette bonté infinie et intarissable dont parlent tant tous ses biographes, une bonté allant jusqu’à la faiblesse, de sorte que non seulement Leroux avait vraiment droit de l’appeler Consuelo de mi’alma, mais encore les amis de George Sand avaient quelquefois des raisons parfaitement légitimes de protester contre l’abus de cette bonté, dans certaines occasions de la vie pratique. Le lecteur trouvera plus bas toute une série de documents prouvant ce que nous venons d’avancer, et maintenant nous nous permettrons de citer quelques lettres imprimées et inédites de Pierre Leroux, de George Sand et divers autres, lettres qui se rapportent aux premières années des relations entre George Sand et Pierre Leroux.


Madame Dudevant, rue Laffitte
Hôtel de France, au coin de la rue de Provence.
1836. Décembre.

J’ai lu ce matin la lettre que vous m’aviez écrite et que je n’avais pas reçue hier. En vérité je suis heureux de ne l’avoir lue qu’aujourd’hui : je n’aurais pas osé vous regarder ni vous parler. Vous êtes trop bonne et trop élogieuse. Je suis toujours embarrassé et gêné pour dire une parole devant vous (ce qui, par parenthèse, me fait souvent bavarder beaucoup trop). J’ai senti cela le premier jour que je vous ai vue ; je ne pus pas vous dire un mot. Si hier j’avais eu votre lettre, j’aurais été plus troublé que le premier jour de notre connaissance ! Voilà ce que c’est que de vous avoir lue dans vos livres. J’ai l’âme pleine d’admiration, et je n’ai pas de parole pour la dire ; puis c’est de mauvais goût que de vous louer en face ; puis encore, ce n’est pas vous louer que je veux, c’est plutôt vous faire sentir combien je vous estime et combien je vous suis reconnaissant. Il arrive alors que vous aimez l’humilité et à louer les autres tout faibles qu’ils sont. Il en résulte, pour ceux envers qui vous vous montrez si bonne, un trouble intérieur inexprimable.

Vous me demandez mon amitié. Ne savez-vous pas que je vous suis tout dévoué ? J’étais votre ami avant de vous connaître ; je le fus le jour où je vous vis pour la première fois ; je le suis aujourd’hui, je le serai demain, je le serai toute ma vie.

C’est le propre de l’amitié que d’être utile ou du moins de chercher à l’être à ceux que nous aimons. Je demande donc qu’il y ait en moi quelque force qui puisse vous aider quelquefois dans vos souffrances. Mais vous vous trompez bien sur vous-même quand vous dites que je servirais à vous rendre bonne. Vous êtes née pour le beau et le bon, et vous avez toujours été au fond ce que vous voudriez devenir. Seulement la vie est une épreuve et une expérience que nous faisons tous deux dans la mesure de nos forces pour nous et pour l’humanité. Aspirons donc à devenir meilleurs et à nous éclairer de plus en plus dans nos ténèbres.

Je pense avec chagrin que vous allez bientôt partir, et que je ne vous verrai plus. Mais si à Noan (sic) vous prenez quelque instant de vos nuits aux étoiles[23] pour m’écrire, vous me fortifierez à votre tour dans mes abattements et dans mes tristesses.

P. Leroux.

Le libraire de l’Encyclopédie doit vous envoyer aujourd’hui ou demain, de ma part, tout ce qui en a paru. Si vous n’en voulez pas, donnez-la à Maurice. C’est en effet pour nos enfants que nous travaillons. Vous qui avez Maurice et Solange, vous ferez pour eux l’article Espérance, et non pas l’article Spleen, comme nous disions l’autre jour.

Tours. (Sans date.)

Ce n’est pas le moment, madame et chère amie, de vous dire ce que j’ai pu souffrir et ce que je souffre encore. Quand nous nous reverrons comme deux amis je vous le dirai peut-être. Je vous écris un mot seulement, pour que vous n’ayez pas d’inquiétude sur mon état de santé. Je me rappelle qu’en partant je vous ai promis de vous donner de mes nouvelles quand je serais à Tours. Je lutte avec courage contre la tristesse et l’abattement. Je compte rester encore trois ou quatre jours ici, puis m’acheminer vers Paris. J’ai besoin de mes enfants. J’aurais tant à vous écrire, qu’il me faille des efforts inouïs pour me décider à vous écrire seulement ces quelques mots. Un jour je vous demanderai peut-être à vous écrire une longue lettre, afin que mon amitié vous soit utile et bonne à quelque chose. Adieu. J’espère que votre santé est meilleure. Embrassez pour moi, je vous prie, Maurice et Solange. Je voudrais écrire à Mme Marliani ; mais j’ai laissé passer trois jours, et elle doit être partie. C’est un grand regret pour moi de ne pas lui avoir donné de mes nouvelles à temps. Si vous lui écrivez, parlez-lui de moi.

Votre ami,
P. Leroux.


À Madame d’Agoult, à Bellagio, Milan.
Nohant, 16 octobre 1837.
Chère Princesse,

… Je tombe dans le Pierre Leroux, et pour cause. Il était ici ces jours derniers. Charlotte et moi nous faisions le projet romanesque de lui élever ses enfants et de le tirer de la misère à son insu. C’est plus difficile que nous ne pensions. Il a une fierté d’autant plus invincible qu’il ne l’avoue pas et donne à ses résistances toutes sortes de prétextes. Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est toujours le meilleur des hommes, et l’un des plus grands. Il a été voir Béranger à Tours et va revenir ensuite je ne sais pour combien de temps.

Il est très drôle, quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit :

— J’étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. Cette dame est venue à moi et m’a parlé avec une bonté incroyable. Elle était bien belle !

Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou brune, grande ou petite, etc. Il répond :

— Je ne sais rien. Je suis très timide ; je ne l’ai pas vue.

— Mais comment savez-vous si elle est belle ?

— Je ne sais pas ; elle avait un beau bouquet, et j’en ai conclu qu’elle devait être belle et aimable.

Voilà bien une raison philosophique ! qu’en dites-vous ?…

George.


À Madame d’Agoult, à Gênes.
Nohant. Mars 1838.

… Il est bien possible que j’aille vous rejoindre quelque jour en Italie. Cependant ce voyage, que j’avais arrangé pour le printemps prochain, me paraît moins certain maintenant quant à la date. Mon procès avec mes éditeurs, que je voudrais terminer auparavant, est porté au rôle pour le mois de juillet ou d’août. Si je suis forcée de m’en occuper, je ne pourrai passer les monts qu’en automne. Une fois en Italie, j’y veux rester au moins deux ans pour les études de Maurice, qui s’adonne définitivement à la peinture et qui aura besoin de séjourner à Rome…


Madame George Sand, chez Madame Marliani, au Consulat d’Espagne, rue Grange-Batelière.

Votre lettre m’a été bien douce, chère amie (puisque vous proscrivez le nom de madame, et vous avez raison). Je l’ai reçue au milieu d’une grande affliction. Reynaud vient de perdre sa femme. J’écris à Mme Marliani et je lui donne quelques détails sur le malheur de mon pauvre ami. Il a été vraiment beau et fort dans cette rude atteinte. Sa croyance, fondée sur la raison qui nous éclaire, est bonne à quelque chose. J’étais sûr de lui d’avance, et je n’ai pas été trompé. J’ai déjà pas mal souffert, j’ai fait aussi des pertes cruelles, sans compter d’autres afflictions bien profondes : mais avec lui j’apprenais à souffrir et à savoir mourir. Jean est un fameux homme, un brave et grand esprit. Je veux qu’il vous connaisse un jour et qu’il vous aime comme je vous admire.

J’ai été forcé de rester auprès de lui jusqu’au moment où je l’ai conduit à Chantilly chez sa mère. Voilà pourquoi je n’ai pas été vous voir déjà. Je suis encore retenu aujourd’hui et peut-être demain. Mais j’espère que vous ne serez pas partie d’ici à deux jours. Maurice va donc bien ; il est avec vous et Solange aussi. Alors, puisque nul cœur ne vous manque, pourquoi ne resterez-vous pas quelques jours de plus, pour le bonheur de la Madona. J’ai vu sur votre cachet Italiam. Vous irez donc ! J’ai renoncé à mon voyage d’Allemagne à cause de Reynaud. Il a besoin des montagnes pour se retremper, et nous irons faire un petit voyage dans les Alpes.

À vous pour toujours.
P. Leroux.


Au Major Adolphe Piclet, à Genève.
Paris. Printemps 1838.
Cher Major,

… Vous seriez bien aimable de me donner de vos nouvelles ici, rue Grange-Batelière, 7. J’y serai encore une quinzaine, et il est possible, probable même, que nous allions passer l’été en Suisse. La santé de mon fils est meilleure ; mais les médecins lui ordonnent un climat frais en été et chaud en hiver. Nous serons donc bientôt à Genève et ensuite à Naples. Dites-moi dans quelle partie bien sauvage et bien pittoresque de vos montagnes je pourrais aller travailler ; je voudrais un climat modéré pour Maurice, et pour moi des paysans parlant français. Les environs de Genève ne me paraissent pas assez énergiques comme paysage, et je voudrais fuir les Anglais, les buveurs d’eaux, les touristes, etc. Je voudrais encore vivre à bon marché, car j’ai gagné deux procès et je suis ruinée…

Le lecteur sait déjà que ce n’est ni en Italie, ni en Suisse que se rendit George Sand en l’automne de 1838, mais bien à Majorque, et on sait aussi qu’outre ses deux enfants, son troisième compagnon de voyage fut Chopin.

C’est avec une profonde émotion, avec un frisson de vénération et de crainte, que nous commençons le récit des relations entre Chopin et George Sand. Notre sympathie se divise entièrement ; nous sommes incapable de déclarer lequel des deux grands amis nous est plus cher, plus proche de notre cœur, auquel des deux nous sommes plus intimement, plus fidèlement attaché. Puis, comment raconter une âme, une âme sensitive jusqu’à la morbidesse, âme incomprise, se dérobant à tous, ne se révélant point et point révélée, âme profonde, exclusive et ne se manifestant que par les sons, ne vivant et ne parlant qu’en musique et par la musique ! Comment rendre les états de cette âme capricieuse, toute en teintes et en nuances fugitives, de cette âme mimose, si personnelle, si intolérante envers tout ce qui est collectif et troupeau, envers tout ce qui est cher à la foule et aimé d’elle ; âme instinctivement ennemie du banal, de l’universel, du vulgaire, du criard ; âme également fuyant la prose de la vie, le bruit de la vie et les combats de la vie, à dix coudées au-dessus de tous les partis, de tous les meneurs, tous les crieurs, tous les orateurs, de tous les héros, de toutes les divinités du jour, de tous ceux qui disparaissent des tréteaux, après avoir mené grand bruit pendant des années, comme les marionnettes, et qu’on oublie aussi comme les marionnettes ?… Comment faire comprendre au lecteur, surtout à celui qui n’est pas musicien, une âme qui ne parlait que par la musique, qui même en musique parlait une langue extraordinaire et inusitée, une langue à elle, toute nouvelle, sans l’ombre même de l’universellement populaire, sans trace de trivialité, de vulgarité, de lieux communs, de phrases faites, d’expressions reçues ? Comment expliquer un compositeur qui ne craint pas toutes ces modulations, ces positions d’accords prétendues « impossibles » ou inconnues avant lui ? Celui qui commence sa première Ballade en Sol mineur par ce récitatif interrogatif parlant sans paroles et s’arrêtant sur cette dissonance audacieuse ; celui dont le courroux et le désespoir se révèlent par des œuvres telles que l’Étude en Ut mineur, le Prélude en Si bémol mineur (n° 16), la Polonaise en Fa dièze mineur ; celui dont la douleur s’exhale dans les larmes de cet incomparable Nocturne en Ut mineur (op. 48), ou dans ce Prélude de deux lignes d’une simplicité, d’une beauté inénarrables, comment faire comprendre que parmi les grandes âmes, celle-ci est l’une des plus grandes, des plus profondes, la plus raffinée entre toutes les plus délicates ?

Dans sa vie ce fut l’homme le plus retenu, ne permettant à personne de pénétrer dans le sanctuaire de son cœur. Il existe bon nombre de lettres de Chopin, mais elles ne le révèlent pas, surtout dans la seconde partie de sa vie. Il ne se révélait pas plus dans ses paroles. Il tâchait toujours de passer pour un homme du monde, très correct, et rien de plus.

Mais on s’y méprendrait pourtant. La volonté du musicien n’était pour rien dans la douceur recherchée de son abord, l’élégance de ses manières, tous ses soucis du fashionable, ses engouements pour les « tailleurs chic », pour les salons de grand monde, pour des « papiers tourterelle » ou « gris perle » des murs, pour les jardinières garnies de fleurs et un ameublement élégant. Il ne recherchait pas ces belles formes de l’existence, ce n’était que l’empreinte extérieure, involontaire de cette âme d’élite qui régnait en souveraine sur son enveloppe frêle, délicate et élégante. Tout cela était presque inconscient, il lui était impossible de faire, d’agir, de parler autrement, d’être moins exclusif, moins recherché, moins délicat. Et si, comme tout auteur, nous devons souhaiter à notre livre le plus grand nombre de lecteurs, nous désirerions que ces pages-là n’en aient que le plus petit, nous voudrions presque qu’elles ne fussent lues que par les musiciens seuls, ou par les exclusifs, les sensitifs, par les personnes qui trouvent que « l’universellement populaire » est tout aussi fade et dégoûtant que les enluminures des boîtes à bonbons, les « primes artistiques » d’un journal de cinq sous, le « patriotisme » ou le « libéralisme » des faiseurs d’articles, les pardessus d’un magasin de confections seyant à des milliers de personnes, ou comme le livre d’une célébrité populaire fraîchement éclose, seyant aussi à une foule innombrable de lecteurs, à la « sainte majorité », à tout le monde.

Nous nous permettrons de donner ici une esquisse abrégée de la vie de Chopin, parce que ses biographies françaises, même les plus récentes, fourmillent d’erreurs. Frédéric Chopin naquit Le 22 février 1810 (et non pas 1809) à Zelazowa-Wola, domaine des comtes Skarbek, situé dans le diocèse de Suchaczew. Son père était un émigré français naturalisé en Pologne, Nicolas Chopin ou Szopén, selon l’orthographe polonaise. Sa mère, — une Polonaise, — Justine Krzyzanowska. Frédéric Chopin se considéra toujours comme Polonais et tint le polonais pour sa langue maternelle. Ses parents étaient tous les deux attachés à la maison de Skarbek, Nicolas Chopin en qualité de précepteur, sa femme comme intendante de la maison de campagne. Le jeune comte Skarbek, devenu plus tard un savant fort distingué, fut le parrain de Frédéric[24] et l’ami de la famille, mais jamais Chopin ne fut élevé à ses frais, ni aux frais de sa mère, ou du prince de Radziwill. Frédéric reçut une éducation fort soignée dans la maison paternelle, parce que ses parents étaient des gens d’une grande culture intellectuelle, et lorsque Nicolas Chopin s’installa à Varsovie et y ouvrit un pensionnat pour les jeunes gens faisant leurs études au lycée, sa maison fut un lieu de réunion pour les hommes s’intéressant aux choses de l’esprit ou adonnés à la culture des sciences et des arts. Frédéric était le second des enfants de Nicolas Chopin, venant après Louise et précédant ses deux sœurs Isabelle et Émilie. Celle-ci devait à l’âge de quatorze ans mourir phtisique, comme mourut plus tard Frédéric. Tous ces enfants se distinguaient par des capacités littéraires et artistiques : les deux aînées s’occupèrent plus tard de traductions, Émilie composa des vers. Frédéric avait une grande facilité pour le dessin et s’amusait, encore élève du lycée, pendant une villégiature chez des amis, à écrire un prétendu « Courrier » où il notait toutes ses impressions de campagne sous la forme la plus drôle et la plus humoristique, témoignant d’un esprit railleur et éveillé. Son talent musical se manifesta de très bonne heure et d’une manière toute spontanée. Il étudia le piano avec Ziwny et débuta comme pianiste à l’âge de dix ans. Il fut dès lors remarqué de la célèbre Catalani qui lui fit cadeau d’une montre avec une inscription gravée pour la circonstance. Tout adolescent, il prit part à des concerts de bienfaisance ou joua avec un grand succès dans les salons de l’aristocratie varsovienne, à commencer par celui de la comtesse Lowicz, épouse du grand-duc Constantin. Cela ne l’empêcha pas de faire des études très sérieuses au lycée de Varsovie, où il remporta plusieurs mentions honorables, prix et couronnes. Ses études une fois terminées, en 1826, il entra au Conservatoire ou École supérieure de musique de Varsovie où il étudia son art sous la direction de Joseph Elsner. Durant cette période et plus tard il fit quelques séjours à Berlin, en Silésie, en Poznan chez le mécène prince de Radziwill, à la campagne chez ses amis les comtes Wodzinski, se créant partout des admirateurs enthousiastes et dénotant dès ses toutes premières œuvres un talent original, sûr de lui-même, hors ligne.

Il eut pour camarades, au lycée, et plus tard pour amis l’élite intellectuelle de Varsovie, et fréquentait l’élite artistique ou aristocratique de cette ville.

Il était en train de se créer un public européen en commençant une tournée artistique par des concerts à Munich et à Vienne, lorsque éclata la révolution polonaise de 1831. Il s’arrêta à Paris « pour se rendre à Londres », comme il était dit sur son passeport : ce fut pour ne plus jamais revenir dans sa patrie et pour mourir place Vendôme en 1849. Les dix-huit années qu’il passa à Paris, à l’exception de quelques séjours aux eaux de Bohême, à Majorque, à Nohant et en Angleterre, furent consacrées à la musique : c’est là qu’il créa la plupart de ses chefs-d’œuvre et gagna sa vie en enseignant son art à une foule d’élèves des deux sexes.

Nous avons déjà raconté dans notre deuxième volume la première entrevue de Chopin et de George Sand et prouvé qu’elle n’eut pas lieu en 1837, comme on le prétend toujours, et dans des circonstances tout à fait autres et nullement aussi poétiques que ne la content MM. de Custine, Karasowski, Wodzinski et tutti quanti. Nous avons, en faisant analyse de ces légendes, dit que cette rencontre eut lieu dans les derniers mois de 1836, à l’époque où Mme d’Agoult et George Sand habitaient l’Hôtel de France, rue Laffitte, et que pendant les mois d’hiver de 1836 passés par George Sand à Paris, entre son voyage en Suisse et sa réclusion à Nohant (en janvier-avril 1837), elle et Chopin se virent non pas « une fois », mais bien plusieurs fois, soit dans le salon de la comtesse, soit chez Chopin lui-même, à ses soirées musicales intimes que Henri Heine nous décrit incomparablement dans ses lettres à Lewald[25] dont Liszt nous parle dans son livre sur Chopin[26] et auxquelles George Sand elle-même fait allusion dans son Histoire de ma vie[27].

Nous avons dit à cet endroit même de notre travail comment Chopin avait d’abord été récalcitrant à l’idée de faire la connaissance de George Sand, par haine des bas bleus en général. La première impression que lui fit la grande romancière fut aussi assez défavorable. C’est ainsi que ce même Karasowski qui raconte d’une manière aussi… poétique leur première rencontre et qui assure que d’emblée Chopin se sentit « compris comme il ne l’avait jamais été auparavant et par personne », ce même Karasowski déclare avoir lu dans une des lettres de Chopin à sa famille, détruites lors des événements de 1863[28] : « Hier j’ai rencontré George Sand, elle me produisit une impression fort désagréable… » Dans la lettre ouverte de Hiller à Franz Liszt, que Niecks cite dans sa biographie de Chopin, on peut lire ce qui suit : « Un soir tu rassemblas chez toi l’élite de la littérature française. Certes George Sand ne pouvait y manquer. En revenant à la maison, Chopin me dit : « Quelle femme antipathique que cette Sand. Est-ce vraiment bien une femme ? Je suis prêt « à en douter… » Au dire de ce même Niecks, lorsqu’il questionna là-dessus Liszt, ce dernier ne souligna qu’une certaine retenue que Chopin laissa remarquer au commencement de ses relations avec George Sand, et il ne dit rien par rapport à son « aversion ». Bien au contraire, Liszt dit qu’au bout de très peu de temps la romancière remporta victoire sur cette retenue, grâce à ses merveilleux dons intellectuels et au charme de sa parole. Il en avait été de même avec Musset. Niecks remarque avec raison qu’il y eut beaucoup de points de ressemblance dans ces deux liaisons, en général. C’est ainsi que Chopin et Musset étaient tous les deux de quelques années plus jeunes que George Sand, tous les deux ils jouèrent le rôle du plus faible, etc., etc. Mais la différence fut grande entre le poète et le musicien sous le rapport moral, et quoique Musset appartînt par sa naissance à une famille presque aristocratique, et que Chopin naquit et se développa dans l’humble famille d’un directeur de pensionnat auprès du lycée de Varsovie, c’est bien lui, plutôt que Musset, qu’il faut appeler aristocrate dans le vrai et le grand sens du mot. C’était un homme d’une culture morale exceptionnelle et par sa nature, par toutes ses habitudes de famille et d’éducation, absolument incapable de passer son temps dans quelque société grossière ou dans les bas plaisirs où s’abaissa si souvent Musset.

Une taille moyenne et élancée, des mains longues et effilées, de très petits pieds, des cheveux très fins d’un blond cendré tirant sur le châtain, des yeux bruns plutôt vifs que mélancoliques, un nez busqué, un sourire très doux, une voix un peu sourde, et dans toute sa personne quelque chose de si noble, de si indéfinissablement aristocratique, que tous ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient pour quelque magnat. Voici le portrait de Chopin. La recherche, le raffinement même, dans les manières, dans les paroles, dans l’habillement, comme dans l’ameublement de ses chambres, l’aversion innée pour toute discussion bruyante, pour les politiciens et les clubs, pour tout laisser aller des bohèmes, pour tout train de vie désordonné, pour les sans-façons des abords, pour tout manque de goût, le débraillé, le bariolé dans la mise ; l’engouement pour tout ce qui dénote la haute société, allant jusqu’au snobisme, amour de tout ce qui est élégant, poussé jusqu’à des extases devant quelque toilette bien faite et « bien portée » et jusqu’à la connaissance approfondie du cachet de chaque grand faiseur ; la passion des fleurs, des parfums, des porcelaines de Chine ou de Sèvres, des meubles de Boulle, des tentures claires, des soirées intimes et pimpantes dans quelque petit salon de grand monde, doucement éclairé, plutôt noyé dans la pénombre, où, en « petit comité », une élite de femmes adorables et d’hommes grandement titrés ou portant un grand nom historique écoute, religieusement attentive, le poète-musicien qui lui révèle, au piano, le secret de ses pensées ! Voilà les dehors, l’atmosphère où se plaisait Chopin.

Une délicatesse raffinée d’esprit et de sentiments, une douceur d’âme, la hauteur générale de tout l’être moral ; une certaine tendance à l’idéalisme, à la rêverie, et une fine moquerie pleine d’humour ; une tendre fidélité à ses amis, à sa famille, liée à un amour ardent et douloureux pour sa pauvre patrie perdue, aux amers regrets de son brillant passé ; le culte chevaleresque pour toute femme, et une passion illimitée de son art, de cette langue de son cœur, la musique, qui réunissait en elle et servait seule d’expression à tous ces divers éléments spirituels ; l’originalité et la personnalité incisive et exclusive d’un génie — dans ses œuvres à lui, et le goût marqué de tout ce qui est bien pondéré, adouci, jamais brutal, toujours noble et retenu, et même de tout ce qui est conventionnellement formel — dans les œuvres d’autrui, en peinture, en littérature et en musique. Voilà enfin Chopin moral, le Chopin intime et caché.

Si nous nous rappelons maintenant qu’au moment de la première rencontre de George Sand et de Chopin les idées socialisto-démocratiques avaient pris possession de l’esprit de la grande femme ; que dans ses paroles comme dans ses actions elle faisait constamment montre de ses sympathies pour les masses incultes, souffrantes et malheureuses, et de son adhésion à tout ce qui devait accélérer l’affranchissement du peuple, la proclamation du pouvoir suprême de la majorité ; qu’elle avait rompu avec presque tous les amis de sa jeunesse, avec ses amies de couvent, aussi bien qu’avec la société à laquelle elle appartenait par sa naissance et les relations de son aïeule et de son père, et qu’elle vivait alors presque exclusivement au milieu de tribuns, de meneurs de partis, de philosophes, d’artistes, d’acteurs, de journalistes, d’utopistes, de bohèmes et de prolétaires ; qu’elle était portée à un sans-façon absolu dans son train de vie, ne faisant aucune attention ni à ses costumes, ni à ceux de son entourage[29] ; que bien peu de semaines auparavant elle portait une blouse d’homme, un gilet et des bottes ; qu’elle fumait à outrance, tutoyait ses nouveaux amis, presque de prime abord, s’ils étaient à son gré ; qu’elle souffrait qu’on s’exprimât en sa présence en des termes familiers, et qu’elle se permettait elle-même dans ses lettres et ses causeries intimes des locutions d’atelier ou de tréteaux ; si nous nous rappelons tout cela, nous ne trouverons pas étonnant que la première impression qu’elle produisit sur Chopin lui fut défavorable.

Mais il est moins étonnant encore qu’il suffît du commerce le plus court entre la femme de génie et le grand musicien, pour qu’il fût charmé. Sous son extérieur raffiné, comme sous les manières presque bohèmes de l’amie des humbles palpitait une grande, une géniale âme d’artiste. Chopin était plus capable de le sentir qu’aucun de ceux qui entouraient alors George Sand. Il venait d’éprouver, de plus, que les dehors les plus recherchés, les plus élégants, les relations les plus amicales, la douceur des manières la plus parfaite se marient parfois avec des préjugés aristocratiques, avec une sécheresse ou une lâche soumission à sa destinée et à la volonté d’une caste. Wodzinski un ami (!) à lui, ne s’en efforça pas moins de faire étouffer l’amour commençant de sa sœur Marie pour le jeune musicien modeste, pas riche et point titré, et cette même Marie Wodzinska (après laquelle soupirait aussi le poète Slowacki), malgré tous ses serments et ses sentiments, se plia à la volonté paternelle et, tout en aimant Chopin (!), épousa un homme titré. Quoique Chopin n’eût ni les courroux de Liszt ni ses révoltes contre les préjugés aristocratiques qui lui volèrent aussi la jeune fille de son choix[30], quoique Chopin fût porté à s’incliner devant ces préjugés de caste consacrés par les siècles, pourtant la blessure que ces gens à cœurs secs lui portèrent saignait et brûlait douloureusement au fond de ses entrailles. La sympathie d’une grande âme, libre, ardente, prête à l’aimer, venant à lui, dut d’emblée inonder de lumière, de chaleur et de passion inextinguible ce cœur qui n’avait encore rencontré ni un vrai amour, ni un cœur égal au sien[31].

George Sand possédait un véritable et profond sens musical, nous l’avons déjà noté, en passant, dans le chapitre sur Liszt. Revenons sur ce point, d’autant plus que nous sommes là-dessus en parfait désaccord avec Mecks, dont les arguments et les assertions nous paraissent très peu probants.

En parlant du conte fantastique le Contrebandier que George Sand écrivit « sur la fantaisie musicale de Liszt », nous avons cité le biographe de Liszt, Mme Lina Ramann, qui trouvait extrêmement « étonnant que, malgré son sens musical profond, George Sand n’ait pas inspiré Liszt », c’est-à-dire qu’il n’ait rien composé sur l’un de ses textes[32]. Nous avons dit alors même que cette assertion nous était très précieuse, venant de la part de Liszt et redite seulement par Mme Ramann, elle renferme une constatation irrévocable de ce que George Sand était vraiment très musicienne (musikalisch). Or, Niecks met en doute la présence de ce don chez George Sand. Il dit : « J’ai appris par Liszt que George Sand n’était pas musicienne (nicht musikalisch), mais qu’elle avait du goût et du jugement. Par le mot nicht musikalisch il faut, je crois, entendre qu’elle n’avait pas l’habitude de faire usage de ses capacités musicales, ou bien qu’elle ne les avait pas développées à un degré digne d’attention. À mon propre avis elle donne trop d’importance à ses capacités, à ses occupations et à ses connaissances musicales, du moins ses écrits prouvent que quel que fût son don musical, son goût était néanmoins très incertain et ses connaissances très minimes… »

Il nous semble que Niecks réfute par ses propres paroles ce qu’il avance, en disant que l’expression unmusikalisch veut dire surtout que George Sand n’était point une exécutante, une musicienne active. Mais ceci encore n’est point exact, car, sans être une virtuose, George Sand se distingua toujours par une ouïe musicale parfaite, une mémoire excellente et même une certaine vélocité au piano, qui lui permirent, jusque dans sa vieillesse, d’exécuter de mémoire quantité d’airs berrichons, espagnols et majorquins, des danses, des morceaux d’opéras, de Don Juan surtout, son opéra favori (ainsi que celui de Chopin et de Mme Pauline Viardot). Nous savons aussi que dans sa jeunesse elle jouait assez souvent à quatre mains, qu’elle chantait agréablement et qu’elle fut une des premières à apprécier le génie de Berlioz, peu connu encore à ce moment, mais dont elle chantait déjà ou accompagnait les romances[33]. Elle chantait aussi des airs d’opéras italiens[34].

D’ailleurs tout ce que Niecks avance par rapport à son « goût incertain », etc., nous paraît très problématique, d’autant qu’il entre là-dessus en dispute ouverte avec Liszt, meilleur juge que lui, semble-t-il, en matières musicales ! C’est ainsi par exemple que Mecks ajoute en note à la page où il parle du « goût incertain » de Mme Sand : « Il y a dans les œuvres de George Sand bon nombre de passages poétiques à propos de musique, comme aussi par-ci, par-là des jugements très incisifs sur des matières d’esthétique générale, mais il n’y manque pas non plus de morceaux où son manque de savoir et son incapacité critique se voient manifestement. Témoin ce passage de l’Histoire de ma vie :

« Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d’émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l’infini ; il a pu souvent résumer, en dix lignes qu’un enfant pourrait jouer, des poèmes d’une élévation immense, des drames d’une énergie sans égale. Il n’a jamais eu besoin de grands moyens matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxophones, ni ophicléides pour remplir l’âme de terreur ; ni orgues d’église, ni voix humaine pour la remplir de foi et d’enthousiasme. Il n’a pas été connu et il ne l’est pas encore de la foule. Il faut de grands progrès dans le goût et l’intelligence de l’art pour que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l’on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano, et où tout le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus grands maîtres qu’il s’était assimilés, a gardé une individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c’est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la vie…[35]. »

Mecks prétend que ce passage suffit à faire reconnaître le manque d’entendement musical chez George Sand. Certes, chacun a son goût, et de nos jours on trouvera quantité de musiciens et de dilettanti qui jetteront de hauts cris devant cette suprématie de Mozart au-dessus de Beethoven et de Chopin. Et pourtant, de nos jours aussi, Tchaïkowski mettait tout pareillement Mozart au-dessus de tous les compositeurs ; M. Saint-Saëns, et les critiques MM. Hanslick et Laroche[36] professaient le même culte, et nous doutons fort que ces quatre hommes puissent être soupçonnés de « manque d’entendement musical ». Mais ce qu’il faut surtout noter, c’est que Chopin lui-même plaçait l’auteur de Don Juan à cette même hauteur inaccessible, que la partition de cette œuvre était son Évangile musical et qu’il ne s’en séparait jamais, même dans ses voyages.

Faut-il en conclure que Chopin, aussi, « manquait de sens et de goût musical », qu’il était unmusikalish ? Il est trop évident que l’assertion de Niecks n’est que l’expression de son goût personnel et non un jugement bien fondé. Ajoutons que la prophétie de George Sand relative à l’instrumentation des œuvres de Chopin s’est accomplie de nos jours. En dehors de la Marche funèbre ou la Polonaise en la majeur, tant de fois instrumentées et exécutées à grand orchestre un peu partout, notre jeune et déjà si célèbre compositeur M. Al. Glasounow, il y a peu d’années, instrumenta et fit paraître sous le titre de Chopeniana une suite de morceaux de Chopin, « sans rien changer à la partition de piano ». Au moment où nous corrigeons ces pages, nous croyons encore entendre une autre suite, également intitulée la Chopeniana, que notre vénéré et si regretté maître Mili Balakirew avait instrumentée peu de mois avant sa mort. On peut donc affirmer que George Sand devait se connaître tant soit peu en fait de musique et que « l’exemple » cité par Mecks est au moins… mal choisi. Ne serait-il pas plus raisonnable de nous fier au jugement de Franz Liszt qui, semble-t-il, a voix au chapitre, et de redire, d’après ses mots cités par son biographe, que George Sand était très musicienne, qu’elle entendait profondément la musique et que c’est pour cela que Liszt, tout comme Chopin, aimait à jouer devant elle ses compositions fraîchement écloses ou celles des génies d’antan.

Nous donnerons plus bas des preuves de ce profond entendement musical et du fin sens artistique que George Sand manifesta souvent à la première audition de telle ou telle autre œuvre nouvelle de Chopin. Nous signalerons aussi bon nombre de ses pages écrites durant les années passées dans l’atmosphère spirituelle de Chopin et qui reflètent les idées, les goûts et les théories esthétiques du grand musicien. Cela se rapporte surtout à Consuelo, ainsi qu’au Château des Désertes, où nous trouvons mainte page consacrée au Don Juan de Mozart.

Revenons maintenant à la rencontre des deux grands artistes, mais avant tout rétablissons la chronologie des événements pour ne pas suivre les biographes de Chopin dans les sables mouvants des légendes. Donc, ayant fait la connaissance de Chopin dans les tout derniers mois de 1836[37], George Sand se retira en janvier 1837 à Nohant, où elle resta jusqu’au 21-22 juillet[38], moment où elle fut précipitamment appelée à Paris auprès de sa mère mourante. Elle passa les mois d’août et de septembre à Paris et à Fontainebleau, courut à bride abattue à Nérac, où M. Dudevant avait conduit Solange après l’avoir enlevée à Nohant, fit une alerte promenade de quelques jours dans les Pyrénées, puis revint à Nohant, où elle resta de nouveau sans bouger jusqu’au mois d’avril 1838[39]. Au commencement de l’hiver 1837, au printemps et en été de cette année Mme d’Agoult et Liszt firent deux ou même trois séjours à Nohant qu’ils quittèrent après le départ précipité de leur hôtesse, le 22 juillet, et ils n’y revinrent plus jamais. Pendant le séjour de Mme d’Agoult à Nohant, George Sand avait plusieurs fois réitéré des invitations à Chopin, et Chopin faillit les accepter encore en l’été de 1837, lorsqu’il écrivit à son ami Wodzinski : « J’irai, peut-être, pour quelques jours chez George Sand[40]. » Mais cette bonne intention eut le sort de celles qui pavent l’enfer, et Chopin ne vint à Nohant qu’en 1838. En 1837 il partit le 11 juillet avec Pleyel et Cozmian à Londres, y fit la connaissance de Broadwood, joua chez lui, charma tout un cercle de belles dames et de connaisseurs et y resta juste jusqu’à ce même 22 juillet, c’est-à-dire qu’il revint en France au moment où George Sand et Liszt n’étaient plus à Nohant. Vers la fin de cet été, s’il faut en croire la Neue Zeitschrift fur Musik de septembre 1837, Chopin fit une cure d’eau en Bohême. Cette assertion, pour n’être point irréfutable, est pourtant fort probable, car dans cette même lettre à Wodzinski, Chopin lui annonçait qu’il « se sentait mal depuis l’influenza de l’hiver passé » et que les médecins l’envoyaient à Ems[41]. Moscheles et Mendelssohn, à leur tour, parlent dans leurs lettres de Londres (datées de l’automne de cette année) du séjour estival de Chopin à Londres et de sa maladie de poitrine. En tout cas Chopin n’aurait pu être à Nohant que si George Sand (donc Liszt aussi) y était restée : or nous savons que Liszt n’a jamais été à Nohant en même temps que Chopin. Ce prétendu séjour de Chopin, en l’été de 1837 « en même temps que Liszt et Mme Viardot (!!!) », est un conte bleu. Tout ce qui se débite sur le séjour simultané à Nohant des trois génies musicaux doit être une fois pour toutes rapporté au domaine des légendes. 1° Après 1837 Liszt ne revint plus jamais à Nohant et il déclara catégoriquement n’y avoir jamais été en même temps que Chopin. 2° Chopin n’avait pas encore visité Nohant en 1837. 3° Mme Viardot n’avait jamais été à Nohant avant son mariage (1840), elle y vint pour la première fois en 1841, quand elle y séjourna simultanément avec Chopin, mais point avec Liszt. Elle déclara à Niecks, tout aussi catégoriquement que Liszt, qu’elle n’avait jamais séjourné à Nohant en même temps que Liszt, ce qui est absolument conforme à la vérité. C’est pour toutes ces raisons que nous n’hésiterons pas à appeler les Souvenirs de Charles Rollinat[42] un conte très intéressant, mais rien de plus. Au lecteur qui aime « les contes poétiques » nous conseillons bien de lire dans cette chronique, d’une fantaisie exubérante et ne manquant pas de talent, comment en l’été de 1837 ou de 1841 (on ne sait pas trop) toute une pléiade de célébrités et d’amis de George Sand séjourna simultanément à Nohant, goûtant les plaisirs de l’esprit et les divertissements les plus raffinés. Il y est conté comment on y travaillait, comment on y lisait et comment le soir tout le monde se réunissait soit au salon, soit sur la terrasse ; c’est alors que se passaient les choses les plus incroyables et les événements les plus fabuleux. Malheureusement pour la plupart ils sont déjà réfutés par Niecks, mais il nous sera encore possible d’en nier toute véracité, grâce à un seul argument, que nous gardons en réserve, d’une telle portée que tous les autres deviennent presque inutiles. Le lecteur des Souvenirs de Charles Rollinat apprendra donc par exemple que Liszt et Chopin rivalisaient au piano, qu’une fois, on transporta ce piano sur la terrasse, et le jardin de Nohant inondé de clair de lune et parfumé de fleurs retentit, tour à tour, des trilles du rossignol, du chant de Pauline Viardot et du jeu puissant de Liszt, auquel répondait l’écho. Le lecteur de Rollinat apprendra encore qu’une autre fois Liszt se serait vengé du conseil de Chopin, donné la veille, de ne point changer à sa guise, en les jouant, les œuvres chopiniennes, et de n’exécuter plutôt que ses propres compositions ; Liszt s’en serait vengé en ayant, entre chien et loup, si parfaitement imité le jeu de Chopin, que ce n’est que lorsqu’on alluma les bougies qu’on vit que ce n’était pas Chopin, comme l’avaient cru les auditeurs ensorcelés, mais bien Liszt en personne, assis au piano ; il aurait narquoisement dit alors : « Vous voyez, Liszt peut imiter Chopin, mais Chopin peut-il jouer à la Liszt ? » Mais, encore et toujours, lorsque plus tard on questionna là-dessus le grand pianiste hongrois, il déclara catégoriquement ne s’être jamais permis rien de pareil et que cette histoire était inventée. Le lecteur apprendra encore par ces Souvenirs comme dès lors — on ne sait pas trop si c’était en 1837 ou en 1841 — Pauline Viardot aurait étudié le rôle de Fidès[43], c’est-à-dire tantôt huit et tantôt douze ans avant la première représentation du Prophète, qui n’eut lieu que le 12 avril 1849, et il y lira enfin comment ces soirées musicales finissaient par de gais soupers, pendant lesquels on faisait le punch dans une grande coupe d’argent, etc., etc.

Eh bien, c’est justement cette « grande coupe d’argent » qui nous rendit le grand service d’apprendre la vérité et de dissiper définitivement tous les points des Souvenirs de Rollinat. Donc, voici ce que nous savons pertinemment. Lorsque Mme Maurice Sand, qui gouvernait en 1874 tout le ménage de Nohant, voire toute l’argenterie de la maison, demanda après la lecture de ces Souvenirs à Mme Sand : « Et où donc est-elle à présent, cette coupe d’argent ? » Mme Sand lui répondit en souriant : « Ma mignonne, elle n’a existé que dans l’imagination de Charles, il n’y en a pas, comme du reste il n’y a presque rien de vrai dans tout ce qu’il a écrit là. — Mais, bonne mère, pourquoi avez-vous donc permis de publier tout cela, puisque c’est un tas de bêtises ? — Ah ! ma chérie, peu m’importe. Et lui, il avait tant besoin d’argent, il était si au dépourvu, lorsqu’il écrivit tout cela[44]… »

Nous conseillons à tous ceux qui lisent les petits livres et les articles sur Chopin — exception faite du livre de Niecks, et surtout de l’excellent travail de Ferdinand Hœsick — de se rappeler très ferme que dans toutes les biographies de Chopin on trouve des dizaines de ces « coupes d’argent ». Il en foisonne, il en pullule à chaque page, à commencer par la description de la première rencontre de Chopin et de George Sand, avec tous ces « pressentiments de Chopin » ces « escaliers éclairés a giorno et recouverts de tapis », ce « léger parfum de violettes », ce « frou-frou d’une robe de soie », cette « grande Lélia » s’appuyant au piano et « dévorant de ses yeux noirs le virtuose », ce « mystérieux chiffre 7 », qui termine… l’année 1836 ! (car la première rencontre eut bien lieu en 1836 et non en 1837), et à finir par la description des derniers moments de Chopin, le piano roulé presque au pied du lit et Delphine Potocka chantant, non seulement au dernier jour, mais à la dernière heure, au moment même où Chopin expirait, et chaque chroniqueur nomme catégoriquement un air différent : l’un du Mozart, l’autre du Stradella, un autre encore du Bellini, un quatrième une prière d’église !

La déclaration formelle de la nièce de Chopin qui assista avec sa mère au dernier moment du grand musicien nous apprend la vérité sur tout cela[45]. Le sceptique Niecks eut bien raison de critiquer à outrance toutes ces légendes si aimées du public et des biographes. Hâtons-nous seulement de répéter que Niecks met souvent en doute ou conteste ironiquement telle expression ou telle ligne des lettres de George Sand, qui ne méritent aucunement d’être traitées de la sorte[46]. Pour répondre à un autre reproche si souvent prodigué à George Sand par Niecks comme par tant d’autres — voire : que le fait qu’entre 1837 et 1847 le nom de Chopin se trouve trop rarement sous sa plume servait peu à son avantage et qu’il prouverait à lui seul quelle place minime occupait Chopin dans sa vie morale, — pour répondre à ce reproche, nous devons, dès à présent, dire et redire[47], que presque toutes les lettres du volume II de la Correspondance sont tronquées et changées, et avant tout sont tronquées et omises des lignes et des pages entières consacrées à Chopin, des lignes et des pages témoignant du profond attachement de George Sand pour son ami, de sa tendre sollicitude pour lui, pour son train de vie, pour son confort, témoignant aussi de son admiration exaltée pour son âme, sa bonté, et de l’intimité morale toute familiale de leur vie durant ces dix années. Maurice Sand, en biffant ainsi tous ces passages de la Correspondance de George Sand, — par antipathie personnelle pour Chopin, — rendit mauvais service à la mémoire de sa mère : il permit à beaucoup de ses ennemis de profiter de cette absence presque complète du nom même de Chopin dans la Correspondance de George Sand comme d’une preuve du manque de toute tendresse, de tout attachement sérieux de sa part pour le grand musicien. Nous noterons, au cours de notre récit, tous ces passages tronqués, et le lecteur verra combien ils sont importants pour prononcer un jugement équitable sur les relations qui unissaient George Sand et Chopin.

Et maintenant nous pouvons tranquillement et définitivement aborder la période la plus heureuse des relations de George Sand et de Chopin, — leurs « commencements » en l’année 1838.

Au printemps de cette année, George Sand fit d’assez fréquents séjours à Paris, causés par son dernier procès avec M. Dudevant[48]. C’est précisément à cette époque que se rapportent les premiers chapitres de son roman avec Chopin, ces chapitres toujours si captivants pour les lecteurs et les acteurs, où tout est encore incertain, inconnu, im werden, comme disent les Allemands, où tout marche en avant, tout promet, tout effraye, tout agite, mais où rien encore ne chagrine ni ne désillusionne et, surtout où rien… n’ennuie par sa monotonie assommante.

C’est à cette époque que se rapporte aussi l’énigmatique épître inédite de George Sand à Mme Marliani, que voici :

Nohant, 23 mai 1838.

Chère belle, j’ai reçu vos bonnes lettres et je tarde à vous répondre à fond, parce que vous savez que le temps est variable dans la saison des amours.

On dit beaucoup de oui, de non, de si, de mais dans une semaine, et souvent on dit le matin : décidément ceci est intolérable, pour dire le soir : en vérité, c’est le bonheur suprême.

J’attends donc pour vous écrire tout de bon que mon baromètre marque quelque chose sinon de stable, du moins de certain pour un temps quelconque. Je n’ai pas le plus petit reproche à faire, mais ce n’est pas une raison pour être contente. Aujourd’hui, je ne vous écris qu’un billet pour vous dire que je vous aime et que j’ai besoin que vous m’écriviez, que vous pensiez à moi, que vous vous occupiez de moi. Cette idée me donne de la force et m’empêche de retomber dans mes exagérations de désespoir sombre, bête et spleenétique…

Mais il est à croire que cette incertitude ne dura pas longtemps. George Sand était trop experte en matière de sentiment pour ne pas savoir que sur un minime prétexte les cordes trop tendues se cassent. Elle pénétrait trop bien aussi la personnalité du jeune musicien qui avait six ans de moins qu’elle pour ne pas comprendre quelle importance pouvait avoir pour lui son amour. Elle connaissait la douloureuse épreuve qu’il venait de traverser grâce à la rupture de ses fiançailles avec Marie Wodzinska, mais elle ne savait pas si sa blessure était parfaitement guérie ou si Chopin ne cherchait qu’un oubli momentané à sa douleur ; elle ne savait pas même si ç’avait été une blessure sérieuse, s’il fallait aider à sa guérison. Elle était toute prête à lui donner l’oubli et le bonheur, mais elle craignait de n’être aimée que « par dépit ». Bref, elle semble s’être effrayée à l’idée de prendre une responsabilité vis-à-vis de celui qu’elle s’était déjà mise à aimer. C’est alors qu’elle écrivit la très intéressante, disons plus, la curieusissime lettre que voici, à l’ami de Chopin, Albert Grzymala, lettre dans laquelle elle raconte brièvement à cet ami, avec une sincérité et une honnêteté indicibles et nullement féminines, toutes ses amours précédentes, ainsi que son roman point encore clos avec Mallefille. Elle semble dire : « Voilà ce que je suis, je ne suis plus une ingénue, je sais et je vois quelle tournure prennent les choses ; nous sommes avec Chopin au milieu d’un carrefour, je l’aime, mais, si vous croyez que je lui ferai par là du bien, j’ai encore la force de le quitter, c’est à moi de prendre cette décision sur moi ; vous êtes son ami, vous connaissez sa vie précédente et vous pouvez juger ce qui lui serait meilleur. Si vous dites oui, je viendrai à Paris. Si non, je l’éviterai et tout sera fini. »

Cette lettre écrite avec une puissance étonnante et respirant la franchise, c’est de la vraie George Sand, cette seule lettre suffirait à lui octroyer ce nom de parfait honnête homme, que lui donna un jour un écrivain d’esprit. Les femmes ne sont pas capables d’une pareille franchise sans merci pour elles-mêmes.

Cette seule lettre suffirait aussi pour réfuter à tout jamais l’assertion de tous ses ennemis : qu’elle fut « hypocrite ».

Au comte Albert Grzymala, à Paris.

Jamais il ne peut m’arriver de douter de la loyauté de vos conseils, cher ami ; qu’une pareille crainte ne vous vienne jamais. Je crois à votre évangile sans le bien connaître et sans l’examiner, parce que du moment qu’il a un adepte comme vous, il doit être le plus sublime de tous les évangiles. Soyez béni pour vos avis et soyez en paix sur mes pensées. Posons nettement la question une dernière fois, parce que de votre dernière réponse sur ce sujet dépendra toute ma conduite à venir, et puisqu’il fallait en arriver là, je suis fâchée de ne pas avoir surmonté la répugnance que j’éprouvais à vous interroger à Paris. Il me semblait que ce que j’allais apprendre gâterait mon poème. Et, en effet, le voilà qui a rembruni, ou plutôt qui pâlit beaucoup. Mais qu’importe ! Votre évangile est le mien quand il prescrit de songer à soi en dernier lieu, et de n’y pas songer du tout quand le bonheur de ceux que nous aimons réclame toutes nos puissances. Écoutez-moi bien et répondez clairement, catégoriquement, nettement. Cette personne qu’il veut, ou doit, ou croit devoir aimer, est-elle propre à faire son bonheur, ou bien doit-elle augmenter ses souffrances et ses tristesses ? Je ne demande pas s’il l’aime, s’il en est aimé, si c’est plus ou moins que moi. Je sais à peu près, par ce qui se passe en moi, ce qui doit se passer en lui. Je demande à savoir laquelle de nous deux il faut qu’il oublie ou abandonne pour son repos, pour son bonheur, pour sa vie enfin, qui me paraît trop chancelante et trop frêle pour résister à de grandes douleurs. Je ne veux point faire le rôle de mauvais ange. Je ne suis pas le Bertram de Meyerbeer et je ne lutterai point contre l’amie d’enfance, si c’est une belle et pure Alice ; si j’avais su qu’il y eût un lien dans la vie de notre enfant, un sentiment dans son âme, je ne me serais jamais penchée pour respirer un parfum réservé à un autre autel. De même, lui sans doute se fût éloigné de mon premier baiser s’il eût su que j’étais comme mariée. Nous ne nous sommes point trompés l’un l’autre, nous nous sommes livrés au vent qui passait et qui nous a emportés tous deux dans une autre région pour quelques instants. Mais il n’en faut pas moins que nous redescendions ici-bas, après cet embrasement céleste et ce voyage à travers l’empyrée. Pauvres oiseaux, nous avons des ailes, mais notre nid est sur la terre et quand le chant des anges nous appelle en haut, le cri de notre famille nous ramène en bas. Moi, je ne veux point m’abandonner à la passion, bien qu’il y ait au fond de mon cœur un foyer encore bien menaçant parfois. Mes enfants me donneront la force de briser tout ce qui m’éloignerait d’eux ou de la manière d’être qui est la meilleure pour leur éducation, leur santé, leur bien-être, etc. Ainsi, je ne puis pas me fixer à Paris à cause de la maladie de Maurice, etc., etc… Puis il y a un être excellent, parfait, sous le rapport du cœur et de l’honneur, que je ne quitterai jamais, parce que c’est le seul homme qui, étant avec moi depuis près d’un an, ne m’ait pas une seule fois, une seule minute, fait souffrir par sa faute. C’est aussi le seul homme qui se soit donné entièrement et absolument à moi, sans regret pour le passé, sans réserve pour l’avenir. Puis, c’est une si bonne et si sage nature, que je ne puisse avec le temps l’amener à tout comprendre, à tout savoir ; c’est une cire malléable sur laquelle j’ai posé mon sceau et quand je voudrai en changer l’empreinte, avec quelque précaution et quelque patience j’y réussirai. Mais aujourd’hui cela ne se pourrait pas, et son bonheur m’est sacré.

Voilà donc pour moi ; engagée comme je le suis, enchaînée d’assez près pour des années, je ne puis désirer que notre petit rompe de son côté les chaînes qui le lient. S’il venait mettre son existence entre mes mains, je serais bien effrayée, car en ayant accepté une autre, je ne pourrais lui tenir lieu de ce qu’il aurait quitté pour moi. Je crois que notre amour ne peut durer que dans les conditions où il est né, c’est-à-dire que de temps en temps, quand un bon vent nous ramènera l’un vers l’autre, nous irons encore faire une course dans les étoiles et puis nous nous quitterons pour marcher à terre, car nous sommes les enfants de la terre et Dieu n’a pas permis que nous y accomplissions notre pèlerinage côte à côte. C’est dans le ciel que nous devons nous rencontrer, et les instants rapides que nous y passerons seront si beaux, qu’ils vaudront toute une vie passée ici-bas.

Mon devoir est donc tout tracé. Mais je puis, sans jamais l’abjurer, l’accomplir de deux manières différentes ; l’une serait de me tenir le plus éloignée que possible de C[hopin], de ne point chercher à occuper sa pensée, de ne jamais me retrouver seule avec lui ; l’autre serait au contraire de m’en rapprocher autant que possible, sans compromettre la sécurité de M[allefille], de me rappeler doucement à lui dans ses heures de repos et de béatitude, de le serrer chastement dans mes bras quelquefois, quand le vent céleste voudra bien nous enlever et nous promener dans les airs. La première manière sera celle que j’adopterai si vous me dites que la personne est faite pour lui donner un bonheur pur et vrai, pour l’entourer de soins, pour arranger, régulariser et calmer sa vie, si enfin il s’agit pour lui d’être heureux par elle et que j’y sois un empêchement ; si son âme excessivement, peut-être follement, peut-être sagement scrupuleuse, se refuse à aimer deux êtres différents, de deux manières différentes, si les huit jours que je passerais avec lui dans une saison doivent l’empêcher d’être heureux dans son intérieur, le reste de l’année ; alors, oui, alors, je vous jure que je travaillerai à me faire oublier de lui. La seconde manière, je la prendrai si vous me dites de deux choses l’une : ou que son bonheur domestique peut et doit s’arranger avec quelques heures de passion chaste et de douce poésie, ou que le bonheur domestique lui est impossible, et que le mariage ou quelque union qui y ressemblât serait le tombeau de cette âme d’artiste : qu’il faut donc l’en éloigner à tout prix et l’aider même à vaincre ses scrupules religieux. C’est un peu là — je dirai où — que mes conjectures aboutissent. Vous me direz si je me trompe ; je crois la personne charmante, digne de tout amour, et de tout respect, parce qu’un être comme lui ne peut aimer que le pur et le beau. Mais je crois que vous redoutez pour lui le mariage, le lien de tous les jours, la vie réelle, les affaires, les soins domestiques, tout ce qui, en un mot, semble éloigné de sa nature et contraire aux inspirations de sa muse. Je le craindrais aussi pour lui ; mais à cet égard, je ne puis rien affirmer et rien prononcer, parce qu’il y a bien des rapports sous lesquels il m’est absolument inconnu. Je n’ai vu que la face de son être qui est éclairée par le soleil. Vous fixerez donc mes idées sur ce point. Il est de la plus haute importance que je sache bien sa position, afin d’établir la mienne. Pour mon goût, j’avais arrangé notre poème dans ce sens, que je ne saurais rien, absolument rien de sa vie positive, ni lui de la mienne, qu’il suivrait toutes ses idées religieuses, mondaines, poétiques, artistiques, sans que j’eusse jamais à lui en demander compte, et réciproquement, mais que partout, en quelque lieu et à quelque moment de notre vie que nous vinssions à nous rencontrer, notre âme serait à son apogée de bonheur et d’excellence. Car, je n’en doute pas, on est meilleur quand on aime d’un amour sublime, et loin de commettre un crime, on s’approche de Dieu, source et foyer de cet amour. C’est peut-être là, en dernier ressort, ce que vous devriez tâcher de lui faire bien comprendre, mon ami, et en ne contrariant pas ses idées de devoir, de dévouement et de sacrifice religieux vous mettriez peut-être son cœur plus à l’aise. Ce que je craindrais le plus au monde, ce qui me ferait le plus de peine, ce qui me déciderait même à me faire morte pour lui, ce serait de me voir devenir une épouvante et un remords dans son âme ; non, je ne puis (à moins qu’elle ne soit funeste pour lui en dehors de moi), me mettre à combattre l’image et le souvenir d’une autre. Je respecte trop la propriété pour cela, ou plutôt, c’est la seule propriété que je respecte. Je ne veux voler personne à personne, excepté les captifs aux geôliers et les victimes aux bourreaux, et la Pologne à la Russie, par conséquent. Dites-moi si c’est une Russie dont l’image poursuit notre enfant ; alors, je demanderai au ciel de me prêter toutes les séductions d’Armide pour l’empêcher de s’y jeter ; mais si c’est une Pologne, laissez-le faire. Il n’y a rien de tel qu’une patrie, et quand on en a une, il ne faut pas s’en faire une autre. Dans ce cas, je serai pour lui comme une Italie, qu’on va voir, où l’on se plaît aux jours du printemps, mais où l’on ne reste pas, parce qu’il y a plus de soleil que de lits et de tables, et que le confortable de la vie est ailleurs. Pauvre Italie ! Tout le monde y songe, la désire ou la regrette ; personne n’y peut demeurer, parce qu’elle est malheureuse et ne saurait donner le bonheur qu’elle n’a pas. Il y a une dernière supposition qu’il est bon que je vous dise. Il serait possible qu’il n’aimât plus du tout l’amie d’enfance et qu’il eût une répugnance réelle pour un lien à contracter, mais que le sentiment du devoir, l’honneur d’une famille, que sais-je ? lui commandassent un rigoureux sacrifice de lui-même. Dans ce cas-là, mon ami, soyez son bon ange ; moi, je ne puis guère m’en mêler ; mais vous le devez ; sauvez-le des arrêts trop sévères de sa conscience, sauvez-le de sa propre vertu, empêchez-le à tout prix de s’immoler, car dans ces sortes de choses (s’il s’agit d’un mariage ou de ces unions qui, sans avoir la même publicité, ont la même force d’engagement et la même durée), dans ces sortes de choses, dis-je, le sacrifice de celui qui donne son avenir n’est pas en raison de ce qu’il a reçu dans le passé. Le passé est une chose appréciable et limitée ; l’avenir, c’est l’infini, parce que c’est l’inconnu. L’être qui, en retour d’une certaine somme connue de dévouement, exige le dévouement de toute une vie future, demande une chose inique, et si celui à qui on le demande est bien embarrassé pour défendre ses droits en satisfaisant à la générosité et à l’équité, c’est à l’amitié qu’il appartient de le sauver et d’être juge absolu de ses droits et de ses devoirs. Soyez ferme à cet égard, et soyez sûr que moi qui déteste les séducteurs, moi qui prends toujours parti pour les femmes outragées ou trompées, moi qu’on croit l’avocat de mon sexe et qui me pique de l’être, quand il faut, j’ai cependant rompu de mon autorité de sœur et de mère et d’amie plus d’un engagement de ce genre. J’ai toujours condamné la femme quand elle voulait être heureuse au prix du bonheur de l’homme ; j’ai toujours absous l’homme quand on lui demandait plus qu’il n’est donné à la liberté et à la dignité humaine d’engager. Un serment d’amour et de fidélité est un crime ou une lâcheté, quand la bouche prononce ce que le cœur désavoue, et on peut tout exiger d’un homme, excepté une lâcheté et un crime. Hors ce cas-là, mon ami, c’est-à-dire hors le cas où il voudrait accomplir un sacrifice trop rude, je pense qu’il faut ne pas combattre ses idées, et ne pas violenter ses instincts. Si son cœur peut, comme le mien, contenir deux amours bien différents, l’un qui est pour ainsi dire le corps de la vie, l’autre qui en sera l’âme, ce sera le mieux, parce que notre situation sera à l’avenant de nos sentiments et de nos pensées. De même qu’on n’est pas tous les jours sublime, on n’est pas tous les jours heureux. Nous ne nous verrons pas tous les jours, nous ne posséderons pas tous les jours le feu sacré, mais il y aura de beaux jours et de saintes flammes.

Il faudrait peut-être aussi songer à lui dire ma position à l’égard de M[allefille]. Il est à craindre que, ne la connaissant pas, il ne se crée à mon égard une sorte de devoir qui le gêne et vienne à combattre l’autre douloureusement. Je vous laisse absolument le maître et l’arbitre de cette confidence ; vous la ferez si vous jugez le moment opportun, vous la retarderez si vous croyez qu’elle ajouterait à des souffrances trop fraîches. Peut-être l’avez-vous déjà faite. Tout ce que vous avez fait ou ferez, je l’approuve et le confirme.

Quant à la question de possession ou de non-possession, cela me paraît une question secondaire à celle qui nous occupe maintenant. C’est pourtant une question importante par elle-même, c’est toute la vie d’une femme, c’est son secret le plus cher, sa théorie la plus étudiée, sa coquetterie la plus mystérieuse. Moi, je vous dirai tout simplement, à vous mon frère et mon ami, ce grand mystère, sur lequel tous ceux qui prononcent mon nom font de si étranges commentaires. C’est que je n’ai là-dessus ni secret, ni théorie, ni doctrines, ni opinion arrêtée, ni parti pris, ni prétention de puissance, ni singerie de spiritualisme, rien enfin d’arrangé d’avance et pas d’habitude prise, et je crois, pas de faux principes, soit de licence, soit de retenue. Je me suis beaucoup fiée à mes instincts qui ont toujours été nobles ; je me suis quelquefois trompée sur les personnes, mais jamais sur moi-même. J’ai beaucoup de bêtises à me reprocher, pas de platitudes ni de méchancetés. J’entends dire beaucoup de choses sur les questions de morale humaine, de pudeur et de vertu sociale. Tout cela n’est pas encore clair pour moi. Aussi n’ai-je jamais conclu à rien. Je ne suis pourtant pas insouciante là-dessus ; je vous confesse que le désir d’accorder une théorie quelconque avec mes sentiments a été la grande affaire et la grande douleur de ma vie. Les sentiments ont toujours été plus forts que les raisonnements, et les bornes que j’ai voulu me poser ne m’ont jamais servi à rien. J’ai changé vingt fois d’idée. J’ai cru par-dessus tout à la fidélité. Je l’ai prêchée, je l’ai pratiquée, je l’ai exigée. On y a manqué et moi aussi. Et pourtant je n’ai pas senti le remords, parce que j’avais toujours subi dans mes infidélités une sorte de fatalité, un instinct de l’idéal, qui me poussait à quitter l’imparfait pour ce qui me semblait se rapprocher du parfait. J’ai connu plusieurs sortes d’amour. Amour d’artiste, amour de femme, amour de sœur, amour de mère, amour de religieuse, amour de poète, que sais-je ? Il y en a qui sont nés et morts en moi le même jour, sans s’être révélés à l’objet qui les inspirait. Il y en a qui ont martyrisé ma vie et qui m’ont poussée au désespoir, presque à la folie. Il y en a qui m’ont tenue cloîtrée durant des années dans un spiritualisme excessif. Tout cela a été parfaitement sincère. Mon être entrait dans ces phases diverses, comme le soleil, disait Sainte-Beuve, entre dans les signes du Zodiaque. À qui m’aurait suivie en voyant la superficie, j’aurais semblé folle ou hypocrite ; à qui m’a suivie, en lisant au fond de moi, j’ai semblé ce que je suis en effet, enthousiaste du beau, affamée du vrai, très sensible de cœur, très faible de jugement, souvent absurde, toujours de bonne foi, jamais petite ni vindicative, assez colère et, grâce à Dieu, parfaitement oublieuse des mauvaises choses et des mauvaises gens.

Voilà ma vie, cher ami, vous voyez qu’elle n’est pas fameuse. Il n’y a rien à admirer, beaucoup à plaindre, rien à condamner par les bons cœurs. J’en suis sûre, ceux qui m’accusent d’avoir été mauvaise en ont menti, et il me serait bien facile de le prouver, si je voulais me donner la peine de me souvenir et de raconter ; mais cela m’ennuie et je n’ai [pas] plus de mémoire que de rancune.

Jusqu’ici, j’ai été fidèle à ce que j’ai aimé, parfaitement fidèle, en ce sens que je n’ai jamais trompé personne, et que je n’ai jamais cessé d’être fidèle sans de très fortes raisons, qui avaient tué l’amour en moi par la faute d’autrui. Je ne suis pas d’une nature inconstante. Je suis au contraire si habituée à aimer exclusivement qui m’aime bien, si peu facile à m’enflammer, si habituée à vivre avec des hommes sans songer que je suis femme, que vraiment j’ai été un peu confuse et un peu consternée de l’effet que m’a produit ce petit être. Je ne suis pas encore revenue de mon étonnement et si j’avais beaucoup d’orgueil, je serais très humiliée d’être tombée en plein dans l’infidélité de cœur, au moment de ma vie où je me croyais à tout jamais calme et fixée. Je crois que ce serait mal, si j’avais pu prévoir, raisonner et combattre cette irruption ; mais j’ai été envahie tout à coup, et il n’est pas dans ma nature de gouverner mon être par la raison quand l’amour s’en empare. Je ne me fais donc pas de reproche, mais je constate que je suis encore très impressionnable et plus faible que je ne croyais. Peu m’importe, je n’ai guère de vanité ; ceci me prouve que je dois n’en avoir pas du tout et ne jamais me vanter de rien, en fait de vaillance et de force. Cela ne m’attriste que parce que voilà ma belle sincérité, que j’avais pratiquée si longtemps et dont j’étais un peu fière, entamée et compromise. Je vais être forcée de mentir comme les autres. Je vous assure que ceci est plus mortifiant pour mon amour-propre qu’un mauvais roman ou une pièce sifflée ; j’en souffre un peu ; cette souffrance est un reste d’orgueil peut-être ; peut-être est-ce une voix d’en haut qui me crie qu’il fallait veiller davantage à la garde de mes yeux et de mes oreilles, et de mon cœur surtout. Mais si le ciel nous veut fidèles aux affections terrestres, pourquoi laisse-t-il quelquefois les anges s’égarer parmi nous et se présenter sur notre chemin ?

La grande question sur l’amour est donc encore soulevée en moi ! Pas d’amour sans fidélité, disais-je, il y a deux mois, et il est bien certain, hélas ! que je n’ai plus senti la même tendresse pour ce pauvre M[allefille] en le retrouvant. Il est certain que depuis qu’il est retourné à Paris (vous devez l’avoir vu), au lieu d’attendre son retour avec impatience et d’être triste loin de lui, je souffre moins et respire plus à l’aise. Si je croyais que la vue fréquente de C[hopin] dût augmenter ce refroidissement, je sens qu’il y aurait pour moi devoir à m’en abstenir.

Voilà où je voulais [en] venir, c’est à vous de parler de cette question de possession, qui constitue dans certains esprits toute la question de fidélité. Ceci est, je crois, une idée fausse ; on peut-être plus ou moins infidèle, mais quand on a laissé envahir son âme et accordé la plus simple caresse, avec le sentiment de l’amour, l’infidélité est déjà consommée, et le reste est moins grave ; car qui a perdu le cœur a tout perdu. Il vaudrait mieux perdre le corps et garder l’âme tout entière. Ainsi, en principe, je crois qu’une consécration complète du nouveau lien n’aggrave pas beaucoup la faute ; mais, en fait, il est possible que l’attachement devienne plus humain, plus violent, plus dominant, après la possession. C’est même probable, c’est même certain. Voilà pourquoi, quand on veut vivre ensemble, il ne faut pas faire outrage à la nature et à la vérité, en reculant devant une union complète ; mais quand on est forcé de vivre séparés, sans doute il est de la prudence, par conséquent il est du devoir et de la vraie vertu (qui est le sacrifice) de s’abstenir. Je n’avais pas encore réfléchi à cela sérieusement et, s’il l’eût demandé à Paris, j’aurais cédé, par suite de cette droiture naturelle qui me fait haïr les précautions, les restrictions, les distinctions fausses et les subtilités, de quelque genre qu’elles soient. Mais votre lettre me fait penser à couler à fond cette résolution-là. Puis, ce que j’ai éprouvé de trouble et de tristesse en retrouvant les caresses de M[allefille], ce qu’il m’a fallu de courage pour le cacher, m’est aussi un avertissement. Je suivrai donc votre conseil, cher ami. Puisse ce sacrifice être une sorte d’expiation de l’espèce de parjure que j’ai commis.

Je dis sacrifice, parce qu’il me sera peut-être pénible de voir souffrir cet ange. Il a eu jusqu’ici beaucoup de force ; mais je ne suis pas un enfant. Je voyais bien que la passion humaine faisait en lui des progrès rapides et qu’il était temps de nous séparer. Voilà pourquoi, la nuit qui a précédé mon départ, je n’ai pas voulu rester avec lui et je vous ai presque renvoyés.

Et puisque je vous dis tout, je veux vous dire qu’une seule chose en lui m’a déplu ; c’est qu’il avait eu lui-même de mauvaises raisons pour s’abstenir. Jusque-là, je trouvais beau qu’il s’abstînt par respect pour moi, par timidité, même par fidélité pour une autre. Tout cela était du sacrifice, et par conséquent de la force et de la chasteté bien entendues. C’était là ce qui me charmait et me séduisait le plus en lui. Mais chez vous, au moment de nous quitter, et comme il voulait surmonter une dernière tentation, il m’a dit deux ou trois paroles qui n’ont pas répondu à mes idées. Il semblait faire fi, à la manière des dévots, des grossièretés humaines, et rougir des tentations qu’il avait eues et craindre de souiller notre amour par un transport de plus. Cette manière d’envisager le dernier embrassement de l’amour m’a toujours répugné. Si ce dernier embrassement n’est pas une chose aussi sainte, aussi pure, aussi dévouée que le reste, il n’y a pas de vertu à s’en abstenir. Ce mot d’amour physique dont on se sert pour exprimer ce qui n’a de nom que dans le ciel, me déplaît et me choque, comme une impiété et comme une idée fausse en même temps. Est-ce qu’il peut y avoir, pour les natures élevées, un amour purement physique et pour les natures sincères un amour purement intellectuel ? Est-ce qu’il y a jamais d’amour sans un seul baiser et un baiser d’amour sans volupté ? Mépriser la chair ne peut être sage et utile qu’avec les êtres qui ne sont que chair ; mais avec ce qu’on aime, ce n’est pas du mot mépriser, mais du mot respecter, qu’il faut se servir quand on s’abstient. Au reste, ce ne sont pas là les mots dont il s’est servi. Je ne me les rappelle pas bien. Il a dit, je crois, que certains faits pouvaient gâter le souvenir. N’est-ce pas, c’est une bêtise qu’il a dite, et il ne le pense pas ? Quelle est donc la malheureuse femme qui lui a laissé de l’amour physique de pareilles impressions ? Il a donc eu une maîtresse indigne de lui ? Pauvre ange ! Il faudrait pendre toutes les femmes qui avilissent aux yeux des hommes la chose la plus respectable et la plus sainte de la création, le mystère divin, l’acte de la vie le plus sérieux et le plus sublime dans la vie universelle. L’aimant embrasse le fer, les animaux s’attachent les uns aux autres par la différence des sexes. Les végétaux obéissent à l’amour, et l’homme qui seul sur ce monde terrestre a reçu de Dieu le don de sentir divinement ce que les animaux, les plantes et les métaux sentent matériellement, l’homme chez qui l’attraction électrique se transforme en une attraction sentie, comprise, intelligente, l’homme seul regarde ce miracle qui s’accomplit simultanément dans son âme et dans son corps, comme une misérable nécessité, et il en parle avec mépris, avec ironie ou avec honte ! Cela est bien étrange. Il est résulté de cette manière de séparer l’esprit de la chair qu’il a fallu des couvents et des mauvais lieux.

Voici une lettre effrayante. Il vous faudra six semaines pour la déchiffrer. C’est mon ultimatum. S’il est heureux ou doit être heureux par elle, laissez-le faire. S’il doit être malheureux, empêchez-le. S’il peut être heureux par moi, sans cesser de l’être par elle, moi, je puis faire de même de mon côté. S’il ne peut être heureux par moi sans être malheureux avec elle, il faut que nous nous évitions et qu’il m’oublie. Il n’y a pas à sortir de ces quatre points. Je serai forte pour cela, je vous le promets, car il s’agit de lui, et si je n’ai pas grande vertu pour moi-même, j’ai grand dévouement pour ce que j’aime. Vous me direz nettement la vérité ; j’y compte et je l’attends.

Il est absolument inutile que vous m’écriviez une lettre ostensible. Nous n’en sommes pas là, M[allefille] et moi. Nous nous respectons trop pour nous demander compte, même par la pensée, des détails de notre vie.

Il est impossible que Mme Dorval ait les raisons que vous lui supposez. Elle est plutôt légitimiste (si elle a une opinion) que républicaine. Son mari est carliste. Vous aurez été chez elle aux heures de ses répétitions ou de son travail. Une actrice est difficile à joindre. Laissez faire ; je lui écrirai et elle vous écrira. Il a été question pour moi d’aller à Paris, et il n’est pas encore impossible que mes affaires, dont Mallefille s’occupe, maintenant, venant à se prolonger, j’aille le rejoindre. N’en dites rien au petit. Si j’y vais, je vous avertirai et nous lui ferons une surprise. Dans tous les cas, comme il vous faut du temps pour obtenir la liberté de vous déplacer, commencez vos démarches, car je vous veux à Nohant cet été, le plus tôt et le plus longtemps possible. Vous verrez que vous vous y plairez ; il n’y a pas un mot de ce que vous craignez. Il n’y a pas d’espionnage, pas de propos, il n’y a pas de province ; c’est une oasis dans le désert. Il n’y a pas une âme dans le département qui sache ce que c’est qu’un Chopin ou un Grzymala. Nul ne sait ce qui se passe chez moi. Je ne vois que des amis intimes, des anges comme vous, qui n’ont jamais eu une mauvaise pensée sur ce qu’ils aiment. Vous viendrez, mon cher bon, nous causerons à l’aise et votre âme abattue se régénérera à la campagne. Quant au petit, il viendra s’il veut ; mais, dans ce cas-là, je voudrais être avertie d’avance, parce que j’enverrai M[allefille] soit à Paris, soit à Genève. Les prétextes ne manqueront pas et les soupçons ne lui viendront jamais. Si le petit ne veut pas venir, laissez-le à ses idées ; il craint le monde, il craint je ne sais quoi. Je respecte chez les êtres que je chéris tout ce que je ne comprends pas. Moi, j’irai à Paris en septembre avant le grand départ. Je me conduirai avec lui suivant ce que vous allez me répondre. Si vous n’avez pas la solution des problèmes que je vous pose, tâchez de la tirer de lui, fouillez dans son âme, il faut que je sache ce qui s’y passe.

Mais maintenant vous me connaissez à fond. Voici une lettre comme je n’en écris pas deux en dix ans. Je suis si paresseuse et je déteste tant à parler de moi. Mais ceci m’évitera d’en parler davantage. Vous me savez par cœur maintenant et vous pouvez tirer à vue sur moi quand vous réglerez les comptes de la Trinité.

À vous, cher bon, à vous de toute mon âme, je ne vous ai pas parlé de vous en apparence dans toute cette longue causerie, c’est qu’il m’a semblé que je parlais de moi à un autre moi, le meilleur et le plus cher des deux, à coup sûr.

George Sand.

Nous ne connaissons pas la réponse de Grzymala, mais nous pouvons imaginer ce qu’elle fut par le billet laconique que voici, à lui adressé.

Mes affaires me rappellent. Je serai à Paris jeudi. Venez me voir et tâchez que le petit[49] ne le sache pas. Nous lui ferons une surprise. À vous, cher.

G. S.
Toujours chez Mme Marliani

On peut dire de l’été de 1838 ce qui se dit des peuples heureux : « il n’eut pas d’histoire ». Il semble avoir passé doucement, béatement. Nous savons seulement qu’au mois d’août, George Sand fit encore un séjour… solitaire à Paris, — ayant expédié au Havre Maurice accompagné de Mallefille, — comme elle le dit dans l’une de ses lettres à l’abbé Rochet. Mais, en somme, nous ne possédons que fort peu de documents intéressants se rapportant à cette période. Et cela se comprend. Chopin, qui fut, toute sa vie durant, d’une correction méticuleuse et d’une retenue extrême, qui ne se permit jamais de divulguer non seulement par quelque aveu cynique, mais même par quelque mot indiscret ou imprudent son intimité avec une femme, et qui poussait cette correction à l’extrême, ne laissa pas même soupçonner son bonheur. Sa correspondance avec ses amis n’avait jamais été trop fréquente, ses lettres en ces années avaient généralement trait à quelque affaire urgente ou quelque commission dont il les chargeait. Il n’est pas étonnant que cet été il écrivit moins que jamais à qui que ce fût. Il est déjà prouvé que les lettres que Karasowski prétendit datées de cette année — 1838 — se rapportent à 1841, on n’apprend donc rien par ces lettres sur l’été de 1838[50]. George Sand fut aussi, contrairement à son habitude, très avare de ses missives, et dans celles qui existent elle parle très peu d’elle-même. Les peuples heureux n’ont pas d’histoire.

Mais l’automne arriva et le spectre d’une séparation se dressa à l’horizon jusqu’alors sans nuages. Chopin devait rester à Paris où le réclamaient ses leçons. George Sand devait rentrer à Nohant pour tout l’hiver. Rester à Paris tous les deux, c’était afficher leur liaison, ce qui semblait inadmissible à Chopin. D’autre part, Mme Sand ne pouvait faire que de courtes échappées à Paris, où elle n’avait pas même de pied-à-terre fixe à ce moment. Et puis la santé de Chopin, fort éprouvée par l’influenza qu’il avait supportée l’hiver précédent (1837-1838), n’était nullement bonne. Il toussait beaucoup et tous ses amis, à l’exception de Grzymala qui savait combien lui était pénible et presque insupportable chaque infraction à son règlement de vie et de confort accoutumé, lui conseillaient d’aller faire un séjour dans le Midi. On ne sait s’il se fût décidé ou non à quitter ses chères habitudes parisiennes et à hasarder un voyage avec tous ses désordres tant abhorrés, ou plutôt s’il eût même jamais eu l’idée de consulter là-dessus les médecins, si… si George Sand, en ce même moment, ne se fût aussi décidée à aller en Italie, parce que Maurice souffrait de rhumatismes et que les médecins lui avaient ordonné de passer l’hiver dans un climat doux et l’été dans un climat frais (comme nous l’avons déjà dit)[51]. Il est très probable que la raison principale de ce départ n’est point à chercher dans ces maladies, — dont George Sand parle dans l’Histoire de ma vie, écrite et publiée bien des années plus tard, — mais dans le désir de vivre pendant quelque temps dans une solitude absolue, comme le laissent voir les lignes suivantes de ses souvenirs de voyage parus peu de temps après le retour en France sous le titre de : Un hiver au midi de l’Europe ; Majorque et les Majorquins[52] :

… Mais puisque vous n’entendez rien à la peinture, me dira-t-on, que diable alliez-vous faire sur cette maudite galère ?… Je dirai donc sans façon à mon lecteur pourquoi j’allai dans cette galère, et le voici en deux mots : c’est que j’avais envie de voyager[53]

Mais outre cette simple raison de « voyager pour voyager », nous pouvons trouver dans ces Souvenirs autre chose encore. Après avoir déclaré que, comme nous sommes tous adonnés à la poursuite de quelque idéal, de l’inconnu, du non éprouvé, du mieux, dans ce monde qui marche si mal, comme nous cherchons tous, en dehors de notre vie ordinaire, des oasis où nous réfugier de temps à autre, ces oasis étant les sciences, l’art, mais surtout et avant tout les voyages,

… nous tous, dit George Sand, heureux et malheureux, oisifs et nouveaux mariés, amants et hypocondriaques, nous rêvons tous de quelque asile poétique, tous nous nous en allons chercher quelque nid pour aimer ou quelque gîte pour mourir

Au fond, si l’humanité était parvenue au bonheur, — elle aurait deux vies, — l’une sédentaire, vie d’étude, de travail, l’autre active et errante, vie de commerce avec le plus grand nombre d’hommes possible. Ceci serait l’idéal de l’existence. Mais, ajoute-t-elle :

… il me semble qu’au contraire la plupart d’entre nous, aujourd’hui, voyagent en vue du mystère, de l’isolement, et par une sorte d’ombrage que la société de nos semblables porte à nos impressions personnelles, soit douces, soit pénibles.

Quant à moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos que j’éprouvais à cette époque là particulièrement. Comme le temps manque pour toutes choses dans ce monde, que nous nous sommes fait, je m’imaginai encore une fois qu’en cherchant bien, je trouverais quelque retraite silencieuse, isolée, où je n’aurais ni billets à écrire, ni journaux à parcourir, ni visites à recevoir, où je pourrais ne jamais quitter ma robe de chambre, où les jours auraient douze heures, où je pourrais m’affranchir de tous les devoirs de savoir-vivre, me détacher du mouvement d’esprit qui nous travaille tous en France, et consacrer un ou deux ans à étudier un peu l’histoire et à apprendre ma langue par principes avec mes enfants[54].

Il est clair qu’au bout de très peu de temps « ce voyage au Midi prescrit par les médecins » à Chopin et cette recherche d’une « retraite silencieuse » par George Sand furent réunis et il fut décidé qu’on ferait le pèlerinage ensemble. Au commencement d’octobre encore George Sand écrivait au major Pictet qu’elle projetait de passer quelques mois en Italie, mais bientôt le but du voyage fut changé et les îles Baléares élues pour lieu de séjour, parce que les deux frères Marliani, Manuel et Enrico, leur ami M. Valdemosa, dont les parents habitaient Majorque, et un autre ami des Marliani encore, Mendizabal, homme politique espagnol très connu, exaltaient tous le climat, les beaux sites de la Balearis Major et l’hospitalité des insulaires.

À M. Jules Boucoiran, rue de l’Aspic, Nîmes.
Paris, 15 octobre 1838.

Cher enfant, nous partons de Paris le 18, nous serons à Lyon le 23, nous en repartirons le 25, et nous serons le 20 à Avignon ou à Arles, selon que l’heure nous favorisera pour aller plus ou moins loin par eau…[55].

Effectivement, en octobre 1838, George Sand quitta Paris, accompagnée de ses deux enfants et d’une bonne, et munie de nombreuses lettres de recommandation venant de personnages officiels, de permis de douane et force autres paperasses, car, dit-elle :

… il faut faire mousser mon importance, qui est, du reste, bien établie par les papiers dont je suis munie. En province, les protections siéent bien aux pauvres diables de voyageurs. Elles aplanissent les obstacles et donnent zèle et confiance aux administrations…[56].

Mme Sand s’arrêta d’abord au Plessy pour faire une visite au « papa James » et à la « maman Angèle » avec leur progéniture, puis elle se dirigea sur Lyon et Avignon, où elle arriva au jour fixé. De là elle fit une petite échappée à Vaucluse — hommage à la mémoire de Pétrarque — et enfin elle partit à Nîmes, où elle fut reçue à bras ouverts par le fidèle Jules Boucoiran. Dès Lyon elle avait prévenu ce vieil ami de s’occuper surtout de la « faire immédiatement repartir », afin de ne pas manquer au rendez-vous avec Mendizabal à la frontière d’Espagne :

Ne vous occupez pas de me faire arriver (je ne sais si je quitterai le bateau à Beaucaire ou à Avignon, cela dépendra des heures), mais occupez-vous, dès à présent, de me faire repartir. Il faut que je sois à Perpignan le 29 au soir ou le 30 au matin… J’ai pris rendez-vous à Perpignan avec Mendizabal, ministre d’Espagne…[57].

Il ne s’agissait toutefois nullement de Mendizabal, mais bien de Chopin, avec lequel il était convenu qu’on se rencontrerait à Perpignan ; George Sand lui promit même de l’y attendre pendant quelques jours, et de n’en repartir que s’il n’arrivait point. Voici ce que George Sand dit elle-même dans l’Histoire de ma vie[58] :

… Je partis avec mes enfants en lui disant que je passerais quelques jours à Perpignan, si je ne l’y trouvais pas, et que s’il n’y venait pas au bout d’un certain délai, je passerais en Espagne…

Il est évident que ce départ de Paris, séparément et non ensemble, fut ainsi arrangé grâce à l’aversion de Chopin pour tout ce qui semblait une infraction aux convenances, une négligence des apparences, un laisser aller moral[59].

Ce ne furent que ses amis les plus intimes — Grzymala, Fontana et Matuszinski — qui surent où il allait. Il désirait qu’on parlât de lui le moins possible à ses autres amis et connaissances. Ce n’est pas une fois, mais plusieurs fois, qu’il exprima ce désir ; il envoyait ses lettres à ses parents et à ses éditeurs par l’intermédiaire de Fontana, et c’est par lui qu’il recevait leurs réponses ; il est certain qu’il voulait cacher le plus possible son adresse exacte[60]. Enfin le départ pour Majorque fut aussi mystérieux que le départ pour Venise en 1834 avait été ostensible et quasi public.

De Perpignan, Mme Sand adressa à Mme Marliani la lettre suivante :


Perpignan, novembre 1838.
Chère bonne,

Je quitte la France dans deux heures. Je vous écris du bord de la mer la plus bleue, la plus pure, la plus unie, on dirait d’une mer de Grèce ou d’un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons bien tous.

Chopin est arrivé hier à Perpignan, frais comme une rose et rose comme un navet ; bien portant d’ailleurs, ayant supporté héroïquement ses quatre nuits de malle-poste. Quant à nous, nous avons voyagé lentement, paisiblement et entourés, à toutes les stations, de nos amis, qui nous ont comblés de soins[61].

Ces « amis », outre les Du Plessy, déjà mentionnés, furent : Mme Mongolfier et M. Théodore de Seynes à Lyon, et à Nîmes, sauf Boucoiran, encore une certaine Mme Oribeau ou d’Oribeau (avec laquelle Mme Sand garda des relations plus tard). De Perpignan, nos voyageurs, réunis, se rendirent à bord du Phénicien par Port-Vendres à Barcelone, où ils passèrent quelques jours à parcourir la ville et les environs et où George Sand visita, entre autres, le palais de l’Inquisition en ruines, qui lui fit une impression foudroyante. Nous en retrouverons l’écho dans le chapitre iii du Voyage à Majorque qui renferme un morceau séparé intitulé : le Couvent de l’Inquisition, et dans celui de la Comtesse de Rudolstadt où parmi maintes épreuves imposées par les « Invisibles » à Consuelo pendant le noviciat qui précède son entrée à la loge de ces supra-maçons, il lui est enjoint de contempler, dans un souterrain du château, les vestiges des horreurs et des crimes jadis commis au nom de la religion du Christ par des hommes qui avaient négligé et dénaturé le suprême commandement du Sauveur.

À Barcelone, nos voyageurs s’embarquèrent sur l’El-Mallorquin qui les transporta à Majorque. La traversée fut des plus heureuses et des plus poétiques.

Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une nuit tiède, sombre, éclairée seulement par une phosphorescence extraordinaire dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord, excepté le timonier, qui, pour résister au danger d’en faire autant, chanta toute la nuit, mais d’une voix si douce et si ménagée qu’on eût dit qu’il craignait d’éveiller les hommes de quart, ou qu’il était à demi endormi lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l’écouter, car son chant était des plus étranges. Il suivait un rythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et monotones. Cette voix de la contemplation avait un grand charme…[62].

… Le temps était calme, dit-elle dans l’Histoire de ma vie, la mer excellente ; nous sentions la chaleur augmenter d’heure en heure. Maurice supportait la mer presque aussi bien que moi ; Solange, moins bien ; mais à la vue des côtes escarpées de l’île, dentelées au soleil du matin par les aloès et les palmiers, elle se mit à courir sur le pont, joyeuse et fraîche comme le matin même…

Arrivés à Palma de Mallorca, capitale de « toutes les Baléares » les voyageurs durent bientôt se convaincre que MM. Valdemosa et Marliani s’étaient assez abusés sur la possibilité de s’installer facilement et confortablement à Majorque : il n’y avait à Palma ni hôtels, ni chambres meublées à louer, et sans le consul de France et des parents de Valdemosa, gens fort aimables, qui se mirent en quatre pour installer provisoirement nos pèlerins dans une famille hospitalière quelconque, les malheureux voyageurs n’eussent pas su où trouver un abri. Il fallut chercher un appartement. Mais à Palma il n’y avait rien à trouver. Ce n’est qu’au bout de quelques jours de recherches que George Sand trouva une maison de campagne appartenant à un certain señor Gomez qui loua à nos voyageurs son habitation avec tout ce qui s’y trouvait, pour la modique somme de cinquante francs par mois[63]. Mais il paraît qu’il « se trouvait » à la villa du noble Gomez si peu de chose en fait de meubles et d’ustensiles, que George Sand dut se mettre en quatre pour se procurer les objets de première nécessité[64].

À Palma, il était impossible de trouver des meubles tout faits soit à louer, soit à acheter ; il fallait tout commander et attendre la commande pendant un temps indéfini. Il fallut dans les commencements se contenter de n’importe quoi, mettre à contribution son esprit d’invention et s’arranger un peu à la Robinson Crusoé.

Au début tous ces contretemps et toutes ces tracasseries insipides n’effrayèrent point les voyageurs. La maison, connue dans le pays sous le nom de Son Vent (maison du vent), était située dans une vallée ravissante, au pied des montagnes, la vue s’ouvrant sur une pente douce, boisée d’orangers, d’amandiers, et de grenadiers, sur la pittoresque ville de Palma, au loin, avec ses murs jaunes, sa cathédrale, son hôtel de ville et sa Bourse, et enfin, à l’horizon, comme une bande étincelante, — la mer. Le temps était merveilleux, tout estival, en novembre ; le ciel éclatant de couleur et sans nuages ; les fleurs et les arbres embaumaient. Une empreinte de l’inaccoutumé, de singulier semblait répandue partout : l’architecture demi-mauresque, les costumes pleins de caractère des habitants, les sons des guitares, les chansons demi-espagnoles, demi-arabes résonnant de tous côtés, — tout ravissait les deux artistes. Les premières lettres de George Sand et de Chopin, datées de Majorque, respirent une belle humeur allègre, une joie exultante. C’est ainsi que Chopin écrit à Jules Fontana[65], le 15 novembre 1838 :

Mon cher ami, je me trouve à Palma, sous des palmes, des cèdres, des cactus, des aloès, des orangers, des citronniers, des figuiers et des grenadiers, que le Jardin des Plantes ne possède que grâce à ses poêles. Le ciel est en turquoise, la mer en lapis-lazuli, les montagnes en émeraudes. L’air ? — L’air est juste comme au ciel. Le jour, il y a du soleil, tout le monde s’habille comme en été, et il fait chaud ; la nuit, des chants et des guitares pendant des heures entières. D’énormes balcons d’où les pampres retombent, des murs datant des Arabes… La ville, comme tout ici, rappelle l’Afrique… Bref, une vie délicieuse[66] !

Mon cher Jules, va chez Pleyel, car le piano n’est pas encore arrivé. Par quelle voie l’a-t-on expédié ? Tu recevras bientôt les Préludes. Je vivrai probablement dans une ravissante chartreuse, dans le pays le plus beau du monde ; la mer, des montagnes, des palmiers, un cimetière, une église des Croisés, une ruine de mosquée, des oliviers millénaires !… À présent, cher ami, je jouis un peu plus de la vie ; je suis tout près de ce qui est le plus beau du monde, je suis un homme meilleur. Donne les lettres de mes parents à Grzymala, ainsi que tout ce que tu as à m’envoyer ; il connaît l’adresse la plus exacte. Embrasse Jeannot[67]. Comme il aurait guéri ici ! Fais savoir à Pleyel qu’il aura bientôt le manuscrit. Parle peu de moi aux connaissances. Je t’écrirai bientôt beaucoup… Dis que je reviendrai à la fin d’hiver. Le courrier ne part d’ici qu’une fois par semaine. Je t’écris par le consul français. Envoie la lettre ci-incluse, telle que, à mes parents. Porte-la toi-même à la poste. — Ton Chopin.

George Sand de son côté écrivait la veille, le 14 novembre, à Boucoiran[68] :

À M. Jules Boucoiran, rue de l’Aspic, Nîmes.
Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.

Bonjour, cher enfant, nous allons bien, nous sommes installés ici, enchantés du pays et très bien portants. Écrivez-nous et aimez-nous. Nous vous avons écrit de Port-Vendres, j’espère que vous avez reçu la lettre… Nous sommes sens dessus dessous, aujourd’hui nous faisons des emplettes et le courrier va partir…

Elle écrit à Mme Marliani, à la même date :

Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.
Chère amie,

Je vous écris en courant ; je quitte la ville et vais m’installer à la campagne : j’ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j’ai à deux lieues de là une cellule, c’est-à-dire trois pièces et un jardin plein d’oranges et de citrons, pour trente-cinq francs par an, dans la grande chartreuse de Valdemosa.

Valdemosa bipède vous expliquera ce que c’est que Valdemosa chartreuse ; ce serait trop long à vous décrire.

C’est la poésie, c’est la solitude, c’est tout ce qu’il y a de plus artiste, de plus chiqué sous le ciel ; et quel ciel ! quel pays ! nous sommes dans le ravissement…


Puis Mme Sand ne dit que quelques mots en passant sur les ennuis d’installation, pour revenir tout aussitôt aux délices de sa vie nouvelle :

Valdemosa, en nous parlant des facilités et du bien-être de son pays, nous a horriblement blagués. Mais la nature, les arbres, le ciel, la mer, les monuments dépassent tous mes rêves : c’est la terre promise, et, comme nous avons réussi à nous caser assez bien, nous sommes enchantés[69].

Cette page est tronquée dans la Correspondance, elle continue ainsi dans la lettre autographe :

Nous nous portons très bien, Chopin a fait hier trois lieues à pied avec Maurice et nous sur des cailloux tranchants. Tous deux ne se portent que mieux aujourd’hui. Solange et moi engraissons à faire peur, mais non pitié.

Puis viennent les lignes imprimées à la page 113 du volume II de la Correspondance :

Enfin, notre voyage a été le plus heureux et le plus agréable du monde ; et, comme je l’avais calculé avec Manoël, je n’ai pas dépensé quinze cents francs depuis mon départ de Paris jusqu’ici. Les gens de ce pays sont excellents et très ennuyeux. Cependant le beau-frère et la sœur de Valdemosa sont charmants et le consul de France est un excellent garçon qui s’est mis en quatre pour nous…

Mais bientôt cette humeur allègre changea. D’abord ce fut la santé de Chopin qui prit de nouveau une mauvaise tournure. Il paraît que c’est cette même promenade, mentionnée dans le morceau tronqué de la lettre du 14 novembre, que nous avons cité, qui lui fit du mal. Du moins, voici ce que l’on peut lire dans Un hiver à Majorque :

… Nous fîmes surtout deux promenades remarquables. Je ne me rappelle pas la première avec plaisir, quoiqu’elle fût magnifique d’aspects. Mais notre malade, alors bien portant (c’était au commencement de notre séjour à Majorque), voulut nous accompagner et en ressentit une fatigue qui détermina l’invasion de sa maladie. Notre but était un ermitage au bord de la mer, à trois milles de la chartreuse. Nous suivîmes le bras droit de la chaîne et montâmes de colline en colline, par un chemin pierreux qui nous hachait les pieds, jusqu’à la côte nord de l’île.

… En revenant à la chartreuse, nous fûmes assaillis par un vent violent qui nous renversa plusieurs fois et qui rendit notre marche si fatigante que notre malade en fut brisé[70].

Chopin de son côté écrit à Fontana, le 3 décembre 1838 :

Palma.

Je ne puis pas encore t’envoyer les manuscrits, car ils ne sont pas encore prêts. Pendant les trois dernières semaines, j’avais été malade comme un chien, malgré une chaleur de dix-huit degrés, malgré les roses, les orangers, les palmiers et les figuiers en fleurs. J’avais pris très froid. Les trois médecins les plus célèbres de l’île se sont rassemblés pour une consultation ; l’un flairait ce que j’avais expectoré ; l’autre martelait là, d’où j’avais expectoré, le troisième auscultait pendant que j’expectorais. Le premier dit que je mourrai, le deuxième que je mourrais, le troisième que j’étais déjà mort. Et cependant je vis comme je vivais par le passé. Je ne puis pardonner à Jeannot[71] de ne m’avoir donné aucun conseil par rapport à cet état de bronchite aiguë qu’il pouvait constamment observer chez moi. C’est à grand’peine que je pus échapper à leurs saignées, leurs vésicatoires et autres opérations semblables. Grâce à Dieu, je suis redevenu moi-même. Mais ma maladie fit du tort à mes Préludes que tu ne recevras que Dieu sait quand…

… Dans quelques jours j’habiterai le plus bel endroit du monde : la mer, des montagnes… tout ce qu’on peut souhaiter. Nous irons vivre dans un énorme vieux couvent en ruines et délaissé des chartreux que Mend[izabal] semble avoir expulsés expressément pour moi[72]. C’est tout près de Palma, et rien ne peut être plus charmant : des cellules, un cimetière des plus poétiques !… Enfin je sens que je m’y sentirai bien. Ce n’est que mon piano qui me manque encore. J’ai écrit à Pleyel. Demande-le-lui et dis-lui que je suis tombé malade le lendemain de mon arrivée, mais que je vais mieux. Parle peu en général de moi et de mes manuscrits. Écris-moi. Jusqu’à présent je n’eus pas une seule lettre de toi.

Dis à Léo que je n’ai pas encore envoyé les Préludes à Albrecht, mais que je les aime bien[73] et leur écrirai prochainement.

Porte toi-même cette lettre à mes parents à la poste et écris-moi le plus vite possible. Salue Jeannot. Ne dis à personne que j’avais été malade, on ne ferait que potiner là-dessus[74].

Un peu plus tard, le 14 décembre 1838, Chopin écrit encore à Fontana :

Toujours pas un mot de toi, et c’est déjà ma troisième ou ma quatrième lettre. Avais-tu affranchi tes lettres ? Mes parents n’ont peut-être point écrit ? Est-ce qu’il leur serait arrivé quelque chose ? Ou bien as-tu été paresseux ? Non, tu n’es pas paresseux, tu es si serviable. Tu as sûrement envoyé mes deux lettres de Palma à mes parents. Et sûrement tu m’as écrit, mais la poste d’ici, la plus inexacte du monde, ne m’a pas donné tes lettres. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai reçu l’avis que mon piano partit le 1er  décembre de Marseille, à bord d’un bâtiment de commerce. La lettre mit quatorze jours à venir de Marseille ! Il y a donc quelque espoir que le piano passera l’hiver dans le port, car en hiver personne ici ne bougera. L’idée de le recevoir juste au moment de mon départ est très divertissante, car, outre les cinq cents francs à payer pour le transport et la douane, j’aurai encore le plaisir de le réemballer et le faire repartir. Et en attendant, mes manuscrits sommeillent, tandis que moi, je ne puis dormir et que, couvert de cataplasmes et toussant, j’attends avec impatience le printemps ou autre chose. Demain, je me transporte dans le ravissant couvent de Valdemosa. Je pourrai vivre, songer et écrire dans la cellule de quelque vieux moine qui avait peut-être plus de feu dans l’âme, mais qui, faute d’en user, dut le cacher et l’étouffer. J’espère te faire bientôt expédier mes Préludes et la Ballade. Va chez Léo, mais ne lui dis pas que je suis malade, car il aurait peur pour lui-même et pour ses mille francs. Salue affectueusement Pleyel et Jeannot…

À cette même date du 14 décembre George Sand décrit ainsi à Mme Marliani l’état de santé de Chopin, dans un passage omis de la lettre imprimée dans la Correspondance à la page 114. (Nous donnons d’abord les quelques lignes imprimées qui précèdent) :

… Le paquebot est censé partir toutes les semaines, mais il ne part en réalité que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie comme une glace. Le plus léger coup de vent le fait rentrer au port, même lorsqu’on est à moitié route. Pourquoi ? Ce n’est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sûre. C’est que le cochon a l’estomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route, l’équipage est en deuil et donne au diable journaux, passagers, lettres, paquets et le reste[75].

Voilà donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port ; peut-être partira-t-il demain ! Voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage ; mais j’ignore si Buloz Ta reçu. J’ignore s’il le recevra.

Il y a encore d’autres raisons de retard que je ne vous dis pas parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui faire parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes, dans la fureur, dans le désespoir. Spiridion doit être interrompu depuis un siècle, à cela je ne puis rien[76]. J’ai pesté contre le pays, contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J’ai un peu pesté contre ce cher Manoël, qui m’a dépeint ce pays comme si libre, si abordable, si hospitalier. Mais à quoi bon les plaintes et les murmures contre les ennemis naturels et inévitables de la vie ? Ici, c’est une chose ; là une autre ; partout il y a à souffrir.

Ce qu’il y a de vraiment beau ici, c’est le pays, le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice, et le radoucissement de Solange. Le bon Chopin n’est pas aussi brillant de santé.

C’est à ces derniers mots que se rattachent les lignes tronquées dans la Correspondance :

… Après avoir très bien, trop bien peut-être supporté les grandes fatigues du voyage, au bout de quelques jours la force nerveuse qui le soutenait est tombée, et il a été extrêmement abattu et souffreteux. Mais il revient sur Veau de jour en jour et j’espère qu’il sera mieux qu’auparavant. Je le soigne comme mon enfant. C’est un ange de douceur et de bonté !

Puis viennent les lignes imprimées :

Son piano lui manque beaucoup. Nous en avons enfin reçu des nouvelles aujourd’hui. Il est parti de Marseille, et nous l’aurons peut-être dans une quinzaine de jours. Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et misérable ici ! C’est au delà de ce qu’on peut imaginer.

Puis encore des lignes omises :

… On manque de tout, on ne trouve rien à louer, rien à acheter. Il faut commander des matelas, acheter des draps, serviettes, casseroles, etc., tout absolument.

J’ai par un coup du sort trouvé à acheter un mobilier propre, charmant pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a fallu se donner des peines inouïes pour avoir un poêle, du bois, du linge, que sais-je ? Depuis un mois que je me crois installée, je suis toujours à la veille de l’être. Ici, une charrette met cinq heures pour faire trois lieues ; jugez du reste ! Il faut deux mois pour confectionner une paire de pincettes. Il n’y a pas d’exagération dans tout ce que je vous dis. Devinez, sur ce pays, tout ce que je ne vous dis pas. Moi, je m’en moque ; mais j’en ai un peu souffert, dans la crainte de voir mes enfants en souffrir beaucoup. Heureusement mon ambulance va bien. Demain, nous partons pour la chartreuse de Valdemosa, la plus poétique résidence de la terre. Nous y passerons l’hiver qui commence à peine et qui va bientôt finir. Voilà le seul bonheur de cette contrée. Je n’ai de ma vie rencontré une nature aussi délicieuse que celle de Majorque.

Après avoir entretenu sa correspondante de ses difficultés d’argent et de la nécessité d’emprunter trois mille francs à des conditions fort dures, par l’intermédiaire d’un certain Nunez, Mme Sand lui dit encore que Buloz, non plus, ne lui envoie rien, car, dit-elle :

… Je voulais envoyer à Buloz beaucoup de manuscrits, mais, d’une part, accablée de tant d’ennuis matériels, je n’ai pu faire grand’chose ; et de l’autre, la lenteur et le peu de sûreté des communications font que Buloz n’est peut-être pas encore nanti. Vous connaissez Buloz : « Pas de manuscrit, pas de suisse. »

Elle prie donc Mme Marliani de lui arranger le payement de la lettre de Nunez, soit par M. Remisa, soit par son homme d’affaires, puis elle ajoute à la fin de sa lettre : J’écrirai à Leroux, de la chartreuse, à tête reposée. Si vous saviez ce que j’ai à faire ! Je fais presque la cuisine. Ici, autre agrément, on ne peut se faire servir. Le domestique est une brute : dévot, paresseux et gourmand ; un véritable fils de moine (je crois qu’ils le sont tous). Il en faudrait dix pour faire l’ouvrage que vous fait votre brave Marie. Heureusement la femme de chambre, que j’avais amenée de Paris, est très dévouée et se résigne à faire de gros ouvrages ; mais elle n’est pas forte, et il faut que je l’aide. En outre, tout coûte très cher, et la nourriture est difficile, quand l’estomac ne supporte ni l’huile rance, ni la graisse de porc. Je commence à m’y faire, mais Chopin est malade toutes les fois que nous ne lui préparons pas nous-mêmes ses aliments. Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de rapports, un fiasco épouvantable.

Mais nous y sommes. Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer à la mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles dépenses. Et puis j’ai mis beaucoup de courage et de persévérance à me caser ici. Si la Providence ne me maltraite pas trop, il est à croire que le plus difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines. Le printemps sera délicieux, Maurice recouvrera sa belle santé, il se flatte d’avoir un jour des mollets ; moi, je travaillerai et j’instruirai mes enfants, dont heureusement les leçons, jusqu’ici, n’ont pas trop souffert. Ils sont très studieux avec moi. Solange est presque toujours charmante depuis qu’elle a eu le mal de mer ; Maurice prétend qu’elle a rendu tout son venin.

Tous ces ennuis, sérieux et minimes, auraient donc été supportables, mais l’arrivée de l’hiver indigène et des pluies tropicales rendirent le séjour de Son Vent absolument impossible et ruinèrent complètement la santé déjà chancelante de Chopin. Une belle nuit creva une averse dans le genre de celles qui obligèrent Noé à construire son arche, et le lendemain tout à l’entour était inondé et méconnaissable, les pauvres voyageurs n’habitant point une arche sûre, eurent aussi leur part du déluge.

… La maison du Vent (Son Vent en patois), c’est le nom de la villa que le senor Gomez avait louée, devint inhabitable. Les murs en étaient si minces que la chaux dont nos chambres étaient crépies se gonflait comme une éponge. Jamais, pour mon compte, je n’ai tant souffert du froid, quoiqu’il ne fît pas très froid, en réalité : mais, pour nous, qui sommes habitués à nous chauffer en hiver, cette maison sans cheminée était sur nos épaules comme un manteau de glace, et je me sentais paralysée.

Nous ne pouvions nous habituer à l’odeur asphyxiante des braseros, et notre malade commença à souffrir et à tousser. De ce moment, nous devînmes un objet d’horreur et d’épouvante pour la population…

C’est que les Majorquins, devançant de plus d’un demi-siècle Koch et son « bâtonnet », considéraient fort judicieusement la phtisie comme contagieuse, ce qui semblait à George Sand le comble de l’ignorance, des préjugés et de l’égoïsme, le manque absolu de cette « vertu sociale », que les adeptes de Leroux plaçaient à la base de toute morale. Dès qu’on apprit que Chopin était atteint de la poitrine, tout le monde évita nos voyageurs, et le propriétaire de la villa, le senor Gomez, exigea qu’ils quittassent immédiatement sa demeure après avoir préalablement payé pour le replâtrage et le reblanchissage de ladite et acquis tout le linge de la maison employé par eux, comme infecté. La situation était critique. Heureusement, le consul de France voulut bien héberger et réchauffer chez lui nos pauvres colons. Puis ils se décidèrent à se transférer à la Valdemosa, après avoir acheté à des émigrés espagnols, qui la quittaient au bout d’un long séjour, tout leur mobilier pour mille francs. Il ne fallait que choisir un temps moins horrible pour se hasarder en route.

C’est le 15 décembre, par une journée fraîche et ensoleillée, chose rare en cette saison à Majorque, que George Sand avec sa famille put prendre le chemin de la chartreuse. Quoique Valdemosa ne se trouve qu’à trois lieues de la ville, il n’était pas facile d’y arriver. À cette époque il n’y avait que peu de routes praticables à Majorque, le cocher allait droit devant lui, sans se soucier des pierres, des torrents et des précipices, et ce n’est que les parois fortement capitonnés du véhicule majorquin qui préservèrent nos voyageurs des « bleus » et des coups. La dernière partie de la route dut même être faite à pied, car aucun birloco (équipage indigène) ne peut gravir le sentier pavé qui mène à la chartreuse.

Toutefois les sites qui se déroulaient de la route étaient si merveilleux qu’ils s’imposaient à tout jamais à la mémoire. George Sand s’extasie surtout à propos d’un détour de ce chemin pierreux, serpentant au bord des précipices où les torrents invisibles mugissent sous des rideaux splendides de verdure, et côtoyant des rochers boisés de chênes, de cyprès et d’oliviers :

… Je n’oublierai jamais un certain détour de la gorge où, en se retournant, on distingue, au sommet d’un mont, une de ces jolies maisonnettes arabes que j’ai décrites, à demi cachée dans les raquettes de ses nopals, et un grand palmier qui se penche sur l’abîme en dessinant sa silhouette dans les airs. Quand la vue des boues et des brouillards de Paris me jette dans le spleen, je ferme les yeux, et je revois comme dans un rêve cette montagne verdoyante, ces rochers fauves et ce palmier solitaire perdu dans un ciel rose… [77].

On arriva enfin à la chartreuse bâtie presque sur la crête de la chaîne de Valdemosa, de sorte que le magnifique panorama, qui s’ouvrait sur les deux versants, se terminait des deux côtés de l’horizon par la « bande d’argent » de la mer. Cette chartreuse, abandonnée par les moines après l’édit de 1836 et appartenant au gouvernement, était pour le moment à la disposition de tous ceux qui avaient le désir de la louer pour y vivre au milieu de l’air montagnard. C’était un curieux amas de constructions pittoresques élevées à diverses époques et qui charmèrent Chopin, tout comme George Sand, par leur parfait romantisme fantaisiste. Cet « assemblage de bâtiments », dit Mme Sand, « suffirait à loger un corps d’armée ». Outre l’habitation du supérieur, les cellules des frères convers, celle des visiteurs ou des personnes faisant des retraites, les étables et autres constructions de ce genre, la chartreuse se composait de trois cloîtres proprement dits, entourés d’une galerie sur laquelle donnaient les cellules des frères ; ces trois cloîtres dataient de trois époques différentes. Le plus vieux et le plus petit était aussi le plus intéressant sous le rapport artistique. Au milieu de ce cloître du quinzième siècle, entouré d’une galerie aux fenêtres gothiques garnies de plantes grimpantes, se trouvait l’antique cimetière des chartreux. Les tombes creusées par chaque chartreux se distinguaient à peine sous l’herbe épaisse. Ni monuments, ni inscriptions. Quelques sombres cyprès entourant une grande croix en bois blanc ; un petit puits à galbe ogival, un vieux laurier et un palmier nain, poussés au milieu de l’aire, — tout cela donnait à ce lieu de repos éternel, surtout au clair de lune, un caractère éminemment poétique. Les petites cellules sombres, qui entouraient le cloître, étaient toujours hermétiquement fermées : le sacristain resté à la chartreuse ne permettait jamais d’y pénétrer, et ce n’est que par les fentes des portes qu’on pouvait se convaincre que ces pièces étaient bourrées de vieux meubles et d’objets en bois sculpté.

Le cloître nouveau, symétriquement planté de buis taillés, était fermé d’un côté par les cellules, des deux côtés parallèles par douze chapelles, et du quatrième par une jolie petite église aux parois garnies de boiseries sculptées et pavée d’élégantes faïences hispano-arabes. Les chapelles étaient aussi pavées de faïences arabes, chacune possédait une fontaine en marbre ; elles produisaient toutes une impression de fraîcheur, quoique les boiseries, les dorures et les statues peinturlurées fussent grossières et banales. Le seul objet d’art de ce nouveau cloître était une statue de saint Bruno en bois peint, placée dans l’église.

… Le dessin et la couleur en étaient remarquables ; les mains, admirablement étudiées, avaient un mouvement d’invocation pieuse et déchirante ; l’expression de la tête était vraiment sublime de foi et de douleur. Et pourtant c’était l’œuvre d’un ignorant ; car la statue placée en regard et exécutée par le même manœuvre était pitoyable sous tous les rapports ; mais il avait eu, en créant saint Bruno, un éclair d’inspiration, un élan d’exaltation religieuse peut-être, qui l’avait élevé au-dessus de lui-même. Je doute que jamais le saint fanatique de Grenoble ait été compris et rendu avec un sentiment aussi profond et aussi ardent. C’était la personnification de l’ascétisme chrétien[78]. Mme Sand occupa avec sa famille l’une des cellules du nouveau cloître.

… Les trois pièces qui la composaient étaient spacieuses, voûtées avec élégance et aérées au fond par des rosaces à jour, toutes diverses et d’un très joli dessin. Ces trois pièces étaient séparées du cloître par un corridor sombre et fermé d’un fort battant de chêne. Le mur avait trois pieds d’épaisseur. La pièce du milieu était destinée à la lecture, à la prière, à la méditation, elle avait pour tout meuble un large siège à prie-Dieu et à dossier de six ou huit pieds de haut, enfoncé et fixé dans la muraille. La pièce à droite de celle-ci était la chambre à coucher du chartreux ; au fond était située l’alcôve, très basse et dallée en dessus comme un sépulcre. La pièce de gauche était l’atelier de travail, le réfectoire, le magasin du solitaire. Au midi, les trois pièces s’ouvraient sur un parterre dont l’étendue répétait exactement celle de la totalité de la cellule, qui était séparée des jardins voisins par des murailles de dix pieds, et s’appuyait sur une terrasse forte ment construite, au-dessus d’un petit bois d’orangers, qui occupait ce gradin de la montagne. Le gradin inférieur était rempli d’un beau berceau de vignes, le troisième d’amandiers et de palmiers, et ainsi de suite jusqu’au fond du vallon, qui, ainsi que je l’ai dit, était un immense jardin. Chaque parterre de cellule avait sur toute sa longueur à droite un réservoir en pierre de taille de trois à quatre pieds de large sur autant de profondeur, recevant, par des canaux pratiqués dans la balustrade de la terrasse, les eaux de la montagne et les déversant dans le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés égaux.

… Ce parterre, planté de grenadiers, de citronniers et d’orangers, entouré d’allées exhaussées en brique et ombragées, ainsi que le réservoir, de berceaux embaumés, c’était comme un joli salon de fleurs et de verdure[79].

Chopin écrit dans une lettre à Fontana, datée du 28 décembre 1838 :

Peux-tu m’imaginer ainsi : entre la mer et des montagnes dans une grande chartreuse délaissée, dans une cellule aux portes plus grandes que celles de Paris… point frisé[80], point ganté de blanc, mais pâle comme à l’ordinaire. La cellule ressemble à une bière, elle est haute, au plafond poussiéreux. Les fenêtres sont petites ; devant elles des orangers, des palmiers et des cyprès ; mon lit est placé en face des fenêtres, sous une rosace mauresque filigranée. À côté du lit, quelque chose de carré ressemblant à un bureau, mais l’usage en est fort problématique ; dessus un lourd chandelier (c’est un grand luxe) avec une toute petite chandelle. Les œuvres de Bach, mes esquisses et des manuscrits qui ne sont pas de moi, — voilà tout mon mobilier. Un calme absolu… on peut crier bien fort, sans que personne vous entende ; bref, je t’écris d’un lieu bien étrange…

L’Hiver à Majorque donne d’amples détails sur ce mobilier.

Nous avions un mobilier splendide : des lits de sangle irréprochables, des matelas peu mollets, plus chers qu’à Paris, mais neufs et propres, et de ces grands et excellents couvre-pieds en indienne ouatée et piquée que les juifs vendent assez bon marché à Palma. Une dame française, établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques livres de plumes qu’elle avait fait venir pour elle de Marseille et dont nous avions fait deux oreillers à notre malade. Nous possédions plusieurs tables, plusieurs chaises de paille comme celles qu’on voit dans nos chaumières de paysans, et un sopha voluptueux en bois blanc avec des coussins de toile à matelas rembourrés de laine. Le sol très inégal et très poudreux de la cellule était couvert de ces nattes valenciennes à longues pailles qui ressemblent à un gazon jauni par le soleil, et de ces belles peaux de moutons à longs poils d’une finesse et d’une blancheur admirables, qu’on prépare fort bien dans le pays. Nos malles de cuir jaune pouvaient passer là pour des meubles très élégants. Un grand châle tartan bariolé, qui nous avait servi de tapis de pied en voyage, devint une portière somptueuse devant l’alcôve et mon fils orna le poêle d’une de ces charmantes urnes d’argile de Félanitz, dont la forme et les ornements sont de pur goût arabe…

… Le pianino de Pleyel, arraché aux mains des douaniers après trois semaines de pourparlers et quatre cents francs de contribution, remplissait la voûte élevée et retentissante de la cellule d’un son magnifique. Enfin le sacristain avait consenti à transporter chez nous une belle grande chaise gothique sculptée en chêne, que les rats et les vers rongeaient dans l’ancienne chapelle des chartreux, et dont le coffre nous servait de bibliothèque, en même temps que ses découpures légères et ses aiguilles effilées, projetant sur la muraille, au reflet de la lampe du soir, l’ombre de sa riche dentelle noire et de ses clochetons agrandis, rendaient à la cellule tout son caractère antique et monacal…


Ce qu’il y avait de plus difficile à arranger, c’étaient le service et la nourriture. La chartreuse ne renfermant d’autres habitants que le sacristain qui demeurait dans une maisonnette à proximité du couvent, et le pharmacien, qui, échappé à la rigueur de l’édit, caché dans sa cellule, ne se montrait que rarement aux voyageurs. Ses relations avec eux se bornaient à leur vendre de temps à autre quelques parfums ou quelques simples drogues. Il y avait en outre à la chartreuse une certaine Maria-Antonia, Espagnole d’origine, une sorte de femme de ménage dilettante, qui se mettait au service de tous les voyageurs habitant la chartreuse. Elle était aimable, serviable et pieuse, ce qui ne l’empêchait pas d’être horriblement pillarde, surtout en fait de provisions ménagères. Lorsqu’elle fut secondée dans cette agréable occupation par deux indigènes servant nos voyageurs, la Nina et la Catalina, et que par la faute des pluies torrentielles les provisions n’arrivèrent pas quotidiennement et régulièrement de Palma, alors Mme Sand et ses enfant eurent à sérieusement défendre leurs dîners, d’autant plus que l’achat des provisions était devenu en général fort difficile.

Tant que le cuisinier du consul français s’approvisionna pour eux à Palma, tout allait bien, mais lorsque le mauvais temps coupa toute communication entre Valdemosa et Palma, les choses allèrent fort mal. Il n’y avait de bon, en fait de produits indigènes, que les fruits et le vin. En fait de viandes et de volailles on ne pouvait se procurer, et cela encore avec force difficultés, que du porc, que l’estomac de Chopin ne supportait point, ou bien de vieilles poules. Le poisson était mauvais, le beurre introuvable. Le pain arrivait de Palma tout trempé d’eau. Mais la raison principale de toutes les difficultés consistait dans l’ignorance et la superstition des insulaires. Lorsqu’on sut que nos voyageurs n’allaient pas à la messe, ils eurent le sort des hérétiques : personne ne voulut avoir affaire à eux, ou si même quelqu’un consentait à leur vendre quelque chose, il se croyait en droit d’exiger des prix triples et quadruples ; à la moindre observation il remettait sa marchandise au panier et s’éloignait avec dignité. Pour comble d’ennui les cuisinières indigènes étaient horriblement malpropres et assaisonnaient chaque plat d’une telle quantité de poivre, de tomates, d’ail, de tant de choses aigres, piquantes ou pimentées, que même les bons estomacs s’accommodaient mal de ce régime, et le pauvre Chopin, malade, ne pouvait rien manger de toute cette cuisine. Il fallait se mettre soi-même à la besogne et parfois se contenter de repas tout ascétiques.

C’eût été une contrariété fort mince, si nous eussions tous été bien portants. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l’endroit du repas. Le splendide appétit de mes enfants faisait flèche de tout bois et régal de tout citron vert. Mon fils, que j’avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle et guérissait une affection rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu’à la ceinture. La Providence permettait à la bonne nature de faire pour lui de ces prodiges ; c’était bien assez d’un malade. Mais l’autre, loin de prospérer avec l’air humide et les privations, dépérissait d’une manière effrayante. Quoiqu’il fût condamné par toute la faculté de Palma, il n’avait aucune affection chronique ; mais l’absence de régime fortifiant l’avait jeté, à la suite d’un catarrhe, dans un état de langueur dont il ne pouvait se relever. Il se résignait, comme on sait se résigner pour soi-même ; nous, nous ne pouvions pas nous résigner pour lui ; et je connus pour la première fois de grands chagrins pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon manqué ou chipé par les servantes, l’anxiété pour un pain frais qui n’arrivait pas, ou qui s’était changé en éponge en traversant le torrent sur les flancs d’un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que j’ai mangé à Pise ou à Trieste ; mais je vivrais cent ans, que je n’oublierais pas l’arrivée du panier aux provisions à la chartreuse. Que n’eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de bordeaux à offrir tous les jours à notre malade ?

Il fallut surtout se nourrir de fruits, en les arrosant d’une excellente eau de source ou de vin musqué ; puis de pain, de légumes, parfois d’un peu de poisson ou de viandes maigres rôties sans aucun beurre.

… Si les conditions de cette vie frugale n’eussent été, je le répète, contraires et même funestes à l’un de nous, les autres l’eussent trouvée fort acceptable en elle-même[81].

Mais justement la santé de Chopin était aussi mauvaise que possible. Il toussait, avait la fièvre, crachait le sang, bref, malgré toutes les assertions ultérieures des médecins français, c’est à ce moment que se manifestèrent chez lui les premiers indices de cette phtisie qui le mina plus tard et l’emporta. Remarquons à ce propos — les ennemis de George Sand attribuent cette phtisie de Chopin à sa rupture avec George Sand — que sa sœur Émilie succomba aussi à la tuberculose pulmonaire. Donc, d’une part, l’organisme du grand musicien portait en lui, dès l’origine, les germes de ce mal, et, d’autre part, les médecins majorquins avaient bien raison de traiter la maladie du jeune voyageur, comme portant atteinte ou préjudice à la santé publique. Mais les médecins majorquins faillirent combattre cette maladie par des mesures si draconiennes que Mme Sand, qui croyait qu’il ne s’agissait pas de phtisie, eut à son tour raison lorsqu’elle protesta contre l’application de leur système. Ce système qui, de nos jours, semble contraire à tout bon sens, était alors pratiqué avec le même zèle en cas de congestion, de phtisie pulmonaire, du typhus ou de n’importe quoi ! Nous parlons de saignées.

L’état physique de Chopin à part, son état moral alarmait et attristait beaucoup Mme Sand. Tout le milieu ambiant — si attrayant et bienfaisant qu’il fût pour Chopin artiste — n’était nullement propice et devint même pernicieux pour l’homme. La solitude complète, le mauvais temps qui privait Valdemosa de toute communication avec le monde des vivants, l’absence de tout confort si habituel et si indispensable à Chopin et enfin ce^même romantisme lugubre de la chartreuse en décombres, qui inspira à Chopin ses œuvres les plus exquises, tout cela produisit sur les nerfs du malade l’effet le plus déprimant. Les lettres de Chopin et de George Sand, l’Hiver à Majorque et l’Histoire de ma vie nous renseignent sur les conditions pénibles de leur existence physique et morale et sur le caractère éminemment particulier de l’être intime de Chopin. Le 28 décembre déjà, dans cette même lettre dont nous avons cité le commencement, Chopin traçait en ces termes le désaccord existant entre la « divine nature » de Majorque et les conditions peu sympathiques du séjour en cette île :

La divine nature, c’est certainement bien beau, mais il faudrait ne pas avoir affaire aux hommes, ni à la poste, ni aux chemins. Bien souvent j’ai fait le trajet de Palma ici, chaque fois avec le même cocher, mais chaque fois par une autre route. L’eau tombant des montagnes trace une route, une averse la détruit ; aujourd’hui, il est impossible de passer là où toujours il y avait un chemin, car à présent il y a un champ cultivé, et là où un équipage passait parfaitement hier, on ne pourrait passer ce matin qu’à dos de mulet. Et quels véhicules que ces équipages ! Voilà la raison, cher Jules, pourquoi il n’y a ici pas un seul Anglais, pas un consul… La lune est merveilleuse ce soir. Jamais je ne l’ai vue plus belle…

La nature ici est bienfaisante, mais les hommes pillards. Ils ne voient jamais d’étrangers, c’est pour cela qu’ils ne savent pas ce qu’ils peuvent leur réclamer. C’est ainsi qu’ils donneront gratis une dizaine d’oranges, mais pour un bouton de culotte, ils demanderont une somme exorbitante[82].

Sous ce ciel, on se sent pénétré par un sentiment poétique qui semble émaner de tous les objets environnants. Des aigles planent chaque jour sur nos têtes, sans que personne les dérange.

Je joins une lettre pour mes parents ; il me semble que c’est déjà la troisième ou la quatrième que je leur adresse par toi…

Le 15 janvier 1839, George Sand écrit aussi de Valdemosa à Mme Marliani :

Nous habitons la chartreuse de Valdemosa, endroit vraiment sublime, et que j’ai à peine le temps d’admirer, tant j’ai d’occupations avec mes enfants, leurs leçons et mon travail.

Notre pauvre Chopin est toujours très faible et très souffreteux[83]. Il fait ici des pluies dont on n’a pas l’idée ailleurs ; c’est un déluge effroyable ! l’air est si relâché, si mou, qu’on ne peut se traîner ; on est réellement malade. Heureusement Maurice se porte à ravir ; son tempérament ne craint que la gelée, chose inconnue ici. Mais le petit Chopin est bien accablé et tousse toujours beaucoup. J’attends pour lui avec impatience le retour du beau temps, qui ne peut tarder. Son piano est enfin arrivé à Palma ; mais il est dans les griffes de la douane qui demande cinq à six cents francs de droit d’entrée et qui se montre intraitable…

Je suis plongée avec Maurice dans Thucydide et compagnie ; avec Solange, dans le régime indirect et l’accord du participe. Chopin joue d’un pauvre piano majorquin qui me rappelle celui de Bouffé dans Pauvre Jacques. Ma nuit se passe comme toujours à gribouiller. Quand je lève le nez, c’est pour apercevoir, à travers la lucarne de ma cellule, la lune qui brille au milieu de la pluie sur les oranges, et je n’en pense pas plus long qu’elle…

La fin de cette lettre est de nouveau tronquée (page 121) dans la Correspondance. La lettre autographe se termine ainsi :

Adieu, chère bonne, je suis heureuse, quand même la pluie, quand même l’Espagne, quand même le travail, mais non pas quand même votre absence

J’embrasse votre Manoël et mon Bignat[84]. Amitié à M. de Bonnechose[85], que j’aime, comme vous savez, de tout mon cœur, et mille bénédictions au cher Enrico ; ne le battez pas trop.

Parlez-moi de tous nos amis ; je n’ai pas de nouvelles de personne, sauf de Grzymala. Chopin vous supplie d’envoyer tout de suite par votre domestique sa lettre ci-jointe à M. Fontana…

Le 22 janvier, — cette lettre est faussement datée de 22 février dans la Correspondance et toujours aussi changée et tronquée, — George Sand se plaint de nouveau de l’absence des lettres de Mme Marliani, et elle redit encore une fois qu’ils sont toujours à Valdemosa, que le jour elle enseigne ses enfants et la nuit elle écrit.

… Au milieu de tout cela le ramage de Chopin qui va son train et que les murs de la cellule sont bien étonnés d’entendre. Le seul événement remarquable depuis cette dernière lettre, c’est l’arrivée du piano attendu. Enfin, il a débarqué sans accident, et les voûtes de la chartreuse s’en réjouissent. Et tout cela n’est pas profané par l’admiration des sots : nous ne voyons pas un chat. Notre retraite dans la montagne, à trois lieues de la ville, nous a délivrés de la politesse des oisifs. Pourtant nous avons eu une visite et une visite de Paris ! C’est M. Dembovski, Italiano-Polonais que Chopin connaît et qui se dit cousin de Marliani, à je ne sais quel degré… Il a été très étonné de mon établissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan et surtout de notre isolement, qui lui semblait effrayant.

Le fait est que nous sommes très contents de la liberté que cela nous donne, parce que nous avons à travailler, mais nous comprenons très bien que ces intervalles poétiques qu’on met dans sa vie ne sont que des temps de transition, un repos permis de l’esprit avant qu’il reprenne l’exercice des émotions.

… Je suis bien embarrassée de vous dire combien de temps encore je resterai ici…

Après ces mots viennent les lignes omises dans le volume de la Correspondance :

Cela dépendra un peu de la santé de Chopin qui est meilleure depuis ma dernière lettre, mais qui a encore besoin de l’influence d’un climat doux. Cette influence ne se fait pas sentir vite à une santé aussi délabrée.

Maurice, Solange, tous deux travaillent avec moi six heures par jour. La nuit, j’écris Lélia, qui sera un ouvrage à peu près transformé. Êtes-vous contente de la fin de Spiridion ?

Dans ses Souvenirs de Majorque, tout comme dans ses lettres privées, Mme Sand se plaint amèrement (et souvent avec quelque exagération et en noircissant le tableau)[86] de l’animosité des insulaires pour les étrangers, de l’ignorance crasse et du barbare égoïsme de cette population parmi laquelle il lui fallut vivre toute seule, avec deux enfants et un malade, sans l’assistance ou l’aide sympathique de qui que ce fût[87].

Nous y trouvons à ce propos des lignes indignées qui ne sont qu’une paraphrase de la doctrine de Leroux sur la solidarité des humains. Puis Mme Sand revient à l’exposition des faits réels de leur séjour à Valdemosa :

… Nous étions donc seuls à Majorque, aussi seuls que dans un désert ; et quand la subsistance de chaque jour était conquise, moyennant la guerre aux singes, nous nous asseyions en famille, pour en rire, autour du poêle. Mais, à mesure que l’hiver avançait, la tristesse paralysait dans mon sein les efforts de gaieté et de sérénité. L’état de notre malade empirait toujours, le vent pleurait dans le ravin, la pluie battait nos vitres, la voix du tonnerre perçait nos épaisses murailles et venait jeter sa note lugubre au milieu des rires et des jeux des enfants. Les aigles et les vautours, enhardis par le brouillard, venaient dévorer nos pauvres passereaux jusque sur le grenadier qui remplissait ma fenêtre. La mer furieuse retenait les embarcations dans les ports ; nous nous sentions prisonniers, loin de tout secours éclairé et de toute sympathie efficace. La mort semblait planer sur nos têtes pour s’emparer de l’un de nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie. Il n’y avait pas une seule créature humaine à notre portée qui n’eût voulu, au contraire, le pousser vers la tombe pour en finir plus vite avec le prétendu danger de son voisinage. Cette pensée d’hostilité était affreusement triste.

Dans sa lettre du 14 décembre, déjà citée en partie, George Sand disait à Mme Marliani :

… Nous sommes si différents de la plupart des gens et des choses qui nous entourent, que nous nous faisons l’effet d’une pauvre colonie émigrée, qui dispute son existence à une race malveillante ou stupide. Nos liens de famille en sont plus étroitement serrés, et nous nous pressons les uns contre les autres avec plus d’affection et de bonheur intime. De quoi peut-on se plaindre, quand le cœur vit ?

Donc, au milieu de toutes ces angoisses, de ces éléments déchaînés, de cette populace inhospitalière, la petite colonie sut mener une existence active et paisible. Ces jours d’isolement, loin de toutes relations, dans un site romantique, furent même les jours les plus heureux de leur vie commune.

Le matin, Mme Sand vaquait à son ménage et donnait des leçons à ses enfants, pendant sept heures consécutives. Puis on faisait de grandes promenades. Par le mauvais temps et le soir tout le monde se rassemblait au coin du feu, on causait, ou bien on lisait, à haute voix ou séparément, les écrits les plus récents de Leroux ou de Reynaud, de Mickiewicz ou de Lamennais. Enfin, Chopin jouait ou composait à son piano, et George Sand travaillait au remaniement de sa Lélia, à la fin de Spiridion et à l’article sur les Dziady de Mickiewicz, et souvent son travail se prolongeait bien avant dans la nuit.

… Cette demeure était d’une poésie incomparable, écrit-elle, le 8 mars 1839, à Rollinat, nous ne voyions âme qui vive ; rien ne troublait notre travail ; après deux mois d’attente et trois cents francs de contribution, Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de sa cellule s’enchantaient de ses mélodies… Moi, je faisais le précepteur sept heures par jour, un peu plus consciencieusement que Tempête[88] (la bonne fille que j’embrasse tout de même de bien grand cœur) ; je travaillais pour mon compte la moitié de la nuit. Chopin composait des chefs-d’œuvre, et nous espérions avaler le reste de nos contrariétés à l’aide de ces compensations…[89].

… De quelle poésie sa musique remplissait ce sanctuaire, — dit George Sand dans l’Histoire de ma vie, — même au milieu de ses plus douloureuses agitations ! Et la chartreuse était si belle sous ses festons de lierre, la floraison si splendide dans la vallée, l’air si pur sur notre montagne, la mer si bleue à l’horizon ! C’est le plus bel endroit que j’aie jamais habité, et un des plus beaux que j’aie jamais vus[90].

Mme Sand exprime, après ces mots, le regret d’avoir peu profité de cette belle nature, car, à son dire, ce n’est que rarement et pour fort peu de temps qu’elle pouvait abandonner son malade. Mais cela n’est pas très exact : dans cette même Histoire de ma vie, dans Un hiver à Majorque et dans ses lettres nous trouvons le récit de plusieurs excursions faites dans l’enceinte de la vaste chartreuse et dehors. Quelquefois ce fut même le soir, « au clair de la lune », que George Sand errait avec ses enfants au milieu des ruines du couvent. Des trois cloîtres construits à diverses époques, c’était le second, par ordre d’ancienneté, qui avait le plus souffert du pouvoir destructeur du temps et il semble que c’est lui qui charmait surtout George Sand par son romantisme d’opéra.

Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlements désespérés comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales ; puis, de grands brouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent à la fois dans mon souvenir, tout cela faisait de cette chartreuse le séjour le plus romantique de la terre. Je n’étais pas fâchée de voir en plein et en réalité une bonne fois ce que je n’avais vu qu’en rêve ou dans les ballades à la mode, et dans l’acte des nonnes de Robert le Diable à l’Opéra. Les apparitions fantastiques ne nous manquèrent même pas, comme je le dirai tout à l’heure…

… Quand le temps était trop mauvais pour nous empêcher de gravir la montagne, nous faisions notre promenade à couvert dans le couvent, et nous en avions pour plusieurs heures à explorer l’immense manoir. Je ne sais quel attrait de curiosité me poussait à surprendre dans ces murs abandonnés le secret de la vie monastique.

Quant à mes enfants, l’amour du merveilleux les portait bien plus vivement encore à ces explorations enjouées et passionnées…

J’étais souvent effrayée de les voir grimper comme des chats sur des planches dé jetées et sur des terrasses tremblantes ; et quand, me devançant de quelques pas, ils disparaissaient dans un tournant d’escalier en spirale, je m’imaginais qu’ils étaient perdus pour moi et je doublais le pas avec une sorte de terreur où la superstition entrait bien pour quelque chose. Car, on s’en défendrait en vain, ces demeures sinistres, consacrées à un culte plus sinistre encore, agissent quelque peu sur l’imagination, et je défierais le cerveau le plus calme et le plus froid de s’y conserver longtemps dans un état de parfaite santé. Ces petites peurs fantastiques, si je puis les appeler ainsi, ne sont pas sans attrait ; elles sont pourtant assez réelles pour qu’il soit nécessaire de les combattre en soi-même. J’avoue que je n’ai guère traversé le cloître le soir sans une certaine émotion mêlée d’angoisse et de plaisir, que je n’aurais pas voulu laisser paraître devant mes enfants, dans la crainte de la leur faire partager.

… Un soir, nous eûmes une alerte et une apparition, que je n’oublierai jamais. Ce fut d’abord un bruit inexplicable et que je ne pourrais comparer qu’à des milliers de sacs de noix roulant avec continuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître pour voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre comme à l’ordinaire ; mais le bruit se rapprochait toujours sans interruption, et bientôt une faible clarté blanchit la vaste profondeur des voûtes. Peu à peu elles s’éclairèrent du feu de plusieurs torches, et nous vîmes apparaître, dans la vapeur rouge qu’elles répandaient, un bataillon d’êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n’était rien moins que Lucifer en personne, accompagné de toute sa cour, un maître diable tout noir, cornu, avec la face couleur de sang, et autour de lui un essaim de diablotins avec des têtes d’oiseaux, des queues de cheval, des oripeaux de toutes couleurs, et des diablesses ou des bergères, en habits blancs et roses, qui avaient l’air d’être enlevées par ces vilains gnomes. Après les confessions que je viens de faire, je puis avouer que, pendant une ou deux minutes et même encore un peu de temps après avoir compris ce que c’était, il me fallut un certain effort de volonté pour tenir ma lampe élevée au niveau de cette laide mascarade, à laquelle l’heure, le lieu et la clarté des torches donnaient une apparence vraiment surnaturelle. C’étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui fêtaient le mardi gras et venaient établir leur bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. Le bruit étrange qui accompagnait leur marche était celui des castagnettes, dont plusieurs gamins, couverts de masques sales et hideux, jouaient en même temps, et non sur un rythme coupé et mesuré, comme en Espagne, mais avec un roulement continu semblable à celui du tambour battant aux champs. Ce bruit dont ils accompagnent leurs danses est si sec et si âpre, qu’il faut du courage pour le supporter un quart d’heure. Quand ils sont en marche de fête, ils l’interrompent tout d’un coup, pour chanter à l’unisson une coplita sur une phrase musicale qui recommence toujours et semble ne finir jamais ; puis les castagnettes reprennent leur roulement qui dure trois ou quatre minutes. Rien de plus sauvage que cette manière de se réjouir en brisant le tympan avec le claquement du bois. La phrase musicale, qui n’est rien par elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à de longs intervalles, et par ces voix qui ont aussi un caractère très particulier. Elles sont voilées dans leur plus grand éclat et traînantes dans leur plus grande animation. Je m’imagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu, qui a fait des recherches à cet égard, s’est convaincu que les principaux rythmes majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière en un mot est de type et de tradition arabes… [91].

Cette enchanteresse nature, le romantique lugubre de la chartreuse, et, en plus, toutes ces rencontres, ces types, ces images et ces harmonies, tout pleins de caractère et de coloris, comme tout cela avait dû inspirer les deux artistes installés, de part la volonté du sort, l’hiver de 1839, dans cette solitaire Valdemosa, « entre ciel et terre » ! Et ce qui nous prouve que c’était réellement ainsi, ce sont les œuvres de la romancière et du musicien, écrites à Majorque, où nous retrouverons tantôt toutes ces visions, soit lugubres, soit ensoleillées, éclatantes de couleur, et toutes ces impressions romantiques.

« … Si j’eusse écrit là la partie de Lélia qui se passe au monastère, je l’eusse faite plus belle et plus vraie », — dit Mme Sand dans sa lettre à François Rollinat[92]. Mais elle profita réellement de l’occasion, et comme on préparait en ce moment une seconde édition de Lélia, George Sand refit et augmenta de morceaux inédits même cette Lélia déjà remaniée en l’été de 1836[93].

… J’ai dit plus haut que je cherchais à surprendre le secret de la vie monastique dans ces lieux, où sa trace était encore si récente. Je n’entends point dire par là que je m’attendisse à découvrir des faits mystérieux, relatifs à la chartreuse en particulier ; mais je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus silencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin, j’aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième, pour comparer entre eux deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander a chacun ce qu’il pensait de l’autre. Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec ressemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de la perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du dix-neuvième siècle fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’Église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là, je ne pouvais me le représenter assez aisément. Je ne pouvais faire aucune appréciation exacte de ce qu’il devait avoir eu de remords, d’aveuglement, d’hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu’il y eût une foi réelle à l’Église, romaine dans cet homme, à moins qu’il ne fût absolument dépourvu d’intelligence. Il était impossible aussi qu’il y eût un athéisme prononcé, car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais croire à un homme complètement stupide ou complètement vil. C’est L’image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte et de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse, que j’avais devant les yeux comme un enfer ; et plus je m’identifiais avec ce dernier chartreux qui avait habité ma cellule avant moi, plus je sentais peser sur mon imagination frappée ces angoisses et ces agitations que je lui attribuais…[94].

La différence entre les cellules de l’ancien et du nouveau cloître, étroites, malpropres et lugubres dans le premier, vastes, confortables et bien aérées dans celui-ci, et la visite à un ermitage dans les montagnes dominant la chartreuse, où George Sand vit les représentants des deux types monacaux : le supérieur, bon enfant, presque mondain, et un ascète de quatre-vingts ans, abruti jusqu’à l’idiotisme, hébété par les macérations et l’indigence, ces deux impressions ne firent que préciser encore plus, dans l’âme de George Sand, l’image de la terrible lutte intime à laquelle est infailliblement livrée toute âme vivante qui, de nos jours, tombe dans les tenailles du régime monacal catholique. Toutes ces pensées, ces impressions, ces peintures trouvèrent place dans Spiridion commencé non pas à Nohant, comme George Sand le dit dans la préface de l’édition de 18521855, maie bien, comme nous le savons, à Paris, en l’automne de 1838, en collaboration avec Leroux, et terminé à Majorque.

Cet isolement romantique, ce coloris lugubre et cet excès de « caractère » répandus sur toutes choses produisirent une action bien autrement forte sur Chopin, impressionnable jusqu’à la morbidesse et mal à l’aise hors de son train de vie habituel. Ils l’influencèrent de deux manières très contradictoires : Chopin artiste y trouva l’inspiration pour ses œuvres les plus profondes et les plus poétiques ; le pauvre homme faillit y gagner une maladie nerveuse, il arriva à un abattement profond, presque au désespoir !

… Le pauvre grand artiste, dit Mme Sand, était un malade détestable. Ce que j’avais redouté, pas assez malheureusement, arriva. Il se démoralisa d’une manière complète. Supportant la souffrance avec assez de courage, il ne pouvait vaincre l’inquiétude de son imagination. Le cloître était pour lui plein de terreurs et de fantômes, même quand il se portait bien. Il ne le disait pas, et il me fallut le deviner. Au retour de mes explorations nocturnes dans les ruines avec mes enfants, je le trouvais, à dix heures du soir, pâle, devant son piano, les yeux hagards et les cheveux comme dressés sur sa tête. Il lui fallait quelques instants pour nous reconnaître.

Il faisait ensuite un effort pour rire, et il nous jouait des choses sublimes qu’il venait de composer, ou, pour mieux dire, des idées terribles ou déchirantes qui venaient de s’emparer de lui, comme à son insu, dans cette heure de solitude, de tristesse et d’effroi. C’est là qu’il a composé les plus belles de ces courtes pages qu’il intitulait modestement des préludes. Ce sont des chefs-d’œuvre. Plusieurs présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l’audition des chants funèbres qui l’assiégeaient ; d’autres sont mélancoliques et suaves ; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles, épanouies sur la neige. D’autres encore sont d’une tristesse morne et, en nous charmant les oreilles, nous navrent le cœur. Il y en a un qui lui vint par une soirée de pluie lugubre et qui jette dans l’âme un abattement effroyable. Nous l’avions laissé bien portant ce jour-là, Maurice et moi, pour aller à Palma acheter des objets nécessaires à notre campement[95]. La pluie était venue, les torrents avaient débordé ; nous avions fait trois lieues en six heures pour revenir au milieu de l’inondation, et nous arrivions en pleine nuit sans chaussures, abandonnés par notre voiturier à travers des dangers inouïs[96]. Nous nous hâtions en vue de l’inquiétude de notre malade. Elle avait été vive en effet ; mais elle s’était comme figée en une sorte de désespérance tranquille, et il jouait son admirable prélude en pleurant. En nous voyant entrer, il se leva en jetant un grand cri, puis il nous dit d’un air égaré et d’un ton étrange : « Ah ! je le savais bien, que vous étiez morts ! »

Quand il eut repris ses esprits et qu’il vit l’état où nous étions, il fut malade du spectacle rétrospectif de nos dangers ; mais il m’avoua ensuite qu’en nous attendant il avait vu tout cela dans un rêve, et que, ne distinguant plus ce rêve de la réalité, il s’était calmé et comme assoupi en jouant du piano, persuadé qu’il était mort lui-même. Il se voyait noyé dans un lac ; des gouttes d’eau pesantes et glacées lui tombaient en mesure sur la poitrine, et quand je lui fis écouter le bruit de ces gouttes d’eau qui tombaient en effet en mesure sur le toit, il nia les avoir entendues. Il se fâcha même de ce que je traduisais par le mot d’harmonie imitative. Il protestait de toutes ses forces, et il avait raison, contre la puérilité de ces imitations pour l’oreille. Son génie était plein de mystérieuses harmonies de la nature, traduites par des équivalents sublimes dans sa pensée musicale et non par une répétition servile de sons extérieurs[97]. Sa composition de ce soir-là était bien pleine de gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la chartreuse, mais elles s’étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur sen cœur…[98].

Cette soirée pluvieuse et la composition du prélude en question — épisode qui, à notre gré, se ressent trop de ce parfait romanesque si aimé des biographes — donnèrent ample matière à tous les auteurs ayant écrit sur Chopin ; chacun en parle différemment et même chacun désigne un autre prélude : les uns assurent que c’était le n° 6 en Si mineur[99], les autres que c’était celui en Fa dièze mineur[100]. Niecks, se basant sur le numéro assez inférieur de l’opus de tous les préludes (28) et sur la foi de l’élève de Chopin, Gutmann, croit pouvoir assurer que Chopin ne composa aucun prélude à Majorque, et n’y fit que corriger et parachever ceux qu’il avait composés antérieurement. Après les lettres de Chopin à Fontana que nous avons citées, cette assertion nous semble téméraire. Nous sommes tout porté à admettre qu’une certaine partie des préludes, déjà composés, fut bien emportée par Chopin dans sa malle ; que peut-être, comme il le faisait souvent, il voulut les mettre dans un certain ordre de tonalités, qu’enfin, si on se souvient de sa manière de travailler et de son labeur obstiné à parfaire chacune de ses nouvelles œuvres, on est forcé d’admettre avec beaucoup de certitude que plusieurs de ses préludes ne furent que définitivement rédigés et recopiés à Valdemosa, mais tout aussi certainement plusieurs autres furent créés à Majorque. C’est ainsi, par exemple, que nous croyons ne pas nous tromper en disant que les Préludes n° 15 en Ré bémol majeur avec la partie en Do dièze mineur, et n° 17 sont bien les préludes dont l’un évoque le cortège funèbre des moines et l’autre est tout plein « de soleil, de chants d’oiseaux » et du parfum des « petites roses pâles ».

Outre les Préludes, Chopin composa ou termina à Majorque la 2 me Ballade (en Fa majeur, op. 38, dédiée à Schumann), les Deux Polonaises (op. 40, en La majeur et Do mineur, dédiées à Fontana), le 3e Scherzo (op. 39, en Do dièze mineur, dédié à Gutmann), la Mazurka (en Mi mineur, op. 41), et il semble que c’est là aussi que fut esquissée la Sonate (op. 35, en Si bémol mineur), dont la marche funèbre avait été composée antérieure mont. Il est certes malaisé de se hasarder en de pareilles suppositions, et il est très difficile de dire ce qui parmi les œuvres ultérieures de Chopin germa à Majorque. Toutefois le presto final de la Sonate — cette sublime évocation du vent qui en ondes infinies s’élance par delà les tombes et des héros et des guerriers inconnus, péris sans éclat dans la bataille[101] — nous ; semble avoir dû naître justement à Valdemosa, lorsque, se sentant arraché à tout ce qui lui était cher, jeté par le sort si loin de sa patrie, attendant dans ce pays étranger, presque d’un moment à l’autre, sa mort prochaine, Chopin prêtait l’oreille aux lugubres mugissements du vent sifflant au-dessus des sépultures d’obscurs chartreux, et s’imaginait avec une tristesse morbide que ce même vent soufflerait avec indifférence au-dessus de sa tombe à lui !

Chopin disait plus tard que dans la dernière partie de sa Sonate « après la marche, la main gauche babille unisono avec la main droite ». Niecks et d’autres en tirèrent arbitrairement la conclusion que ce presto doit représenter « le babillage des parents ou d’indifférents revenant d’un enterrement ». Le finale de la Sonate n’évoque nullement cette impression-là, ce n’est pas le bavardage prosaïque des hommes qu’on y entend, c’est bien la voix désespérément indifférente des éléments dédaigneux de nos maux, de nos malheurs ! C’est bien là l’idée qui, à Majorque, dominait Chopin, d’autant plus qu’en raison de son état maladif les impressions lugubres, tristes et cruelles trouvaient plus facilement écho dans son cœur.

… Le cri de l’aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque, le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts de neige l’attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que ne le réjouissaient le parfum des orangers, la grâce des pampres et la cantilène mauresque des laboureurs…[102].

Nous nous permettons de citer ici en entier le jugement de Mme Sand sur le caractère du grand musicien, quoique Mme Sand n’ait pu juger complètement ce caractère, après ces quelques mois de vie en commun, mais bien au bout de plusieurs années :

Il en était ainsi de son caractère en toutes choses. Sensible un instant aux douceurs de l’affection et aux sourires de la destinée, il était froissé des jours, des semaines entières par la maladresse d’un indifférent ou par les menues contrariétés de la vie réelle. Et, chose étrange, une véritable douleur ne le brisait pas autant qu’une petite. Il semblait qu’il n’eût pas la force de la comprendre d’abord et de la ressentir ensuite. La profondeur de ses émotions n’était donc nullement en rapport avec leurs causes[103]. Quant à sa déplorable santé, il l’acceptait héroïquement dans les dangers réels, et il s’en tourmentait misérablement dans les altérations insignifiantes. Ceci est l’histoire et le destin de tous les êtres en qui le système nerveux est développé avec excès. Avec le sentiment des détails, l’horreur de la misère et les besoins d’un bien-être raffiné, il prit naturellement Majorque en horreur au bout de peu de jours de maladie. Il n’y avait pas moyen de se remettre en route, il était trop faible. Quand il fut mieux, les vents contraires régnèrent sur la côte, et pendant trois semaines le bateau à vapeur ne put sortir du port. C’était Tunique embarcation possible, et encore ne F était-elle guère. Notre séjour à la chartreuse de Valdemosa fut donc un supplice pour lui et un tourment pour moi. Doux, enjoué, charmant dans le monde, Chopin malade était désespérant dans l’intimité exclusive. Nulle âme n’était plus noble, plus délicate, plus désintéressée ; nul commerce plus fidèle et plus loyal, nul esprit plus brillant dans la gaieté, nulle intelligence plus sérieuse et plus complète dans ce qui était de son domaine ; mais en revanche, hélas ! nulle humeur n’était plus inégale, nulle imagination plus ombrageuse et plus délirante, nulle susceptibilité plus impossible à ne pas irriter, nulle exigence de cœur plus impossible à satisfaire. Et rien de tout cela n’était sa faute à lui. C’était celle de son mal. Son esprit était écorché vif ; le pli dune feuille de rose, l’ombre d’une mouche le faisaient saigner. Excepté moi et mes enfants, tout lui était antipathique et révoltant sous le ciel de l’Espagne. Il mourait de l’impatience du départ, bien plus que des inconvénients du séjour…[104].

Pour comble d’ennui, la bonne que Mme Sand avait amenée de France et qui consentait d’abord, « moyennant un gros salaire, à faire la cuisine et le ménage », était sur le point de refuser son service, de sorte que Mme Sand pouvait d’un jour à l’autre s’attendre à devoir faire la cuisine, balayer l’appartement et à voir ses forces lui manquer, car, outre son préceptorat, son travail littéraire, les « soucis continuels exigés par l’état du malade et l’inquiétude mortelle à son sujet », elle-même fut, grâce à l’atroce humidité, prise de rhumatismes[105].

Enfin le beau temps revint. Après avoir encore attendu quinze jours un vent propice pour la traversée confortable des « passagers de distinction » majorquins, — les cochons, — nos voyageurs excédés d’ennuis s’embarquèrent pour Barcelone, à bord de ce même El-Mallorquin qui les avait en novembre transportés à Majorque.

Je quittai la chartreuse avec un mélange de joie et de douleur, dit George Sand. J’y aurais bien passé deux ou trois ans seule avec mes enfants…[106].

La traversée fut un tourment pour Chopin et une angoisse pour Mme Sand qui souffrait de le voir souffrir. Le trajet de Valdemosa à la mer effectué par des routes horribles dans un véhicule incroyable fatigua le malade ; arrivé à Palma, il eut un crachement de sang. Et voilà qu’il lui fallait respirer pendant toute une nuit un air infecté par une centaine de cochons, entendre leurs abjects grognements et les jurons et coups que leur distribuaient le capitaine et son aide. La cabine était inconfortable ; le capitaine, par surcroît de cruauté, exigea que le malade occupât la plus mauvaise couchette, prétendant qu’il faudrait la brûler après.

En arrivant à Barcelone, Chopin crachait le sang « à pleines cuvettes ». À peine entrée en rade de Barcelone, George Sand écrivit un billet au commandant de la station maritime française, lui narrant l’état alarmant de son compagnon de voyage. Le commandant du Méléagre se rendit immédiatement à bord du Mallorquin, témoigna, ainsi que le consul français, la plus vive sollicitude pour le malade et ses compagnons et les emmena dans son canot sur le vaisseau français où tout le monde les combla de soins et de prévenances.

Le 15 février, George Sand écrit à Mme Marliani :

Barcelone, 15 février 1839.
Ma bonne chérie,

Me voici à Barcelone. Dieu fasse que j’en sorte bientôt et que je ne remette jamais le pied en Espagne ! C’est un pays qui ne me convient sous aucun rapport et dont je vous dirai ma façon de penser quand nous en serons hors, comme dit La Fontaine… Lisez à Grzymala ce qui concerne Chopin et qu’il n’en parle pas, car avec les bonnes espérances que le médecin me donne, il est inutile d’alarmer sa famille. Dites que le temps me manque pour lui écrire une seule ligne…[107].

Le médecin du Méléagre sut au bout de peu de temps arrêter l’hémorragie, et dès que le malade se sentit un peu plus fort, on le transporta dans la voiture du consul à l’hôtel où nos voyageurs passèrent huit jours, et puis, à bord de ce même Phénicien qui les avait transportés en Espagne, ils prirent la route de Marseille. Arrivée à Marseille, Mme Sand s’adressa à son vieil ami le docteur Cauvières, qui prit immédiatement Chopin sous sa docte garde. Il trouva sa santé sérieusement compromise, mais, en le voyant reprendre des forces rapidement, il répondit de sa guérison et dit qu’avec de grands soins il pourrait vivre longtemps. Il exigea toutefois la prolongation du séjour dans le Midi et conseilla de ne point reprendre la route de Paris avant le commencement de l’été. Mme Sand se donc avec sa famille pour tout le printemps à Marseille.


À Madame Marliani.
Marseille, 26 février 1839.

Enfin ! chère, me voici en France !

… Un mois de plus et nous mourions en Espagne, Chopin et moi ; lui de mélancolie et de dégoût, moi de colère et d’indignation. Ils m’ont blessée dans l’endroit le plus sensible de mon cœur, ils ont percé à coup d’épingles un être souffrant sous mes yeux, jamais je ne leur pardonnerai et si j’écris sur eux, ce sera avec du fiel. Mais [il faut] que je vous donne des nouvelles de mon malade, car je sais, bonne sœur, que vous vous y intéressez autant que moi. Il est beaucoup, beaucoup mieux, il a supporté très bien trente-six heures de roulis et la traversée du golfe de Lion qui, du reste, a été, sauf quelques coups de vent, très heureuse. Il ne crache plus du sang, il dort bien, tousse peu et surtout il est en France ! Il peut dormir dans un lit que l’on ne brûlera pas pour cela. Il ne voit personne se reculer quand il étend la main. Il aura de bons soins et toutes les ressources de la médecine.

Nous avons résolu de passer le mois de mars à Marseille, vu que ce mois est variable et fantasque en tout pays, et que le repos est maintenant la chose la plus désirable pour notre malade. J’espère qu’en avril il sera rétabli et capable d’aller où bon lui semblera, alors je consulterai sa fantaisie et le reconduirai à Paris s’il le désire. Je crois qu’au fond c’est le séjour qu’il aime le mieux. Mais je ne l’y laisserai retourner que bien guéri…[108].

Mme Sand voulut d’abord s’installer avec sa petite famille dans quelque maison de campagne aux environs de Marseille, mais après plusieurs recherches infructueuses et divers déménagements, ils firent choix de l’Hôtel de Beauvau, où Chopin prie ses amis de lui adresser ses lettres, tandis que Mme Sand donne à tous les siens l’adresse du docteur Cauvière : 70, rue de Rome. La ville, grâce à son air ultra-épicier, lui plaisait peu, ainsi qu’à Chopin.

Pour peu que je mette le nez à la fenêtre sur la rue ou sur le port, je me sens devenir pain de sucre, caisse de savon ou paquet de chandelles, dit Mme Sand, à la fin de sa lettre du 22 avril à Mme Marliani[109]. Heureusement Chopin avec son piano conjure l’ennui et ramène la poésie au logis. Adieu encore, mignonne, je vous embrasse mille fois. Je vous aime. Chopin aussi

Ces lignes sont, comme de rigueur, omises dans la Correspondance imprimée, comme aussi le passage précédent (qui vient à la page 138 après les mots : « roman dans le goût de Buloz… la forme lui fera avaler le fond ») :

Je ne sais pas le numéro du docteur Gobert[110] et vous envoie une lettre pour lui. Répondez-moi ce que je dois faire avec Mme d’Agouti. Si je ne lui écris pas, elle vous accusera de m’avoir brouillée avec elle. Il ne faut pas qu’elle vous croie méchante. Nous ne le sommes pas, nous autres[111].

L’appartement occupé par les voyageurs n’était point confortable, non plus : les jours de mistral, il fallait s’entourer de paravents au milieu des chambres. Malgré tout cela le séjour de Marseille leur fut agréable. Il n’eut qu’un côté ennuyeux : il fut trop vite connu des habitants de Marseille, surtout des musiciens et des poètes de second ordre, et Chopin et Mme Sand furent assaillis de visiteurs. Ils durent bientôt faire tous leurs efforts pour se barricader contre les importuns, afin de pouvoir travailler. Le 15 mars, Mme Sand écrit à Mme Marliani dans une lettre inédite :

Marseille, 15 mars 1839.

… Je m’occupe aussi de mes enfants plusieurs heures par jour, ils sont paresseux, mais intelligents. J’ai retrouvé Rey, que vous connaissez peut-être, qui était lié avec Liszt et qui est venu à Nohant. C’est un bon garçon, passablement instruit et intelligent, qui me seconde en leur donnant des leçons. La nuit, je gribouille comme de coutume, je suis assaillie ici comme à Paris.

Du matin au soir, oisifs, curieux et mendiants littéraires assiègent ma porte de leurs lettres et de leurs personnes. Je me tiens sur la défensive, inflexible, ne réponds, ni ne reçois, et me fais passer pour malade. Ne soyez pas effrayée s’il vous vient de ce pays la nouvelle que je suis mourante ; quand ils sauront que je me porte bien, je crois qu’ils seront furieux, car moins que partout ailleurs on comprend ici l’horreur que peut inspirer la populacerie littéraire et le charlatanisme de la réputation. Il y a cohue à ma porte, toute la racaille littéraire me persécute et toute la racaille musicale est aux trousses de Chopin. Pour le coup, lui, je le fais passer pour mort, et si cela continue, nous enverrons partout des lettres de faire part de notre trépas à nous tous les deux, afin qu’on nous pleure et qu’on nous laisse en repos. Nous pensons nous tenir cachés dans les auberges tout ce mois de mars, à l’abri du mistral qui souffle de temps en temps assez vivement. Au mois d’avril nous louerons dans la campagne quelque bastide meublée. Au mois de mai, nous irons à Nohant…[112].

Le doux climat et le soleil guérirent bientôt Chopin presque complètement. Le docteur Cauvières était un interlocuteur des plus agréables et un ami dévoué et paternel ; bientôt il devint aussi un fervent de Pierre Leroux, ce qui le lia encore plus avec Mme Sand. Au mois d’avril, Chopin se sentit si bien, qu’il put accompagner Mme Sand et ses enfants dans une petite échappée à Gênes. Nous avons déjà dit dans notre chapitre ix (vol. II) que ce court séjour à Gênes, qui évoqua dans l’âme de la romancière les souvenirs de son premier voyage en Italie, donna naissance à Gabriel, l’une de ses œuvres les plus sympathiques, que Balzac, comme nous l’avons dit à la même page, considérait comme le meilleur drame de George Sand, et qui, en même temps, par sa forme et sa manière, rappelle beaucoup certaines œuvres dramatiques de Musset.

La fin d’avril fut marquée par un accident triste et touchant. Peu auparavant, Nourrit, le grand chanteur, se tua à Naples en tombant de la fenêtre d’un étage supérieur ; d’aucuns disent que ce fut un suicide, commis dans un accès de désespoir causé par la perte de sa voix ; d’autres que ce fut à la suite d’un vertige ou d’une distraction qui lui aurait fait prendre la fenêtre ouverte pour la porte d’un balcon. La malheureuse veuve, mère de six enfants et en attente d’un septième, revenait avec la dépouille de son mari en France. Le jour où dans une des églises marseillaises, — malgré la protestation de l’évêque, — on célébra une messe pour le mort, Chopin voulut, en souvenir de son ami disparu, tenir l’orgue pendant le service funèbre. La nouvelle s’en répandit dans la ville et la curiosité amena une foule d’auditeurs dans la petite église.

Mais cet auditoire qui, — au dire de George Sand, — s’était porté là en masse et avait poussé la curiosité jusqu’à payer cinquante centimes la chaise (prix inouï pour Marseille), a été fort désappointé, car on s’attendait à ce que Chopin fît un vacarme à tout renverser et brisât pour le moins deux ou trois jeux d’orgue. On s’attendait aussi à me voir en grande tenue, au beau milieu du chœur, que sais-je ?

Or, tout se passa bien autrement. Je ne sais pas si les chantres Font fait exprès, mais je n’ai jamais entendu chanter plus faux ; Chopin s’est dévoué à jouer de l’orgue à l’élévation ; quel orgue ! un instrument faux, criard, n’ayant de souffle que pour détonner. Pourtant votre petit en a tiré tout le parti possible ! Il a pris les jeux les moins aigres et il a joué les Astres, non pas d’un ton exalté et glorieux comme faisait Nourrit, mais d’un ton plaintif et doux, comme l’écho lointain d’un autre monde. Nous étions là deux ou trois tout au plus qui avons vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes. On ne m’a point vue du tout ; j’étais cachée dans l’orgue, et j’apercevais, à travers la balustrade, le cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous sou-’ venez-vous comme je l’embrassais de grand cœur chez Viardot, la dernière fois que nous le vîmes ? Qui pouvait s’attendre à le trouver sous un drap noir entre des cierges ?

J’ai passé cette journée bien tristement, je vous assure. La vue de sa femme et de ses enfants m’a fait encore plus de mal. J’avais le cœur si gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais lui dire un mot…[113].

Ici il manque toute une page dans la lettre imprimée, page des plus précieuses comme sous le rapport de la compréhension profonde de la nature de Chopin de la part de George Sand et aussi comme peinture de leurs relations à ce moment. Nous y voyons que Chopin n’était pas toujours « un malade détestable ». Voici cette page inédite :

Bonsoir, chère amie ; Chopin serait à vos pieds s’il n’était dans les bras de Morphée. Il est accablé depuis quelques jours d’une somnolence que je crois très bonne, mais contre laquelle son esprit inquiet et actif se révolte. C’est en vain, il faut qu’il dorme toute la nuit et une bonne partie du jour. Il dort comme un enfant, j’espère beaucoup de cette disposition, et le docteur assure que le voyage lui sera excellent. Ce Chopin est un ange, sa bonté, sa tendresse et sa patience m’inquiètent quelquefois, je m’imagine que c’est une organisation trop fine, trop exquise et trop parfaite pour vivre longtemps de notre grosse et lourde vie terrestre. Il a fait à Majorque, étant malade à mourir, de la musique qui sentait le paradis à plein nez, mais je me suis tellement habituée à le voir dans le ciel qu’il ne me semble pas que sa vie ou sa mort prouve quelque chose pour lui. Il ne sait pas bien lui-même dans quelle planète il existe, il ne se rend aucun compte de la vie comme nous la concevons et comme nous la sentons…[114].

Le dernier passage de cette lettre est aussi changé dans la Correspondance[115], nous le donnons donc ici en entier :

J’espère que cette lettre se croisera avec une de vous. Je pense que vous avez reçu Gabriel, et que vous ferez payer le Buloz. Je compte sur l’argent que je lui ai demandé et que je vous prie de me faire passer, pour quitter Marseille, car tout y est plus cher qu’à Paris, et mon voyage très lent et très précautionneux me coûtera gros, comme on dit. Adieu, ma chérie, je vous embrasse tendrement…

Le 22 mai, dans la matinée, George Sand et Chopin quittèrent Marseille et se dirigèrent vers le nord, en voyageant « tout tranquillement, couchant dans les auberges comme de bons bourgeois[116] ». La voiture de Mme Sand arrivée par le bateau de Châlons les attendait à Arles, et dans les derniers jours du mois nos voyageurs arrivèrent à Nohant, où ils s’installèrent paisiblement pour tout l’été.

Mais, de retour de Majorque, George Sand s’aperçut en général qu’il lui fallait désormais une vie plus assise, ainsi qu’elle le déclarait déjà dans sa lettre à Mme Marliani du 20 mai, datée de Marseille[117] :

Je n’aime plus les voyages, ou plutôt je ne suis plus dans les conditions où je pouvais les aimer. Je ne suis plus garçon ; une famille est singulièrement peu concevable avec les déplacements fréquents…

Et encore deux mois plus tôt elle disait à cette même Mme Marliani dans la lettre inédite du 15 mars :

Au mois de mai, nous irons à Nohant, et en juin, vraisemblablement, à Paris, car je crois que c’est encore le pays où l’on peut vivre plus libre et plus caché. Plus je vais, et plus la vie retirée m’est nécessaire, l’éducation de mes enfants me tient clouée, mes travaux deviennent plus sérieux, ou au moins moins frivoles. Je voudrais m’établir à Paris…

À partir donc de cette année de 1839 et jusqu’en 1847, Mme Sand décida de passer régulièrement l’été à Nohant et l’hiver à Paris (sauf 1840, où elle n’alla point du tout à Nohant, ce qui sera dit plus loin) ; ses Wanderjahre, ses années de pèlerinage, prirent fin, et dorénavant elle mena une vie plus régulière et plus « assise ».

Il est probable que l’influence de Chopin fut pour beaucoup dans cette décision de Mme Sand, leur vie commune ayant pris à ce moment une tournure toute familiale, pleine de douce intimité et presque patriarcale.

« 19 juin 1839 » est tracé au crayon sur la paroi gauche de la croisée de la chambre de Mme Sand à Nohant.

La paroi droite porte aussi au crayon, l’élégie en prose anglaise The fading sun que nous avons donnée en Appendice au chapitre iv de l’édition russe de notre ouvrage. Cette « élégie en prose », que la jeune Aurore Dupin avait d’abord écrite au crayon sur le rebord de sa fenêtre, se retrouve dans un petit calepin, relié en maroquin noir avec fermetures d’acier, sur lequel la jeune fille, puis la jeune femme, écrivait ses impressions, des idées détachées, des poésies françaises et italiennes, des mots qui l’avaient frappée, les adresses de ses amies de couvent, des titres de romances et d’airs d’opéras, etc.

La première feuille porte : Ce calepin appartient à son maître, autrement dit il marchese Lucie, et la page dont il est question est ainsi conçue :

Written at Nohant upon my window at (the) setting (of the) sun. 1820. Go, fading sun ! Hide thy pale beams behind the distant trees. Nitghly Vesperus is comming to announce the close of the day. Evening descends to bring melancholy on the landscape. With thy return, beautiful light, nature will find again mirth and beauty, but joy will never comfort my soul. Thy absence, radiant orb, may not increase the sorrows of my heart : they cannot be softened by thy return !

Notre excellent et regretté ami M. Plauchut a cité ce morceau écrit sur la fenêtre dans son intéressant petit volume Autour de Nohant[118], et ayant cru déchiffrer sur la paroi gauche « 1829 », il le rapporta à la vingt-cinquième année d’Aurore Dudevant, mais le petit calepin prouve bien que c’est déjà en 1820 que l’élégie fut écrite et copiée. Or, ce n’est pas « 1829 » mais « 1839 » qu’il faut lire sur la paroi gauche, et cette date ne se rapporte pas à l’élégie anglaise, mais bien aux premiers jours de l’installation de George Sand et de Chopin à Nohant, au retour de Majorque. Nous ne pouvons pas dire ce que cette date de « 19 juin 1839 » signifie, nous nous permettons donc, pour la seule et unique fois au cours de notre travail, de nous hasarder sur le terrain des suppositions et d’imaginer que ce jour-là George Sand signa mentalement le commencement d’une douce et paisible intimité familiale, sinon légale, sous le même toit que l’être aimé.


CHAPITRE II

(1839-1842)


L’été 1839 à Nohant. — L’appartement de la rue Pigalle, 16. — Récits de Gutzkow, Louis de Loménie, Balzac, Gutmann, etc. — Mme Marliani. — Delacroix. — Henri Heine et Joseph Dessauer. — Carl. — Mme Dorval et Bocage. — Cosima. — L’été de 1840 à Paris. — Visite de Gutzkow. Voyage à Cambrai. — Difficultés financières. — L’hiver de 1840-41. — Les amis polonais. — Lettres inédites de Mickiewicz. — Une page du Journal de Piffoël et des Impressions et Souvenirs. — Un petit incendie. — Loménie en fumiste. — Concert de Chopin. — L’été de 1841. — M. et Mme Viardot.


Arrivée à Nohant, la première chose que fit Mme Sand fut d’inviter son ami, le docteur Gustave Papet, pour lui faire minutieusement ausculter Chopin et le placer sous son observation permanente. Papet ne découvrit chez Chopin aucun indice de phtisie, mais bien une maladie chronique du pharynx qu’il ne pouvait promettre de guérir, sans que, — selon lui, — elle présentât rien d’alarmant. Il conseilla le repos à la campagne et un traitement quelconque fort prudent. Le projet de se fixer à Paris fut donc abandonné jusqu’en automne et on décida de passer l’été à Nohant. Le vieux château vécut alors d’une vie monotone, tranquille et douce, comme George Sand le déclare dans sa lettre inédite du 15 juin 1839 à Mme Marliani :


Bien chère Lolo,

… Du reste même vie de Nohant, monotone, tranquille et douce. Mon préceptorat avec Maurice et Solange dure tous les jours, même le dimanche, depuis midi jusqu’à cinq heures. On dîne en plein air, les amis viennent tantôt l’un, tantôt l’autre, on fume, on jase, et le soir, quand ils sont partis, Chopin me joue du piano entre chien et loup, après quoi il s’endort comme un enfant en même temps que Maurice et Solange. Moi, je lis l’Encyclopédie et je prépare ma leçon du lendemain. Vous voyez, qu’après cela, à moins que je ne vous parle du progrès social et religieux depuis l’établissement du christianisme, de la vie de Cassiodore ou de Clément d’Alexandrie[119] et autres drôleries que vous connaissez beaucoup mieux que moi, je n’ai rien à vous dire qui vaille la peine d’être écrit…


Tous les amis berrichons de Mme Sand saluèrent avec enthousiasme la rentrée au bercail de leur amie : les Duvernet, les Fleury, Néraud, Papet, Planet, la famille Rollinat qui venait de perdre leur vieux père, et surtout François Rollinat en personne, qui réclamait, en ce moment, spécialement aide et soutien de la part de son amie Aurore (dite « Oreste »), grâce à une insipide accusation de quasi-filouterie portée contre lui par des gens qui voulaient le faire chanter[120]. La plupart de ces amis surent bientôt apprécier Chopin et lui vouèrent un attachement des plus respectueux. Notons, entre autres, que dès cette époque chacun des correspondants de Mme Sand : les membres de sa famille, comme ses amis intimes (les frères Rollinat, Hippolyte Chatiron, Fleury, Papet et Planet) ; les artistes (par exemple, Mme Pauline Viardot), comme les amis prolétaires (Gilland, Magu et Perdiguier) ; les philosophes, comme les politiques (Leroux, Louis Blanc, de Latouche) ; enfin tous les intimes de Nohant, comme aussi de simples connaissances, ne terminent jamais leurs lettres à Mme Sand autrement que par la phrase sacramentale : « J’embrasse Chopin, Maurice et Solange », ou bien : « Je salue Solange, Chopin et Maurice », ou encore : « Un baiser à Maurice, Solange et Chopin », etc. Il nous semble qu’il ne faut point de commentaires à ces simples et naïves fins de lettres, elles disent plus que tous les longs raisonnements de l’Histoire de ma vie que nous allons citer, et elles nous peignent avec des couleurs bien plus chaudes, vivantes et sympathiques ce qui apparaît sous la plume de l’auteur de l’Histoire bien froidement raisonnable, bien artificiellement intentionné et… peu attrayant. Ces petites fins de lettres nous disent qu’à Majorque, tout comme à Nohant et à Paris, pendant plus de neuf ans, c’était une vraie famille qui vivait, famille unie et honnête, acceptée par tout le monde comme telle, quoique illégitime.

Chopin sut se poser si dignement que jamais personne n’eut l’idée de le traiter en « héros de roman », ni, encore moins, de faire des allusions à son intimité avec la maîtresse de la maison, ou de feindre de « ne rien remarquer ». C’était, répétons-le, une vraie famille, honorée de tout le monde, et il eût semblé un manque d’attention de la part de quelque correspondant, s’il ne se souvenait point également de tous les membres de cette famille en écrivant à l’un d’eux. Mais entre tous, ce fut surtout le frère de Mme Sand, Hippolyte Chatiron, — vers cette époque définitivement fixé à proximité de Nohant, dans son domaine de Montgivray, — qui voua une vraie adoration à Chopin. Par son fin esprit artiste, qui le faisait en tant de points ressembler à son illustre sœur (ses lettres témoignent d’une vraie nature d’artiste), par sa verve inépuisable, par son entrain et sa droiture, il gagna aussi le cœur de Chopin qui lui pardonnait volontiers ses petits manques de savoir-vivre et parfois même de graves forfaits contre toute règle, ce qui arrivait assez souvent à Hippolyte, lorsqu’il avait sacrifié à Bacchus. Mais pour Chopin il avait un vrai culte, un sincère attachement, jusqu’à sa mort il ne le traita qu’avec la plus délicate attention, une vénération sans bornes, et il sut, avec lui seul, rester toujours dans les limites du plus parfait respect.

Outre les amis berrichons, Nohant eut cet été la visite de quelques amis parisiens : Mme Dorval, Grzymala, Emmanuel Arago, et quelques autres.

Le 15 août, à la fin d’une lettre inédite consacrée à des questions d’affaires, George Sand ajoute :


… Pressez ce vieux Grzymala ; son arrivée est nécessaire à la cure complète de son petit. Celui-là, du reste, fait des progrès merveilleux à Nohant, cette vie lui réussit enfin. Il a un beau piano et il nous enchante du matin au soir. Il a fait des choses ravissantes depuis qu’il est ici…[121].

… Donnez à l’abbé, en plus de mes 40 francs, 10 francs pour Chopin et 5 francs pour Rollinat, total 55 francs, en attendant mieux.

Le 24 août, Mme Sand écrit encore à Mme Marliani :

Chère amie, Chopin est toujours tantôt mieux, tantôt moins bien, jamais mal, ni bien précisément. Je crois bien que le pauvre enfant est destiné à une petite langueur perpétuelle ; son moral, heureusement, n’en est point altéré. Il est gai dès qu’il se sent un peu de force, et quand il est mélancolique, il se rejette sur son piano et compose de belles pages. Il donne des leçons à Solange, qui, sous tous les rapports, montre un grand développement d’intelligence…

… S’il me reste encore cent francs chez vous, veuillez les remettre à M. de Lamennais pour notre petite affaire[122].


Dans l’une des lettres de cet été, Chopin prie Fontana de lui envoyer un « Weber à quatre mains », il est fort probable que ce fut pour l’exécuter avec Solange, ou avec Mme Sand elle-même. Mais, en tout cas, si même elle ne s’occupa point de musique avec lui pratiquement, Chopin trouva en elle une auditrice si sensitive, si pleine de compréhension profonde, qu’il joua pour elle comme pour son alter ego ; à dater de cette époque, il soumit à son jugement toutes ses nouvelles compositions, lui demandant son opinion, et il se livra volontiers devant elle à des expansions sur tous les événements musicaux, les œuvres et même les procédés techniques particuliers de tel ou tel auteur. Or, nous savons comment George Sand, pendant toute sa vie, savait écouter.

« Sie ist eine feine Horcherin, elle est une fine écouteuse », avait dit d’elle Heine[123]. Et effectivement, nous trouvons dans Consuelo, comme dans Carl, dans le Château des Désertes comme dans les Impressions et Souvenirs les échos des paroles et des impressions de Chopin. Et voici maintenant le jugement de Mme Sand sur le génie musical de son ami, que nous avions déjà cité en partie :

Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d’émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l’infini ; il a pu souvent résumer en dix lignes, qu’un enfant pourrait jouer, des poèmes d’une élévation immense, des drames d’une énergie sans égale. Il n’a jamais eu besoin de grands moyens matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxophones, ni ophicléides[124] pour remplir l’âme de terreur ; ni orgues d’église, ni voix humaine pour la remplir de foi et d’enthousiasme. Il faut de grands progrès dans le goût et l’intelligence de l’art pour que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l’on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano, et où tout le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus grands maîtres qu’il s’était assimilés, a gardé une individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c’est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la vie.

Chopin sentait sa puissance et sa faiblesse. Sa faiblesse était dans l’excès même de cette puissance qu’il ne pouvait régler. Il ne pouvait pas faire, comme Mozart (au reste Mozart seul a pu le faire), un chef-d’œuvre avec une teinte plate. Sa musique était pleine de nuances et d’imprévu. Quelquefois, rarement, elle était bizarre, mystérieuse et tourmentée. Quoiqu’il eût horreur de ce que l’on ne comprend pas, des émotions excessives l’emportaient à son insu dans des régions connues à lui seul. J’étais peut-être pour lui un mauvais arbitre (car il me consultait comme Molière sa servante), parce qu’à force de le connaître, j’en étais venue à pouvoir m’identifier à toutes les fibres de son organisation. Pendant huit ans, en m’initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation, son piano me révélait les entraînements, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le comprenais donc comme il se comprenait lui-même, et un juge plus étranger à lui-même l’eût forcé à être plus intelligible pour tous…[125].

Un peu plus loin, George Sand ajoute encore :

Rien ne paraissait, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance…[126].

Mme Sand nous donne, de plus, des détails extrêmement précieux sur la manière de travailler de Chopin :

… Sa création était spontanée, miraculeuse. Il la trouvait sans la chercher, sans la prévoir. Elle venait sur son piano, soudaine, complète, sublime, ou elle se chantait dans sa tête pendant une promenade, et il avait hâte de se la faire entendre à lui-même en la jetant sur l’instrument. Mais alors commençait le labeur le plus navrant auquel j’aie jamais assisté. C’était une suite d’efforts, d’irrésolutions et d’impatience pour ressaisir certains détails du thème de son audition : ce qu’il avait conçu tout d’une pièce, il l’analysait trop en voulant l’écrire, et son regret de ne pas le retrouver net, selon lui, le jetait dans une sorte de désespoir. Il s’enfermait dans sa chambre des journées entières, pleurant, marchant, brisant ses plumes, répétant ou changeant cent fois une mesure, l’écrivant et l’effaçant autant de fois, et recommençant le lendemain avec une persévérance minutieuse et désespérée. Il passait six semaines sur une page pour en revenir à l’écrire telle qu’il l’avait tracée du premier jet…[127].

Comme ces lignes nous peignent merveilleusement le procès de création chez un « artiste exigeant envers lui-même[128] », qui, comme un joaillier, taille et polit sans relâche, minutieusement et avec la plus grande tension de toutes ses forces, les diamants trouvés quasi spontanément dans les trésors de son âme ! Combien cette facilité, cette spontanéité d’inspiration première et ces essais toujours renouvelés, ces tourments, ces indécisions, ces doutes et enfin cette sévère critique de son œuvre et cette méticuleuse persévérance à donner une forme finale et irréprochable à cette inspiration, combien tout cela nous peint aussi le caractère de Chopin !

On travailla donc beaucoup à Nohant, cet été de 1839, les adultes et les enfants, mais Mme Sand dut bientôt se convaincre, comme du reste cela lui était déjà arrivé l’année précédente, qu’à elle seule elle ne viendrait pas à bout de l’éducation et de l’instruction de ses enfants. Ceci, d’autant plus que Solange, comme nous l’avons déjà dit, tout en se distinguant par une rare intelligence et de grandes capacités, désespérait sa mère par sa paresse et son entêtement. Cela fatiguait et chagrinait tellement Mme Sand qu’elle se sentait incapable de travailler, et pourtant il le fallait bien, surtout vu les dépenses toujours croissantes et les difficultés survenues dans la gestion de son domaine et de ses affaires pécuniaires. Elle écrit par exemple le 20 août à Mme Marliani[129] :

Nohant, 20 août 1839.

Chère amie, voici un mot de Chopin pour M. Pleyel, il est écrit depuis trois jours, et je n’ai pas eu la force de vous écrire trois lignes tant je suis accablée de travail et de souffrance. Mon ancien mal de foie ou du moins des douleurs dans le flanc (que j’appelle ainsi) sont revenues avec intensité. Si vous venez me voir, je vous conterai aussi tous mes désastres d’argent et vous verrez quelle vie de cheval je suis forcée de mener au grand détriment de ma santé… C’est alors que Mme Sand se décida à s’installer quand même à Paris, pour l’hiver, et à prendre des précepteurs pour ses enfants. Chopin devait aussi rentrer à Paris en automne parce que ses ressources consistaient surtout en leçons de musique qu’il donnait à une quantité d’élèves, tous plus ou moins bien nés. Or, il avait rompu le bail de son appartement précédent ; Mme Sand aussi n’avait pas de domicile constant à Paris, et lorsqu’elle y arrivait, en ces dernières années, elle descendait tantôt à l’hôtel, tantôt chez Mme Marliani[130], tantôt enfin chez Didier. C’est pour cela que toutes les lettres de Chopin à Fontana, datées de l’été de 1839, sont pleines de prières de chercher deux appartements : l’un pour lui-même, l’autre pour « Mme Sand » ou pour « George », et des plus précises indications sur le nombre nécessaire de chambres pour elle, sur leur distribution respective, sur la condition obligatoire qu’il « n’y ait à proximité ni forge, ni aucun atelier d’artisan avec bruit ou fumée », et sur la préférence à donner à un petit hôtel ou une petite dépendance au fond d’une cour. Chopin donne même des indications sur la couleur du papier de chaque chambre, sur l’expresse condition que les planchers soit recouverts de parquets, etc., etc. Et dans l’une de ces lettres il ajoute qu’il avait déjà écrit à Grzymala par rapport à cette affaire « qui me regarde, car c’est tout comme si cela me regardait personnellement ». Une autre fois Chopin écrit encore à Fontana qu’il avait si heureusement trouvé un logement pour lui, Chopin, que c’est chez lui qu’on allait diriger le « portier de la maison de George » (c’est-à-dire de l’hôtel de Narbonne, rue de la Harpe)[131], pour qu’ils s’entendent ensemble à chercher quelque chose pour elle. Enfin par les efforts réunis de Fontana, de Grzymala et d’Emmanuel Arago on trouva deux appartements : un, rue Tronchet, 5, pour Chopin, l’autre, rue Pigalle, 16, pour George Sand ; ce dernier composé de deux pavillons, séparés de la rue par un assez vaste et joli jardin, et Chopin écrit à Fontana, visiblement convaincu que ses paroles seront pour lui a le comble de l’agrément » :

… Nous te prions de prendre immédiatement ce logement. Elle te considère comme le meilleur et le plus logique de nos amis…

On serait tenté de croire, d’après la Correspondance imprimée de George Sand, qu’elle ne s’était logée rue Pigalle qu’en janvier 1840, car nous y trouvons à la date du « 1er  janvier 1840 » une lettre à Gustave Papet, où elle lui annonce qu’elle est depuis « quelques jours seulement » installée, après de longs ennuis avec les tapissiers, les serruriers, etc., etc. mais c’est une simple erreur, car d’abord la lettre elle-même n’est point de janvier 1840, mais du 1er  novembre 1839, et puis c’est effectivement en octobre, que George Sand et Chopin quittèrent Nohant, et quoiqu’elle dut passer plusieurs jours dans un logement point arrangé ou les passer dans l’appartement de Chopin, c’est pourtant bien en octobre qu’elle prit possession de son nouveau logis. Chopin écrit à Fontana dans les premiers jours d’octobre :


Lundi.

Cher ami, je serai à Paris dans cinq ou six jours ; fais hâter tout ce qui est possible, ou que je trouve au moins une seule chambre tendue de papier et un lit préparé. J’ai pressé mon départ, car la présence de George Sand à Paris est indispensable à cause de sa pièce[132]. Mais que cela reste entre nous. Nous avons décidé notre départ pour après-demain… de sorte que je te verrai mercredi ou jeudi… Tu es vraiment inappréciable. Loue rue Pigalle les deux maisons, sans plus rien demander à personne. Hâte-toi. Si à cause de la location des deux maisons à la fois tu parviens à faire baisser le prix, c’est bon, sinon, loue-les quand même pour deux mille cinq cents francs. Je t’écrirai encore avant mon départ…

Mardi le 8 octobre, Chopin lui écrit encore :

Après-demain, jeudi, à cinq heures du matin, nous partons, et vendredi, à trois ou quatre, et sûrement déjà à cinq heures, je serai rue Tronchet…

Dans une lettre inédite à Mme Marliani, écrite ce même 8 octobre 1839, George Sand écrit de son côté :

Chère bonne, je pars après-demain matin jeudi, et je serai à Paris (nous irons après-demain coucher à Orléans), si nous n’avons pas d’encombre, vendredi de 4 à 5, 6, 7, 8, 9, 10, selon que la poste ira bien, mais à coup sûr le plus tôt possible…

Il est évident que non seulement ces deux lettres furent écrites et envoyées simultanément, mais encore il est fort probable que les deux correspondants les avaient écrites à la même table et qu’ils se communiquaient à haute voix leur rédaction. Il est aussi évident que George Sand arriva à Paris simultanément avec Chopin le 11 octobre. Quant à son appartement, elle y passa sinon ce même jour, du moins en octobre encore. Elle écrit à Girerd[133] :


Paris, octobre 1839.

Mon bon frère, il y a des siècles que je veux t’écrire et je vis dans un tourbillon d’affaires et de travail si assommant, que j’attends toujours une heure de calme pour causer avec toi. C’est un bonheur que je ne voudrais pas empoisonner par mille sottes interruptions et mille tristes préoccupations. Mais qu’une lettre est peu de chose et dit mal ce qu’on se dirait dans le bon laisser aller du coin du feu ! Tu devrais, bien maintenant que je suis enfin installée chez moi à Paris, venir y faire une promenade et passer quelques bonnes journées avec moi.

Dans une lettre inédite à sa sœur Caroline Cazamajou, elle écrit le 1er  novembre 1839 :

Ma bonne sœur, je suis installée à Paris pour tout l’hiver. Écris-moi rue Pigalle, 16. Je t’embrasse ainsi que ton mari.

Dans les lignes de sa lettre à Papet que nous avons mentionnée plus haut :

Cher vieux, je suis enfin installée rue Pigalle, 16, depuis deux jours seulement, après avoir bisqué, ragé, pesté, juré contre les tapissiers, serruriers, etc… Quelle longue, horrible, insupportable affaire que de se loger ici !

Ces lignes, si même elles dataient de janvier 1840, ne se rapporteraient qu’à l’arrangement intérieur de l’appartement.

Chopin s’installa donc en octobre rue Tronchet, Mme Sand, rue Pigalle ; mais, comme on peut bien se l’imaginer, cet ordre ne dura pas bien longtemps. Ils se convainquirent bientôt qu’il était impossible de vivre séparément après un an d’existence commune en Espagne, à Marseille et à Nohant. Sous le prétexte du danger auquel serait exposé la santé de Chopin par des allées et venues continuelles, après des leçons fatigantes, et par les rentrées dans un fiacre glacé dans son appartement non moins humide et glacé, Chopin se transporta rue Pigalle et s’installa à l’étage inférieur du pavillon occupé par Maurice, tandis que Mme Sand et sa fille occupaient le pavillon vis-à-vis : tout le monde se rassemblait pour dîner soit chez elle, soit chez Chopin.

Son appartement, Chopin le céda à son ami le docteur Jean Matuszynski. Toutefois, lorsque Chopin rentrait à Paris seul, et que Mme Sand restait encore à Nohant, il descendait quelquefois chez son ami, comme on le voit par cette lettre inédite, la première des seize que nous publions ici :

Le papier est aux initiales de Jean Matuszynski : J. M. ; sur le timbre : 25 sept. 1841.

Madame George Sand
château de Nohant, près Lachâtre (Indre).

Me voilà rue Tronchet, arrivé sans fatigue. Il est 11 heures du matin. Je m’en vais rue Pigale (sic). Je vous écrirai demain, ne m’oubliez pas.

Ch.

J’embrasse vos enfants.

Samedi.

Tout ce que nous trouvons dans l’Histoire de ma vie se rapportant à cette installation en commun, voire : les motifs qui forcèrent George Sand à « accepter » Chopin parmi les membres de sa famille, lorsqu’il « s’était fait l’idée de fixer son existence auprès de la sienne », et lorsqu’elle eut à « débattre dans sa conscience » cette question sérieuse ; « l’effroi » qu’elle éprouva « en présence d’un nouveau devoir à contracter », d’une nouvelle fatigue « dans sa vie déjà si remplie et si accablée de fatigue », de la nécessité de soigner un malade de plus, ayant déjà un malade sur les bras (Maurice) ; puis l’assertion qu’elle « n’était pas illusionnée par une passion », qu’au contraire, elle était très effrayée à l’idée qu’une grande passion (« cette éventualité de son âge, de sa situation et de la destinée des femmes artistes, surtout lorsqu’elles ont horreur des distractions passagères ») pût « la distraire de ses enfants », mais que « la tendre amitié que lui inspirait Chopin » lui semblait un « moindre danger et même un préservatif contre des émotions qu’elle ne voulait plus connaître » ; qu’enfin elle et Chopin furent ainsi « poussés par la destinée dans les liens d’une longue association », — tout cela nous paraît un essai absolument manqué et fort inutile de donner l’explication d’un fait, qui n’avait pas besoin d’être expliqué, et de lui donner une apparence qui ne pouvait tromper personne.

Ces pages de l’Histoire de ma vie nous sont déplaisantes au plus haut point, car il n’en existe peut-être point d’autres aussi aptes à donner raison aux épithètes favorites de « raisonneuse » et même d’ « hypocrite » que les ennemis de George Sand aiment tant à lui octroyer et qu’elle ne mérite nullement, en général. Nous nous permettons quand même de la disculper en cette occasion, en répétant d’abord ce que nous avons dit dans le tout premier chapitre de ce travail : les tours de phrases « diplomatiques » et les réticences étaient imposés à l’auteur de l’Histoire de ma vie comme à l’auteur des Mémoires de Catherine II par la modestie inhérente et obligatoire à leur sexe. Secondo : la fin de l’Histoire de ma vie s’imprimait à une époque où Maurice Sand était non seulement un adulte, mais frisait la trentaine déjà ; il haïssait Chopin, il était choqué par tout ce qui rappelait les rapports de sa mère et du grand musicien polonais, on peut donc croire que c’était pour être agréable à son fils que Mme Sand émit dans les dernières pages de son œuvre ces considérations inutiles et qui ne peuvent qu’embrouiller le lecteur. Nous ne les critiquerons ni ne les réfuterons point, nous nous bornerons à conseiller à tout lecteur de l’Histoire de ne lire les pages 452-474 qu’armé de ce « lorgnon de critique » — dont parle Pouchkine — et nous nous tournerons maintenant vers la description de la vie et du logement de Mme Sand dans la rue Pigalle, d’autant plus que nous avons sous la main plusieurs lettres et mémoires des personnes qui visitèrent Mme Sand et Chopin pendant les trois années qu’ils y habitèrent le n° 16, d’octobre 1839 à l’hiver 1842. Citons d’abord le passage des Lettres parisiennes de Gutzkow[134], où il raconte son premier pèlerinage manqué chez Mme Sand, grâce auquel pourtant nous pouvons nous faire une idée très nette de cette petite oasis abritée, au beau milieu de la grande ville bruyante, que les amis de Chopin surent trouver pour la grande romancière avide de silence et d’espace libre, de quelque chose lui rappelant sa chère campagne.

Je suis venu à Paris, dit Gutzkow[135], pour voir les hommes célèbres de la France, pour me réjouir de la joie de son peuple, pour m’éprouver à sa douleur… J’ai déjà vu certaines choses, j’en verrai encore beaucoup, mais je dois avouer que, dès le premier pas que j’ai fait dans les rues, je fus hanté par la nostalgie de voir George Sand. Il est inutile qu’on observe que George Sand est le plus célèbre des poètes français vivants. Il est inutile qu’on admire ce qui serait intéressant pour tout le monde. La vue d’une femme qui surpasse par la profondeur de ses idées, par la poésie de ses tendances, par l’éclat de ses images tout ce qui pourrait rivaliser avec elle en France, la vue de cette femme doit charmer tout le monde, même les ennemis. Elle a écrit des œuvres qui ne sont qu’un repos après des œuvres sérieuses, mais ce n’est pas uniquement la perfection de ces créations qui nous attire vers elle. C’est le dévouement libre à une idée, c’est le sacrifice de tout égoïsme, même celui de tout préjugé et de toute tradition, ce sont les élans les plus nobles du sentiment. Elle vit retirée. Elle se dévoue à soigner le musicien Chopin qui est souffrant depuis plusieurs années. Elle craint la curiosité des importuns, qui admiraient en elle non la loi de la belle Nature, mais une exception à la règle. Et elle est parfaitement défiante envers les touristes. On l’a peinte et exposée en caricatures grotesques. On n’a pas respecté ses secrets, ses confidences. On lui avait demandé des audiences et puis attiré dans des sphères où nous sommes tous rien que des humains, on l’a trahie et livrée à la médisance des « Souvenirs de voyages ». Et pourtant je suis attiré vers elle. Je ne voudrais voir que le milieu où elle règne, connaître ce que regardent ses yeux lorsque, fatiguée par son travail, elle ouvre sa fenêtre pour rafraîchir sa poitrine par une bouffée d’air.

Le désir de voir ne fût-ce que son appartement m’emporta. C’est rue Pigalle, 16, tout près de chez moi, non loin de la Notre-Dame de Lorette. Je marche. Paris prend un air nouveau aux abords de la rue Pigalle. Je vois ici que, même à Paris, on peut avoir des maisons de campagne avec jardins. Je passe devant la rue des Martyrs, par la rue Fontaine, où une gaie petite place est entourée de villas dans le plus beau style italien et où demeure Thiers ; je prends à gauche la rue Pigalle n° 20, n° 18, n° 16. — Numéro 16 ! Le cœur me bat. Une grande maison nouvelle. Il y a un jardin derrière, je le vois bien, mais la maison est fermée. Il y a un verrou devant le mystère, un mur de forteresse qui ne me permet pas même d’apercevoir les jalousies de ses chambres. C’est alors que je lis sur la porte un écriteau ainsi conçu : Petit appartement à louer pour un garçon. Je vais jouer une petite farce.

— Il y a une chambre à louer ?

— Pour deux cents francs, dit la concierge.

— Où se trouve-t-elle ?

— À l’entresol.

— Elle donne de l’autre côté ?

— Non, monsieur, ici.

C’était malheureux. Je vis par la porte cochère un petit jardin et au fond le pavillon habité par George Sand.

— Monsieur veut-il voir la chambre ?

— Montrez-la-moi. C’est ainsi que je pus rester plus longtemps à contempler l’endroit où furent écrits : Spiridion, le Compagnon du tour de France et peut-être Mauprat.

La concierge monta.

— Voici la chambre, monsieur !

Elle était spacieuse, peinte à neuf, sans meubles, basse, assez bon marché pour les deux cents francs, mais ses fenêtres donnaient de ce côté, sur la rue, au soleil, et non sur l’ombre du jardin. Lorsque des bonshommes louent quelque chose, et veulent dire le froid non en une forme donnant quelque espoir aux pauvres gens qui attendent qu’ils aient trouvé ce qui leur convient, ils disent : « Je reviendrai. »

— Je reviendrai, madame.

Déjà tourné vers la porte, je demandai :

— N’est-ce pas ici que demeure George Sand ?

— Dans le pavillon, monsieur.

Habiter près de George Sand ! cela vaut bien le prix de deux cents francs !

— Permettez-moi de jeter un coup d’œil sur le jardin.

Je descendis et regardai le petit jardin. Quelques ormes, quelques tilleuls, trois ou quatre plates-bandes, mi-préparées pour le printemps. L’enclos qui se revêtira bientôt de verdure n’est pas grand, mais il y a à côté plusieurs petits enclos pareils, — ce qui forme une vue large sur l’espace. Les oiseaux de là-bas viennent se poser sur les arbres ici. Les lilas d’ici embaument l’air de là-bas. La chenille qui vit le jour dans le troisième jardinet là-bas, peut devenir chrysalide dans le jardin voisin et papillon ici — dans le jardin de George Sand. C’est comme un petit coin de nature en mosaïque, formé de tous les enclos, un paysage fait à la Fourier, un phalanstère naturel. Et je vois qu’il y a à Paris des endroits où l’on peut, sinon devenir poète, au moins en rester un, si on l’est déjà. La concierge comprit parfaitement l’intérêt qu’éveillait en moi cet endroit et ne m’empêcha pas de rester un peu longuement au jardin. Les jalousies étaient baissées. C’est là qu’habitait un cœur malade. Au milieu de la cohue parisienne, un petit enclos paisible pour y aimer, y écrire et y mépriser le monde ! Oui, c’est une grande chose que la puissance morale d’un homme, lorsqu’elle est secondée par la nature. À la face des monts, à la face de la mer, même à l’ombre bruissante des quelques tilleuls à travers lesquels brille la lune, — on a plus d’audace que dans un salon où règne la médisance. Je me représentai cet enclos idyllique par une nuit étoilée et tout couvert de fleurs printanières, et je compris l’esprit qui pénètre ’les écrits de cette femme célèbre. Je compris son courage à lutter contre les verdicts du monde. Je compris que parfois le voisinage de la Divinité nous fait oublier l’absence des hommes. Je regardais tout autour de moi, profondément ému dans l’âme ; je sentais que même ceux qui n’aiment pas, qui attaquent George Sand, que même eux, ils auraient vénéré le triomphal silence qui l’entoure. Mais ce qui n’aurait été pour eux qu’affaire de curiosité était pour moi un acte de piété…

M. Louis de Loménie, le critique connu qui faisait alors paraître une série de biographies d’hommes célèbres sous le modeste titre : « Les contemporains illustres, par un homme de rien », et dont l’interview avec Mme Sand sera cité plus loin, visita la rue Pigalle quelques mois avant Gutzkow, probablement dans l’hiver de 1840-1841 ou à l’automne de cette dernière année et c’est ainsi qu’il décrit la maison même de George Sand.

… J’arrive du fond de la Chaussée d’Antin dans une rue silencieuse et solitaire que je ne vous nommerai pas par la raison que je ne suis pas le « Dictionnaire des vingt-cinq mille adresses » ; j’entre dans une maison de belle apparence ; on me conduit dans un jardin ; au fond de ce jardin, à droite, on m’indique un petit pavillon isolé ; je frappe à la petite porte de ce petit pavillon, on m’ouvre, on me fait monter par un tout petit escalier et je me trouve dans une petite antichambre qui ressemblait à l’antichambre de tout le monde…[136].

Pourtant si l’antichambre du petit pavillon « ressemblait à l’antichambre de tout le monde », l’arrangement et l’ameublement du logis portaient, au dire de Balzac, en toutes lettres la| signature de ses propriétaires. Le frère de Mme Hanska lui ayant faussement raconté qu’il était allé chez George Sand, et qu’il n’y avait rien pu apprendre sur Balzac, vu la « brouille » qui serait survenue entre ce dernier et la grande romancière, et autres billevesées pareilles, l’auteur du Père Goriot écrit à son « Étrangère » en mars 1841[137] :

On me dit qu’il y a ici un de vos cousins, mais il ne me cherche pas plus que ne l’a fait votre frère. George Sand, chez qui je vais assez souvent, lui aurait bien dit où me trouver. Ce cousin me paraît très gobemouche, il gobe une foule de sottises sur moi, à en juger par ce qu’on m’a dit de lui. Avouez, chère, que votre frère a joué, de bonne volonté, de malheur, car George Sand et moi sommes restés assez amis et je la vois toujours une fois environ par mois. Je mène une vie très retirée à cause de mes travaux, mais je ne suis pas introuvable pour mes amis…


15 mars.

Je reviens de chez George Sand, qui n’a jamais vu ni connu Adam Rzewuski. Je l’ai remuée et interrogée avec la plus grande ténacité, et comme elle a depuis trois ans Chopin, le pianiste, pour ami, vous comprenez que l’illustre Polonais, qui se souvient de Léonce et de son frère (Vitold), aurait su ce que c’était que votre cher Adam. D’ailleurs Grzymala, l’amoureux de la Z…, et Gurowski, et tous les Polonais dont elle est farcie sauraient qu’Adam est Adam Rzewuski. N’ayez pas l’air de savoir ceci, car vous savez que les hommes sont terribles sur l’affaire d’amour-propre, et vous m’en feriez un ennemi. George Sand n’est pas sortie l’année dernière de Paris. Elle demeure rue Pigalle, 16, au fond d’un jardin au-dessus des remises et des écuries d’une maison qui est sur la rue. Elle a une salle à manger où les meubles sont en bois de chêne sculpté. Son petit salon est couleur café au lait et le salon où elle reçoit est plein de vases chinois superbes, pleins de fleurs. Il y a toujours une jardinière pleine de fleurs ; le meuble est vert ; il y a un dressoir plein de curiosités ; des tableaux de Delacroix, son portrait par Calamatta. Interrogez votre frère et sachez s’il a vu ces choses-là, qui sont frappantes et qu’il est impossible de ne pas voir. Le piano est magnifique et droit, carré, en palissandre. D’ailleurs Chopin y est toujours. Elle ne fume que des cigarettes et pas autre chose. Elle ne se lève qu’à quatre heures : à quatre heures, Chopin a fini de donner ses leçons. On monte chez elle par un escalier dit de meunier, droit et raide. Sa chambre à coucher est brune, son lit est deux matelas par terre à la turque. Ecco contessa ! Elle a de jolies petites, petites mains d’enfant. Enfin le portrait de l’amoureux de la Z… en castellan de Pologne est dans la salle à manger, fait jusqu’au genou, et rien ne frappe davantage un étranger. Si votre frère se tire de là, vous saurez la vérité. Mais laissez-vous attraper. — Oh ! les voyageurs !…

Guttman, l’un des élèves favoris de Chopin, dans ses Souvenirs cités par Bernard Stavenow[138], parle aussi, quoiqu’en des termes moins artistement précis et moins pittoresques, des meubles anciens qui se trouvaient dans le petit salon fort original ; il dit encore que dans la chambre de Mme Sand, un tapis marron recouvrait tout le plancher, qu’il y avait de beaux tableaux, des meubles en chêne sculpté, que les murs étaient tendus de reps brun et les fauteuils de velours marron et qu’un grand lit carré et bas était recouvert d’un tapis de Perse. Dans une des lettres inédites de Mme Pauline Viardot, datant de son voyage de noce en Italie, la grande artiste se souvient aussi du « boudoir sombre et romantique » de Mme Sand. C’est dans cet élégant petit appartement que Mme Sand vécut sans en sortir, d’octobre 1839 au printemps de 1841, et c’est là quelle revint par deux fois, après les mois d’été passés à Nouant, jusqu’à ce qu’elle le quitta définitivement en novembre 1842.

La vie et le travail allaient à toute vapeur dans les murs de ce petit home. De nombreux précepteurs des deux sexes venaient chez Maurice et Solange ; aux heures libres la jeunesse s’ébattait au jardin, accrue par la présence d’Augustine Brault, — jeune cousine que Mme Sand adopta plus tard presque comme une fille, — d’Oscar Cazamajou, fils de sa sœur Caroline, et des enfants de Mme d’Oribeau, une nouvelle amie de Mme Sand. Maurice commença à s’occuper sérieusement de peinture et entra bientôt à l’atelier d’Eugène Delacroix, grand ami de Chopin ; la petite belle Solange prenait des leçons de piano chez Chopin lui-même. Mais entre temps, embarrassée de ses loisirs et de ses forces exubérantes, elle faisait ses mille volontés et obéissait à tous ses caprices, commandait à son frère et à ses compagnons de jeu et passait des heures entières devant son miroir. Chaque jour elle devenait plus entêtée, plus raisonneuse, plus paresseuse, sachant si bien tenir tête à toutes les exigences des précepteurs, qu’au bout d’un an Mme Sand dut abandonner l’idée de faire son éducation à domicile et plaça sa fille d’abord chez les demoiselles Martin, et plus tard, s’apercevant que ce n’était pas encore ce qu’il lui fallait, dans le pensionnat de M. Bascans. M. Bascans se trouva être un excellent pédagogue, et un homme de beaucoup d’esprit, qui sut intéresser la petite capricieuse aux sciences qu’on lui enseignait, — elle qui ne voulait rien apprendre ! — lui donner une nourriture qui convenait à son esprit curieux et chercheur et développer ses capacités le plus susceptibles de quelque culture ; il lui inspira de plus un sentiment tout filial et une confiance qui dura autant que sa vie. L’historique des relations de Solange et de Mme Sand avec la famille de M. Bascans est raconté d’une manière exacte, véridique et précise dans le très intéressant et très curieux petit livre de M. Georges d’Heilli (Edmond Poinsot) la Fille de George Sand[139], qui contient une foule de lettres de Solange et de Mme Sand à M. et Mme Bascans point parues dans la Correspondance, mais d’abord publiées par M. d’Heilli dans la Gazette anecdotique (de 1876, 1881 et 1888) et la Revue des Revues (de 1899). Ce n’est qu’en l’hiver de 1840-41 toutefois que Solange entra dans rétablissement de M. Bascans ; en 1839-40 elle étudia et folâtra encore dans la maison maternelle.

Pendant que les enfants s’occupaient ainsi, Chopin, de son côté, donnait des leçons dans le pavillon de gauche, et George Sand se reposait de son travail nocturne ; elle se levait tard. Le soir on se rassemblait chez Mme Sand, on dînait ensemble, puis on causait au coin du feu, on faisait de la musique, de la peinture. Presque chaque soir on recevait la visite de quelque ami parisien, polonais ou berrichon, voire même de quelque admirateur étranger ou simplement de quelque curieux. Et tout comme au temps où Mme Sand habitait sa « mansarde bleue » du quai Malaquais ou l’Hôtel de France en 1836[140], combien de noms célèbres nous trouvons de nouveau parmi les visiteurs de son salon ! Mais grâce à Chopin le cercle de ses connaissances et de ses amis s’élargit encore, et cela dans deux directions très différentes : le monde des vrais artistes, et le grand monde. De retour à Paris après un an d’absence, Chopin devint l’attrait de tout ce qui était alors finement artiste, musicien, poète. Dans son petit salon se rencontraient constamment, ensemble ou solo, Mickiewicz et Niemcewicz, Henri Heine et Delacroix, le musicien polonais Novakowski, Soliva, Alcan, Meyerbeer et Dessauer, Franchomme, Moscheles et le nouvel astre éclatant qui venait de se lever à l’horizon musical : Mlle Pauline Garcia, la future Mme Viardot. De vieux amis fréquentaient aussi le maître, tels que : Fontana, Grzymala, Wodzinski, Matuszynski, et Pleyel avec sa fille ; de jeunes élèves des deux sexes : le petit Hongrois Fieltsch, doué d’un talent extraordinaire et mort tout jeune ; les Allemands : Mlles Millier et Guttman, une Irlandaise : Mlle O’ Meara, une Française : Mlle de Rozières, une Polonaise : la princesse Marceline Chartoryska, et une Russe : Véra de Kologrivoff (plus tard Mme Rubio).

Il voyait aussi fréquemment la foule de ses amis dilettanti de la haute finance, de la diplomatie et de l’aristocratie : les Rothschild, le baron de Stockhausen, le secrétaire de l’ambassade autrichienne Léo, la comtesse Komar avec ses deux filles, la comtesse Delphine Potocka et la princesse de Beauvau, la comtesse Plater, Mlle de Noailles, la comtesse Ctzerniszeff avec sa fille, la comtesse Anna Chérémetef, la princesse Sapieha et tous les Czartoryski, — le prince Adam et la princesse Anna en tête, qui étaient alors comme les doyens de l’émigration polonaise, — série de noms qui nous sont devenus presque familiers à nous autres, pianistes et dilletanti, car c’est à eux que sont dédiées les plus sublimes œuvres de la muse de Chopin. Et certes il n’y a pas à s’étonner que la plupart d’entre eux passèrent bientôt du pavillon gauche dans celui de droite et y devinrent familiers. La famille Marliani avec M. de Bonnechose, Marie Dorval, Bocage, Mme Allart de Méritens[141], les Leroux, Lamennais, Louis Viardot, Balzac, les Arago, tous les Berrichons et toute une série d’écrivains et de politiques, dont nous aurons encore à parler plus loin, reportèrent sur Chopin leur amitié pour George Sand. Il arrivait bien souvent que toute la colonie de la rue Pigalle se transportait, pour y passer la soirée, chez Mme Marliani qui était comme par le passé la protectrice, l’amie, la conseillère et la confidente de toutes les célébrités qui la fréquentaient. George Sand lui dédia sa Dernière Aldini en rédigeant sa dédicace en des termes qui font allusion tant à cette protection exercée par elle envers tous ses amis plus ou moins illustres, qu’au surnom de Madonna qu’on lui donnait dans l’intimité :

Alla Signora Carlotta Marliani, consulessa di Spagna.

Les mariniers de l’Adriatique ne mettent point en mer une barque neuve sans la décorer de l’image de la Madone. Que votre nom écrit sur cette page, soit, ô ma belle et bonne amie, comme l’effigie de la céleste patronne, qui protège un frêle esquif livré aux flots capricieux.

Édouard Grenier raconte, dans ses très curieux Souvenirs[142], que c’est à l’une de ces soirées chez Mme Marliani qu’il fit la connaissance de Mme Sand et de Chopin, et combien il fut frappé au premier abord en la voyant si peu loquace, si jeune encore malgré sa célébrité, moins belle qu’il ne l’avait crue, mais étrangement belle quand même.

Je la trouvais à la fois moins belle et plus jeune que je ne m’y attendais. N’était-elle pas déjà célèbre quand j’étais encore sur les bancs de l’école à Fontenay, et il me semblait en être sorti depuis si longtemps ! Le fait est qu’elle avait trente-six ans à peine. Courte et replète de taille, vêtue simplement d’une robe noire montante, la tête attirait toute l’attention, et dans la tête les yeux. Ils étaient magnifiques, peut-être un peu rapprochés, grands, à larges paupières et noirs, mais nullement brillants : on eût dit du marbre dépoli ou plutôt du velours ; ce qui donnait au regard quelque chose d’étrange, de terne et même de froid. Ce ton mat de la prunelle était-il naturel ou devait-on l’attribuer à son habitude d’écrire longtemps la nuit, à la lumière ? Je l’ignore, mais ce fut ce qui me frappa tout d’abord. Le front haut, encadré de cheveux noirs qui se divisaient en deux simples bandeaux, ces beaux yeux calmes surmontés de fins sourcils, donnaient à sa physionomie un grand caractère de force et de noblesse que le bas de la figure ne soutenait pas assez. En effet, le nez était un peu charnu, le dessin en était mou, sans belle ligne, vu de face surtout ; la bouche manquait de finesse aussi ; le menton petit, mais appuyé déjà sur un sous-menton trop apparent, ce qui donne de la lourdeur au bas du visage. Du reste, une extrême simplicité de paroles, d’attitude et de geste. Telle m’apparut Mme Sand ce soir-là…

Rien de plus simple que toute sa manière d’être. Nulle coquetterie, nulle prétention, nulle pose ; elle était le naturel et la modestie mêmes. En pensant à son amour du théâtre, à ses amitiés d’artistes et d’acteurs, on eût pu s’attendre chez elle à un peu d’attitude et de manières étudiées. Il n’y en avait pas trace. En outre, rien dans toute sa personne ne trahissait la fièvre et l’exaltation poétique de Lélia et des Lettres d’un voyageur. Tout se passait à l’intérieur, le feu couvait sous ce front si calme et ces beaux yeux froids si tranquilles, qui n’en laissaient rien paraître. Elle causait peu, sans éclat, sans esprit même, et elle le savait. D’ordinaire, elle était silencieuse et parfois au point de gêner ses hôtes ou ses visiteurs…

Grenier raconte encore que parmi les nombreux invités il y avait ce soir, entre autres, Emmanuel Arago, Calamatta, Bocage, et une belle blonde très décolletée qui lui parut fort jeune et qui se trouva être l’archi-célèbre comtesse Guiccioli, « la Guiccioli » dont son second mari, M. de Boissy, grand farceur et grand blagueur, lorsqu’on lui demandait si ce n’était pas une parente de Mme Guiccioli célébrée par… répondait, paraît-il, sans broncher : « C’est elle-même, monsieur, elle-même ! la maîtresse de Byron. »

Grenier revint plusieurs fois encore dans le salon de la rue Pigalle et raconte plus loin qu’on mystifia une fois M. de Bonnechose en affublant Maurice — joli adolescent avec de longs cheveux lui retombant à la Raphaël des deux côtés de la figure et très ressemblant à sa mère — d’une robe noire, d’une résille, une rose piquée dans les cheveux, bref en en faisant une jeune Espagnole à laquelle M. de Bonnechose s’évertua à parler en mauvais castillan.

Grenier raconte aussi qu’il causait un soir musique avec Chopin, dans un coin, tandis que Mme Sand qui fumait, selon son habitude, se promenait en diagonale par le salon, en s’inquiétant à peine des nouveaux venus, si ce n’est pour prononcer d’un ton de dédain inimitable lors de l’entrée à grand frou-frou d’une vieille pimbêche quelconque : « Oh ! la femme ! » et que tout à coup cette même Mme Sand remarquant que Chopin s’échauffait trop dans son débat sur la musique allemande avec Grenier, et craignant qu’il ne se fît du mal, lui si frêle, sortit de son indifférence, s’approcha d’eux et tout maternellement posa sa main blanche et fine sur les cheveux de son ami, comme pour le calmer… Ces quelques pages de Grenier nous peignent, mieux que de longs mémoires, le monde intime où se mouvait Mme Sand à cette époque.

Le mariage de Mlle Pauline Garcia avec Louis Viardot, célébré au printemps de 1840, apparaît comme le symbole de la fusion des deux cercles différents qui se côtoyaient soit dans le salon café au lait de Mme Sand, soit sur le terrain neutre du salon de l’hospitalière Charlotte, soit enfin autour du « piano carré en palissandre » dans le petit salon de Chopin, tout rempli de bibelots élégants. Parmi les nouvelles connaissances, ce fut justement avec Pauline Viardot et avec Dessaüer que George Sand se lia surtout. Cette amitié dura autant que sa vie, devenant toujours plus grande et plus profonde avec les années.

Quant aux vieux amis de Mme Sand ce furent, — outre Lamennais et Leroux, — Heine et Eugène Delacroix, qu’elle voyait alors le plus souvent ; elle les connaissait déjà depuis 1833-35, mais à présent elle se lia plus amicalement avec eux, d’autant que tous les deux adoraient Chopin.

Il existe, parmi les racontars des journaux et les prétendues « anecdotes historiques », si recherchées par les feuilletonistes en quête de matières amusantes, une légende qui consiste en ce qu’après la rupture avec Musset, George Sand aurait voulu s’emparer du cœur de Delacroix et qu’un beau matin elle se serait répandue devant lui en plaintes et en récriminations, espérant attendrir sur ses malheurs le grand peintre, qui jusqu’alors était resté indifférent, quoique absolument cordial envers elle. Mais toutes ces manœuvres et ruses n’auraient abouti à rien : Delacroix, tout à l’achèvement de son nouveau tableau, maniait ses brosses sans discontinuer, répondant parfois par quelque calembour, se taisant le plus souvent, jusqu’à ce que George Sand s’apercevant que son flirt n’avait aucune prise sur lui, partit avec un dépit rentré, se disant qu’une fois en sa vie elle avait perdu bataille et que tous ses charmes étaient restés inefficaces vis-à-vis de ce nouveau Romain invincible.

Cette anecdote est fausse historiquement et manque de vérité psychologique. Delacroix ne peignait pas vers la fin de 1834 en présence de Mme Sand « quelque nouveau tableau », mais bien le propre portrait de George Sand, commandé par le directeur de la Revue des Deux Mondes, portrait qui fut reproduit en gravure par Calamatta pour le numéro d’octobre de 1836 de ladite revue et qui jusqu’à nos jours pare le salon de la rédaction[143].

Voici par parenthèse un billet inédit de George Sand à Delacroix, qui se rapporte à cette époque ; il se trouve à la Bibliotheca Civia de Turin, la copie nous en a été gracieusement communiquée par M. L.-G. Pélissier.


Monsieur Delacroix
Quai Voltaire, 15.

Je suis encore malade. Si vous ne Fêtes pas demain à votre tour, voulez-vous remettre la séance jusque-là ? Si vous aviez une heure à perdre de 5 à 6, vous seriez bien aimable de venir la passer chez moi.

Toute à vous,
George.


Vendredi.

Delacroix fut réellement le confident des doléances de George Sand lors de l’orageux épilogue de son roman avec Musset, mais ces lamentations furent bien sincères, parce qu’elle était alors vraiment désespérée d’avoir perdu le cœur d’Alfred, qui à ce moment de leur drame ne voulait même pas la revoir[144]. Quant à Delacroix lui-même, non seulement il ne posait pas pour « un Romain » vis-à-vis de Mme Sand, mais encore c’était lui qui lui conseillait de chercher un adoucissement à son chagrin extrême en faisant comme lui, selon sa propre expression, « de pleurer simplement et sincèrement », afin d’épuiser sa douleur et de la réduire ainsi à sa fin naturelle. Voilà, au moins, ce qu’on peut lire à la date du 25 novembre 1834 dans le Journal de George Sand qu’elle envoya à Musset :

… Ce matin j’ai passé chez Delacroix… Je racontais mon chagrin à Delacroix, car de quoi puis-je parler, sinon de cela ? et il me donnait un bon conseil. C’est de n’avoir pas de courage. « Laissez-vous aller, disait-il. Quand je suis ainsi, je ne fais pas le fier : je ne suis pas né Romain. Je m’abandonne à mon désespoir. Il me ronge, il m’abat, il me tue. Quand il en a assez, il se lasse à son tour, et il ne quitte… »

Pendant les années suivantes de 1835 à 1839, George Sand vécut bien moins à Paris qu’à Nohant, à la Châtre, en Suisse, à Majorque, et quand elle se trouvait à Paris elle y était plus entourée de philosophes et de politiques que d’artistes. Mais lorsqu’en 1839 elle y vint s’installer, avec Chopin, — non seulement elle ne se souvint pas de quelque prétendu « dépit rentré » contre Delacroix, mais bien au contraire, lui gardant une profonde sympathie comme au confident de ses anciennes douleurs et comme à un vrai artiste qui la charmait par le culte sévère, passionné et désintéressé de son art, — elle renoua ses relations amicales avec le grand peintre — et elles restèrent toujours. « Amitié sans nuages », dit-elle à son propos dans l’Histoire de ma vie. Dans ses lettres, dans son journal, dans l’Hiver à Majorque George Sand parle de Delacroix constamment avec une profonde et inébranlable sympathie, en des termes qui témoignent de son admiration pour son talent, pour son dévouement à son œuvre, pour son exigence sévère envers lui-même et pour la haute idée qu’il se faisait de l’art. Nous citerons plus loin plusieurs passages de son journal et de sa Correspondance à ce propos ; nous nous bornerons à dire, dès à présent, que lorsqu’il s’agit de trouver un professeur qui dirigeât les études artistiques de Maurice, Mme Sand pensa d’emblée à Delacroix, que même dans ses œuvres de fiction, par exemple dans Horace[145], elle chanta sur tous les tons les louanges de l’atelier de Delacroix, de son école, de sa méthode et de sa personnalité, qu’elle se souvint de lui dans ses Souvenirs de Majorque[146] et que dans l’Histoire de ma vie, où elle parle souvent en deux ou trois lignes d’années entières de sa propre vie, elle consacra dix pages à Delacroix[147]. Enfin Mme Sand écrivit sous forme d’une Lettre à Théophile Silvestre, auteur d’une biographie de Delacroix, un chaleureux éloge du grand peintre[148]. Bref, du commencement jusqu’à la fin de ses relations avec Delacroix, Mme Sand eut toujours la plus grande vénération pour le célèbre artiste, et sans partager toutes ses opinions politiques ou certaines idées sur l’art et la vie, elle ne l’en admirait pas moins complètement comme peintre et arbitre d’art plastique, et comme un fin connaisseur dans les autres branches de l’art, par exemple en musique. Elle disait toutefois qu’étant un novateur en peinture, il comprenait parfaitement les innovations musicales ; par contre, il n’aimait en littérature que le strictement classique, le formel et le conventionnel. Chopin de son côté ne comprenait que le conventionnel en peinture. Au fond Chopin et Delacroix, avec leur culte de l’art, exempt de toute tendance et de tout but utilitaire, avec leur caractère très renfermé, tous les deux maladivement sensitifs et impressionnables, s’éloignant également de la foule, de la politique, de tous les intérêts des partis, de tout bruit, portés à admirer tout ce qui orne la vie, tout ce qui est finement élégant, intime et recherché, — ces deux natures se convenaient bien mieux que celles de George Sand et de Delacroix. Si on lit la Correspondance et le Journal de Delacroix, on peut en tirer la conclusion que le grand peintre romantique, malgré toute son amitié pour Mme Sand, la jugeait parfois avec beaucoup de sévérité et de pénétration, comme femme et comme écrivain, et que son amitié pour George Sand et pour Maurice Sand ne l’empêchait pas de garder au dedans de lui-même des « jugements réservés », de ne pas se livrer, tandis que les opinions de Mme Sand sur son compte sont franches, vraies, entières et respirent un parfait enthousiasme pour le peintre et une sincère estime pour l’homme.

Heine connut Mme Sand en 1835, dans sa mansarde du quai Malaquais et même, à son dire, il s’y rencontra avec M. Dudevant dont nous avons donné plus haut le portrait fort piquant tracé par lui[149]. Dans le Journal intime qui se rapporte à l’automne de 1834 et fut envoyé par George Sand à Musset, nous trouvons entre autres la mention « d’avoir rencontré Heine dans la matinée[150] ». Lorsque Mme Sand, retour de Suisse, habita avec la comtesse d’Agoult l’hôtel de France, rue Laffitte, durant l’hiver de 1836-37, elle voyait Heine assez fréquemment. Heine était alors déjà un habitué du salon des deux femmes illustres, il visitait non moins souvent celui de Chopin, qu’il admirait franchement, il lui consacra, au printemps de 1837, ces pages d’une poésie si exquise de la Xe Lettre à Auguste Lewald que nous avons mentionnées plusieurs fois[151].

Presque d’emblée, une vraie et sincère amitié lia les deux grands écrivains. Et comme Heine dans ses Lettres parisiennes parle avec la plus grande sympathie de George Sand (ce qui certes ne l’empêche pas de décocher ses mots, tantôt drôles, tantôt mordants, au beau milieu de ses phrases les plus cordiales), de même George Sand consacre au célèbre poète dans son Journal de Piffoel une page très précieuse pour tout curieux d’histoire littéraire, mais aussi pour tout admirateur de Heine, une page témoignant d’une profonde pénétration de la part de George Sand du caractère intime du poète allemand. Nous ne citerons point ici les passages de Heine sur George Sand, d’autant plus que nous en avons cité maint extrait[152] et que nous y reviendrons encore, et surtout parce que ces pages sont trop connues en Allemagne comme en France[153]. Nous ne voulons point, par contre, nous priver du plaisir de citer la page inédite du Journal de Piffoel, consacrée au grand lyrique allemand :

7 janvier 1841. Heine a des mots diablement plaisants. Il disait ce soir en parlant d’Alfred de Musset : « C’est un jeune homme de beaucoup de passé. » Heine dit des choses très mordantes et ses saillies emportent le morceau. On le croit foncièrement méchant, mais rien n’est plus faux ; son cœur est aussi bon que sa langue est mauvaise. Il est tendre, affectueux, dévoué, romanesque en amour, faible même et capable de subir la domination illimitée d’une femme. Avec cela, il est cynique, railleur, sceptique, positif, matérialiste en paroles, à effrayer et à scandaliser quiconque ne sait pas sa vie intérieure et les secrets de son ménage. Il est comme ses poésies, un mélange de sentimentalité des plus élevées et de moquerie la plus bouffonne. C’est un humoriste comme Sterne et comme mon Malgache[154]. Je n’aime pas les gens moqueurs, et pourtant j’ai toujours aimé ces deux hommes-là. Je ne les ai jamais craints et jamais je n’ai eu à m’en plaindre. C’est qu’ils ont la langue et la main promptes à la satire pour les méchants travers qu’ils rencontrent, ils ont cet autre côté poétique et généreux qui rend leur âme sensible à l’amitié et à la droiture. Il y a des gens fort bêtes dont je crains beaucoup la langue, mais je crois que le véritable esprit n’est jamais méchant qu’avec les méchants.

Vraiment, j’ai bien plus peur de cette maigre et pointue mijaurée que… a prise pour femme[155].

Et après ces mots viennent dans le Journal de Piffoel des esquisses à la plume de trois « amies » — Mmes Didier, Delphine de Girardin et d’Agoult — presque féroces et traîtreusement amicales comme les dames seules sont capables d’en faire, et un portrait non moins piquant, quoique au fond sympathique, de Mme Hortense Allart, que nous ne donnons pas ici non plus ; nous reparlerons de tous les quatre à l’occasion d’Horace.

Il est fort curieux à noter que Heine répète presque textuellement ce « je ne l’ai jamais craint » à l’adresse de George Sand, dans son livre De l’Allemagne, lorsque en s’étendant sur le « danger que présentent les femmes, et surtout les femmes auteurs et enfin, en particulier, les femmes auteurs qui ne sont pas jolies », il dit d’abord et comme toujours avec une gouaillerie assez équivoque : « Je dois toutefois remarquer immédiatement que les femmes auteurs françaises contemporaines les plus en vue sont toutes fort jolies. Ainsi George Sand, Delphine de Girardin et l’auteur de l’Essai sur le développement du dogme religieux[156], Mme Merlin, Louise Colet, sont toutes des dames qui mettent à néant tous les bons mots sur la disgracieuseté des bas bleus, et auxquelles, en lisant leurs œuvres le soir au lit, nous aurions volontiers présenté les témoignages de notre respect… » Puis il ajoute, et cette fois redevenant sérieux : « Comme George Sand est belle et comme elle est peu dangereuse, même pour les méchants chats qui la caressaient d’une patte et l’égratignaient de l’autre, même pour ces chiens qui aboient le plus férocement contre elle ; comme la lune elle les regarde d’en haut et avec douceur…[157]. »

Heine ne put se préserver du sort de tous les hommes éminents qu’Aurore Dudevant avait rencontrés sur son chemin ; il commença par lui vouer des sentiments plus ardents qui se transformèrent pourtant en simple amitié. Dans les Souvenirs de Frédéric Pecht, célèbre critique d’art, qui fut d’abord peintre, nous ne trouvons qu’une allusion passagère à ce sujet. Pecht raconte ceci : Lorsqu’il peignait le portrait de Heine (entre 1839 et 1841), il leur arrivait souvent de causer littérature, et à cette occasion, Pecht remarqua bientôt que les écrivains et les artistes français intéressaient Heine bien plus que les Allemands, et ce n’est pas sans une certaine suffisance qu’il dit à propos de George Sand, alors à l’apogée de sa gloire : « Nous nous sommes beaucoup aimés jadis et maintenant encore nous nous aimons l’un l’autre. » Bientôt après, dit Pecht, Heine mena chez Mme Sand Laube et ils y rencontrèrent Lamennais. C’est alors que Laube soutint que toute grande idée ne peut se faire voie que par des martyres, mais Heine confessa en riant qu’il n’avait aucune idée de se faire martyr, tout en habitant la rue des Martyres. « C’était bien là sa vraie manière, comme aussi jadis celle de Voltaire…[158]. »

Ces mots de Heine sur ses sentiments pour George Sand sont-ils à prendre au pied de la lettre, ne faut-il pas plutôt y voir sa manière habituelle de se gausser de son monde et de lui-même ? Nous ne sommes pas capables de le décider ; nous croyons toutefois qu’il aurait dû, pour plus d’exactitude, employer le pronom à la première personne du singulier, car voici ce que nous lisons dans une lettre inédite d’Emmanuel Arago à George Sand, ne portant aucune date, mais écrite, comme on le verra tout à l’heure, au moment où commençait le procès en séparation des Dudevant, en 1836 :

… Gustave Papet me dit qu’il est obligé de partir en toute hâte pour déposer dans ton procès… Mais j’ai mille choses à te dire de la part de Heine qui est de retour à Paris[159] et que j’ai rencontré avant-hier aussi gai, aussi gras, aussi réjoui qu’il a jamais été. C’est un brave garçon qui t’aime beaucoup et que j’aime bien aussi. Il m’a parlé pendant deux heures de sa cousine et des admirables livres de sa chère cousine ; il se prétend radicalement guéri de la folle passion qui l’a si cruellement tourmenté l’an dernier… Quant aux épreuves de Simon, voici ce que j’ai fait. Je suis allé au bureau pour corriger les dernières, comme tu m’en avais prié. Buloz m’a dit te les avoir envoyées. En attendant la fin, j’ai revu le commencement qui m’a paru délicieux… je n’ai changé que deux virgules et un accent.

Adieu, sœur chérie.

Ton frère,
Emmanuel Arago.

Comme la déposition des témoins du procès en séparation des Dudevant eut lieu, ainsi que nous le savons[160], le 14 janvier 1836, et que, d’autre part, Simon parut dans la Revue des Deux Mondes du 15 janvier au 15 février 1836, nous pouvons en toute conscience rapporter cette lettre à la première moitié de janvier. Depuis le procès monstre de 1835, George Sand n’appelait jamais Emmanuel Arago que son frère, comme lui aussi l’appelait sa sœur. Quant à Heine, il la nommait toujours de visu, comme dans ses lettres, sa chère cousine. Il avait même inscrit : « À ma jolie et grande cousine Georges (sic) Sand, comme témoignage d’admiration. Henry Heine » sur le volume des Reisebilder qu’il lui offrit, et elle le lui rendait en l’appelant son cousin. (Il est à croire que c’était Heine qui avait été l’auteur de ce titre de parenté et que cela avait trait à leur commune descendance d’Apollon, tout comme ses mots si émus dans ces mêmes Lettres à Lewald, sur sa provenance commune de la même patrie — « le pays des rêves » — avec Chopin, Mozart et Raphaël.)

Voici, par exemple, une lettre inédite de Heine à George Sand qui se rapporte à 1839-42, époque où Mme Sand habitait la rue Pigalle et dont nous devons la communication à l’amabilité du possesseur de l’autographe, M. le vicomte de Spoelberch :

Madame
Madame Georg (sic) Sand,
16, rue Pigal (sic).
Ma chère cousine,

Je vous envoie le numéro de la Revue que vous demandez ; en même temps, je vous rends aussi votre roman qui vous ressemble beaucoup : il est beau.

Un tas de tracasseries m’a empêché de venir vous voir ; peut-être je viens aujourd’hui.

Mon cœur embrasse le vôtre.

Henri Heine.
Mercredi matin.

Madame Sand de son côté lui écrit, et justement à propos des Reisebilder.

(Le papier porte en tête les lettres G. S.)

Cher cousin, vous m’avez promis la traduction de quelques lignes de vous sur Potzdam (sic) ou sur Sans-Souci. Voici le moment où j’en ai besoin. Permettez-moi de les citer textuellement en vous nommant ; c’est par cette citation que je veux commencer la seconde série des aventures de Consuelo, laquelle vient d’arriver à la cour de Frédéric. Dépêchez-vous donc et venez me voir, car je pars dans quelques jours.

Votre cousine,
George Sand.

Au verso :

Monsieur Henry Heine
Rue du Faubourg-Poissonnière, 46.

Cette lettre se rapporte à la fin de mai 1843, parce que : 1° la Comtesse de Rudolstadt, seconde partie de Consuelo, commença à paraître le 25 juin 1843 ; 2° parce que cette année-ci, Mme Sand partit pour Nohant entre le 18 mai et le 6 juin, comme on le voit par sa Correspondance imprimée. Donc, M. Eugène Wolff qui imprima le premier cette intéressante lettre dans sa petite brochure : Lettres de Henri Heine à Henri Laube[161], se trompe en la rapportant « à la limite entre 1842 et 1843 ».

D’autre part, M. Eugène Wolff a bien raison de dire, en citant les lignes sarcastiques des Reisebilder sur Potsdam, que nous ; ne les trouvons nulle part dans la Comtesse de Rudolstadt. Mais il est à croire toutefois que Heine répondit à Mme Sand et lui donna les renseignements qu’elle désirait, sinon sur Potsdam, du moins sur Berlin. Dans l’un des carnets de Mme Sand remplis des noms de héros de ses romans futurs, d’extraits de différents dictionnaires et d’ouvrages d’histoire sur toutes sortes de personnages historiques, de dates, d’anecdotes ou de mots célèbres, nous trouvons plusieurs passages, sans indication de provenance, sur le musée des curiosités du roi de Prusse, sur son gardien, un certain M. Stock (il est nommé Stoss dans le roman) et d’autres détails concernant Berlin et Potsdam. Nous pouvons présumer que c’était le cher cousin qui les avait fournis à George Sand.

Nous pouvons, grâce à l’amabilité de M. le docteur Gustave Karpelès, le biographe de Heine, donner ici encore une lettre presque inconnue de George Sand à Heine et ne faisant pas partie de sa Correspondance, mais parue dans la Neue frète Presse du 29 septembre 1899, n° 13325, retrouvée par le docteur Karpelès dans les papiers de Varnhagen et munie d’une note autographe suivante de Heine lui-même :

De la main de Heine : Autographe d’une lettre de George Sand à Henry Heine.

Paris, 10 février 1846. H. Heine.

De la main de George Sand :

Cher cousin, merci mille fois de la charmante coupe que vous m’avez envoyée au jour de Fan, mais pourquoi ne vous ai-je pas vu ? Est-il vrai que votre vue soit de plus en plus affectée ? Je suis inquiète de vous et j’aurais été vous voir si je n’avais été moi-même malade d’une coqueluche depuis ces jours. Faites-moi écrire un met par votre aimable femme et dites-moi (si vous ne pouvez sortir), si vous voulez que j’aille vous voir et à quelle heure on ne vous ennuie pas.

À vous de cœur,
George Sand.

Dans les quatre volumes de la Correspondance de Heine, nous ne rencontrons pas une seule fois le nom de sa cousine, mais dans les mêmes Lettres à Henri Laube, publiées par Eugène Wolff, nous trouvons à la date du 12 octobre 1850 quelques lignes ayant trait à Mme Sand et qui paraissent assez peu amicales. La maladie du poète empirant cette année-ci, il écrit notamment à Laube :

J’ai perdu et pleuré mon ami Balzac[162]. George Sand, cette… ne s’est plus inquiétée de moi depuis ma maladie ; cette émancipatrice ou plutôt cette émancimatrice des femmes a outrageusement maltraité mon ami Chopin dans un détestable roman divinement écrit. Je perds un ami après l’autre, et à ceux qui me restent, peut s’adapter le vieux proverbe : « Les amis dans la misère ne valent qu’une once la soixantaine. » Mais le proverbe est à double tranchant, il critique non seulement les accusés, mais aussi l’accusateur : le reproche me touche en tout cas d’avoir été très myope en choisissant mes amis et d’en avoir choisi d’aussi légers. Quelle quantité d’amis devrais-je donc avoir maintenant pour en avoir pour une livre ?…

Mais l’éditeur des Lettres à Laube a trouvé nécessaire d’accompagner ces lignes de quelques commentaires qui en atténuent l’impression pénible. Il dit fort judicieusement, primo : que « la maladie avait la faculté néfaste d’acérer l’esprit critique et satirique du malheureux poète et de tamiser le doux rayonnement de son inspiration poétique ». Il remarque, secundo, que vers cette même époque Heine avait, en parlant à son frère, appelé George Sand « sa meilleure amie »… Et tertio il rappelle au souvenir du lecteur que Mme Sand avait toujours protesté d’avoir voulu peindre Chopin dans le prince Carol de Lucrezia Floriani.

De notre côté empressons-nous de remarquer que Heine ignorait sans doute qu’après le naufrage de toutes ses illusions en 1848, George Sand passa les trois années qui suivirent presque exclusivement à Nohant, ce qui suffit pour expliquer son absence auprès du poète. Notre opinion se voit parfaitement confirmée par le fait que dès 1851, lorsque George Sand se remit à venir périodiquement à Paris, leur amitié se renoua, comme le prouvent aussi les lignes suivantes de Maximilien Heine, venu auprès de son frère malade en 1852, lignes auxquelles M. Eugène Wolff fait justement allusion :

« … Une fois lorsque je vins chez lui, — dit Maximilien Heine, — il se sentait très faible. Néanmoins il me cria vivement : « Quel dommage que tu ne sois pas venu plus tôt ! N’as-tu pas rencontré une dame en noir dans l’escalier ? — Mais évidemment, dis-je. » C’était Mme Dudevant, ma meilleure amie, George Sand, et j’aurais bien voulu que tu fisses sa connaissance. Elle est restée chez moi au moins une heure, elle a beaucoup jasé, mais tout mortellement fatigué que je sois, j’aurais voulu qu’elle restât encore plus longtemps[163] ! »

Dans les toutes dernières années de la vie de Heine, néanmoins une certaine froideur se manifesta entre les deux cousins, et leurs relations n’eurent plus la franchise cordiale d’autrefois. Du moins de part et d’autre nous entendons quelques plaintes qui témoignent d’un certain mécontentement et de certaines vexations. La faute en est, nous semble-t-il, toujours à cette « méchante langue » de Heine, que George Sand « ne craignait pas » jadis, mais dont le poète aurait pu dire justement : « ma langue est mon ennemie. » Dans cette occasion-ci, cette langue lui joua un mauvais tour. Et la victime de cette calomnie fut le compositeur jadis connu, Joseph Dessauer.

Heine voua à Dessauer et à Meyerbeer une rancune incompréhensible ; il les poursuivit pendant de longues années, en prose et en vers ; ces poursuites se terminèrent par un procès judiciaire, intenté par Dessauer et ses amis. Cette histoire fut plusieurs fois effleurée par la presse et toujours on s’efforça d’expliquer cette rancune par des motifs matériels assez vilains. Les uns assuraient que Heine aurait voulu un beau jour emprunter de l’argent à Dessauer qui était dans l’aisance, et que celui-ci aurait refusé. Heine aurait caché son dépit, mais se serait dès lors vengé. D’autres prétendent que Dessauer aurait cherché protection auprès du frère de Heine, Gustave, journaliste à Vienne, pour l’un de ses opéras manqués, et ne l’ayant point obtenue, se serait vengé après coup, pour toutes les méchantes sorties d’antan de Heine, en l’attaquant, avec l’aide de plusieurs amis, dans les journaux en 1855, et en lui intentant un procès pour calomnie et outrage.

Enfin tout dernièrement encore, — probablement à l’occasion du centenaire alors prochain de George Sand, — un certain M. Y. Y. émit dans une brève, mais fort sérieuse Notice, parue dans la Gazette de Francfort en 1904[164], la conjecture que Heine aurait peut-être été jaloux de Dessauer. Un autre journaliste, M. Sack, répondit à cet article dans les colonnes de cette même Gazette de Francfort[165]. Il reprocha à M. Y. Y. sa conjecture qui lui parut toute gratuite et audacieuse. Il assura qu’aucun des biographes de Heine n’avait encore touché à cet épisode ; il cita beaucoup de vieux journaux et d’éditions plus récentes ; à l’instar de Heine, il afficha pour Dessauer une animosité méprisante et déjà absolument malséante de sa part. Mais il tint pour non avenue la correspondance d’Anastasius Grün — qu’il a pourtant citée — et il n’éclaircit point les sources de rancune.

Il est à croire qu’il sera en général impossible de retrouver à présent cette source première. Mais quant au finale de l’histoire, à ce potin calomnieux de Heine, qui fournit en 1855 matière à une polémique de journaux, au procès entre Dessauer, Saphir et Heine et força George Sand à défendre Dessauer, il nous semble que d’une part, grâce à ces mêmes documents dont usa partiellement et partialement M. Sack (mais sans cette fois omettre certains passages très importants pour l’histoire et très intéressants) et d’autre part grâce aux documents inédits que nous sommes en état de lui soumettre, le lecteur jugera lui-même, et ce jugement, nous semble-t-il, ne sera pas en faveur de Heine. Du reste, les questions de ce genre se jugent selon l’éducation et les habitudes de chacun. Et voici maintenant les attendu de ce procès moral :

Toujours dans cette même notice ultérieure sur George Sand, ajoutée en 1854 à l’article de 1840 sur Cosima, Heine écrivit les lignes imprudentes que voici :

… Avec ses tendances point canoniques, elle n’a certes point de directeur de conscience, mais comme les femmes, même les plus engouées d’émancipation, ont toujours besoin d’un guide masculin, de l’autorité masculine, George Sand aussi a quelque chose dans le genre d’un directeur de conscience littéraire dans la personne du capucin philosophique Pierre Leroux. Ce dernier a une influence pernicieuse sur son talent, parce qu’il l’induit à se lancer dans des divagations obscures et dans des idées à moitié couvées, au lieu de s’adonner aux délices des créations concrètes et pleines de couleur, en faisant de l’art pour l’art. Des fonctions bien plus laïques furent confiées à notre bien-aimé Frédéric Chopin. Ce grand musicien et pianiste fut pendant longtemps son cavalier servant ; elle lui donna le congé peu avant sa mort, mais effectivement son poste devint dans le dernier temps une sinécure.

Je ne comprends pas comment mon ami Henri Laube a pu, un jour, dans la Gazette universelle augsbourgeoise, me mettre dans la bouche l’assertion comme si l’adorateur de George Sand avait alors été le génial Franz Liszt[166]. L’erreur de Laube fut causée par l’association des idées, parce qu’il confondit les noms des deux pianistes également remarquables. Je profite de l’occasion pour rendre service, sinon au nom honorable, du moins à la réputation esthétique de cette dame, en assurant tous mes compatriotes à Vienne et à Prague que si l’un des plus misérables compositeurs de chansons en un idiome de charabia (im mundfaulstem dialekt), un insecte rampant et sans nom, se vante là-bas d’avoir été en relations intimes avec George Sand, — c’est l’une des plus misérables calomnies. Les femmes ont toutes sortes d’idiosyncrasies ; il y en a qui avalent même des araignées, mais je n’ai jamais encore rencontré de femme qui avalât des punaises. Non, cette punaise vantarde (prahlerische Wanze) n’avait jamais plu à Lélia, et elle ne faisait que la souffrir parfois dans son intimité (Umgang) parce que celle-ci était déjà par trop importune. Pendant longtemps, comme je l’ai dit déjà, c’est Alfred de Musset qui avait été l’ami de cœur de George Sand. Par un étrange hasard, le plus grand poète en prose qu’ait eu la France et le plus grand auteur en vers parmi les contemporains (au moins le plus grand après Béranger), en brûlant d’un amour passionné réciproque, présentèrent un jour un couple couronné de lauriers…, etc.[167].

Cette notice ultérieure fut en 1854 intercalée par Heine dans sa Lutèce, pour l’édition de ses Œuvres complètes qui paraissaient alors chez Jules Kampe et dont quelques-unes, entre autres les Lettres parisiennes, parurent simultanément chez l’éditeur parisien de Heine, Renduel. Il est certain que même dans le cas où George Sand eût elle-même pris connaissance de ce passage, ou que l’un de ses amis le lui eût signalé[168], il l’aurait désagréablement surprise. Tout devait l’y toucher au vif : l’allusion peu respectueuse à sa liaison avec Musset ; la critique irrévérencieusement dénigrante à l’égard de Leroux ; les moqueries grossières à propos du rôle de Chopin, et la manière gouailleusement équivoque à réfuter le potin médisant, répandu un peu partout, grâce au bavardage de Laube et de Heine lui-même, sur les prétendues « amours » de George Sand avec Liszt, Nous disons « équivoque » parce que vers la moitié du dix-neuvième siècle les caricatures représentant Franz Liszt sous les traits d’une araignée qui attrape de ses pattes de virtuose démesurément longues quantité de dames et de demoiselles, étaient répandues et célèbres, de sorte que la phrase de Heine sur les dames qui « avalent des araignées » pouvait être comprise dans un double sens. Puis Heine avait tant de fois parlé dans la presse et dans ces mêmes Lettres parisiennes de l’amour de la réclame, de la vanité et de la vantardise de Liszt que tout lecteur, peu au courant de l’époque, pouvait aisément être induit en erreur et croire que toutes les épithètes peu flatteuses adressées au « compositeur en un idiome de charabia » et à l’ « insecte vantard » se rapportaient au Hongrois Liszt. (On sait qu’il existe chez les Allemands autant d’anecdotes sur la prononciation et le parler allemand des Hongrois qu’il y en a en France sur les Auvergnats ou les Allemands parlant français.) D’autre part, le lecteur plus renseigné des Lettres parisiennes et des Esquisses musicales de Paris peut deviner que toutes ces jolies choses ne se rapportent pas à l’ « araignée Liszt », mais bien au compositeur viennois Joseph Dessauer, outrageusement éreinté et haï par Heine depuis bon nombre d’années, et auquel il consacra dans ses Esquisses des lignes vraiment horribles, indécemment grossières et offensantes pour l’auteur bien plus que pour sa victime. Eh bien, cette nouvelle sortie calomnieuse de Heine contre Dessauer, traîtreusement jointe, on ne sait trop dans quel but, à la réparation quasi sérieuse d’un propos tenu sur Liszt, devait blesser George Sand. Elle ne pouvait pas en croire capable son vieil ami Heine.

Certes, comme valeur musicale, Dessauer ne peut pas être mis à côté de Chopin, et de Liszt ; ses opéras sont oubliés. Par contre ses romances jadis chantées par Mmes Malibran, Viardot, Unger-Sabatier et autres cantatrices célèbres et restées jusqu’à nos jours dans le répertoire des concerts, en sont parfaitement dignes par leurs qualités poétiques et musicales et ne justifient nullement l’épithète de miserabelst[169]. Quant à Dessauer il ne méritait ni le mépris, ni la haine, ni les allusions blessantes et venimeuses que Heine lui prodiguait en prose et en vers.

L’animosité de Heine serait absolument incompréhensible, même si Dessauer eût réellement été une parfaite « nullité ». Mais il n’en était rien. L’amitié et l’affection de Chopin, — qui le tutoyait[170], — les lettres et souvenirs de George Sand, de M. et Mme Viardot et l’article de Bauernfeld[171], nous le présentent sous les traits d’un musicien adorant son art, d’un compagnon charmant, enfin d’une nature d’artiste extrêmement sympathique et attrayante, diversement douée. Il faisait des vers, il dessinait fort bien, étant surtout passé maître dans les croquis des chats[172] ; il était un pianiste excellent, mais avant tout, c’était un vrai et sérieux musicien, pénétrant profondément les grandes œuvres des vieux et des nouveaux maîtres et jouant de mémoire et à la perfection des partitions entières. En présence et sur la prière de Chopin, c’est surtout des actes entiers de Don Juan de Mozart, son Requiem et les opéras de Weber et de Meyerbeer qu’il exécutait souvent ainsi. Bauernfeld donna de Dessauer un portrait très sympathique dans un article intitulé : Maître Favilla. Il raconte que ce fut Chopin qui présenta Dessauer à George Sand. Cette présentation eut lieu immédiatement après l’installation à Paris de Chopin et de Mme Sand, avant que Chopin ait quitté la rue Tronche ! La lettre suivante retrouvée dans les papiers de Mme Sand le prouve :

Monsieur Frédéric Chopin,
5, rue Tronchet.

Mon cher ami, je viens de recevoir une invitation à dîner pour aujourd’hui de Mme Sand, que, malheureusement, il m’est impossible d’accepter. J’ai passé une nuit terrible, dans des souffrances de coliques, etc.

Aussi je me sens maintenant d’une faiblesse désolante. Fais mes excuses auprès de Mme Sand, dis-lui que je suis désolé et en même temps un des plus pauvres diables qui aient jamais existé.

À toi de tout mon cœur.

Dessauer.

De graves maladies, exagérées par ses nerfs, des désenchantements, des ennuis de toutes sortes, enfin la perte progressive de la vue développèrent chez Dessauer une méfiance maladive et lui donnèrent une tendance au pessimisme et à la misanthropie. Bauernfed remarque à ce propos, avec beaucoup de finesse, que ce manque de santé et des plaintes mélancoliques continuelles contre le sort ne faisaient que lui attirer plus facilement les cœurs féminins, toujours généreux et compatissants. Nous ne pouvons pas comprendre comment un artiste sensitif et une âme profonde tel que Heine ait pu se moquer, dans les Esquisses musicales, même de cette mélancolie et de ce désenchantement.

Mais tous ces chagrins n’empêchaient pas Dessauer d’être bon enfant, naïf, sincère et gai compagnon dans un milieu sympathique et entre gens qui lui étaient proches par l’esprit, tels que Chopin, les époux Viardot et la famille de Mme Sand.

Il n’est donc pas étonnant que le passage de Lutèce relatif à Dessauer ait révolté George Sand.

Mais c’est en outre Dessauer lui-même qui, usant des droits de son ancienne amitié, s’adressa à elle, lui demandant simplement et franchement si elle croyait qu’il pût parler d’elle comme le prétendait Heine. Voici la lettre inédite qu’il lui écrivit à ce propos, que nous avons retrouvée dans les papiers de George Sand :

Gratz (en Styrie), 10 novembre 1854.

Il y a un petit siècle, madame, que le musicien allemand, honoré par vous d’un accueil amical et du nom flatteur de Crishni[173], a disparu de votre horizon et Dieu sait si votre mémoire en a conservé la moindre trace !

Il me tarde cependant de faire revivre en vous ce souvenir fané, ne serait-ce que pour un quart d’heure. Ce quart d’heure, je l’usurpe de votre temps précieux et encore pour vous faire lire des choses bien ennuyeuses, bien triviales et, par-dessus le marché, écrites dans le style d’un Crishni !

Ad rem !


M. H. Heine, ce reptile venimeux, qui paraît vouloir s’amuser, pendant sa longue agonie, par des infamies qu’il adresse à des personnes qu’il honore de sa haine, m’en voue un sac tout plein dans son dernier ouvrage en trois volumes. Il n’est pas moins vrai que je me trouve en bonne compagnie, car ce livre, écrit par pure spéculation, repose à moitié sur le scandale.

Deux ou trois feuilles qu’il me dédie sont d’une trivialité qui ferait honneur à la poissarde la plus formidable. Pauvre Crishni ! il s’acharne même contre ton physique, en le trouvant tellement dégoûtant, qu’une punaise passerait pour la Vénus de Médicis vis-à-vis de toi ! Tout ce tas de louanges ne me fait aucune impression, quoiqu’elles soient parsemées de mensonges impudents. Mais un second passage anonyme paraît aussi s’adresser à moi, et ce passage est par trop perfide pour que je n’en fasse pas mention envers vous, madame, qui, malheureusement, s’y trouve[z] engagée.

Je vous le donne tel qu’il est en original, ainsi qu’en traduction littérale. Le suis-je, moi, cet insecte rampant qui s’est accroché à vous, se vantant d’une liaison intime ? En veut-il désigner un autre ? Je l’ignore — et qui serait capable de commenter les méchancetés d’un serpent, qui, dans sa position exceptionnelle, peut dire impunément tout le mal possible.

Mais s’il avait l’intention de me calomnier, moi, auprès de vous, madame, faut-il vous dire que je ne me suis jamais vanté d’un mensonge ? D’ailleurs, ma réputation d’honnête homme est tellement consolidée, que le public rejetterait avec indignation toute insinuation infâme, ainsi qu’il ne croirait jamais qu’un homme de mon caractère ait fait des bassesses pour être toléré auprès d’une personne, cette personne fût-elle même George Sand ! Donnez-moi un mot de réponse, chère madame, rassurez-moi sur tous mes doutes, et ce signe de votre bonté m’honorera plus que le double des horreurs débitées par un polisson comme Heine ne saurait jamais m’avilir. Il a probablement pour but de m’engager dans une polémique scandaleuse, qui égayerait le public et d’où il sortirait en vainqueur, usant de sa plume spirituelle, calomnieuse, mensongère et cynique. Mais c’est un plaisir que je voudrais lui refuser, ainsi qu’au public. Il paraît que mes confrères en insultes : Meverbeer, Liszt, etc., pensent comme moi — ils se taisent[174]. Je connais bien une réponse digne du méchant pamphlétaire, quoique indigne d’un dieu, fût-il même des Indes, mais malheureusement, cette réponse ne s’écrit pas, et la donnerait-on à un agonisant ?

J’ai réfléchi quelque temps sur le motif de la haine d’un homme que je n’ai jamais offensé, et voilà ce que j’ai trouvé dans ma mémoire. Il manquait d’argent pour entreprendre un voyage aux bains des Pyrénées, c’était, je crois, au printemps 1842, il venait m’en demander, mais de sa manière ironique, peu obligeante. Je lui refusai et j’ai eu doublement tort, d’abord parce qu’il me soupçonna de la méfiance en sa probité à restituer la somme, — cette idée m’était tout à fait étrangère, — ensuite, par manque de politique. « Voyez-vous, disait-il, vous avez eu grandement tort, car ma plume valait bien une petite obligeance de cette sorte. »

Mais assez, assez de ce misérable, j’abuse de votre patience et de votre temps précieux. Auriez-vous l’extrême bonté de m’adresser quelques mots, à Gratz, Autriche (Styrie), poste restante ?

Ne tardez pas à le faire, madame, vous donnerez une grande consolation à un homme dont l’attachement sincère et la reconnaissance la plus profonde vous sont voués pour toujours.

Votre très humble serviteur,

Joseph Dessauer.

Les journaux nous annoncent un nouveau succès de George Sand. Mille félicitations ! J’aurai peut-être l’honneur de me présenter à vous dans le courant de l’hiver.

La lettre était accompagnée de la copie de la page de Heine (p. 47 du volume allemand) que nous avons donnée plus haut et de sa traduction textuelle au verso, avec l’explication de quelques termes allemands qui ne peuvent être qu’imparfaitement rendus en français, comme mundfaulst, prahlerisch, Umgang, etc…

George Sand répondit immédiatement par la lettre suivante :


Nohant, près La Châtre (dép. de l’Indre).
23 novembre 1854.

Non, non, mon cher Dessauer, je n’ai jamais cru, je ne croirai jamais que vous avez raconté ou donné à entendre une fausseté quelconque sur la nature de mes sentiments pour vous. Je vous sais honnête homme, cœur généreux et ami fidèle. Je sais comme notre pauvre et cher ami Chopin vous aimait et vous estimait. C’est par lui que j’ai été fraternelle avec vous dès le premier jour, en toute confiance, appréciant ensuite jour par jour votre beau talent, votre intelligence d’élite et votre honorable caractère. Est-ce là un certificat en bonne forme ? Je vous le donne avec empressement, avec joie, et je vous autorise à vous en servir d’un bout du monde à l’autre, quand cela devrait me brouiller avec mon ancien ami Henri Heine et m’attirer à moi-même les tristes injures qu’exhale cette âme souffrante, digne pourtant d’une meilleure fin !

Oui, venez me voir à Paris, si j’y suis, car j’y vais rarement et j’y reste peu. Mais si je n’y suis pas, venez me voir à Nohant, je le veux. Prenez le chemin de fer d’Orléans et Châteauroux. Vous serez à Châteauroux en huit heures au plus, et à Nohant par la diligence deux heures après.

Je demeure à Paris, rue Racine, n° 3. Informez-vous de moi. Mais j’aimerais mieux ne pas y être et vous avoir quelques jours ici. J’ai un bon piano et j’entendrais avec tant de plaisir, non pas seulement notre fameux Crishna, mais ces beaux lieds dont le souvenir m’est resté si bon ! Mon pauvre frère qui vous aimait tant est mort aussi !

Mon fils Maurice est près de moi et me charge de vous embrasser. C’est à présent un homme de trente ans et toujours un excellent enfant.

À vous de cœur.

George Sand.

Profondément touché, par ces simples, franches et cordiales paroles, venant d’une grande âme, Dessauer répondit immédiatement à son tour par la lettre que voici :

Merci, mille fois merci pour chaque parole de votre lettre, chère amie. Ah ! que cela fait du bien à retrouver un cœur ami que l’on a cru perdu par le temps. Oui, vous êtes toujours la bonne, la sincère, l’excellente femme que j’ai connue, et les années n’ont rien pu sur vous, je doute même qu’elles aient semé quelques plis sur ce beau front, digne écrin d’une intelligente luisante (sic) comme la vôtre !

Votre certificat m’honore autant qu’il me réjouit, mais je n’en profiterai pas vis-à-vis du public. Est-ce qu’il vaut jamais la peine qu’on s’excuse auprès de lui ? Ne croirait-il pas avec beaucoup plus d’empressement à de nouvelles (sic) mensonges, pourvu qu’il s’amuse, et Heine n’en inventerait-il pas d’autres, pour avoir les rieurs de son côté ? Non, je ne suis ni poltron, ni insolent, mais je me sens impuissant vis-à-vis de la trivialité ! Qu’un homme comme Heine dise de moi que j’ai volé, ne pouvant le châtier, je me tairai. Et qui est-ce qui croit à la critique morale d’un auteur comme lui ? Je puis vous assurer que tout ce qu’il a débité sur ma pauvre personne a excité comme un cri d’indignation, mais tout le monde me priait en même temps de ne pas répondre par un seul mot.

Votre invitation franche et sincère me comble de plaisir. Je la lis et la relis, comme si l’exécution en gagnerait de probabilité. Mais, hélas ! ma santé qui, depuis quelques mois, va joliment decrescendo, paraît s’y opposer formellement.

Nous verrons. En attendant, je fais les plus beaux châteaux en Espagne, — je me vois à côté de vous et du bon Maurice. Hélas ! votre excellent frère n’y est plus, quelle triste nouvelle !… Nous causons des temps passés, de ce délicieux petit salon, rue Pigalle, qui réunissait tant de charmes ! J’entends de nouveau mon bon Chopin, glissant sur les touches du piano comme un beau rêve sur le front d’une vierge, je vois la figure mâle de Delacroix, qui se penche sur Maurice, l’intrépide dessinateur de mille croquis comiques ; j’admire la paix classique dans les traits réguliers de Solange, qui ne s’anime qu’après avoir échangé un doux regard avec Pistolet, l’enfant chéri à quatre pattes, qui fait sa sieste au-dessous de la table. Rarement cette douce intimité, dont il me fut permis de savourer le parfum, était-elle interrompue par quelque visite. Elle servait de prélude au grand auteur, qui, après minuit, quittait son fauteuil de velours pour se retirer dans sa chambre d’études, où il travaillait jusqu’au lendemain. Tout cela s’est évanoui ! Où retrouver un bonheur aussi doux, aussi pur ? L’avez-vous trouvé, femme chérie ? Dites oui. Vous me rendrez bien heureux.

Il faut finir ; j’écris trop, beaucoup trop, ne m’en voulez pas. Gardez-moi toujours un bon souvenir et si vous voulez chasser cette affreuse hypocondrie qui m’assomme, écrivez-moi, ne serait-ce que bien rarement, rien qu’un petit mot. Je m’en réjouirais comme d’une belle rose au milieu de l’hiver. Mille amitiés pour Maurice !

À vous de toute mon âme.

Joseph Dessauer.
Gratz, 30 novembre 1854.


Ces lettres n’étaient toutefois connues, pour le moment, que de leurs deux auteurs respectifs et dans son Histoire qui paraissait justement alors dans la Presse (du 5 octobre 1854 au 14 août 1855). George Sand se borna à dire en note aux pages où elle parlait de son amitié pour Dessauer, en le nommant un artiste éminent, un caractère pur et digne :

« Henri Heine m’a prêté contre lui des sentiments inouïs. Le génie a ses rêves de malade[175]. »

L’Histoire de ma vie se traduisait et s’imprimait en Allemagne[176], au fur et à mesure de sa publication dans la Presse, de sorte que dès l’été de 1855 Dessauer pouvait lire ces lignes et se calmer définitivement par rapport à la manière dont Mme Sand prit cette calomnie. Toutefois, son ami le comte Auersperg[177], qui le rencontra à Gratz un peu auparavant, à l’époque du choléra viennois de 1854, dit dans une lettre à son ami intime, le poète Frankl, qu’il fut très heureux de retrouver Dessauer, mais que ce dernier, « malade et se plaignant comme à l’ordinaire, fut cette fois plus que jamais énervé par les animosités enfiélées de Heine. Je fis tous mes efforts pour calmer à ce propos son âme inquiète et alarmée. Les nouvelles œuvres de Heine, quoiqu’on admirât cette force d’esprit méprisant toutes les tortures mortelles, produisent néanmoins sur moi une impression fort pénible. Au moment qui, d’après nos croyances, nous précipitera soit dans le néant, soit dans l’éternité, ce sont des paroles sublimes, pures et saintes qui conviennent, ou bien le silence…[178]. »

Les choses en seraient probablement restées là, si des personnes bénévoles et des bâcleurs d’articles spirituels ne s’étaient mêlés de l’histoire. Dans les numéros des 4 et 5 août 1855 de la feuille viennoise l’Humoriste, dirigée par un certain journaliste de fort mauvais goût, M. G. Saphir[179], assez connu de son temps et complètement oublié de nos jours, parurent deux feuilletons de ce même Saphir sur les visites qu’il fit à Heine et au tombeau de Bœrne, intitulés : Une tombe et un lit à Paris ; visite chez Bœrne et chez Heine.

Lorsque Saphir interviewait Heine, la conversation tomba entre autres sur les offenses que Heine prodiguait même à ses amis.

… Ah ! dit-il, sur qui ferai-je donc des mots, si ce n’est sur mes amis ? Les ennemis s’offensent immédiatement et les amis doivent donc nous rendre au moins le service amical de ne pas prendre en mauvaise part nos calembredaines !!! Je dus avouer que cela ne manquait pas d’une certaine méthode. Mais entre temps, je lui fis des reproches sur la correction infligée à notre bon D……r. « Oh ! dit Heine, en ce cas, je vais vous raconter comment il mérita cette peine capitale. » Il me raconta l’histoire que je ne vais pas redire. Peut-être avait-il raison, mais qui lui donna le droit d’endosser les fonctions de justicier public ?

Quoique le feuilleton de Saphir ne parlât que fort obscurément de la « correction » que Dessauer aurait méritée de la part de Heine, et quoiqu’il n’y fût point nommé de son nom entier, la Notice de la Lutèce, sur George Sand, que nous avons citée, et les attaques précédentes de Heine contre Dessauer, dans les Esquisses musicales, étaient trop connues du public pour que cette nouvelle allusion à la conduite prétendue « incorrecte » de Dessauer passât inaperçue.

« Plusieurs amis de D……r » furent profondément indignés par cette nouvelle calomnie et firent paraître à la date du 12 août dans la Presse de Vienne une Lettre, dans laquelle ils disaient que Heine ne pouvait parler d’une peine capitale « que parce que le crime de D……r avait trait au capital » ; ils narraient l’épisode du refus des cinq cents francs (que Dessauer raconte dans sa lettre à George Sand), et signalaient que les injures ; venant de la part de Heine ne l’avaient toutefois point offensé, mais que le feuilleton de M. Saphir contenait de mystérieuses allusions à une dame et à un prétendu forfait qui méritait le châtiment de la part de tous les honnêtes gens, — et c’est là une diffamation et une calomnie. La loi autrichienne donne heureusement la possibilité de poursuivre contre de pareilles attaques à la vie privée. D……r ne se trouvait point en ce moment à Vienne. Il lui incombait le droit d’appeler la loi à sa défense, mais en attendant, ses amis considéraient comme un devoir moral de notifier à M. Saphir que si la communication que lui fit Heine avait trait à l’épisode cité, alors sa remarque : « qui lui donna le droit d’endosser les fonctions de justicier public » était pour le moins naïve.

En réponse à cette lettre, Saphir écrivit un article d’une violence et d’une indécence extrêmes.

Au milieu des sottises les plus abjectes M. Saphir se posait très noble champion défendant le grand poète contre tous ceux qui osaient l’attaquer. Saphir y déchaînait aussi des torrents d’injures les plus dégoûtantes contre Dessauer, qu’il trouvait nécessaire de nommer ici en toutes lettres, ainsi que George Sand, — accusant Dessauer de s’être vanté d’avoir été son ami intime, et déclarant que c’était pour cela que Heine l’avait châtié.

Ceci était agrémenté d’expressions les plus cyniques, de ; sottises et de grossièretés de maraîchers. En dernier lieu, Saphir déclarait avoir prévenu Gustave Heine et que ; celui-ci avait dû tenir au courant Henri Heine lui-même.

Effectivement, dans le numéro du 29 août du Fremdenblatt, dirigé par Gustave Heine, parut une Lettre de Heine à son frère Gustave, précédée d’une petite préface dans laquelle Gustave Heine disait avec insistance que la position pécuniaire de Heine avait été brillante dans les années en question, que lui, Gustave, pouvait réfuter tout cet épisode d’emprunt d’argent, mais qu’il préférait donner la parole à Henri.

Quoique les questions d’argent et les explications d’assez mauvais goût qui jouent un trop grand rôle dans toute cette polémique, nous soient grandement antipathiques et doivent également ennuyer le lecteur, nous nous permettons néanmoins de citer la lettre de Heine en entier. Il s’y trouve d’abord quelques passages assez vagues, visiblement introduits avec intention par l’auteur (et non moins expressément omis par M. Sack dans son article cité). Mais quant au fait principal, cette prétendue indiscrétion de Dessauer, à laquelle Saphir et Heine attribuaient uniquement le courroux quasi légitime du poète contre le musicien, Heine ne put rien dire de précis.


Très cher frère,

Je viens de recevoir ta lettre. La tête malade après une mauvaise nuit, je ne puis te répondre que fort brièvement et le strict nécessaire. L’assertion que je me serais adressé en 1842 au musicien et rentier Dessauer, afin de lui emprunter de l’argent, que je l’aurais fait avec l’intention de ne jamais le rendre, comme cela serait dans mes habitudes, et qu’enfin j’aurais, sur la voie publique et comme de raison sans témoins, menacé de ma plume ledit musicien et rentier et lui aurais déclaré qu’il se repentirait un jour de ne pas m’avoir prêté cinq cents francs est fausse.

Tu te trompes en croyant qu’une misère pareille, qui porte au front l’empreinte de l’invention rancunière, eût besoin d’être démentie de ma part, mais je t’autorise volontiers à la réfuter pour la tienne.

Je possédais, en 1842, certainement le triple dudit M. Dessauer, prétendu si riche. Mais je pouvais néanmoins me trouver parfois momentanément dans un embarras d’argent et m’être adressé à un capitaliste musical qui faisait, entre autres et par vieille habitude commerciale, une petite affaire, certes rien qu’en qualité d’un secret « bailleur de fonds », de serviteur musical de quelque éditeur philanthropique qui, en servant dans un magasin de musique, espionnait les misères pécuniaires du monde artiste et escomptait des lettres de change au moyen de douze pour cent de profit. Pourtant cela ne m’est jamais arrivé, ni directement/m indirectement, je n’ai jamais réclamé les capitaux de Dessauer[180].

La menace de ma plume sur la voie publique est si peu dans mes manières, que chacun ici reconnaît l’invention et l’expression de gens qui ne connaissent que deux choses : l’argent et la rage de la vengeance. C’est si sale, si grossièrement inventé, si collant, si puant, comme l’imagination d’une punaise, c’est par là que je reconnais mes « vieux camarades de Papenheim[181] ». Leur premier mot est toujours que l’on écrit contre eux, parce qu’ils n’avaient pas voulu prêter de l’argent. Allez, rendez suspects les motifs qui nous font parler de votre misère, calomniez le bâton qui touche votre dos, les cicatrices qu’il y laisse n’en seront pas moins cuisantes et visibles, comme tout fait réel.

En ce qui concerne M. Saphir, je lui ai bien confessé, lorsqu’il me fit sa visite, le vrai motif, mais il a eu tort de lui donner la publicité. Je vois par tes allusions que sa mémoire n’a pas été très fidèle dans ses récits et que des erreurs ont dû lui échapper.

De toute ma famille, je ne lui ai parlé que de toi.

Je ne lui ai pas donné de détails sur mes revenus, je ne lui ai sûrement dit que ce que je ne cache à personne et ce que j’ai bien dit aux autres Viennois qui me visitèrent ces derniers jours ; je lui ai dit notamment qu’ici, et grâce à ma maladie, il me fallait vingt-quatre mille francs par an, tandis que mes revenus annuels de la patrie ne montaient pas au delà de douze mille, de sorte que sans les honoraires pour mes publications allemandes et françaises je ne pourrais pas exister.

Les dernières, mon cher frère, ont un succès miraculeux, et avec Kampe, j’ai ouvert des pourparlers qui auront un meilleur résultat que tu ne le crois.

Il est encore question, pour le moment, de la réimpression de mes œuvres en Amérique, qui, pourtant, y propagent si bien ma réputation qu’un littérateur américain a fait cette année-ci des conférences sur moi à New-York et à Albany, un honneur qui n’est jamais arrivé à aucun poète vivant. Sois donc tout aussi tranquille pour ma réputation que pour mes finances. Je te remercie de tout mon cœur ému pour ta généreuse proposition, mais je dois la refuser. Premièrement, la somme est trop grande pour que je puisse l’accepter, secondement, je n’ai pas de dettes, parce que, depuis 1840, toutes sont consciencieusement payées ; les accusations de dettes commises dans l’article injurieux de la Presse sont donc menteuses. Demande publiquement à mes créanciers de te faire parvenir leurs réclamations, comme si tu avais l’ordre de les payer pour moi, et tu seras surpris de n’en voir réclamer pas même cent francs. Sois donc tranquille.

Tu me dis, cher frère, n’avoir pas lu le passage en question. Je m’en aperçois bien, car tu aurais su autrement à quel motif M. Saphir attribue le châtiment que j’infligeai au capitaliste Dessauer.

À la page 47 de mon livre, ce motif est suffisamment expliqué et c’est une méchante ruse de la part de l’auteur anonyme de se donner l’air de ne pas comprendre de quoi parle Saphir. Il y est question d’un fait qui est notoire. Saphir aussi me dit que le personnage châtié se vantait partout de l’intimité, que je déclarais impossible. Le premier qui m’ait parlé de ce que l’insecte vaniteux se glorifiât d’un pareil bonheur galant était un homme dont la seule parole vaut plus d’une centaine de capitalistes musicaux ; je n’ai donc pas raconté un racontage futile. Pour mettre d’emblée fin à toute espèce de doutes, cet homme n’est pas moindre que le comte d’Auersperg, mon très vénéré collègue couronné de lauriers, Anastasius Grün. Il ne reprendra certes pas ce qu’il a dit.

Cette communication m’indigna tellement, qu’elle me fit sursauter, et comme je composais alors ma Lutèce, de matériaux imprimés et inédits, je livrai à la publicité le tableau du châtiment du personnage, qui, certes, serait resté inédit sans cette vexation momentanée.

Oui, ce n’est que l’indignation qui causa la publication de cette esquisse. Ce tableau, cette correction écrite ne provient sûrement que d’un mouvement désintéressé de poète qui cherche à étudier et à portraiturer les grimaces et les platitudes de son époque dans ses plus nobles exemplaires.

Mais finalement les motifs de nos écrits n’importent pas, et le principal, c’est la vérité des faits que nous présentons. Je suis conscient de n’avoir communiqué dans mon livre de Lutèce, qui ne se compose rien que de choses réelles, aucun fait qui ne soit basé sur témoignages ou preuves avérées ; il n’y règne point d’incertitude anonyme, les personnes ne sont point désignées par des initiales ou de vagues paraphrases, je nomme chacune par son nom et son prénom, à faire enrager tous les poltrons et tous les hypocrites qui crient haro contre un pareil manque d’égards. Mais le grand public comprend très bien cette exécution publique, et chacun dit : « C’est le parler de la vérité, âpre, souvent fatal, mais toujours vrai. » [Et enfin, très cher frère, porte-toi bien, salue de ma part ta femme, embrasse cent fois tes enfants et aime

Ton frère dévoué.]

Henri Heine[182].


Paris, août 1855.

Nous oserons commettre un crime de lèse-majesté et commenter cette lettre.

Il nous semble d’abord que les expressions de la page 47 des Vermischte Schriften : « un insecte sans nom et rampant » ou « l’un des plus misérables compositeurs de chansons dans le plus parfait charabia, etc… » méritent bien plutôt le nom « de vagues paraphrases » que de « vrais noms et prénoms ». Secondo : Les « motifs » des écrits tels que les lignes venimeuses sur la « punaise et l’araignée » ne sont en aucune façon « peu importants ». Quant aux « témoignages » et aux « preuves avérées », ils se trouvèrent pour une grande part non vérifiés, et d’autre part prouvant contre Heine.

Tertio : Il est clair pour tous ceux qui connaissent la biographie d’Henri Heine pourquoi Gustave Heine s’émut non de ce que son frère ait pu propager un cancan ou manquer de dignité de conduite, mais bien de ce qu’il ait pu dire que jadis il s’était trouvé dans la gêne, — ce qui touchait à son tour la question de ses rapports avec sa famille. Or, il est notoire que la question d’argent fut toujours une cause de graves difficultés pour le poète et de ses plaintes continuelles contre sa famille[183]. Effrayé à l’idée qu’Henri ait pu en avoir parlé à Saphir ou qu’il ait pu lui être échappé quelque allusion à sa mauvaise position pécuniaire lors de ses relations avec Dessauer, Gustave Heine, dans sa lettre à son frère, le questionnait surtout sur ce qu’il avait dit à Saphir sur sa famille. De là les protestations d’Henri de n’avoir parlé en fait de sa famille « que de toi », et aussi les assertions sur sa brillante position financière.

Remarquons enfin que Henri Heine semble avoir oublié qu’en dehors du passage ajouté en 1854, toutes les autres pages sur Dessauer, — humiliantes, venimeuses et rancunières, — qui se trouvent dans les Esquisses musicales, furent écrites onze ans avant la conversation que Heine eut avec le comte d’Auersperg et la publication de la Lutèce. Donc, sa haine ne fut point causée par cette nouvelle « communication » qui « l’indigna » : elle existait bien avant cela.

Les auteurs qui ont écrit sur cet épisode semblent ne pas avoir remarqué qu’il suffit de la simple chronologie pour s’apercevoir que la « haine » et « l’indignation » de Henri Heine contre Dessauer dataient de loin ; leur vraie raison reste de nos jours tout aussi problématique qu’en 1855.

Mais continuons notre récit et suivons les étapes de cette désagréable polémique.

M. Saphir, dès son premier article contre Dessauer, déclara que ce n’était là qu’un premier thème et que « ses variations sur Dessauer » ne se feraient pas attendre.

C’est alors que Dessauer publia la lettre de George Sand dans le numéro du 4 septembre de la Presse viennoise ; il écrivit d’autre part au comte d’Auersperg, et enfin porta plainte contre Saphir et Gustave Heine devant les tribunaux.

La déclaration de Dessauer est ainsi conçue :

L’Humoriste, de M. M.-G. Saphir, et le Fremdenblatt, de M. Gustave Heine, m’ont élu pour but d’attaques et d’insinuations déshonorantes. Comme je ne puis obtenir d’eux aucune satisfaction par une autre voie que par la voie de la justice, à mon retour à Vienne je porte plainte contre ces deux messieurs. Le public qui fut témoin des insultes qu’on me fit, apprendra en son temps le jugement du tribunal.

Je déclare, en outre, que jamais je ne me suis vanté d’aucune aventure galante avec George Sand, ni devant M. Saphir, ni devant le comte Auersperg, ni devant qui que ce soit, et je suis fermement convaincu que le noble comte, mon ami vénéré, ne l’a jamais dit à Henri Heine.

Toute cette fable parut d’abord dans la Lutèce, de Heine. Tant qu’il ne s’est agi que de moi, j’ai trouvé inutile de parler. J’ai méprisé alors les attaques de Heine et je les méprise encore aujourd’hui. Mais ce passage de son livre ne me touchait pas seul, il touchait à la réputation d’une dame à l’estime de laquelle je tenais trop pour pouvoir me laisser soupçonner sans protester. Je lui écrivis et je reçus la réponse que je transcris ici, avec l’autorisation qui m’a été donnée, afin de me défendre des dernières attaques.

(Venait la lettre de Mme Sand : Non, non, mon cher Dessauer, etc., que nous avons citée à la page 144, puis, Dessauer, continuait) :

Je trouve inutile tout autre commentaire à ce sujet, et en toute confiance j’abandonne au lecteur de prononcer son jugement. Je remercie enfin les amis qui, en mon absence et à mon insu, ont pris la parole pour moi, et je confirme la vérité de leur communication quant à une demande d’argent que me fit Henri Heine et que je refusai.

Joseph Dessauer.


Vienne, 3 septembre 1855.

Quant à « l’homme irréprochable » invoqué par Heine, le comte d’Auersperg, il réfuta catégoriquement l’allégation de Heine. Le comte d’Auersperg était en ce moment à Paris et ce n’est qu’à son retour qu’il reçut la lettre de Dessauer et lui répondit. Dessauer publia encore cette lettre[184]dans la Presse.

Thurn-sur-Hart, 26 septembre 1855.
Très honoré ami,

Sans me prévenir, et à mon grand regret, on fit publiquement emploi, comme d’une arme contre vous, d’une expression que je prononçai sans aucune intention et sans penser à mal, au milieu d’une causerie privée, la moins contrainte possible. Ce qui me tranquillise, c’est que maintenant encore je n’ai pas de raison pour contester aucune de mes paroles d’alors, paroles dont je me souviens parfaitement du reste.

Je trouve toutefois que, dans la lettre publiée dans le Fremdenblatt[185], mes termes ne sont pas fidèlement rendus, ni comme fond, ni comme forme. Ma question toute simple et accidentelle sur le genre de vos relations avec cette dame (dont je vous ai entendu parler si souvent et si volontiers) y apparaît changée en une accusation de fait que je n’avais jamais prononcée, ni pu prononcer. C’est ce que je déclarai en toute franchise et conscience dernièrement à M. Heine à Paris (où je pris d’abord connaissance de cette lettre), et je ne puis avoir aucun scrupule de vous le répéter ici selon toute justice et en réponse à votre lettre datée du 24 septembre de Gratz. Votre tout dévoué,

Comte A. d’Auersperg.
À Monsieur Joseph Dessauer,

à Gratz, hôtel de L’Archiduc-Jean.

M. Sack assure que le comte n’avait « pas du tout été chez Heine » durant ce séjour à Paris et qu’il ne fit que « passer devant sa porte ».

Le docteur Frankl ne dit que ceci : « Grün qui vécut à Paris durant la première moitié de septembre, était très fâché (verstimmt) par la lettre de Heine dans le Fremdenblatt et ne le revit plus avant son départ…[186]. » Nous laissons donc sur la responsabilité de M. Sack la réfutation de l’assertion très claire et précise du comte d’Auersperg lui-même. Il est vrai que le comte d’Auersperg ne dit pas précisément si c’est par écrit ou de vive voix qu’il fit sa déclaration à Heine à propos du « changement » de sa simple question en une « accusation de fait » contre Dessauer. Au poète Louis Frankl il écrivit à cette occasion les lignes que voici, que nous empruntons encore au livre publié par le fils de Frankl :


1er  novembre 1855.

… La nigauderie (Büberei) de Heine m’a rempli de dégoût. Quoique le respect personnel me défendît de descendre sur ce terrain sali, et quoique le découragement à propos de Fessai de me faire porteur d’une calomnie fabriquée pût me commander silence, néanmoins, provoqué de cette manière, je ne pouvais me taire ni vis-à-vis de lui, ni vis-à-vis du pauvre Dessauer, froissé jusqu’à en être réellement malade, que jamais je ne pouvais, ni ne voulais donner un certificat de vérité à un mensonge. Je crois avoir ainsi agi envers les deux selon l’honneur et le devoir, sans me laisser entraîner par force sur un terrain qui m’est étranger et me répugne.

Du reste, c’est un triste spectacle au plus haut point que de voir la flamme d’un si magnifique talent se consumer si piteusement dans la fange, — le torse d’un Apollon enfoncé dans un marécage ! Combien cela serait plus noble, plus conciliant et plus élevé, si Heine eût rassemblé toutes ses grandes qualités d’esprit, qui ne connaissent pas de repos, même sur son lit de douleur, pour une œuvre digne de son talent, s’il eût fini par un chant de cygne saintement sublime, au lieu d’un croassement hargneux d’oiseau moqueur ! L’admiration pour son merveilleux talent me fit jadis rechercher sa connaissance ; une compassion sincère pour ses souffrances me fit rester (ausharren) à son chevet de douleur, lorsque d’autres, effrayés par la décomposition et la pourriture morales, étaient déjà depuis longtemps éloignés. Je ne veux point me plaindre de ma persévérance, mais j’aurais dû me rappeler que lorsqu’une telle image divine s’écroule dans la boue, cela n’arrive pas sans que les assistants en soient éclaboussés… Le procès que Dessauer intenta à Saphir et à Gustave Heine fut plaidé après la mort de Heine, au printemps de 1856. Gustave Heine ne fut pas reconnu coupable, parce que le tribunal ne trouva point « injurieuse » la lettre de son frère, et il ne fut point appelé devant les juges.

Quant à Saphir, il dut comparaître devant le tribunal. L’épisode de l’emprunt ne fut pas prouvé, au contraire, Gustave Heine déposa d’abord sous serment que, peu avant sa mort, en novembre 1855, son frère lui avait de nouveau juré de n’avoir jamais demandé d’argent à Dessauer ; puis il déclara que deux ans auparavant Dessauer était venu le voir et, en se recommandant du nom d’ami de son frère, lui aurait demandé quelques lignes favorables pour son nouvel opéra Paquita. Mais en ce qui touchait à la lettre d’Auersperg, Henri Heine, au dire de Gustave lui-même, avait refusé de répondre et n’avait à toutes ses questions répété que ceci : « Je suis un mourant, je ne veux et ne puis aujourd’hui faire aucune polémique… »

Ainsi, le procès même ne servit pas à éclaircir la question, ni à faire connaître pour quelle raison Heine avait ainsi insulté Dessauer, et la prétendue diffamation attribuée à Dessauer doit être tenue pour une invention gratuite du poète.

Nous empruntons ces détails au livre du docteur Frankl-Hochwart qui dit encore, — en se basant sur les communications orales que son père fit trente ans plus tard au romancier Charles-Émile Franzos, et visiblement préoccupé de ne pas se prononcer contre Heine, — que l’opinion publique fut d’abord défavorable au poète, surtout après la publication des lettres de George Sand et d’Auersperg ; que la lettre de Mme Sand souleva comme une onde de respectueuse sympathie pour la grande romancière ; qu’on reprochait à Heine d’avoir fait cause commune avec un individu du genre de Saphir. Puis, après la mort du poète, comme cela arrive toujours, les regrets unanimes firent virer l’opinion en sa faveur. Ce même respect pour sa mémoire et le désir d’atténuer l’impression pénible produite par une action si basse du grand méchant malade animèrent sans doute le docteur Frankl lui-même ; malgré son amour inné de la vérité, il s’efforce de concilier l’inconciliable.

Nous nous sommes, comme toujours, tenu aux documents. Ils confirment qu’en toute cette histoire, Heine fit preuve d’une incompréhensible rancune contre Dessauer. Il ne voulut pas avouer franchement que, par amour pour les bons mots et fort légèrement, il fut l’auteur du potin, et finalement il se fâcha lui-même, lorsque son bavardage fut réfuté. Il attaqua Meyerbeer et Dessauer dans un nouveau pamphlet très indécent (le Wanzerich) et en même temps il se plaignait d’être leur victime dans ses lettres à Kampe (28 août 1855).

Mais Heine fut surtout fâché parce que George Sand prit la défense de Dessauer, comme on peut le voir par sa lettre à M. de Mars, datée du 8 septembre 1855 :

Mon cher monsieur de Mars,

Si vous pouvez me donner quelques minutes demain ou après-demain vous me feriez grand plaisir. J’ai à vous consulter, vous ou Buloz, sur une lettre de George Sand qu’on vient d’imprimer en Allemagne où elle me traite de la manière la plus indigne. Vous déviiez me conseiller ce que j’ai à faire en cette occurrence où ma bonnacité (sic) est réellement mise à une rude épreuve. Je n’y comprends rien ; il paraît réellement que c’est un parti pris de cette malheureuse femme d’injurier tous ceux qui lui ont montré un intérêt sincère. Il faut beaucoup pardonner aux femmes, je le sais bien, ce que je viens de vous dire est confidentiel, et je vous prie de n’en parler à personne.

Tout à vous.

Signé : Henri Heine[187].

P.-S. — Je viens de finir mon travail pour Taillandier que je lui envoie en même temps ; il m’a promis de venir demain matin chez moi[188].

Nous avons vu toutefois que dans sa réponse à Dessauer Mme Sand ne traitait Heine pas « d’une manière indigne », elle se disait simplement prête à encourir le mécontentement de vieux amis, si cela était nécessaire, pour défendre Dessauer contre une calomnie.

C’est ainsi que Heine transporta une partie de sa rancune contre le musicien sur sa « chère et aimable cousine » d’autrefois, il semble l’avoir gardée jusqu’à sa mort, survenue moins d’un an après.

Il est clair, d’autre part, que Dessauer fut vivement touché de ce que George Sand fit pour lui, ainsi que le prouve sa lettre du 33 novembre. Cette lettre, outre son importance pour l’histoire des relations entre George Sand et Heine, nous offre comme un petit instantané des soirées de la rue Pigalle où Mme Sand et Chopin passèrent leurs plus heureux jours. Elle marque aussi les sentiments d’amitié que Dessauer et Mme Sand gardèrent l’un pour l’autre à travers une longue série d’années. Cette amitié reprit de plus belle après la visite que Dessauer fit à Mme Sand et à sa famille à Nohant, en 1863. Il redevint un intime de la maison, se prit d’une grande sympathie pour la jeune bru de Mme Sand, Mme Lina, et à partir de ce moment jusqu’à sa mort, il envoya tous les ans pour l’anniversaire de la grande romancière, tantôt un petit paysage crayonné d’après nature à Ischl ou à Gmunden, tantôt un bouquet de fleurs des Alpes, sachant que rien ne serait si doux au cœur du poète et botaniste, ex-Voyageur, que ces fleurs venues de son cher Tyrol.

Dessauer signait toutes ses lettres soit du nom de Crishni, soit de celui du vieux Favilla, car Mme Sand ne cachait point qu’il lui avait servi de modèle pour son Maître Favilla, vieux musicien amant de l’idéal, un peu fou, un peu hypocondriaque, héros de la pièce de ce nom, écrite vers 1851, dédiée à Dessauer, et d’abord intitulée Nello le violoniste, mais plus tard entièrement remaniée, jouée à l’Odéon, en 1855, sous son vrai nom de Maître Favilla et en dernier lieu dédiée à Rouvière[189].

Il nous semble pourtant qu’elle s’était inspirée déjà sinon de la personnalité, du moins des récits et des souvenirs du compositeur autrichien sur ses toutes premières impressions demi-enfantines, au milieu des montagnes de sa patrie et sur le premier éveil du talent dans son âme. Nous n’avons jamais pu relire la jolie bluette de George Sand, Carl, publiée dans la Gazette musicale en 1843, sans y sentir vaguement la réminiscence de vrais souvenirs, et sans penser que lorsque George Sand l’écrivait, elle devait indubitablement se trouver sous l’impression des récits de quelque musicien allemand ou autrichien, qui, ayant grandi dans les montagnes, avait réellement entendu dans la nature ce qu’un compositeur élevé dans une ville ne pourrait jamais entendre.

Dans Carl, l’auteur touche au problème de la vraie vocation artistique qui se manifestera toujours, même si elle est persécutée ; alors elle prend parfois la forme d’hallucinations artistiques, ou même de somnambulisme. C’est ce qui arrive au petit malade Cari, le fils d’un aubergiste tyrolien. Une fois, tout petit enfant, Cari entendit le jeu d’un maestro qui, pendant un voyage, s’était arrêté dans leur auberge. Cela éveilla d’emblée son talent endormi. Il aurait volontiers appris la musique, si son père, avare et ignare, n’eût de toutes ses forces arrêté ses élans artistiques. Mais le garçon commença à dépérir, à languir ; le jour, il paraissait oppressé et presque imbécile, inapte à toute besogne, et la nuit, pendant ses promenades somnambulesques, il chantait tout ce qu’il avait entendu beaucoup d’années auparavant. Un ami du feu maestro prit le petit Cari à son service et par hasard fut témoin de ses nocturnes et fantastiques promenades par monts et par vaux, pendant lesquelles Cari chantait et rechantait une phrase musicale de son ami le compositeur. (George Sand fait, à cette occasion, réapparaître chaque fois, au milieu de son texte, une ligne de musique, écrite pour elle par Halévy.) Grâce à cette phrase musicale, l’ami du compositeur mort se prend d’intérêt et de pitié pour le pauvre garçon, s’aperçoit de son talent, le sauve de quelque maladie finale et de l’imbécillité qui le menace, s’il reste dans un milieu qui l’opprime, et Carl devient un musicien.

George Sand touchait souvent au problème de la naissance et du développement du talent ; elle peignait l’ambiance indispensable à sa croissance et montrait combien dans un milieu bourgeois il lui était facile de périr. C’est ainsi que, tout au commencement de sa carrière, elle écrivit la Fille d’Albano, et à son déclin, le Château de Pictordu. Ici comme là, nous assistons au réveil inconscient du talent, qui, inconsciemment encore, lutte contre son entourage et ne s’échappe que grâce à d’heureuses circonstances ou parce qu’il devient conscient du vrai but de son existence.

Nous anticipons un peu sur les événements en parlant de Carl qui parut lorsque Mme Sand avait déjà quitté la rue Pigalle. C’est que Carl n’est pas seulement une réminiscence de la personnalité de Dessauer : c’est l’atmosphère intensément musicale et artiste de l’appartement de la rue Pigalle qui a fait naître ce conte minuscule comme le grandiose roman de Consuelo.

En général, les années 1838-1842 dans la vie de George Sand furent surtout consacrées aux intérêts artistiques et philosophiques ; ce n’est que vers la fin de cette période que l’élément artiste semble céder le pas à l’élément social et politique, et que l’intérêt pour les questions purement philosophiques fait place au désir de les mettre en pratique aussi bien dans ses œuvres que dans sa vie.

Une fois installée rue Pigalle, George Sand renouvela et cultiva ses relations amicales avec les artistes : Bocage et Marie Dorval, d’autant plus qu’elle voulut s’essayer dans la littérature proprement dramatique et écrivit d’abord un petit proverbe, les Mississipiens, qui ne vit jamais la rampe et n’y prétendait point, puis un drame, Cosima, qui fut reçu à la Comédie-Française et mis à l’étude en l’hiver de 1839-40. George Sand désirait expressément que le rôle principal fût confié à son amie Mme Dorval, mais il fallait pour cela qu’elle fît partie de la troupe du premier théâtre de France, or, elle n’en était point. George Sand mit tout en œuvre, agit auprès de Buloz qui était directeur de la Comédie, et réussit enfin à y faire entrer Mme Dorval. Mais le début des répétitions se fit longtemps attendre et même quand elles étaient déjà commencées, la représentation fut remise d’un jour à l’autre, — on ne sait pas trop pourquoi. George Sand écrivait que les répétitions allaient commencer, déjà dans la lettre à Papet du 1er  novembre 1839, — et le 15 janvier 1840, à la fin d’une lettre (traitant d’affaires et surtout de l’Hôtel de Narbonne) adressée à son frère, George Sand écrit de nouveau :

Mon drame n’est pas encore en répétition, je ne crois pas qu’il soit joué avant le commencement de mars, quoique Buloz se flatte de le produire aux premiers jours de février. Il y a une grande comédie de Scribe, qui, de droit, passe avant la mienne, car j’ai laissé passer mon tour. Mais je ne me repens pas. J’ai Mme Dorval et tout ce qu’il y a de mieux en acteurs. Mlle Mars n’en est pas moins charmante avec moi. Elle désire que je lui fasse une pièce, et je tâcherai, si j’ai un succès pour la première. Je compte toujours sur toi pour claquer, et Pierret[190] ne se lave plus les mains, afin de les avoir plus épaisses ce jour-là. Bonsoir, mon vieux, ne rêve pas trop à la Divine[191], tu as le temps de te renflammer…[192].

Le 27 février, elle lui annonce pourtant que la pièce est toujours « à la veille d’entrer en répétitions » et qu’à son avis cette « veille » sera celle du jugement dernier, que le comité du théâtre « se prend aux cheveux avec le ministère », qu’on parle même de la dissolution de toute la société de la Comédie, que « le ministre veut donner sa démission prétendant qu’il aimerait mieux gouverner une bande d’anthropophages que les comédiens du Théâtre-Français », que « Buloz perd l’esprit qui lui reste », et qu’elle, « tâche d’attendre avec patience la fin de la bataille ».

… Pour couronner tous mes ennuis, j’aurai peut-être une sifflade de première classe et force pommes plus ou moins cuites. Enfin, vogue la galère ! Que j’aie un succès ou une chute, j’irai me reposer à Nouant de la vie de Paris, à laquelle je ne me fais pas et ne me ferai, je crois, jamais…[193].

Le 25 mars, elle invite son ami Gustave Papet à venir à Paris, espérant que la pièce va être jouée dans les premiers jours d’avril.

Cher Papiche, ma pièce sera jouée pour sûr dans les huit premiers jours d’avril. Viens, car tu me l’as promis. La pièce ne vaut pas le diable. Mais l’envie que nous avons de te voir vaut bien que tu fasses le voyage. J’ai pour toi la table, le logement, la chandelle, le tabac, le domino, le vin, le thé et tout ce qui s’ensuit. Tu descendras rue Pigalle, n° 16, n’importe à quelle heure de jour ou de nuit. Ainsi, viens ! Cela me rendra un peu de gaieté, car cette pièce à faire répéter, la grippe et l’air de Paris m’ont donné un idiotisme spleenétique. Mon foie est assez malade, à ce que dit Gaubert[194]. Toi seul connaîtras mon mal et le guériras. Que ces raisons te fassent donc arriver au plus vite. S’il faut même que je sois à l’agonie, j’avalerai de la mort-aux-rats, pourvu que tu viennes. Adieu, mille tendresses à ton père. Tâche d’amener Boutarin[195], Fleury, Charles, Rollinat, tous nos vieux. Mais je ne les espère guère. Ils sont si paresseux ! Ils sont dans la vase berrichonne comme des âmes perdues[196].

La première de Cosima eut enfin lieu le 29 avril. La pièce n’eut pas de succès, ou plutôt elle n’eut qu’un succès d’estime, c’est-à-dire qu’elle ne tomba pas grâce au nom de l’auteur, mais elle souleva par quelques phrases audacieuses des protestations d’une certaine partie du public et fut froidement reçue en général.

Henri Heine qui consacra à George Sand justement à propos de cette première de Cosima toute une Lettre parisienne (nous l’avons déjà citée à plusieurs reprises), dit dans la première partie de cette Lettre, datée du 30 avril 1840, que le renom de l’auteur, certaines passions haineuses et différentes autres causes amenèrent ce jour-là une foule au théâtre ; qu’il se préparait d’avance force intrigues contre la pièce ; que cabale et rancunes s’unirent à la plus basse jalousie de métier ; que l’audacieux auteur devait payer pour toutes ses « idées anti-religieuses et subversives », mais que lui, Heine, ne saurait dire « en toute conscience si ce fut un fiasco décisif ou bien un succès douteux ».

… Le respect devant le grand nom avait peut-être paralysé certaines mauvaises intentions. Je m’attendais au pire. Tous les antagonistes de l’auteur s’étaient donné rendez-vous dans l’immense salle du Théâtre-Français, qui contient plus de deux mille personnes. L’administration avait donné à peu près cent quarante billets au service de l’auteur, pour les distribuer à ses amis, je crois toutefois qu’étiquettés par le caprice féminin, ils ne parvinrent que rarement dans de bonnes mains, celles qui applaudissent. Il n’était pas même question d’une claque organisée, son chef habituel avait bien offert ses services, mais trouva sourde oreille chez le fier auteur de Lélia. Les soi-disant Romains qui ont l’habitude de si bravement applaudir au milieu du parterre, sous le grand lustre, lorsqu’on donne une pièce de Scribe ou d’Ancelot, n’étaient pas visibles hier. Les applaudissements qui se firent souvent entendre quand même, et assez longuement, firent d’autant plus d’honneur. Pendant le cinquième acte, on put ouïr quelques sons hostiles, et pourtant cet acte contient plus de beautés poétiques et dramatiques que les précédents, dans lesquels la tendance à éviter tout ce qui pourrait choquer tourne au timoré fort déplaisant…

Ne s’expliquant point définitivement sur les défauts ou les qualités du drame, Heine ajoute encore que tous les acteurs, sauf Mme Dorval, furent très médiocres. Il assure que l’auteur lui avait dit un jour que quoique effectivement tous ses compatriotes fussent acteurs de naissance, c’étaient les plus mal doués qui entraient au théâtre. Heine terminait cette première Lettre en déclarant que personnellement il ne partageait point toutes les idées de George Sand, mais qu’il serait malséant de l’affirmer à un moment où tous les ennemis s’étaient ligués contre elle.

… Mais que diable allait-elle faire sur cette galère ? Ne savait-elle pas qu’un sifflet s’achetait pour un sou et que la plus misérable médiocrité pouvait jouer de cet instrument en virtuose ? Nous avons vu des gens qui savaient siffler comme s’ils étaient des Paganini…[197].


Dans la Notice ultérieure (1854), Heine nomme sans ambages Cosima « un essai parfaitement manqué, de sorte que le front habitué aux lauriers fut, cette fois, couronné d’épines très cruelles… »

Comme nous le savons déjà, George Sand assista à cette première dans une loge en compagnie de Liszt et de Mme d’Agoult[198]. Elle accepta sa défaite avec beaucoup de calme, elle ne l’attribua toutefois ni aux défauts de la pièce, ni à celui de son talent dramatique, mais bien à cette même animosité pour les idées générales de l’auteur, que rencontraient tous ses romans ; elle expliquait donc son fiasco par les mêmes causes que Heine. Seulement, à rencontre de Heine, elle décrit la contenance du public au théâtre comme plus bruyante et moins retenue.


Paris, 1er  mai 1840[199].
Cher Carabiacai[200],

J’ai été huée et sifflée comme je m’y attendais. Chaque mot approuvé et aimé de toi et de mes amis a soulevé des éclats de rire et des tempêtes d’indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale ; il n’est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs, déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers. Enfin la pièce a été tout jusqu’au bout très attaquée et très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes. J’étais là, fort tranquille et même fort gaie, car on a beau dire et beau croire que l’auteur doit être accablé, tremblant et agité : je n’ai rien éprouvé de tout cela, et l’incident me paraît burlesque. S’il y a un côté triste, c’est de voir la grossièreté et la profonde corruption du goût. Je n’ai jamais pensé que ma pièce fût belle ; mais je croirai toujours qu’elle est foncièrement honnête et que le sentiment en est pur et délicat. Je supporte philosophiquement la contradiction ; ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais dans quel temps nous vivons et à quels gens nous avons affaire. Laissons-les crier ! nous n’aurions plus rien à faire, s’ils n’étaient ce qu’ils sont. Console-toi de mon accident. Je l’avais prévu, tu le sais, et j’étais aussi calme et aussi résolue la veille que je le suis le lendemain. Si la pièce n’est pas défendue, je crois qu’elle ira son train et qu’on finira par l’écouter. Sinon, j’aurai fait ce que je devais et je recommencerai à dire ce que je veux dire toute ma vie, n’importe sous quelle forme[201]. Reviens-nous bientôt. Tu me manques comme une partie essentielle de ma vie. À toi de cœur.

George.

Il est très curieux que ce soit de ce même point de vue que Cosima fût jugée par… l’ultra-rétrograde critique russe Senkowski : il déclara que par ses tendances, par ses idées générales, par ses sentiments, enfin par le fond Cosima ne se distinguait en rien des œuvres les plus célèbres de la grande romancière. Nous trouvons les mirifiques lignes suivantes dans le volume 41 de la Bibliothèque de la lecture de 1840 :

La grande Georgius Sand enfanta le grand drame de Cosima, lequel grand drame, ennuyeux de par nature et dévergondé par le sujet, tomba la tête en bas, quoiqu’on y voie exhibée toute la collection des élucubrations qui firent la gloire des romans de ladite Georgius Sand. Je ne veux rien dire de Cosima, non plus ; c’est Indiana, c’est Lélia, c’est Jacques et André, c’est Mme Dudevant elle-même, donc cela ne vaut pas la peine d’en parler…

Dans la lettre inédite à son frère Hippolyte Chatiron, datée du 4 mai, George Sand lui dit que :

Buloz a manqué périr de chagrin des cabales qui ont culbuté ma pièce. Je t’ai envoyé ladite pièce ; à propos, l’as-tu reçue ? Elle n’est pas si mauvaise que les journaux l’ont prétendu, mais le Théâtre-Français est livré à toute sorte de divisions, de cabales, d’abus et de canailleries. Quoi qu’il fasse, il périra par là. Sans Rachel, ce serait fait déjà. Celle-là est toujours sublime. Ta divine Dorval a bien joué Cosima aux répétitions, mais elle a perdu la tête aux sifflets. J’ai été plus philosophe et j’ai pris ma défaite comme quelqu’un qui s’y attendait, connaissant le terrain…


L’insuccès de Cosima, qui ne se maintint pas dans le répertoire, se refléta surtout sur la position pécuniaire de George Sand, qui, déjà, n’était point brillante à ce moment. Hippolyte Chatiron avait à sa demande entrepris la vérification de toute la comptabilité et de la gestion de Nohant, et en général de toute la fortune de sa sœur : l’examen fut concluant. Les personnes qui affermaient le domaine, le géraient et le dirigeaient en l’absence de Mme Sand, si elles ne la volaient pas ouvertement, n’en portaient pas moins un grand préjudice à ses intérêts. Toute une série de lettres d’Hippolyte à sa sœur est remplie de la plus minutieuse révision de toutes ses affaires et de son budget. Chatiron y invitait sa sœur à s’installer définitivement à Nohant, mais les essais faits précédemment — et peut-être aussi l’impossibilité pour Chopin de quitter Paris cette année — forcèrent Mme Sand d’abandonner l’idée de passer avec sa famille l’été de 1840 à Nohant. Le 22 janvier 1839 déjà, à propos de la vente d’un petit bois, Mme Sand écrivait à son frère :

Cher ami, je viens d’écrire à Duteil et de le charger expressément de vendre « Côte-Noire » ou du moins d’y aider de tout son pouvoir…

… Vends des arbres aussi, le plus que tu pourras, et ne t’inquiète pas de mes enfants, les arbres ont le temps de repousser avant qu’ils aient à voir en affaires, je ne suis pas tutrice pour eux, mais propriétaire pour moi, et comme ce n’est pas pour mes plaisirs, mais pour leur santé et leur éducation que j’ai besoin d’argent, s’ils avaient le malheur de compter avec moi, je n’aurais à me reprocher que de leur avoir donné apparemment des sentiments vils. Ce n’est pas sur cette pente-là, Dieu merci, que je leur apprends à marcher, et je n’ai pas d’inquiétude sur mes rapports avec eux à l’avenir. Si Duteil s’obstinait à te contrecarrer, ce serait par bonne intention et il n’y aurait pas à discuter ; mais il faudrait passer outre, comme tu dis, car l’état de vie que je mène ne peut durer. Jusqu’ici je n’ai vécu que de mon travail et je suis fatiguée. J’ai fait des tours de force dans ce genre, mais il y a six ans et plus que cela dure, et je n’y pourrais plus tenir, surtout donnant à mes enfants six heures de leçons au moins par jour. Le grand profit pour eux, c’est que je les instruise et que je ne meure pas à la peine. Il faut donc absolument libérer mes revenus. Je t’en charge ; c’est presque ma vie qui est en question, je t’assure qu’il faut que je sois de fer pour résister à ce que je fais…[202].

Après avoir passé l’été de 1839 à Nohant, George Sand dut se convaincre que si les revenus n’augmentaient pas, ses dépenses, tant par rapport à l’éducation de ses enfants que par rapport à la gestion de sa maison de campagne, toujours pleine d’invités, ne faisaient que s’accroître de jour en jour, et qu’au bout du compte, il était moins coûteux de vivre à Paris, où tout son petit ménage était facile à surveiller et où il n’y avait pas d’obligations imposées par la large hospitalité campagnarde. Voilà ce qu’elle dit à ce propos dans deux lettres à ce même Chatiron dont l’une est inédite, l’autre, imprimée avec force coupures dans la Correspondance, doit être postérieure, mais nous trouvons utile de la donner ici, car elle nous peint la position matérielle de Mme Sand qui l’obligeait de rester à Paris en 1840.

Cher vieux… si tu me réponds de me faire passer l’été à Nohant moyennant quatre mille francs, j’irai. Mais je n’y ai jamais été sans dépenser quinze cents francs par mois, et comme ici je n’en dépense pas la moitié, ce n’est ni l’amour du travail, ni celui de la dépense, ni celui de la gloire qui me fait rester. J’ignore si j’ai été pillée, mais je ne sais guère le moyen de ne pas l’être avec mon caractère et ma nonchalance, dans une maison aussi vaste et avec un genre de vie aussi large que celui de Nohant. Ici, je puis voir clair, tout se passe sous mes yeux, comme je l’entends et comme je le veux. À Nohant, entre nous soit dit, tu sais qu’avant que je sois levée, il y a souvent douze personnes installées à la maison. Que puis-je faire ? Me poser en économe, on m’accusera de crasse ; laisser les choses aller, je n’y puis suffire. Vois si tu trouves à cela un remède. À Paris, il y a une indépendance admirable, on invite qui l’on veut, et quand on ne veut pas recevoir, on fait dire par son portier qu’on est sorti. Pourtant, je déteste Paris sous tous les autres rapports, j’y engraisse de corps et j’y maigris d’esprit. Toi qui sais comme je vis tranquille et retirée, je ne comprends pas que tu me dises, comme tous nos provinciaux, que j’y suis pour la gloire. Je n’ai point de gloire, je n’en ai jamais cherché, et je m’en soucie comme d’une cigarette. Je voudrais humer l’air et vivre en repos. J’y parviens, mais tu vois et tu sais à quelle condition…

Et dans la lettre inédite, datée du 1er  juillet 1840, Mme Sand lui disait déjà :

… Je suis toujours enchaînée ici par mon travail. J’ai entrepris une affaire qu’on m’a conseillée qui est de faire traduire un roman en anglais à mesure que je le compose. En faisant paraître en Angleterre quinze jours avant Paris, je peux gagner à Londres autant qu’à Paris, c’est-à-dire mille francs par volume. Je ne suis pas sûre que cela réussisse aussi bien qu’on me le fait espérer. Mais enfin c’est une affaire importante à tenter et qui, en doublant le prix de mon travail, diminuerait de moitié la quantité de travail que je suis obligée de produire pour vivre avec quelque aisance. Le malheur est que je ne peux guère avancer ma besogne, je n’ai plus la facilité que j’avais autrefois, tant de contrariétés de tout genre, et d’affaires manquées, de tracas, de dilapidations inévitables m’ont mis dans la tête un fond de découragement que j’ai bien de la peine à soulever, quand il faut prendre la plume, non pour donner cours à une inspiration poétique, comme les bonnes gens se l’imaginent, mais pour gagner le pain de la semaine, payer le tailleur de Maurice, les maîtres de Solange, le pot-au-feu, les nippes… Tout cela est de la vile prose, et pour en sortir littérairement, pour monter à ce beau Parnasse dont nous parle Boileau, il faudrait d’autres ailes que le cri de tous les vulgaires besoins de la vie. Je ne sais si tu comprends ma souffrance, mais elle est plus grande qu’on ne pense, et j’y succomberai avant peu d’années, si cela continue. Que j’aille à Nohant m’établir pour toute l’année, qu’y gagnerai-je ? Avec le train de maison qu’on y fait, je ne dépense pas moins de mille francs par mois. C’est comme à Paris, exactement. Ajoutez à cela l’habillement de trois personnes, car mes enfants sont des personnes tout à fait, les leçons (que je prenne des maîtres au cachet ici ou des précepteurs à l’année à la campagne) et tous les imprévus de la dépense courante, il me faut, soit à la campagne, soit à la ville, tirer de mon cerveau vingt mille francs par an. C’est bien dur. Il faut bien des pages, bien des mots pour cela, aucun art ne demanderait autant de liberté d’esprit et surtout d’indépendance d’idées et de temps. Mais à quoi bon ces plaintes ? il faut marcher. Je ne te dis pas cela pour t’attrister sur mon sort, mais pour que tu comprennes que ma vie n’est pas une partie de plaisir et que je n’ai pas envie de contrecarrer tes idées d’ordre et d’arrangement à mon égard. Aussitôt que je pourrai m’envoler de ce triste Paris, où j’ai le spleen, j’irai me reposer chez nous. Mais il faut que j’y porte quelques mille francs, car les revenus ne m’y soutiendront guère, à ce que je vois. Il faut donc que je les gagne et je ne vis ici qu’au jour le jour depuis un an, sans pouvoir regarder en face plus de cinq minutes un pauvre billet de cinq cents francs… Chopin t’embrasse. Il est toujours bon comme un ange. Sans son amitié parfaite et délicate, je perdrais souvent courage…

George Sand revient souvent dans ses lettres à Chatiron à cette amitié de Chopin, qui la réconfortait et lui réchauffait l’existence. Par exemple, déjà le 2 février 1840 elle écrit à son frère :

Chopin toussaille… son petit train. C’est toujours le plus gentil, le plus modeste et le plus caché des hommes de génie…[203].

C’est ainsi qu’en restant cet été à Paris, Mme Sand espérait y dépenser moins et y gagner davantage, d’autant plus qu’outre le contrat avec l’éditeur anglais il se présentait encore une autre affaire assez lucrative : l’éditeur célèbre Perrotin lui offrit à des conditions fort belles de faire l’édition complète de toutes ses œuvres parues. Il résulte d’une lettre inédite à Papet, datée du 28 août 1840, que cette édition assurait à Mme Sand la rente annuelle de 12 000 francs, pendant un nombre indéfini d’années, ce qui lui garantissait une indépendance indispensable à son travail. Mais cette affaire avec Perrotin était entravée par le contrat que Mme Sand avait conclu avec Buloz, pour trois ans et six mois, et qui donnait à Buloz le droit de faire paraître en volumes tous les romans de George Sand publiés dans sa Revue ; ce contrat n’était pas échu. Or, Buloz assurait qu’il avait le droit d’en faire reculer le terme. Il prétendait qu’en 1836 ou 1837, George Sand ne lui avait pas fourni sa copie à date fixe, qu’elle avait été payée durant ce temps, etc. Il fallut alors rechercher à Nohant toutes les vieilles lettres de Buloz et lui prouver, documents en mains, que toutes les feuilles d’épreuves lui avaient toujours été expédiées bien régulièrement et à dates fixes[204], et c’est alors seulement qu’il consentit, moyennant un certain dédommagement, à permettre à Perrotin d’entreprendre l’édition, à la date de 1842. Il devait en outre acheter à Buloz tous les exemplaires non vendus de son édition des œuvres de George Sand.

Nous ne savons pas s’il y eut, en dehors de ces questions d’affaires, d’autres causes qui ne permirent pas à Mme Sand d’aller cet été à la campagne. Le fait est que durant cet été et l’hiver suivant elle ne quitta Paris que pour accompagner à Cambrai Mme Pauline Viardot, qui devait donner des concerts dans cette ville[205]. Cette petite escapade est racontée dans deux lettres publiées et deux lettres inédites de George Sand, et comme toujours on a retranché des deux lettres imprimées dans la Correspondance — (les lettres du 13 août à Chopin et du 15 août à Maurice) — plusieurs lignes et certaines locutions très précieuses pour le biographe. C’est ainsi que Mme Sand raconte à Chopin ses impressions cambrésiennes :

Cambrai, 13 août 1840.
Cher enfant,

Je suis arrivée à midi bien fatiguée ; car il y a quarante-cinq lieues et non trente-cinq de Paris jusqu’ici. Nous vous raconterons de belles choses des bourgeois de Cambrai. Ils sont beaux, ils sont bêtes, ils sont épiciers ; c’est le sublime du genre. Si la Marche historique ne nous console pas, nous sommes capables de mourir d’ennui des politesses qu’on nous fait. Nous sommes logés comme des princes ; mais quels hôtes, quelles conversations, quels dîners ! nous en rions quand nous sommes ensemble ; mais quand nous sommes devant l’ennemi, quelle piteuse figure nous faisons ! Je ne désire plus vous voir arriver ; mais j’aspire à m’en aller bien vite, et je commence à comprendre pourquoi mon Chop ne veut pas donner de concerts. Il serait possible que Pauline Viardot ne chantât pas après-demain, faute d’une salle. Nous repartirons peut-être un jour plus tôt. Je voudrais être déjà loin des Cambrésiens et des Cambrésiennes.

Bonsoir, Chip-Chip ; bonsoir, Solange ; bonsoir, Bouli. Je vais me coucher, je tombe de fatigue. Aimez votre vieille comme elle vous aime…

Dans la lettre à Maurice, datée du 15 août, nous trouvons un peu plus de détails sur le train provincial et épicier de la « société cambrésienne » en général, et de leurs hôtes en particulier, avec la remarque qu’il y « aurait de bonnes scènes de mœurs de province à faire sur l’intérieur de nos hôtes, bonnes gens, excellents, mais gendarmes ! un gendarme, deux gendarmes ! trois quatre, six, huit, quarante gendarmes ! C’est curieux dans son genre ». Puis Mme Sand dit que « le concert étant demain à onze heures du matin, ce qui caractérise la vie cambrésienne, il faut que je me lève de bonne heure pour habiller Pauline[206] », et elle ajoute :

Ma présence en cette bonne ville est une des moins désagréables apparitions que j’aie faites en province. Je crois que personne n’y avait jamais entendu prononcer mon nom, ce qui me met fort à l’aise…

Après avoir passé en revue toutes les curiosités locales, voire l’une des célèbres manufactures, la cathédrale, un tableau prétendu de Rubens dans l’une des églises et la Marche historique qui parut à George Sand « assez sale et déguenillée vue de près et manquant d’exactitude », — nos deux voyageuses voulurent repartir le soir même du second concert, fixé pour le 17, parce que Mme Sand avait déjà la nostalgie de sa chère couvée. Et sa lettre du 15 se termine par le conseil à Solange « d’être sage », afin que sa mère puisse la prendre avec elle si elle fait un autre voyage, et celui « d’être bonne », car « si Mme Marliani se plaint d’elle », sa mère aurait « moins de plaisir à l’embrasser ». Puis viennent les lignes omises :

Bonsoir, bonsoir, bonsoir. Mille baisers et donnez-en un bon gros pour moi à Chip-Chip.

Ta vieille.

Samedi soir. — Dimanche. — Je reçois ta lettre bien gentille et je te rebige. À mardi midi.

En automne Maurice alla sur la demande de M. Dudevant passer quelques semaines à Guillery, ce qui fut une grande privation pour sa mère. Elle eut une certaine consolation dans l’arrivée à Paris de ses deux vieux amis, Boucoiran et Rollinat, qui séjournèrent chez elle. Elle se délassait de son labeur nocturne coutumier, en causant avec eux au coin du feu, le soir, tout en enseignant la couture à Solange. Dans la journée elle montait à cheval et faisait aussi prendre des leçons d’équitation à sa fille au manège, — comme on le voit par les lettres imprimées et inédites à Maurice des 4, 15, 20 et 27 septembre, 8 et 12 octobre. Voici par exemple ce qu’elle écrit à son fils à la date du 15 septembre :

À Maurice, à Guillery.
Paris, 15 septembre[207].

Nous menons toujours la même vie ; j’écris la nuit. Mon roman est presque fini, je dors le matin, je flâne le jour avec Solange qui est toujours censée en vacances en attendant la demi-pension, et le soir, nous travaillons à l’aiguille, pendant que Chopin dort dans un coin et que Rollinat rabâche dans l’autre…

Dans sa lettre du 20 septembre (tronquée et changée complètement dans la Correspondance) George Sand donne à son fils des conseils comment il faut monter à cheval, sans courir aucun risque, et lui donne aussi des détails sur les chevaux qu’elle et Solange montent au manège. Elle lui raconte les projets extraordinaires de Balzac pour s’enrichir, il prétend avoir découvert la rose bleue. Elle lui narre aussi la soirée passée au théâtre avec Delacroix pour voir le mélodrame du Naufrage de la Méduse ; elle met Maurice au courant des mots burlesques de Rey et de Rollinat. Puis viennent les lignes omises suivantes :

… Je passe toutes mes nuits sur le Tour de France, qui touche à sa fin ; et toutes mes soirées à faire des robes ou à raccommoder des nippes avec Solange. Elle a fait de grands progrès dans le filet et elle te fait une bourse de trente-six couleurs qui sera vraiment gentille…

Au même.
25 septembre 1840.

… J’ai eu des contrariétés[208] et des rhumatismes qui m’ont donné le spleen… Je suis encore bien souffrante. Mon travail se ressentait de mes tracasseries et je l’ai interrompu forcément, la disposition étant trop noire pour faire parler le Berrichon et pour faire casser le cou à Isidore Lerebours[209]. Comme le travail nous fait vivre au jour le jour, la situation a été un peu dure, ou, pour mieux dire, un peu triste, car les amis sont là, et on ne manque pas, mais c’est une souffrance pour moi que de me faire aider…

Au même.
8 octobre.

Cher Mauricot, il y a bien, bien des jours que je n’ai écrit, c’est que j’ai été extrêmement souffrante et spleenétique. … J’ai travaillé beaucoup à l’aiguille et fort peu à mon manuscrit qui n’est pas terminé, quoique le commencement soit livré à l’imprimerie…

Au même.
12 octobre.

… Je suis toujours prise par le genou et tout à fait boiteuse… Nos amis se portent bien… Delacroix est revenu. Chopin donne cinq leçons par jour, et moi j’écris huit ou dix pages par nuit…[210].

Dans la seconde partie de la Lettre parisienne de Gutzkow que nous avons citée, nous trouvons la description d’une soirée qu’il passa dans le petit appartement de la rue Pigalle, en tout conforme au paisible tableau sérénal évoqué par les extraits des lettres de Mme Sand à son fils.

Après sa première visite manquée, Gutzkow réussit pourtant à s’introduire chez George Sand, grâce à un billet de recommandation de Mme d’Agoult, et quoique sa Lettre parisienne soit datée du 10 avril 1842, il est parfaitement utile de la citer à cet endroit de notre récit, parce que non seulement elle nous peint l’intérieur de George Sand, tel qu’il était réellement en l’hiver de 1840-1841 et de 1841-1842, mais encore il contient des allusions à la querelle avec Buloz dont il vient d’être question.

Donc, en réponse à sa demande d’audience, Gutzkow reçut le billet suivant de George Sand :

Vous me trouverez tous les soirs chez moi. Mais s’il arrivait que vous me trouviez en conférence avec un avocat ou si je suis obligée de sortir précipitamment, ne le prenez pas pour une impolitesse de ma part. Je suis à toute minute exposée aux vicissitudes d’un procès que je soutiens en ce moment contre mon éditeur. Vous pouvez y voir l’un des traits de nos mœurs françaises dont mon patriotisme devrait rougir. J’ai porté plainte contre mon éditeur qui veut me forcer corporellement à lui écrire un roman selon son goût ou ses opinions. Notre existence se passe dans les plus tristes nécessités et s’alimente de douleurs et de sacrifices. Du reste, vous verrez les traits d’une femme de quarante ans qui passe sa vie non point à plaire par son charme, mais bien à effaroucher par sa franchise. Si vos yeux ne me trouvent pas à leur gré, il se trouvera quand même un petit coin dans votre cœur que vous me céderez. Je l’ai mérité par mon amour passionné de la vérité que vous avez senti dans mes essais littéraires…

Après avoir reçu cette lettre, Gutzkow se rendit un soir, chez Mme Sand.

… Dans une petite chambre que nous eussions appelée chambrette et que les Français nomment « la petite chapelle », grande à peine comme dix pieds carrés, George Sand brodait au coin du feu. Sa fille était assise en face d’elle. Le petit espace était faiblement éclairé par une lampe à abat-jour sombre. Il n’y avait de lumière que juste assez pour éclairer les ouvrages de la mère et de la fille. Il y avait deux hommes assis sur un divan placé dans un coin.

On ne me les présenta point selon la coutume française. Ils se taisaient, ce qui augmentait encore la tension solennelle et intimidante du moment. Je respirais à peine ; j’étouffais, mon cœur était serré par la peur. La flamme de la pâle lampe tremblait, les charbons dans la cheminée se réduisaient en une cendre blanchâtre et pétillante ; le tic tac chimérique (geisterhaft) de la pendule était le seul bruit de vie. Quelque chose battait aussi dans la poche de mon gilet. Ce n’était point mon cœur, mais bien ma montre. J’étais assis dans un fauteuil.

— Excusez mon mauvais français. J’ai trop lu vos romans, j’ai très peu lu les œuvres de Scribe. On apprend, en vous lisant, le langage muet de la poésie, chez Scribe, la langue parlée.

— Comment vous plaît Paris ?

— Je le trouve tel que je m’y attendais. Mais un procès comme le vôtre, c’est, en tout cas, quelque chose de nouveau. Comment avance-t-il ?

Un sourire amer pour toute réponse.

— Qu’est-ce que cela veut signifier en France : forcer corporellement ?

— La prison.

— On ne mettra donc point en prison une femme pour la forcer à écrire un roman. Qu’entend votre éditeur par ses opinions ?

— Celles qui ne ressemblent pas aux miennes. Je suis devenue trop démocrate à son gré.

Et les ouvriers n’achètent pas de romans, pensai-je.

— La Revue indépendante est-elle bien répandue ?

— Très suffisamment, pour une si jeune revue. C’est justement Buloz, de la Revue des Deux Mondes, qui veut me forcer à écrire un roman pour lui.

Ici j’aurais pu dire beaucoup contre la tendance des nouveaux romans de George Sand, mais cela eût été indiscret.

— Êtes-vous auteur dramatique ?

— J’ai essayé de trouver pour la littérature contemporaine un passage, ou comment faut-il dire ? une rentrée sur le théâtre. C’est un excellent moyen pour voir jusqu’à quelles limites peut s’avancer la littérature. Le roman s’avance plus que ne le peut suivre la foule. Pour rattraper le roman, il faut avoir recours au drame. Face à face avec le public, on apprend à apprécier ce qu’il faut donner pour être compris de la multitude.

— Avez-vous de bons acteurs en Allemagne ?

— D’aussi grands talents que chez vous en France, mais les emplois sont moins développés. Notre troupe d’opéra, si elle eût chanté ici avant son départ pour Londres, eût donné à penser aux Italiens.

— La Malibran et la Pasta y étaient venues. Avez-vous été au Théâtre-Français ?

— Pour n’y jamais retourner, du moins pour la tragédie.

— Notre tragédie a vraiment beaucoup vieilli, dit George Sand. Ce ne sont que des passions exagérées, des sentiments défigurés. Le cachet de politesse chevaleresque et de courtoisie nous paraît maintenant tout aussi ridicule qu’il avait semblé ravissant jadis. Le Théâtre-Français a beaucoup baissé. Il n’y a que les médiocrités qui s’en occupent. Parmi ces pièces innombrables pas une seule création qui soit durable. Scribe est certes un grand talent. Son invention, l’enchevêtrement de l’intrigue sont superbes, mais ils sont basés sur une impression passagère. Il lui manque une action plus profonde. De tous ces auteurs dramatiques pas un seul ne tend à donner une signification plus profonde à ses œuvres.

— Peut-être Souvestre ? Mais il est sec et raide.

— Souvestre ? Oui, vous avez raison.

Bien contre mon gré, nous nous avançâmes sur le terrain de la littérature dramatique, plus qu’il n’était séant en parlant à l’auteur de Cosima si complètement échouée. George Sand avait voulu dans cette pièce intéresser notre banal public théâtral par une dialectique de sentiment plus subtil, mais elle se borna à l’intention, sans parvenir à donner corps à son idée, sans parvenir à se rendre maître du sujet, avec cette parfaite liberté dans l’exposition anecdotique qui doit, quel que soit le drame, y dominer la tendance. Sa Cosima s’écroula complètement parce qu’elle manqua de crochets et de crampons. J’aurais bien voulu abandonner ce thème incommode, mais nous y revenions toujours. Nous parlâmes de Schiller, de Shakespeare, du changement de décors, de l’ancien théâtre anglais, de Balzac. Elle se mit, par caprice, à louer Balzac.

— Le traduit-on beaucoup en Allemagne ? Il le mérite. Balzac est un homme d’esprit, il a énormément vécu et observé ! La tension dangereuse de la conversation diminua. George Sand mit son ouvrage de côté, remua les charbons et alluma une de ces cigarettes innocentes où il y a plus de papier que de tabac, plus de coquetterie que d’émancipation

— Vous êtes plus jeune que je ne le croyais, me dit-elle. Ce qui me permit, pour la première fois, de laisser mes regards aller furtivement se poser sur elle, à la lumière de la lampe, et de mieux me rendre compte de ses traits. Le portrait connu lui ressemble, mais l’original est bien moins fort, bien moins arrondi. Aurore Dudevant est un petit être animé, plus maladif et plus ressemblant à une gazelle que ne le laisse soupçonner cette gravure faite d’après une statue[211].

Elle ressemble un tout petit peu à Bettina[212].

— Qui me traduit en Allemagne ?

— Fanny Tarnow ; mais elle appelle ses traductions des adaptations.

— Elle omet certainement les passages dits « immoraux » ?

Elle le dit avec beaucoup d’ironie. Je ne répondis pas et je regardai sa fille, qui baissa les yeux. La pause qui suivit ne dura qu’une seconde, mais elle eut plus de signification que toute une période oratoire.

George Sand ne connaît point l’Allemagne, mais c’est pour cela qu’elle peut la comprendre mieux que tous ceux qui se font de cette connaissance une espèce de profession. Les savants français qui étudient nos affaires ne connaissent généralement de nous qu’un côté quelconque. Il vaut mieux ne pas nous connaître que de prononcer des jugements faux et de nous endoctriner. Ceux qui, comme George Sand, ne savent rien de l’Allemagne, peuvent, malgré cela, avoir beaucoup d’estime pour l’esprit allemand. Ceux qui ne connaissent pas notre langue peuvent nous connaître par notre musique. George Sand aurait visité l’Allemagne si elle n’entreprenait ses voyages dans le but de l’isolement. Elle avait entendu parler de Bettina et me questionna sur Chezy. De tous nos poètes, philosophes et savants, elle n’avait retenu qu’un nom : Mme de Chezy ! Elle sembla étonnée que Mme de Chezy ne gardât sa place que dans des mémoires littéraires. Elle la prenait pour une grande poétesse[213].

— J’avais dernièrement été à la Chambre des députés, continuai-je. Je vis la lutte de ces passions bruyantes. Demain, une centaine de journaux donneront le compte rendu d’une scène plus digne d’une salle de récréation scolaire que de l’asile des droits nationaux. Des colonnes entières des journaux seront remplies de dissertations à ce propos. Comment un peuple d’esprit peut-il espérer qu’il sera dorénavant considéré pour une nation d’esprit, si on continue à lui présenter tous les jours cette pâture fade : Thiers ou Guizot ? Guizot ou Thiers ? Est-ce que ce sont des discussions dignes de notre époque ? Vraiment les volumes de colonnes qu’on dépense à cela seraient mieux employées si la France s’intéressait aux acquisitions morales et intellectuelles des autres peuples et si elle avait ainsi appris quelque chose sur la nation voisine qui aurait pu lui enseigner plus que les désolantes tracasseries des partis qui sont à l’ordre du jour en France.

C’est à ce moment que les yeux de George Sand étincelèrent pour la première fois. C’est alors que j’en vis tout l’éclat. C’était la sphère où se développaient ses nouvelles tendances. Elle dit :

— C’est bien vrai, bien vrai !…

Je touchai le point de contact plus intime entre elle et moi, le point magnétique de la similitude des pensées et de l’entente. Pourquoi ne profitai-je pas de cette minute d’impression plus cordiale ? Pourquoi est-ce qu’une sensation pénible et vague entrava le développement plus libre de la causerie ?

Lorsque je quittai George Sand et descendis dans les ténèbres, tout cela me sembla un rêve. Cette petite chambrette, faiblement éclairée, la fille muette, ces deux hommes, fantômes adossés au mur, ce silence, ces pauses, cette causerie par aphorismes, il me semble que le hasard avait voulu créer quelque chose de pur hasard aussi ; que l’intention avait voulu donner quelque chose de parfaitement intentionné, la réticence, quelque chose d’absolument retenu, — et pourtant le tout fut un poème ! Je reçus plus que cette sublime et divine femme ne voulut donner. Elle ne voulait rien donner. Elle ne voulait accomplir que le devoir de la politesse et me rendre impossible d’abuser de son amabilité. Elle voulait paraître froide, méfiante et même fâchée. Elle me trahit sa peur de la trahison. Elle craignait que je ne fusse désenchanté et elle voulut me désabuser elle-même. Avec une spontanéité jouée elle me suggéra ce que j’aurais pu oublier moi-même. Elle retrancha toute possibilité de la soumettre à un examen en enlevant à l’étranger toutes les données pour un pareil examen. Ce ton froid et âpre de sa voix n’était pas la voix naturelle de son cœur. Ce sourire paisible et mystérieux qui eût semblé trahir l’insensibilité à tout le monde, ces brèves questions, ces réponses plus brèves encore, ce visage détourné — tout cela me remplit d’une pitié profonde pour l’âme qui arriva par une série de cruelles désillusions à ne vouloir paraître aux étrangers que sous cet aspect-là, qui se retranchait derrière un mur pour éviter la calomnie, la substitution de la vérité et les mauvaises intentions. Combien volontiers j’aurais dit à la femme de génie : « Ne craignez donc rien ! On peut craindre ceux qui nous haïssent, parfois même ceux qui nous aiment. Jamais ceux qui nous vénèrent et nous admirent. »

Mes amis attendaient avec grande impatience la nouvelle de l’impression que me fit George Sand.

— Eh bien, vous êtes désabusé comme tous ceux qui l’ont vue ? me demandait-on de tous côtés.

— Je ne suis pas désabusé, répondis-je. Je la trouvai toutefois autre que je me la représentais. Mais d’une manière ou d’une autre, elle me laissa une fois de plus pénétrer au fond de l’âme humaine…

Gutzkow sut très finement noter l’état d’âme de George Sand, sa retenue vis-à-vis des inconnus, son désir de se cacher, de se voiler, et il comprit que ce désir ne pût être que le résultat de profonds désenchantements. Voici ce que dans une lettre qui ne fait point partie de la Correspondance de George Sand, mais qui parut autographiée dans le livre de M. Alexis Rousset : la Société en robe de chambre (Lyon, 1881), la grande romancière écrit à Mme Caroline Valchère[214] encore à la date de 1838, Mme Valchère s’étant adressée à elle, afin d’être éclairée sur les doutes qui la tourmentaient :

À Madame Caroline Valchère.
Paris, lundi soir.

Je ne puis qu’être très flattée, madame, de la sympathie que vous m’exprimez. Malheureusement, je suis peu capable de vous rendre les illusions que vous dites avoir perdues. On ne souffre pas impunément ce que j’ai souffert et il en reste toujours une grande sauvagerie, une grande crainte des autres et de soi-même…

L’hiver de 1840-41 se passa comme le précédent dans le même cadre et dans les mêmes occupations, mais le cercle des connaissances et d’amis allait toujours s’élargissant dans toutes les sphères de la société. Nous parlerons de quelques-unes de ces sphères dans le prochain chapitre. Considérons d’abord les relations que Chopin apporta à George Sand.

Grâce à lui, à sa nationalité, elle connut le monde slave, Mickiewicz, Memcewicz[215], Slowacki[216], Witwicki, Krasinski[217], les frères Chodzko, les deux Grzymala, ses deux amis intimes : Matuszynski et Fontana, et tous les émigrés du grand monde et du monde artiste polonais. Toute une sphère d’idées, de sentiments et de caractères nouveaux apparut à l’écrivain. N’oublions pas que Mickiewicz était alors à l’apogée de sa gloire, que la croyance à sa vocation presque surnaturelle l’entourait comme d’une auréole ; que dans les cercles de ses amis on parlait uniquement de la mission messianique du peuple polonais et du rôle spécial réservé au monde slave en général ; que ces idées trouvaient un adepte enflammé dans la personne de Pierre Leroux, le prédicateur de la Vérité éternelle « dans son progrès continu ». Selon lui elle passait, en une succession mystérieuse, d’un peuple dans un autre, en s’incarnant alternativement tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre. Pierre Leroux crut donc facilement et s’empressa de faire croire aux autres à la future mission du peuple polonais et des nations slaves. Il les considérait comme les propagateurs sur terre de l’amour chrétien, de l’égalité et de la fraternité. Il est évident que George Sand se prit aussi d’une sympathie profonde pour Mickiewicz, pour tous les Polonais en général et crut à cette mission des Slaves.

Ayant fait la connaissance de Mickiewicz dans les derniers mois de 1836, lorsqu’elle demeurait à l’Hôtel de France, rue Laffitte, Mme Sand se mit en quatre dès 1837, pour faire recevoir à la Porte-Saint-Martin le drame assez manqué de Mickiewicz, les Confédérés de Bar. Ce drame fut lu par plusieurs écrivains. Tous, lui prodiguèrent soit sincèrement, soit par amabilité, les plus grands éloges, mais déclarèrent, presque unanimement, qu’il ne pouvait être joué sur un théâtre français[218]. C’est ainsi que, durant ce même hiver de 1836-1837, la comtesse d’Agoult remit ce drame à Félicien Malle fille, jeune auteur dramatique, commençant alors sa carrière et, comme nous l’avons déjà dit dans notre deuxième volume, ami intime de Nohant en 1837-1838[219]. Au mois de mars ce fut Alfred de Vigny qui le lut[220].

Puis Mme d’Agoult l’emporta avec elle à Nohant, ou même, comme elle le dit, elle le « vola » pour le faire lire à George Sand, et cette dernière, après l’avoir lu, mit ses observations sur les marges du manuscrit, comme toutes les deux l’apprennent à Mickiewicz dans les lettres suivantes, publiées par M. Ladislas Mickiewicz dans les Mélanges posthumes[221].


Monsieur,

Je me suis permis de tracer quelques mots à la plume, à côté des mots au crayon que j’ai trouvés sur les marges de votre manuscrit. Je ne sais pas de qui sont ces corrections, mais je ne puis pas m’empêcher de les trouver mauvaises pour la plupart, et de penser que vous connaissez beaucoup mieux la force et l’énergie de notre langue que la personne chargée par vous de ces rectifications. Je ne me permettrai pas de porter un jugement sur l’ensemble de votre ouvrage : en fait de drame, je ne suis pas un juge compétent. D’ailleurs, j’ai une telle admiration et une telle sympathie pour tout ce qui est de vous, que, s’il y avait à reprendre dans ce nouvel œuvre, je ne pourrais pas m’en apercevoir. Je ne vous parlerai donc que du style. Dans les endroits où le style domine Faction, il m’a semblé aussi beau que celui d’aucun écrivain supérieur de notre langue ; dans les endroits où nécessairement l’action domine le style (sauf quelques incorrections qu’il est même puéril de mentionner, tant elles vous sont faciles à faire disparaître), le style m’a paru ce qu’il devait être seulement un peu trop brisé, surtout à cause du caractère particulier du rôle du palatin, dont l’énergie d’expression est précisément dans l’omission de l’expression. Peut-être tous les autres personnages, par cela même, devraient-ils se montrer plus sobres de suspensions et de réticences. L’esprit de notre langue n’en comporte pas autant et quoique nos modernes écrivains dramatiques les prodiguent, nos vieux et illustres maîtres, qui sont les aïeux par alliance de votre génie, s’en montrent très avares. Je suis honteuse, monsieur, de me permettre ces observations envers une supériorité telle que la vôtre. Je ne les aurais pas risquées si vous n’eussiez eu la bonté de me les faire demander, à moi, indigne, mais sincère admirateur de votre puissance. Quant au succès du drame, il m’est impossible d’avoir aucune prévision à cet égard. Le public français est si ignoblement stupide aujourd’hui, il applaudit à de si ridicules triomphes, que je le crois capable de tout, même de siffler une pièce de Shakespeare, si on la lui présentait sous un nom nouveau. Je puis dire seulement que si le beau, le grand et le fort doivent être couronnés, votre œuvre le sera.

Agréez, monsieur, l’assurance de mon sincère et entier dévouement.

George.

Citons aussi la lettre de la comtesse d’Agoult qui fut envoyée, paraît-il, sous le même pli que la précédente. Nohant, près La Châtre (sans date).

Voici, monsieur, le précieux manuscrit que je vous avais volé. Mme Sand a dû vous écrire ce qu’elle en pensait. Je n’ai rien à ajouter, si ce n’est que c’est la personne la plus sincère que j’aie jamais rencontrée. Mallefille sera toujours à vos ordres pour l’arrangement des scènes et la lecture au théâtre, si vous jugez bon de recourir à lui. Je voudrais bien espérer de vous voir ici avant mon départ[222]. Que mon bon génie vous inspire la pensée de venir ! Adieu, monsieur. Personne au monde ne vous admire plus que moi. J’emporte avec moi[223] le souvenir ineffaçable de la bienveillance que vous avez bien voulu me témoigner.

Marie.

Mickiewicz répondit à George Sand par la lettre inédite suivante que nous copions sur l’autographe qui est devant nous :

L’idée de vous avoir fait lire ce drame ne cesse de m’être pénible. Je ne vous dirai pas d’où vient cette peine, car il me faudrait parler longuement de mon ouvrage et de mes sentiments pour vous. Or, en parlant de tout cela, je pourrais bien tomber du mélodrame dans les mélocompliments. D’ailleurs, votre aimable et trop aimable lettre m’a ôté le courage de lutter avec vous de politesse poétique. Je me bornerai à vous remercier prosaïquement, mais très cordialement pour votre bonne action. Le peu de remarques que vous me communiquez me paraissent justes, je les pressentais, je crois même avoir lu vos longues réticences. L’inspection générale de vos notes m’a fait l’effet d’une revue des gardes nationaux parmi lesquels on remarque beaucoup d’absents. Quant aux certains délits du style que vous m’accusez d’avoir commis à l’instigation des auteurs français, j’en dois, malheureusement, accepter seul la responsabilité entière. Je ne connais aucun théâtre de Paris, excepté celui de l’Opéra ; je n’ai lu des pièces nouvelles qu’après avoir composé la mienne, mais comme dans la chaleur de la composition je me promenais souvent sur les boulevards, en invoquant le Génie du lieu, il paraît que l’auguste divinité m’a favorisé de ses inspirations. Je sais que vous n’êtes pas faite pour apprécier ce genre des (sic) beautés. Quoi qu’il en soit, mon ouvrage, ou, pour mieux dire, mon manuscrit, m’est devenu maintenant précieux, grâce à vos quelques notes. Tout le monde dit qu’il faut mettre ces notes sous les yeux du directeur de la Porte-Saint-Martin. Il faut qu’il voie, qu’il touche au doigt, sur ma figure d’auteur, ces marques autographes, qu’un classique appellerait en style d’Ovide les empreintes honorifiques des ongles adorables ! Vous ne m’avez pas autorisé à commettre de telles indiscrétions, mais j’espère que vous ne m’en voudrez pas. Les faveurs de la sublime Porte-Saint-Martin sont à ce prix. Ma femme me charge de vous dire mille choses[224]. Ou plutôt une seule chose, laquelle est : qu’elle n’oubliera jamais votre bonté pour nous. Grzymala se rappelle à votre souvenir ; il a lu vingt fois votre lettre, il en a commenté toutes les phrases, toujours dans le sens le plus favorable à l’auteur du drame. Il est fier de cette lettre, il en est heureux presque autant que moi[225]. Vous voyez que vous avez fait chez nous plus d’un heureux.

Si Mme d’Agoult est encore avec vous, je vous prie de lui remettre le billet ci-joint. Elle a eu la bonté de m’inviter chez vous. Dieu sait comment je voudrais y aller. Mais ce n’est [pas] facile pour le moment. Toutefois, je prends acte de l’invitation et je me permettrai d’en profiter dès qu’il me sera possible de le faire. Veuillez bien, madame, croire à la sincère reconnaissance de votre dévoué

Adam Mickiewicz.
Paris, rue du Val-de-Grâce, nos 1 et 3.
Paris, 3 juin (1837).

Bientôt après Mickiewicz partit pour la Suisse ; George Sand ne fit les années suivantes que de courts séjours à Paris et la question de mettre en scène les Confédérés de Bar resta pendante. Mais se trouvant à Majorque, George Sand écrivit un article sur les Dziady de Mickiewicz ou plutôt sur ce qu’on est convenu d’appeler la 3e  partie des Dziady. Cet article parut sous le titre de Essais sur le drame fantastique : Gœthe, Byron et Mickieivicz, après son retour à Paris, dans la livraison de décembre 1839 de la Revue des deux Mondes[226]. George Sand y analysait les Dziady, Faust et Manfred et donnait la palme au premier poème, autant pour la profondeur de son idée principale, que pour l’ardeur du sentiment qui l’anime et la vivacité des images. Entre autres, Mme Sand reprochait à Goethe ce que les critiques du monde entier considèrent comme la plus sublime preuve de talent artistique : le vraisemblable, la vérité réaliste des caractères humains.

Ainsi Goethe, esclave du vraisemblable, dit-elle, — et c’est elle qui souligne, — c’est-à-dire de la vérité vulgaire, ennemi juré d’un héroïsme romanesque comme d’une perversité absolue, n’a pu se décider à faire l’homme tout à fait bon, ni le diable tout à fait méchant. Enchaîné au présent, il a peint les choses telles qu’elles sont, et non pas telles qu’elles doivent être. Toute la moralité de ses œuvres a consisté à ne jamais donner tout à fait raison ni tout à fait tort à aucune des vertus ou des vices que personnifient ses acteurs. Il vaudrait mieux dire encore que ses acteurs ne personnifient jamais complètement ni la vertu, ni le vice. Les plus grands ont des faiblesses, les plus coupables ont des vertus. Le plus loyal de ses héros, le noble Berlichingen, se laisse entraîner à une trahison qui ternit la fin de sa carrière, et le misérable Weislingen expire dans les remords qui l’absolvent. Il semble que Goethe ait eu horreur d’une conclusion morale, d’une certitude quelconque…[227].

Ces lignes sont plus propres à faire critiquer cette critique que le grand auteur de Gœtz. En général quoique l’article de George Sand sur les Dziady fît alors beaucoup de bruit, quoiqu’il rendît un immense service à Mickiewicz en le faisant connaître au grand public européen et en le mettant au rang des plus grands poètes du monde, et quoiqu’il soit cité, aujourd’hui encore, par les auteurs polonais et français, nous avons l’audace de considérer cet article de Mme Sand comme assez médiocre. Il est vague et prolixe, écrit en un style rappelant les écrits de Leroux, et point concluant. Ce qu’il a de plus clan, c’est l’enthousiasme et l’admiration sans bornes de l’auteur de Spiridion pour l’auteur de Wallenrod, admiration qui, certes, fut surtout soufflée par Chopin. C’est Chopin qui se fit envoyer à Majorque l’édition française des Dziady[228] pour la lecture commune, comme aussi les Poésies de Witwicki pour les traduire à livre ouvert, car tantôt il traduisait ainsi pour Mme Sand différents auteurs polonais, et tantôt il les lui faisait connaître dans des traductions déjà existantes. C’est ainsi que Mme Sand, en écrivant les Sept cordes de la Lyre, parues au printemps de 1839, prit pour épigraphe, — comme nous l’avons déjà dit ailleurs, — un chant slave, les Cœurs résignés, traduit par François Grzymala[229].

Lorsqu’en 1840 Mickiewicz revint à Paris, il trouva George Sand et Chopin déjà installés rue Pigalle ; de nouveau on se vit souvent. George Sand renouvela les relations avec beaucoup d’amis communs, elle en noua de nouvelles, Mickiewicz lui présenta alors bon nombre de ses amis. Voici un petit billet inédit, de Mickiewicz, daté seulement de mardi, 8 mars, sans indication d’année, mais comme il est adressé rue Pigalle, 16, où Mme Sand habita jusqu’à l’automne de 1842, et qu’en 1842 le 8 mars tombait justement un mardi, nous le datons catégoriquement de cette année :

Au verso :

Madame
Madame George Sand,
rue Pigal (sic), 16.

Si vous avez quelques moments libres aujourd’hui après quatre heures, vous me permettrez de me présenter chez vous et de vous présenter Mme Olivier.

Votre dévoué Mickiewicz.
Ce mardi, 8 mars.

Cette amie de Mickiewicz et de Sainte-Beuve, la poétesse suisse Mme Juste Olivier, écrivit dans son journal intime à la date du 5 mars 1842 :

Mickiewicz m’apporte une lettre de George Sand, fort aimable et croit que Chopin est son mauvais génie, son vampire moral, sa croix, qu’il la tourmente et finira peut-être par la tuer…

Et à la date du 8 mars elle écrit ainsi :

Visite chez Mme Sand. Elle est jolie, plus femme que dame ; cependant, par instants, plus ceci que je n’imaginais. Simple et bonne enfant au fond. Forte de corps et d’esprit, les doigts mignons et fort bien posés autour d’une cigarette, avec une grâce sans affectation. La mise unie, les yeux superbes et beaucoup d’individualité même dans l’arrangement si simple de ses cheveux noirs. Au fond d’une grande cour, un équipage armorié devant une petite porte et un escalier mesquin. Une servante dérangée, un peu souillon ; de petites pièces, des fleurs, des choses rares ; un air général de sans-façon dans la richesse. Elle déteste Paris et se croit pauvre…

Dans une lettre à son mari, à propos de cette même visite, Mme Olivier dit :

J’avais vu mardi Mme Sand, qui m’a fort bien reçue et que j’ai trouvée beaucoup plus jolie femme que je ne m’y attendais, mais aussi d’apparence plus forte et plus géniale que je n’aurais cru : le tout assaisonné d’une cigarette et d’un bout d’oreille qui montre à la fois du Pierre Leroux et du Rabelais. Elle est très bonne, simple, accueillante, et nous y dînons aujourd’hui, Mickiewicz et moi, pour entendre Chopin. N’ai-je pas du courage[230] ?

En racontant ce dîner du 11 mars, Mme Olivier émet, dans son journal intime, la pensée bien sûrement inspirée par Mickiewicz, qu’il est douteux que Chopin puisse faire le bonheur de George Sand, car, dit-elle, « c’est un homme d’esprit et de talent, charmant, mais de cœur, je ne crois pas ».

Il n’est pas probable que Chopin ait connu cette opinion de Mickiewicz sur son compte. Il avait pour le poète la même vénération, la même sympathie qu’autrefois. George Sand aussi avait pour lui les mêmes sentiments enthousiastes, et comme elle tâchait toujours et en toutes choses de faire du bien à ses amis, de les aider, de leur rendre quelque service, elle resongea encore à faire jouer ou publier les Confédérés de Bar. Nous en trouvons la preuve écrite dans le petit billet suivant, daté aussi rien que d’un mardi, mais comme la réponse d’Adam Mickiewicz est adressée à la Cour d’Orléans, 5 (où Chopin et George Sand n’allèrent habiter que dans les derniers mois de 1842) et grâce à quelques autres considérations, nous croyons pouvoir dater ce billet avec beaucoup de certitude de 1843[231] :

Voulez-vous, pendant le peu de jours que j’ai encore à passer ici, que je relise votre drame ? Et s’il n’est pas de nature à être mis en scène, pourquoi ne le feriez-vous pas imprimer ? Je me souviens que c’est beau. Confiez-le-moi. Pourquoi faut-il le laisser dormir ? Rien de ce que vous avez fait ne peut être inutile ou indifférent.

Tout à vous de cœur.

G. Sand.
Mardi.

Mickiewicz répondit sur-le-champ par la petite lettre inédite dont nous avons encore l’autographe sous les yeux :

Au verso :

Madame
Madame George Sand,
cours d’Orléans, 5.

Je vous porterai mon drame. Faites-le lire à Bocage. Mais j’ai à vous parler d’une chose plus importante. Je pense qu’on pourrait arranger pour la scène la Comédie infernale, et que Bocage, aidé seulement de deux acteurs, serait en état de la jouer. Ceci demande des explications. Je ne sais ce qui en sera, mais comme vous êtes une personne de bon augure pour moi, je pressens qu’il en sortira quelque chose, puisque c’est vous qui en avez parlé la première.

Votre fidèle

Mickiewicz.

Mme Sand s’empressa de faire selon son désir et elle l’en informa par le petit mot que voici, que le fils d’Adam Mickiewicz a aussi publié[232] :

J’ai remis le drame à Bocage. J’attends sa réponse.

À vous de cœur.

George Sand.

Malgré tous les bons offices de George Sand, les Confédérés de Bar ne furent jamais joués en France, et le manuscrit même, en passant de mains en mains, s’égara ; on n’en retrouva plus tard que les deux premiers actes que M. Ladislas Mickiewicz publia dans les Mélanges posthumes en les accompagnant, en guise de pièces explicatives, de lettres adressées à son père et à lui-même par Mmes d’Agoult et Sand (le manuscrit ne revint jamais chez Mme Sand, elle ne fit que le remettre à Bocage), et par MM. Alfred de Vigny, Bocage, Grzymala et Mallefille, c’est-à-dire par tous ceux qui, entre 1837 et 1843, s’efforcèrent de le faire accepter par un théâtre en France.

Dans la dernière lettre inédite d’Adam Mickiewicz que nous venons de citer, il fait allusion à la Comédie infernale de Krasinski (c’est ainsi qu’il traduit ici, comme au cours de ses leçons au Collège de France, le titre de Niebosha Comedya qu’il faudrait plus exactement appeler : Comédie non divine). Eh bien, c’est à ces mêmes leçons de Mickiewicz d’une part, et d’autre part à son désir de contribuer de tout son pouvoir à la renommée de Krasinski en général et à la gloire de la Comédie infernale en particulier, et enfin à l’aide chaleureuse de voix et de fait, que lui prodigua Mme Sand que se rapportent : 1° toute une série de lettres inédites, adressées à Mme Sand par Mickiewicz et par des amis communs, et 2° une œuvre de George Sand, qu’aucun de ses critiques ni de ses biographes n’a jamais nommée (quoique M. Ladislas Mickiewicz l’ait déjà citée dans les Mélanges) et qui reste de nos jours inconnue même aux sandistes les plus fervents. Nous la nommerons tout à l’heure, après avoir précisé les faits.

Mickiewicz avait, dès le 22 décembre 1840, ouvert son cours de littératures slaves au Collège de France. La gloire s’en répandit bientôt en dehors des cercles purement universitaires et amena dans son auditoire une foule de jeunes gens et toute une série d’hommes les plus éminents de l’époque : savants, artistes et auteurs. Déjà, M. Christian Ostrowski, traducteur en français de Mickiewicz, avait cité dans la préface de la seconde édition de cette traduction, parue en 1844, un article de M. Hippolyte Lucas qui, en parlant des leçons de Mickiewicz en 1842, disait :

… MM. Ampère, de Montalembert, de Salvandy, Michelet, Sainte-Beuve, George Sand, telles sont les personnes qui viennent s’emparer, au nom de la civilisation, de ce nouvel hémisphère de la pensée que le savant Polonais est chargé de lui découvrir…[233].


M. Ladislas Mickiewicz de son côté cite dans la Vie de son père plusieurs passages de lettres de M. Dumesnil[234] à ses parents, qui leur écrivait en 1841 qu’il fréquentait beaucoup les leçons de Mickiewicz et que lorsque, fatigué d’écrire, il levait sa tête, il ne savait pas trop qui regarder surtout : le professeur ou Mme Sand[235].

Enfin, tout dernièrement, nous avons pu lire dans la Correspondance inédite de Sainte-Beuve, parue en 1904, la lettre de Sainte-Beuve à Mme Juste Olivier, datée du 23 janvier 1841, où il dit à sa correspondante :

Depuis que je vous ai écrit, j’ai entendu Mickiewicz (sans pourtant lui dire bonjour encore, nous continuons de nous chercher), je l’ai entendu à distance et j’ai été très satisfait. Il y a de l’éloquence sous ses empêchements mêmes, et l’accent profond marque mieux sous les efforts. Mme Sand y est très assidue, et l’autre jour, on l’y a applaudie…

On voit que cette disciple enthousiaste était très remarquée dans l’auditoire et excitait l’attention générale. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, le point de départ même de Mickiewicz, sa prédication de la divine mission de la Pologne et des Slaves en général, répondaient entièrement aux croyances de George Sand. Elle s’empressa donc avant tout de se procurer le texte même des leçons de Mickiewicz, pour le publier dans la Revue indépendante. Pour cela elle s’adressa à l’ami, adepte et traducteur français de Mickiewicz, le slaviste et orientaliste Alexandre Chodzko[236].

Mme Sand était déjà alors en relations amicales avec Chodzko ; elle s’était intéressée à son livre anglais sur le poème persan de Kourroglou[237], elle inséra dans cette même Revue indépendante quelques pages flatteuses sur l’auteur de cette étude, suivies d’un compte rendu du poème[238]. Quoique les journaux anglais tels que l’Aziatic Journal et l’Atheneum aient déjà favorablement parlé de son livre, Chodzko sut parfaitement apprécier l’immense service que Mme Sand lui rendait par son article… « Être introduit à la connaissance de l’Europe littéraire moyennant l’organe aussi puissant que celui de votre plume d’or et de soie », — lui écrivait-il dans son style assez exotique, le 17 décembre 1842, en réponse à sa lettre du 15 décembre dans laquelle elle le priait de lui communiquer des extraits de son livre, — « est un avantage, une illustration, vous le savez vous-même, que tout amour-propre ne saurait assez ni briguer, ni mériter… »

Eh bien, lorsqu’en suivant le cours de Mickiewicz en l’hiver de 1842-43, Mme Sand eut idée de faire encore une fois servir cette « plume d’or et de soie », ad majorera gloriam du grand poète polonais, elle s’adressa avant tout à ce même ami de Mickiewicz, Alexandre Chodzko, en le priant de lui fournir non’ plus ses propres œuvres, mais, bien le texte sténographié des leçons de Mickiewicz. C’est à ce nouveau projet littéraire que se rapportent les lignes suivantes de Chodzko :

Madame,

Les cahiers que j’ai l’honneur de vous transmettre, avec ceux qui se trouvent déjà en votre possession, font tout ce qui a paru jusqu’aujourd’hui en fait de leçons de M. Mickiewicz de l’année actuelle. Aussitôt que de nouvelles sténographies seront imprimées, je ne manquerai pas de vous en envoyer. Il m’en voudrait, s’il savait que vous en ayez pris connaissance, avant qu’il n’eût revu et rectifié les erreurs du copiste. Aussi vous prié-je de ne pas dire que vous le tenez de moi. Un ouvrage imprimé devient la propriété de tout le monde et par conséquent pourrait aussi tomber sous vos mains. Nous faisons trop grand cas de votre opinion, madame, et nous considérons l’idée d’où notre professeur puise ses plus belles inspirations non seulement comme une question littéraire, mais bien comme un fait, une vérité incontestable, sur laquelle se base le salut de notre pauvre patrie et celui de nos âmes. Je ne saurais donc prendre assez de précautions, quand il s’agit des intérêts aussi vitaux d’un côté et d’une parole aussi puissamment influente qui peut en devenir l’organe, comme la vôtre, de l’autre.

Agréez en même temps, je vous supplie, l’assurance de la plus sincère estime, avec laquelle j’ai l’honneur d’être, madame,

Votre bien dévoué

Al. Chodzko.
Ce 25 mars 1843.

Paris, rue d’Anjou-Saint-Honoré, n° 60.

C’est donc grâce à ces cahiers de sténographies, remis par Chodzko, que purent paraître dans la Revue indépendante d’abord tout une série d’extraits du cours de Mickiewicz, et puis l’article de Mme Sand elle-même, intitulé : De la littérature slave, signé de deux initiales seulement : G. S., et, nous le répétons, de nos jours inconnu même aux sandistes.

En fait de leçons de Mickiewicz on y voit publiés : l’analyse de la Comédie non divine de Krasinski, parue dans le numéro du 10 mai 1843 ; l’étude sur les poètes de l’Oukraine et de la Bohême : Zaleski, Garczynski et Jan Kollar, et l’exposé du messianisme.

C’est justement à propos de ce dernier que Mme Sand écrivit son article. Tout en professant la plus grande admiration et le respect le plus enthousiaste pour les idées de Mickiewicz et même pour le towianisme[239], Mme Sand se permettait pourtant quelques réserves quant à sa croyance à la possibilité du salut de la Pologne par quelque messie futur, dont le nom serait 44, qui symboliserait « l’idée polonaise » (de même que « l’idée russe était symbolisée par un seul homme »), — mystère, que Mme Sand se déclarait incapable de comprendre et d’expliquer. Mais surtout elle ne partageait pas son culte pour Napoléon et les napoléonides. George Sand était déjà bien loin des sympathies bonapartistes de son enfance. Dans le dernier article, qui parut d’elle dans la Revue des Deux Mondes, et qui fut intitulé Quelques réflexions sur Jean-Jacques Rousseau[240], elle exposait ses idées sur les grands hommes et les hommes qui ne sont que forts, et ce n’est que cette épithète qu’elle adjugeait à Napoléon « contre tous les usages de la grammaire », disait-elle. La glorification de Napoléon par Mickiewicz, et ses espérances que quelque belligérant providentiel semblable sauverait « les âmes et la patrie » des Polonais, ne lui paraissaient donc point fondées, ni conformes à la réalité. Car, outre le mysticisme nébuleux et apocalyptique de ce Credo de Towianski et de Mickiewicz, — que Mme Sand semblait pourtant avoir sincèrement considérés comme deux révélateurs inspirés de la vérité divine, — elle ne pouvait, de plus, en sa qualité d’adepte de Rousseau, attendre le salut et la « nouvelle parole » de quelque individualité particulière. Elle l’attendait plutôt d’un peuple entier, du peuple dans le vaste sens du mot, comme classe et comme l’une des nations, agissant en qualité d’agent « du progrès continu de l’humanité » — cette doctrine fondamentale de Leroux. Malgré ces réserves et ces désaccords, l’article De la littérature slave, comme celui sur le Dziady, est plein de vénération pour Mickiewicz. Mme Sand désire propager la gloire et la doctrine du maître en France. Mickiewicz était surtout reconnaissant à l’auteur d’avoir saisi l’esprit de ses leçons, et il donna à Mme Sand plein pouvoir de choisir et de publier à son gré dans la Revue indépendante tous les extraits, tiré des auteurs slaves qu’il citait en chaire, et tous les passages : de ses leçons qu’elle voudrait. Nous en trouvons la confirmation dans les trois lettres inédites que voici, qui se rapportent toutes à 1843.


I

Madame, il m’est impossible dans ce moment d’aller vous porter ma réponse. Je répète ce que j’ai dit à M. François, que vous pouvez en toute conscience imprimer sur la Comédie infernale ce qui vous paraîtra convenable, avec plein pouvoir d’y ajouter et d’en retrancher ce que vous jugerez nécessaire. Je lirai les épreuves pour corriger l’orthographe des noms propres. Faites enfin de ce manuscrit ce que vous voudrez.

Votre dévoué

Adam Mickiewicz.

P.-S. — J’ai annoncé déjà à l’ami[241] qui écrit un article sur mon livre qu’il n’aura pas à s’occuper de la Comédie infernale.

A. Mic.

II

Madame. J’irai après-demain relire chez vous le manuscrit de la Comédie infernale, si vous avez le projet de l’imprimer dans la revue. Vous indiquerez les endroits de votre choix, et vous me laisserez les revoir. Cela vous épargnera la peine de relire. Chodzko m’a dit que vous partez pour la campagne. Si vous n’avez pas le temps de vous occuper du manuscrit, laissons-le pour le moment. J’irai cependant après-demain vous faire mes adieux.

Votre attaché

Mickiewicz.

III

Vos observations sont parfaitement justes et je vous autorise à faire tous les changements que vous jugerez utiles. Je vous dispense de la peine de les motiver. Le passage de Garczynski est beau en polonais, mais il [est] méconnaissable en français et je ne me sens pas la force de le traduire. Vaut mieux l’omettre. Je ne tiens pas aux anecdotes, ni aux citations, ni à aucun détail. Vous avez saisi l’esprit de ce fragment, vous l’appréciez, puisque vous le faites imprimer, cela suffit. Vous êtes maîtresse de la forme ; tant qu’il n’y a pas d’hostilité entre les esprits, il n’y a pas de querelle sur la lettre ; la lettre est alors une propriété commune et on n’a qu’à remercier celui qui sait l’exploiter pour le profit commun. Faites donc avec cet article ce qui vous conviendra, et soyez sûre que ce que [vous] ferez me conviendra.

Votre fidèle

A. Mickiewicz.

M. Ladislas Mickiewicz raconte, sur la foi de M. Alexandre Biergel, qu’Adam Mickiewicz aurait à un moment donné suspendu ses visites chez George Sand, craignant qu’elle ne considérât ses explications sur le towianisme que comme matière à roman, ce qui aurait paru un « sacrilège » à Mickiewicz. Cela eût ressemblé, suivant son expression, à ce que « la bien-aimée, après une déclaration d’amour, aurait demandé de l’argent ».

Mais si nous voyons George Sand, dans Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, trahir un intérêt et une sympathie extrêmes pour les sectes slaves, les guerres de religion hussites d’une part, et les sectes mystiques du dix-huitième siècle, les phénomènes d’extase religieuse et les visionnaires d’autre part, elle n’usa pourtant jamais directement des récits de Mickiewicz. Si elle parla de messianisme et de towianisme, ce ne fut qu’une seule fois, dans son article De la littérature slave, écrit dans le but de défendre Mickiewicz contre les attaques que lui attirèrent ses sympathies towianistes de la part de certains cercles puissants, français et polonais.

Si Mme Sand montra aussi une sympathie particulière à Chodzko et lui rendit littérairement un service amical, simplement parce qu’il était un ami de Mickiewicz, c’est avec une sympathie et une amitié toutes personnelles qu’elle traitait l’ami commun de Chopin et de Mickiewicz, le comte Albert Grzymala. Nous avons déjà parlé, et nous reparlerons du rôle de confident qui échut à Grzymala dans les relations entre Chopin et George Sand : nous prouverons que George Sand recourait à lui dans les moments les plus décisifs et les plus tragiques de leur commune histoire. Le nom de Grzymala revient constamment dans toutes ses lettres entre 1838 et 1848. Constatons maintenant que, se mouvant perpétuellement, grâce à Mickiewicz et à Chopin, au milieu d’intérêts polonais et liée d’amitié avec bon nombre de Polonais, amis du poète et du musicien, George Sand s’intéressa à beaucoup d’autres personnages politiques, écrivains et artistes polonais.

C’est ainsi qu’en 1839 elle consacra un petit article fort sympathique à la princesse Anna Czartoryska, en invitant toutes les personnes de bonne volonté à prêter leur attention, leur concours et leur aide à la vente, que la princesse arrangeait annuellement au profit de malheureux compatriotes indigents, et qui se composait de broderies et de dentelles extrêmement originales et fabriquées de ses propres mains. C’était de vrais chefs-d’œuvre d’art, ressuscitant le genre ancien : « Jamais, avant d’avoir vu ces merveilleux ouvrages, dit Mme Sand, nous n’eussions pensé qu’une broderie pût être une œuvre d’art, une création poétique… » et après avoir en passant consacré des lignes émues aux nobles et héroïques figures des Polonaises émigrées, telles que Claudine Potocka, Émilie Plater, etc., Mme Sand nous trace la silhouette touchante et la vie laborieuse de cette jeune princesse, Anna Czartoryska, autrefois immensément riche, habituée à un luxe royal, et maintenant vivant avec sa famille à Paris plus que modestement, presque pauvrement, mais toujours prête à donner l’hospitalité, à secourir les malheureux[242].

Dans une lettre inédite, datée de janvier 1843 et adressée à Théophile Thoré, plus tard communiste, mais alors critique et directeur de l’Alliance des Arts[243], Mme Sand lui recommande un protégé du vieux comte Czartoryski, et cela dans des termes qui ne laissent aucun doute sur les relations exquises existant entre elle et la famille de ce noble émigré polonais :

À Monsieur Thoré.

Est-ce que vous me permettez, monsieur, de vous demander une petite faveur ? Le vieux et respectable prince Czartoryski m’écrit une lettre que je vous prie de lire, vous verrez, mieux que je ne saurais vous le dire, de quoi il est question, et comme quoi un peu de bienveillance de votre part pour M. Statler[244] serait une bonne action. Quelques lignes d’encouragement dans votre feuilleton lui feraient grand bien, le prince Czartoryski et moi vous en aurions une grande reconnaissance.

Dites-nous si cela est possible, et pardonnez-moi si je suis indiscrète.

George Sand.

Bref, le monde polonais, les intérêts polonais étaient bien proches du cœur de George Sand, et quant à Mickiewicz, hôte fréquent de Chopin et de Mme Sand entre 1840 et 1844, il la charmait par son individualité et lui inspira beaucoup de pages publiées et inédites.

Voici par exemple un passage inédit du Journal de Piffoël ayant trait à la célèbre dispute entre Mickiewicz et Slowacki, qui eut lieu le jour de Noël de 1840 et dont on a tant de fois parlé dans la presse[245] :

Décembre 1840.

Il s’est passé ces jours-ci un fait assez étrange au temps où nous sommes. Dans une réunion de Polonais émigrés, un certain poète assez médiocre, dit-on[246], et quelque peu jaloux, a récité une pièce de vers adressée à Mickiewicz, dans laquelle, au milieu des éloges qu’il lui prodiguait, il se plaignait avec un dépit sincère, mais qui n’était pas de mauvais goût, de la supériorité de ce grand poète. C’était, comme on le voit, un reproche et un hommage à la fois. Mais le sombre Mickiewicz, insensible à l’un comme à l’autre, se lève et lui improvise en vers une réponse, ou plutôt un discours dont l’effet a été prodigieux. Personne ne peut dire exactement ce qui s’est passé ; de tous ceux qui étaient là, chacun en a gardé un souvenir différent ; les uns disent qu’il a parlé cinq minutes, les autres disent une heure. Il est certain qu’il leur a si bien parlé, et qu’il a dit de si belles choses, qu’ils sont tous tombés dans une sorte de délire. On n’entendait que cris et sanglots, plusieurs ont eu des attaques de nerfs, d’autres n’ont pu dormir de la nuit. Le comte Plater, en rentrant chez lui, était dans un état d’exaltation si étrange que sa femme l’a cru fou et s’est fort épouvantée. Mais pendant qu’il lui racontait comme il pouvait non pas l’improvisation de Mickiewicz (personne n’a pu en redire un mot), mais l’effet de sa parole sur ses auditeurs, la comtesse Plater est tombée dans le même état que son mari et s’est mise à pleurer, à prier et à divaguer. Les voilà tous convaincus qu’il y a dans ce grand homme quelque chose de surhumain, qu’il est inspiré à la manière des prophètes, et leur superstition est si grande qu’un de ces matins ils pourraient bien en faire un dieu. J’ai réussi à savoir quel était le thème sur lequel Mickiewicz a improvisé. C’était celui-ci : vous vous plaignez de ne point être un grand poète, c’est votre faute. Nul ne peut être poète s’il n’a en lui l’amour et la foi. Sur cette idée qui est assez belle, Mickiewicz a pu et a dû parler admirablement. Il ne se souvient pas lui-même d’un seul mot de son improvisation, et ses amis disent qu’il est plus effrayé que flatté de l’effet qu’il a produit sur eux. Il leur avoue aussi qu’il s’est passé en lui quelque chose de mystérieux, d’imprévu, que, de fort calme qu’il était en commençant à parler, il s’est senti tout à coup élevé par l’enthousiasme au-dessus de lui-même, et l’un d’eux qui l’a vu le lendemain, l’a trouvé dans une sorte d’abattement, comme il arrive après une forte crise.

En écoutant ceci et en recueillant de tous côtés les mêmes témoignages, il me semble entendre le récit d’une scène des temps passés, car il n’arrive plus rien de semblable aujourd’hui, et quoi qu’en disent Liszt et Mme d’Agoult, il n’y a plus que le dilettantisme des arts qui manifeste de pareils transports. Je ne crois pas aux improvisations de nos charlatans philosophes et littéraires. Poètes et professeurs sont tous des comédiens. En les applaudissant, le public n’est pas leur dupe, et quant à nos orateurs politiques, ils ont si peu d’élévation et de poésie dans l’âme, que leurs discours ne sont jamais que des déclamations plus ou moins bien débitées.

Ce qui s’est passé pour Mickiewicz rentre dans la série de ces faits qu’on appelait autrefois miracles et qu’on pourrait appeler aujourd’hui extases. Leroux donne de toute cette partie merveilleuse de 7 l’histoire philosophique et religieuse du genre humain la meilleure et peut-être la seule explication pieuse et poétique que la raison puisse accepter. Il définit l’extase et la classe dans les hautes facultés de l’esprit humain. C’est une grande théorie et il l’écrira. En attendant, voici ce qu’il m’a semblé à moi, d’après ce qu’il en a indiqué dans ses écrits jusqu’à présent et ce que j’ai cru pressentir dans nos conversations. L’extase est une puissance insolite qui se manifeste chez les hommes livrés aux idées abstraites et qui marque peut-être la borne où l’âme peut toucher aux régions les plus sublimes, mais au delà de laquelle un pas de plus la jetterait dans la confusion et la démence. Entre la raison et la folie, il y a un état de l’esprit qui n’a jamais été ni observé ni bien qualifié et où les croyances religieuses de tous les temps et de tous les peuples ont supposé l’homme en contact direct avec l’esprit de Dieu. Cela s’est appelé esprit divinatoire, prophétie, oracle, révélation, vision, descente de l’esprit saint, conjuration illuminisme, convulsionnisme. Je crois du moins que tous ces faits rentrent dans le même fait, — celui de l’extase ; et Leroux pense que le magnétisme est la manifestation que notre siècle athée et matérialiste a donnée à la faculté extatique. Ce miracle éternel, qui est dans les traditions de l’humanité ne pouvait se perdre avec la religion. Il lui a survécu, mais au lieu de s’opérer de Dieu à l’homme dans l’ordre métaphysique, il s’est passé d’homme à homme par l’opération des fluides nerveux, explication beaucoup plus merveilleuse et moins acceptable en philosophie que toutes celles du passé.

L’extase est contagieuse, cela s’est bien prouvé par l’histoire dans l’ordre psychologique et par l’observation dans l’ordre physiologique. Depuis la sublime descente du Paraclet sur les apôtres jusqu’aux phénomènes d’épilepsie du tombeau de saint Médard, depuis les fakirs de l’Orient jusqu’aux passionnistes du siècle dernier, depuis le divin Jésus et le poétique Apollonius de Tyane, jusqu’aux plus misérables sujets des expériences du somnambulisme, depuis les Pythonisses de l’antiquité jusqu’aux religieuses de Lourdes, depuis Moïse jusqu’à Swedenborg, on peut suivre les différentes faces de l’extase et voir comme elle se communique spontanément, même à des individus qui n’y semblaient pas prédisposés. Mais ici se présente une difficulté. D’où vient que cet état de ravissement qui s’est manifesté chez les esprits les plus sublimes et qui fait partie intégrante de l’organisation de tous les grands hommes, philosophes et poètes, se manifeste d’une autre manière, il est vrai, mais avec autant d’intensité chez les hommes les plus ineptes et sous l’influence du plus grossier matérialisme ? L’extase est donc une maladie ? À coup sûr, chez le vulgaire, ce n’est pas autre chose. Mais, de même que la fièvre ou l’ivresse produisent chez des natures viles l’abrutissement ou la fureur et chez les esprits supérieurs l’enthousiasme religieux, l’inspiration poétique, de même l’extase développe dans chaque individu les qualités qui lui sont propres et produit les miracles de la grâce, les prodiges de la superstition ou les phénomènes de l’animalité surexcitée, suivant les êtres qui en subissent les atteintes. Dans tous les cas, c’est une faculté à la fois intellectuelle et divine, susceptible de produire les plus nobles effets, dès qu’une grande cause métaphysique et morale les provoque.

Mickiewicz est le seul grand extatique que je connaisse. J’en ai vu beaucoup de petits, et quant à lui, je ne voudrais pas dire tout haut qu’il est atteint, selon moi, de ce haut mal intellectuel qui le met en parenté avec tant d’illustres ascétiques, avec Socrate, avec Jésus, avec saint Jean, Dante et Jeanne d’Arc. On ne comprendrait pas l’idée que j’y attache et on en prendrait une très fausse. Ses amis seraient révoltés. Cependant qui ne se fait pas une juste idée de l’extase, certains passages des Dziady doivent faire regarder Mickiewicz comme fou, et à qui l’entendra professer avec logique et clarté, au Collège de France, la lecture de ces passages des Dziady le fera passer pour charlatan. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est un fort grand homme, plein de cœur, de génie et d’enthousiasme, parfaitement maître de lui-même, dans la vie ordinaire, et raisonnant à son point de vue avec beaucoup de supériorité. Mais porté à l’exaltation par la nature même de ses croyances, par la violence de ses instincts un peu sauvages, le sentiment des malheurs de sa patrie et cet élan prodigieux d’une âme poétique qui ne connaît pas d’entrave à ses forces et se précipite parfois à cette limite du fini et de l’infini, où commence l’extase. Jamais le drame terrible qui se passe alors dans l’âme du poète n’a été décrit par aucun d’eux avec la puissance et la vérité qui font de Konrad une œuvre capitale. Personne, après l’avoir lu, ne peut nier que Mickiewicz soit extatique…

Nous trouvons des pages non moins intéressantes dans les Impressions et Souvenirs, publiées en 1873, comme les autres morceaux de cette série, mais écrites encore en janvier 1841. Nous y voyons reflétées les individualités de Mickiewicz, de Chopin et de Delacroix, leurs relations réciproques, l’atmosphère si artistique au milieu de laquelle vivaient entre 1840 et 1846 George Sand et Chopin ; l’auréole mystérieuse qui entourait la personne de Mickiewicz aux yeux de Chopin, comme à ceux de George Sand, enfin nous y voyons surtout l’influence directe des opinions et des doctrines musicales de Chopin sur la romancière, opinions qui sont en beaucoup de points diamétralement opposées à celles, inspirées alors par Liszt, qu’elle exprimait dans les feuillets de ce même Journal de Piffoël en l’été de 1837[247].

« J’ai passé la moitié de la journée avec Eugène Delacroix », dit George Sand, et raconte plus loin comment elle trouva un jour Delacroix tout malade ; il avait son mal de gorge habituel,

Un buste d’homme tourné vers la gauche devant un bureau sur lequel est ouvert un cahier de partitions, un encrier avec une plume et un cendrier.

PORTRAIT DE CHOPIN, PAR GEORGE SAND
(reproduit avec autorisation spéciale du musée czartoryski, à cracovie.)
mais quand même il s’est mis d’emblée à développer avec ardeur

ses doctrines d’art, à propos d’Ingres et de sa Stratonice ; il attaquait la théorie d’Ingres qui divisait dans ses tableaux le dessin de la couleur et croyait que l’important dans l’art c’était la ligne : qu’on pouvait faire des chefs-d’œuvre avec la teinte plate. Puis, emporté par le feu de la discussion, oubliant son mal, Delacroix se décida à accompagner Mme Sand et à dîner chez elle. Et toute la scène de cette discussion artistique, tantôt interrompue par les conseils de George Sand à Delacroix de se taire et de ne pas fatiguer son larynx, et tantôt par ses propres résolutions de garder le silence, — ce qui ne l’empêchait pas de crier ses démonstrations à tue-tête, même à travers la porte de sa chambre, lorsqu’il y disparut pour s’habiller, — tout cela est brillant de verve et rendu sur le vif. Enfin Delacroix est prêt, et il s’en va avec Mme Sand dîner rue Pigalle, tout en continuant ses vociférations contre Ingres, malgré le froid et les beaux projets de se taire en route. Chopin les rejoint à la porte du pavillon.

… Et les voilà qui montent l’escalier en discutant sur la Stratonice. Chopin ne l’aime pas, parce que les personnages sont maniérés et sans émotion vraie ; mais le fini de la peinture lui plaît, et quant à la couleur, il dit par politesse qu’il n’y entend rien du tout, et il ne croit pas dire la vérité !

Chopin et Delacroix s’aiment, on peut dire, tendrement. Ils ont de grands rapports de caractère et les mêmes grandes qualités de cœur et d’esprit. Mais, en fait d’art, Delacroix comprend Chopin et l’adore, Chopin ne comprend pas Delacroix. Il estime, chérit et respecte l’homme ; il déteste le peintre. Delacroix, plus varié dans ses facultés, apprécie la musique, il la sait et il la comprend ; il a le goût sûr et exquis. Il ne se lasse pas d’écouter Chopin ; il le savoure, il le sait par cœur. Cette adoration, Chopin l’accepte et il en est touché ; mais quand il regarde un tableau de son ami, il souffre et ne peut trouver un mot à lui dire. Il est musicien, rien que musicien. Sa pensée ne peut se traduire qu’en musique. Il a infiniment d’esprit, de finesse et de malice, mais il ne peut rien comprendre à la peinture et à la statuaire. Michel-Ange lui fait peur. Rubens l’horripile. Tout ce qui lui paraît excentrique le scandalise. Il s’enferme dans tout ce qu’il y a de plus étroit dans le convenu. Étrange anomalie ! Son génie est le plus original et le plus individuel qui existe. Mais il ne veut pas qu’on le lui dise. Il est vrai qu’en littérature Delacroix a le goût de ce qu’il y a de plus classique et de plus formaliste…

… Maurice casse les vitres au dessert. Il veut que Delacroix lui explique le mystère des reflets, et Chopin écoute les yeux arrondis par la surprise. Le maître établit une comparaison entre les tons de la peinture et les sons de la musique. L’harmonie en musique ne consiste pas seulement dans la construction des accords, mais encore dans leurs relations, dans leur succession logique, dans leur entraînement, dans ce que j’appellerais au besoin leurs reflets auditifs. Eh bien, la peinture ne peut pas procéder autrement. « Le reflet du reflet » nous lance dans l’infini, et Delacroix le sait bien, mais il ne pourra jamais le démontrer…

Je me permets de communiquer comme je peux mon appréciation.

Chopin s’agite sur son siège.

— Permettez-moi de respirer, dit-il, avant de passer au relief. Le reflet, c’est bien assez pour le moment. C’est ingénieux, c’est nouveau pour moi ; mais c’est un peu de l’alchimie.

— Non, dit Delacroix, c’est de la chimie toute pure. Les tons se décomposent et se recomposent…, etc., etc.[248].

… Chopin ne l’écoute plus. Il est au piano et il ne s’aperçoit pas qu’on l’écoute. Il improvise comme au hasard. Il s’arrête.

— Eh bien, eh bien ! s’écrie Delacroix, ce n’est pas fini !

— Ce n’est pas commencé. Rien ne me vient… rien que des reflets, des ombres, des reliefs qui ne veulent pas se fixer. Je cherche la couleur, je ne trouve même pas le dessin.

— Vous ne trouverez pas l’un sans l’autre, reprend Delacroix, et vous allez les trouver tous les deux.

— Mais si je ne trouve que le clair de lune ?

— Vous aurez trouvé le reflet d’un reflet, répond Maurice. L’idée plaît au divin artiste. Il reprend sans avoir l’air de recommencer, tant son dessin est vague et comme incertain. Nos yeux se remplissent peu à peu des teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente. Des nuages légers prennent toutes les formes de la fantaisie ; ils remplissent le ciel ; ils viennent se presser autour de la lune qui leur jette de grands disques d’opale et réveille la couleur endormie. Nous rêvons à la nuit d’été ; nous attendons le rossignol.

Un chant sublime s’élève !

Le maître sait bien ce qu’il fait. Il rit de ceux qui ont la prétention de faire parler les êtres et les choses au moyen de l’harmonie imitative. Il ne connaît pas cette puérilité. Il sait que la musique est une impression humaine et une manifestation humaine. C’est une âme humaine, qui pense, c’est une voix humaine qui s’exprime. C’est l’homme en présence des émotions qu’il éprouve, les traduisant par le sentiment qu’il en a sans chercher à en produire les causes par la sonorité. Ces causes, la musique ne saurait les préciser ; elle ne doit pas y prétendre. Là est sa grandeur, elle ne saurait parler en prose.

Quand le rossignol chante à la nuit étoilée, le maître ne vous fera deviner ni pressentir par une ridicule notation le ramage de l’oiseau. Il fera chanter la voix humaine dans son sentiment particulier, qui sera celui qu’on éprouve en écoutant le rossignol, et si vous ne songez pas au rossignol, vous n’en aurez pas moins une impression de ravissement qui mettra votre âme dans la disposition où elle serait, si vous tombiez dans une douce extase par une belle nuit d’été, bercé par toutes les harmonies de la nature heureuse et recueillie.

Il en sera ainsi de toutes les pensées musicales dont le dessin se détache sur les effets d’harmonie. Il faut la parole chantée pour en préciser l’intention. Là où les instruments seuls se chargent de la traduire, le drame musical vole de ses propres ailes et ne prétend pas être traduit par l’auditeur. Il s’exprime par un état de l’âme où il vous amène par la force ou la douceur. Quand Beethoven déchaîne la tempête, il ne tend pas à peindre la lueur livide de l’éclair et à faire entendre le fracas de la foudre. Il rend le frisson, l’éblouissement, l’épouvante de la nature dont l’homme a conscience et que l’homme fait partager en l’éprouvant. Les symphonies de Mozart sont des chefs-d’œuvre de sentiment que toute âme émue interprète à sa guise sans risquer de s’égarer dans une opposition formelle avec la nature du sujet. La beauté du langage musical consiste à s’emparer du cœur ou de l’imagination sans être condamné au terre à terre du raisonnement. Il se tient dans une sphère idéale où l’auditeur illettré en musique se complaît encore dans le vague, tandis que le musicien savoure cette grande logique qui préside chez les maîtres à l’émission magnifique de la pensée.

Chopin parle peu et rarement de son art ; mais quand il en parle, c’est avec une netteté admirable et une sûreté de jugement et d’intention qui réduiraient à néant bien des hérésies s’il voulait professer à cœur ouvert.

Mais jusque dans l’intimité il se réserve et n’a de véritable épanchement qu’avec son piano. Il nous promet pourtant d’écrire une méthode où il traitera non seulement du métier, mais de la doctrine. Tiendra-t-il parole ?

Delacroix promet aussi dans ses moments d’expansion d’écrire un traité de dessin et de la couleur. Mais il ne le fera pas, quoiqu’il sache magnifiquement écrire. Ces artistes inspirés sont condamnés à chercher toujours en avant et à ne pas s’arrêter un jour pour regarder en arrière.

On sonne. Chopin tressaille et s’interrompt. Je crie au domestique ! que je n’y suis pour personne. « Si fait, dit Chopin, vous y êtes pour lui. — Qui donc est-ce ? — Mickiewicz. — Oh ! oui, par exemple ! Mais comment savez-vous que c’est lui ? — Je ne le sais pas, mais j’en suis sûr, je pensais à lui. »

C’est lui, en effet. Il serre affectueusement les mains et s’assied vite dans un coin, priant de continuer. Chopin continue ; il est sublime. Mais le petit domestique accourt tout effaré ; la maison brûle ! Nous allons voir. Le feu a pris, en effet, dans ma chambre à coucher ; mais ? il est temps encore. Nous l’éteignons lestement. Pourtant cela nous tient occupés une grande heure, après quoi nous disons : « Et Miekiewiez, où peut-il être ? » On l’appelle, il ne répond pas ; on rentre au salon, il n’y est pas. Ah ! si fait, le voilà, dans le petit coin où nous l’avons laissé. La lampe s’est éteinte, il ne s’en est pas aperçu ; nous avons fait beaucoup de bruit et de mouvement à deux pas de lui, il n’a rien entendu, il ne s’est pas demandé pourquoi nous le laissions seul ; il n’a pas su qu’il était seul. Il écoutait Chopin ; il a continué de l’entendre.

De la part d’un autre, cela ressemblerait à de l’affectation, mais le doux et humble grand poète est naïf comme un enfant et, me voyant rire, il me demande ce que j’ai. « Je n’ai rien, mais la première fois que le feu prendra dans une maison où je serai avec vous, je commencerai par vous mettre en sûreté, car vous brûleriez sans vous en douter, comme un simple copeau. — Vraiment ? dit-il, je ne savais pas. » Et il s’en va sans avoir dit un mot. Chopin reconduit Delacroix qui, retombant dans le monde réel, lui parle de son tailleur anglais et ne semble plus connaître d’autre préoccupation dans l’univers que celle d’avoir des habits très chauds qui ne soient pas lourds.

Le petit incendie, cité dans le morceau qui précède, servit à Louis de Loménie de raison plausible ou de prétexte tout expressément envoyé par le sort, pour pénétrer chez la grande romancière. Du moins voici ce qu’il raconte dans son article « George Sand » daté justement de 1841 et paru dans ses Contemporain illustres par un homme de rien. Il ne sait pas trop comment ni pourquoi, grâce à une erreur d’adresse ou à la distraction d’un domestique, il reçut un jour un billet de George Sand adressé à un fumiste (dans le sens exact du mot), avec la prière de se rendre chez elle pour une réparation quelconque à faire. Loménie décida sur-le-champ de profiter de ce quiproquo et de passer pour un fumiste, afin de pénétrer dans le sanctuaire. Nous avons déjà donné plus haut le passage où il raconte comment on le dirigea à travers un petit jardin vers un petit pavillon, comment il sonna à la porte de ce petit pavillon, comme on lui ouvrit, le fit monter un tout petit escalier et entrer dans une petite antichambre, « ressemblant à l’antichambre de tout le monde… »

… Là, on me demande mon nom ; j’hésite un instant ; mais bientôt appelant à mon aide tout mon fanatisme de biographe, je consomme intrépidement mon forfait en volant le nom de l’honnête fumiste qui, très probablement, ne se doutait guère en ce moment de ma concurrence. On me prie d’attendre. En vérité je ne demandais pas mieux, car j’avais à peine eu le temps d’apprendre mon rôle et je n’étais pas fâché de le répéter un peu avant la représentation. Cependant l’attente se prolongeait indéfiniment ; mon ardeur première s’en allait peu à peu et ce rôle improvisé, dont je n’avais jusqu’ici envisagé que les avantages, commençait à se présenter à moi avec tous ses inconvénients. Je voyais passer et repasser autour de moi une charmante enfant aux cheveux bouclés, dont le regard inquisiteur me mettait assez mal à mon aise ; c’était Mlle Solange, la jolie fille de l’illustre écrivain. De plus, tout homme de rien que je suis, je croyais entendre à travers les portes une voix d’artiste qui m’était bien connue et je nie disais que si mon larcin allait être découvert, je ferais certainement une triste figure ; au total, la perspective d’une cheminée à ramoner me paraissait un peu inquiétante, vu mon inexpérience. D’autre part, au point de vue où j’en étais, c’eût été une honte de reculer. Dans cette perplexité, je me décidai tout à coup à m’adresser à la duègne qui m’avait introduit ; je pensais que c’était sans doute cette digne Ursule des Lettres d’un voyageur qui prend la. Suisse pour la Martinique ; et cette pensée m’enhardit un peu, je lui contai le quiproquo qui m’avait inspiré l’audace de ma visite ; j’ajoutai d’un ton doucereux que j’étais un simple amateur de choses étranges ; qu’à ce titre je ne serais pas fâché de voir sa maîtresse, et que si elle voulait bien m’en faciliter les moyens, je lui ferais hommage de la collection complète de mes œuvres. Cette offre parut la flatter sensiblement ; elle me sourit d’un air agréable, se glissa mystérieusement dans le sanctuaire en me faisant un signe, qui voulait dire : « Attendez » ; et moi, tremblant, j’attendis la venue de la grande, de la terrible Lélia en recommandant mon âme à tous les saints du paradis et récitant mentalement sous forme d’invocation le flamboyant dithyrambe d’un éloquent professeur : « Voici venir la vraie prêtresse, la véritable proie de Dieu ; le sol a tremblé sous le pied impétueux de Lélia…, etc., etc.[249]. » J’entendis en effet un grand tremblement de chaises ; une interjection énergique de la prêtresse sur la maladresse de ses serviteurs arriva jusqu’à moi ; la porte s’ouvrit brusquement, et je fermai les yeux dans un accès d’épouvante. Quand je les ouvris, je vis devant moi une femme de petite taille, d’un embonpoint confortable, et pas du tout dantesque. Elle portait une robe de chambre assez semblable par la forme à la houppelande dont je fais usage, moi, simple mortel ; de beaux cheveux encore parfaitement noirs, quoi qu’en disent les mauvaises langues, séparés sur un front large et uni comme un miroir, retombaient librement sur les joues, à la manière de Raphaël ; un foulard se jouait négligemment autour de son cou ; son regard, que quelques peintres s’obstinent à charger en force, avait, au contraire, une remarquable expression de douceur mélancolique ; le timbre de sa voix était moelleux et un peu voilé ; sa bouche surtout était singulièrement gracieuse et il y avait dans toute son attitude un frappant caractère de simplicité, de noblesse et de calme. À l’ampleur des tempes, au riche développement du front, Gall eût deviné le génie ; dans la direction franche du regard, sur le galbe arrondi et les traits purs, mais fatigués du visage, Lavater eût lu, ce me semble, un passé douloureux, un présent un peu vide, une propension extrême à l’enthousiasme et par suite au découragement… Lavater eût pu lire encore bien des choses, mais à coup sûr il n’eût aperçu ni détour, ni amertume, ni haine, car il n’y en avait pas trace sur cette physionomie triste et sereine à la fois ; la Lélia de mon imagination disparaissait devant la réalité, et c’était tout simplement une bonne, douce, mélancolique, intelligente et belle figure que j’avais devant les yeux.

En continuant mon examen, je remarquai avec plaisir que la grande désolée n’avait pas encore complètement renoncé aux vanités humaines, car sous les manches flottantes de la robe, à la jonction du poignet, à une main fine et blanche je vis briller deux petits bracelets en or d’un travail exquis. Cette parure féminine, qui faisait très bon effet, me rassura beaucoup touchant la teinte sombre et l’exaltation politico-philosophique de quelques récents travaux de George Sand. Une des mains que j’examinais cachait un cigarito mal caché, du reste, car la fumée s’élevait derrière la prophétesse en petits flocons révélateurs. Il est bien entendu que durant ce minutieux inventaire, ma langue ne chômait pas. Pleinement rassuré sur l’abord gracieux de Lélia, et désireux d’ailleurs de profiter de l’occasion pour compléter en tous points ma perfidie biographique, j’entortillais à dessein l’histoire du fumiste de périphrases et de parenthèses, qu’elle écoutait avec une bienveillante et courtoise indulgence. Enfin, quand il me parut que l’image était nettement tracée dans mon cerveau, je coupai court à mon imbroglio et je m’empressai de m’esquiver, enchanté de pouvoir vous déclarer que la Gazette de Saint-Pétersbourg ne sait ce qu’elle dit ; que les trois quarts de ceux qui jasent sur George Sand s’amusent à vos dépens, qu’il est bien vrai que la prophétesse fume volontiers un ou plusieurs cigaritos, qu’elle daigne même parfois endosser notre absurde redingote, que dans son cercle intime on l’appelle George tout court, mais que tout cela n’est pas défendu par la Charte, et qu’il y a loin de là aux puériles monstruosités qui se débitent en tous lieux. J’ajouterai même, si j’en crois des gens bien informés, qu’il est quelques salons de Paris où l’on voit l’illustre écrivain allier au prestige du génie la simplicité, la modestie et les grâces décentes de la femme…


La fin du printemps de 1841 se signala par un concert que donna Chopin, un concert brillant tant sous le rapport du succès artistique que du succès matériel, et aussi par rapport à la société quintessenciée qui remplit la salle Pleyel, jusqu’à y faire foule, quoique les billets fussent distribués avec le plus grand choix. Au mois de juin, toute la famille se transporta à Nohant. Cette circonstance, et la quantité d’invités venus de Paris et des environs, et de la Châtre, reçus cet été au château, nous font croire que, d’une part, George Sand ne put plus longtemps lutter contre son antipathie pour la vie parisienne et que, d’autre part, sa position pécuniaire, grâce aux efforts d’Hippolyte Chatiron et au contrat avec les éditeurs, dut s’être améliorée, puisque la large hospitalité campagnarde n’excédait plus le budget de l’auteur de Cosima.

Vers la fin de l’été les Viardot arrivèrent à Nohant. George Sand annonce à Mme Marliani dans sa lettre du 13 août qu’elle passe ses journées avec Pauline Viardot en promenades dans les bois et les champs, en causeries et en jouant au billard, tandis que Louis Viardot avec Hippolyte et Gustave Papet s’amusent à « braconner », c’est-à-dire qu’ils chassaient à un moment où la chasse est encore défendue. Et le soir Pauline Viardot passait des heures entières au piano, à lire avec Chopin les partitions des vieux auteurs. Souvent elle repassait ainsi avec lui des opéras entiers, des oratorios ou des cantates, et ressuscitait, avec son incomparable et merveilleuse intuition de génie, le style et la manière des grandes œuvres depuis longtemps oubliées ou méconnues de la foule. Palestrina, le Porpora, Paisiello Marcello, Jomelli et Carissimi, Haendel, Gluck et Haydn, et même Orlando Lasso, Martini, Josquin de Pré et Durante, mais surtout Bach et Mozart ne quittaient point le pupitre, le Don Juan de Mozart étant, comme nous l’avons déjà dit, l’Evangile musical de Chopin, qu’il ne se lassait jamais de repasser, de relire et d’étudier[250]. Quant à George Sand, elle garda toute sa vie une adoration enthousiaste pour cette œuvre et ce n’est pas pour rien qu’elle fit servir la pièce de Molière et l’opéra de Mozart de pierre d’achoppement aux jeunes talents des héros de son Château des Désertes. C’était alors à Nohant un culte de l’art divin, un sacerdoce désintéressé, sans aucun but ni considération étrangers à l’art même, sans pose, ni souci de succès, d’effet produit, ou d’applaudissements. Et Chopin et Mme Viardot étaient, chacun dans son domaine, en même temps des génies novateurs et des prêtres de la Musique dans le plus haut sens de ce mot, des prêtres inspirés, exigeants envers eux-mêmes, ayant voué toute leur existence à cette seule grande idée, le sacerdoce de l’art ! Un génie artistique comme Chopin ne pouvait pas ne pas apprécier et admirer une nature d’artiste aussi rare, aussi sublime que celle de la jeune, Pauline Viardot, mariée depuis quelques mois à peine. George Sand, elle aussi, ne pouvait pas ne pas être charmée par cette incomparable artiste à la voix merveilleuse, douée d’un talent musical rare, se manifestant dans toutes les branches de musique, et d’un talent dramatique non moins extraordinaire ; d’un extérieur si original, point belle, mais captivante, éclairée par le reflet de ce feu divin qui se trahissait dans chacun de ses regards, dans chacun de ses mouvements ; une âme de flamme sous des manières presque froides ; un esprit hors ligne, d’une culture profonde, d’une instruction solide, qui s’intéressait à tout, à la philosophie, à la politique, à la littérature, à tous les autres arts. Elle fit vibrer toutes les cordes sympathiques de l’âme artiste de George Sand, et malgré la différence d’âge, une amitié étroite lia pour de longues années ces deux grandes femmes. Leur première rencontre date des débuts de Mlle Pauline Garcia en 1838, débuts qui, comme on le sait, lui attirèrent l’article enthousiaste d’Alfred de Musset. En cette même année de 1838 débuta Rachel à laquelle Musset consacra aussi des lignes sympathiques, ayant d’emblée senti en elle un talent hors ligne. Eh bien, Mme Viardot raconta à un de nos amis que, présenté à elle et à sa mère, Musset la voyait souvent dans le monde : il se mit à lui faire la cour, tout en courtisant en même temps et sa mère et Mlle Rachel. Il remporta la victoire sur Rachel, comme on le sait. La très jeune Pauline Garcia n’en savait rien, mais cette cour assidue l’intimidait beaucoup, quoique Musset lui déplût fort, surtout par le « regard arrogant et presque insolent quand il regardait les femmes[251] ». Et voilà qu’un beau soir elle entend Musset dire à quelqu’un : « Je ne sais laquelle des deux : Pauline ou Rachel… » Cela la révolta jusqu’au plus profond de son cœur, lui fit prendre Musset en horreur, et entre temps Mme Sand attira l’attention de Mme veuve Garcia sur ce que Musset, avec ses habitudes et ses défauts, n’était nullement désirable comme prétendant au cœur de sa jeune fillette, génie musical précoce, apte dans son art à tenir tête aux artistes les plus experts, mais parfaitement dépourvue de toute connaissance de la vie réelle, innocente et confiante à l’excès. Cette même Mme Sand, en voyant la sympathie naissante entre-Pauline et M. Louis Viardot, conseilla chaudement à Mme Garcia de protéger ces sentiments à peine éclos, car elle connaissait le mérite de cet ami de Leroux ; elle était sûre qu’il ferait le bonheur de la géniale enfant, Elle ne se trompa point : le mariage de Pauline Viardot, qui eut lieu au commencement de l’été de 1840, fut des plus heureux, et les deux jeunes époux gardèrent à tout jamais une reconnaissance chaleureuse à Mme Sand pour ses conseils maternels et l’aide qu’elle leur prodigua au temps de fiançailles. Mme Viardot y revint souvent dans ses lettres, comme de vive voix, et dès son voyage de noce elle se répandait en bénédictions à leur « bon ange », comme elle appelait Mme Sand.

Elle écrivit de Rome, le 22 juillet (1840) :


Chère et bonne madame Sand,

À Paris, nous vous nommions notre bon ange, n’est-ce pas ? Eh bien, il ne se passe pas de jour que nous ne vous adressions une prière de remerciement. C’est que si notre bonheur est complet, pur, parfait, c’est que vous aviez bien deviné et que vos prédictions se sont bien réalisées.

Pardonnez-moi, bon ange, de vous entretenir si longuement de moi, de mon bonheur, mais comme il est en grande partie votre ouvrage, j’espère que le reçu ne vous sera pas totalement indifférent. Puissiez-vous être mille fois bénie…

Et Louis Viardot de son côté l’appelle « notre bon génie », parce qu’elle avait contribué à faire deux heureux.

À dater de ce jour et jusqu’à la mort de Mme Sand la correspondance ne chôma point. Et l’officiel « Madame » ou « chère Madame » en tête des lettres, — dans lesquelles Mme Viardot raconte avec les plus grands détails ses voyages, ses représentations, ses concerts, ses brillants succès à Londres, en Espagne, à Vienne, à Leipzig, à Berlin et à Saint-Pétersbourg, lettres dans lesquelles elle parle de ses enfants, de son labeur intense et de ses efforts à toujours progresser, de tous les faits importants ou minimes de sa vie privée et artistique, — cet en-tête officiel, disons-nous, fit bientôt place au nom caressant de Chère mignonne qui fut vite changé en amical minnonne, puis en ninnonne. Et la signature n’en est non plus « Pauline », mais tantôt Manzelle Pauline, tantôt Votre fille et enfin Votre fifille, pour rester telle jusqu’en 1876 ! Vraiment cette correspondance témoigne d’un attachement tout filial de la part de la grande cantatrice, d’un amour tout maternel de la part de Mme Sand. Dès les débuts de cette amitié Mme Sand consacra à sa jeune amie un article louangeux, paru le 15 février 1840 dans la Revue des Deux Mondes sous le titre de « Pauline Garcia et le théâtre italien », comme aussi vers le terme de sa carrière littéraire le n 14 de ses Impressions et Souvenirs, — écrit pendant les journées les plus néfastes de 1870, — nous peint une soirée musicale chez Pauline Viardot, soirée à laquelle elle-même et ses filles chantèrent du Gluck et d’autres vieux maîtres. L’interprétation géniale de la grande artiste de cette divine musique, toute l’atmosphère ambiante quasi « imprégnée d’art » eurent, — au dire de Mme Sand, qui se sentait écrasée par les angoisses pour le présent et l’avenir de la France, — le pouvoir magique de la transporter pour quelques heures de la sphère sombre des malheurs de la patrie, de la lutte des partis et des petites passions politiques, dans la sphère pure et lumineuse de la Beauté éternelle. « Le soleil de Gluck et de Pauline Viardot avait dissipé le rêve affreux[252]. »

Entre ces deux articles la plume de George Sand traça mainte fois des pages et des lignes consacrées à la rare artiste. Combien de fois aussi rencontrons-nous dans la Correspondance des exclamations enthousiastes à propos de ses triomphes, des expressions d’admiration émue devant ce labeur artistique incessant, devant ce caractère vif et franc. Dans le Journal de Piffoël nous trouvons aussi une page qui nous trace l’image de la jeune commençante, à peine entrée dans la vie et dans sa carrière de cantatrice, et la sympathie chaleureuse |de Mme Sand pour elle. Mais mille fois mieux, plus vivement, plus puissamment George Sand nous en traça le portrait dans Consuelo. Et c’est pour cela qu’interrompant pour le moment notre récit de la vie personnelle de Mme Sand en ces années, nous nous tournerons maintenant vers son activité littéraire.


CHAPITRE III


Spiridion. — Influence croissante de Leroux. — Querelle avec Buloz. — Agricol Perdiguier. — Le Compagnon du tour de France. — Horace. — Emmanuel Arago. — La Revue indépendante. — Les poètes populaires : Charles Poncy, Magu, Gilland. — Lettres de et à Béranger.


Examinons maintenant les œuvres de George Sand écrites en ces années ; revenons d’abord aux mois d’hiver de 1838-39 passés à Majorque, où Mme Sand, d’après sa coutume constante, malgré toutes les besognes de la journée, consacrait les heures de la nuit à son labeur sans trêve. Elle y acheva Spiridion, refit et ajouta plusieurs épisodes à la Nouvelle Lélia, et écrivit enfin son article sur le Drame fantastique. Les lettres de Majorque, publiées et inédites, nous apprennent la marche de ses travaux, empreints de plus en plus des idées de Leroux.

Le 14 décembre elle écrit à Mme Marliani :

… Voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage : mais j’ignore si Buloz l’a reçu. J’ignore s’il le recevra. Il y a encore d’autres raisons de retard que je ne vous dis pas, parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes, dans la fureur[253], dans le désespoir ! Spiridion doit être interrompu depuis un siècle ; à cela, je ne puis rien… Je voulais envoyer à Buloz beaucoup de manuscrit : mais, d’une part, accablée de tant d’ennuis matériels, je n’ai pu faire grand’chose ; et, de l’autre, la lenteur et le peu de sûreté des communications font que Buloz n’est pas encore nanti. Vous connaissez Buloz : « Pas de manuscrit, pas de Suisse…[254].

Le 15 janvier elle écrit à la même :

Je vous adresse la dernière partie de Spiridion par la famille Flayner, qui est, je crois, la voie la plus sûre. Ayez la bonté de le faire passer tout de suite à Buloz et de vous faire rembourser le port, qui ne sera pas mince et qui regarde le cher éditeur…[255].

George Sand termina à Majorque le remaniement de Lélia, entrepris déjà durant l’été de 1836, à la Châtre. Sous l’influence de Leroux, sa conclusion devint moins désespérante, Leroux avait répondu aux questions qui, en 1833, lui avaient semblé fatales et insolubles.

Citons encore les lignes de sa lettre du 22 janvier, tronquée dans la Correspondance :

La nuit, j’écris Lélia, qui sera un ouvrage à peu près transformé. Êtes-vous contente de la fin de Spiridion ? Je crains que cela ne vous fasse l’effet de tourner un peu court au dénouement. Mais comment faire quand on est pressé par une maudite revue…

Dans la lettre inédite du 15 février, Mme Sand écrit :

Maintenant, chère, parlons affaires, je vous envoie d’ici par Marseille et le docteur Cauvière le manuscrit de Lélia, sur lequel vous jetterez les yeux, si cela vous amuse, plus une lettre pour Buloz que je vous prie de lire et de lui remettre vous-même, avec le manuscrit. Dites-lui de passer chez vous et ne lui remettez Lélia que sur argent comptant, car ma position est telle que je la lui dis : j’arriverai à Marseille avec fort peu de chose. En examinant un peu l’ouvrage, vous verrez qu’on ne peut pas le considérer comme une réimpression.

J’écrirai à Leroux de Marseille. En attendant, demandez-lui s’il veut bien corriger les épreuves de Lélia, non pas typographiquement, les points et les virgules regardent Buloz, mais philosophiquement. Il doit y avoir bien des mots impropres et bien des arguments sans clarté. Je lui donne plein pouvoir. Il fera cette corvée, et par amitié pour moi, et par dévouement pour les idées que je soulève dans Lélia, ne serait-ce que d’oser interroger le siècle sur ces choses ; c’est, je crois, une chose utile…

Le 15 mars elle écrit à Mme Marliani de Marseille en revenant encore une fois à la correction de Lélia par Leroux :

Je ne sais pas si je n’ai pas fait une indiscrétion en vous chargeant de demander à Leroux de corriger Lélia. C’est une longue tâche et ennuyeuse, et lui qui est occupé à de si importants et si admirables travaux ! Je vous supplie, chère, de l’encourager à un refus, pour peu qu’il en montre la moindre envie. Puis-je jamais en vouloir à un être que je vénère comme un nouveau Platon, comme un nouveau Christ…[256].

Ce n’est pas avec un moindre enthousiasme que George Sand parle de Jean Reynaud, l’ami et collaborateur de Leroux :

Comme l’Économie politique de Reynaud est une magnifique prédication ! Aussi, je l’ai lue la veille de mon départ de la chartreuse, tout haut, à Chopin et à Maurice, qui n’en ont pas perdu un mot. Voilà la morale et la philosophie que j’entends, celle que tout esprit candide peut aborder d’emblée, sans y être préparé par de longues études et sans être rompu à un long usage de convention. Il est vrai que tous les sujets ne peuvent se traiter aussi clairement, mais quel beau parti il a su tirer de celui-là ! Décidément ce sont les deux hommes de l’avenir, et l’humanité, qui ne les connaît pas aujourd’hui, leur élèvera un jour des autels…[257].

Dans la fin imprimée de la lettre tronquée du 22 janvier, que nous avons déjà citée à deux reprises, nous lisons aussi les lignes suivantes :

Dites à Leroux que j’élève Maurice dans son évangile. Il faudra qu’il le perfectionne lui-même quand le disciple sera sorti de page. En attendant, c’est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idées. C’est à Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments et beaucoup d’idées de plus. Quand vous verrez l’abbé de Lamennais, serrez-lui bien la main pour moi.

Ce n’est pas sans raison que Mme Sand réunit ainsi, presque dans une même phrase, les noms de Leroux et de Lamennais. Elle commença Spiridion durant l’automne de 1838, en collaboration avec Leroux. Elle traça dans ce roman le portrait de l’illustre abbé et elle y peignit les rapports qui existaient entre elle et lui en racontant les relations du jeune moine Alexis et de son guide spirituel, son ami d’outre-tombe, l’abbé Spiridion, chercheur intransigeant de la vérité.

Déjà au mois de février et de mars de 1838, George Sand rompit bravement des lances pour Lamennais dans ses deux articles contre Lerminier, intitulés : Lettre à M. Lerminier sur son examen du livre du Peuple et Deuxième lettre à M. Lerminier répondant à son second article de critique. Spiridion est une nouvelle expression de l’admiration de Mme Sand pour les idées et la personne du grand réformateur religieux.

Il semble que depuis lors le surnom de « Spiridion » fut définitivement attaché à l’abbé. Mme Sand et Leroux le nommaient ainsi dans leurs lettres.

On ne comprend pas comment la plupart des critiques — aussi bien contemporains de la première publication de Spiridion que les autres — classèrent ce roman sans broncher parmi les « contes fantastiques », « les rêves impossibles », etc.[258].

Il nous semble que c’est se montrer trop naïf ou se laisser | volontairement leurrer par les apparences, que ne pas comprendre tout de suite que le « fantastique » de Spiridion n’est qu’une simple forme, la sauce sous laquelle l’auteur servit aux lecteurs de romans de la Revue des Deux Mondes des idées religieuses et philosophiques fort profondes et n’ayant rien de commun avec des romans proprement dits. C’est là tout un système de croyances, une profession de foi. Nous n’oublierons jamais l’impression que nous fit la lecture de Spiridion, l’une des premières œuvres, si ce n’est la première œuvre de George Sand que nous ayons lue. Ce fut bien une impression d’ordre purement religieux ou philosophico-religieux, qui ne peut être comparée qu’à l’action produite par la lecture de vraies œuvres religieuses, ou par celle que quelques pages de Consuelo consacrées aux taborites produisirent sur l’un de nos jeunes amis, lequel, en rejetant le livre, tomba à genoux et se mit à prier du plus profond de son cœur. Celui qui, en lisant une œuvre d’un auteur quelconque, tend avant tout à la pénétrer, celui-là sera très vivement impressionné par Spiridion, par la foi profonde et forte, par les doctrines qui l’imprègnent. Celui que l’expression effraye, celui qui prend au pied de la lettre la forme, les images qui la revêtent, sans en pénétrer le fond, ferait mieux de ne pas lire Spiridion.

Les admirateurs de George Sand considéreront toujours ce livre comme un des plus importants de son œuvre : 1° il leur apparaît comme le reflet fidèle de la doctrine de Leroux sur le « progrès continu » ; 2° un commentaire symbolique de l’Éducation du genre humain de Lessing ; 3° un résumé des croyances de George Sand, — du catholicisme de son adolescence jusqu’à la foi tout individuelle et libre de son âge mûr ; 4° enfin une peinture très vraie des luttes, des souffrances et des avatars successifs par lesquels passa Lamennais dans ses recherches de la vérité et de la vraie religion. Sous ce rapport Spiridion est plein de détails biographiques les plus réels. Ce n’est pas là le récit photographié de faits réellement arrivés, mais bien l’exactitude psychologique et l’enchaînement historique des étapes de son émancipation spirituelle. L’histoire de l’abbé Spiridion est celle de tous les ecclésiastiques catholiques, émancipés par la recherche de la vérité. On peut considérer cette œuvre comme typique.

Nous avons lu et recueilli avec un intérêt extrême les lignes suivantes dans la correspondance de Renan. On reconnaîtra en les lisant combien peu George Sand s’écarta de la réalité en écrivant cette œuvre, prétendue si « fantastique ».


Mont-Cassin, 20 janvier 1850[259].

… [C’est] ce qui fait en ce moment le Mont-Cassin un des lieux les plus curieux du monde et sans doute celui où l’on peut le mieux connaître l’esprit italien dans ce qu’il y a d’élevé et de poétique. Grâce à l’influence de quelques hommes distingués, grâce surtout aux sérieuses études qui ont toujours caractérisé les Bénédictins, le Mont-Cassin est devenu, dans ces dernières années, le centre le plus actif et le plus brillant de l’esprit moderne en ce pays. Les doctrines qui ont dernièrement été condamnées… avaient un de leurs plus brillants organes dans le Père Tosti, l’auteur de la Ligue lombarde, du Psautier du Pèlerin, du Voyant du dix-neuvième siècle, espèce de Lamennais italien, ayant toutes les allures du nôtre, avec la différence toutefois de l’esprit italien et l’esprit français…

Après avoir raconté en quelques lignes les persécutions que subirent tous ces mystiques, tous ces hommes avancés, prétendus « révolutionnaires » et « socialistes », Renan continue ainsi :

… C’était au fond des Apennins, loin de tous les chemins battus, que je devais retrouver l’esprit moderne de la France, dont rien depuis si longtemps ne m’avait offert l’image. Le premier livre que je rencontrai dans la cellule du Père Sebastiano, le bibliothécaire, fut la Vie de Jésus, de Strauss ! On ne parle ici que de Hegel, de Kant, de George Sand, de Lamennais. Entre nous soit dit, mon ami, les Pères sont aussi philosophes que vous et moi : l’étude les a menés là où aboutit forcément l’esprit moderne, au rationalisme, au culte en esprit et en vérité. Aussi quelles colères contre la superstition, l’hypocrisie, les prêtres (c’est le mot ici), le roi de Naples surtout !… En politique, ces moines sont du rouge le plus foncé ; ils y portent cette naïve confiance, cette absence de nuance et de tempérament qui caractérise les premiers pas dans la politique. Garibaldi est le héros du couvent : j’ai entendu de mes oreilles faire l’apologie de l’assassinat du roi par ce principe que quand l’ennemi est entré sur le territoire, tout droit est supprimé, l’état de guerre est permanent, tout moyen est permis. Imaginez la plus parfaite réalisation de Spiridion, vous aurez l’idée exacte du Mont-Cassin. Ah ! quels beaux types de résignation morale, d’élévation religieuse, de culture intellectuelle désintéressée, j’ai trouvés dans ces moines ! Des jeunes gens surtout, j’en ai trouvé un ou deux, vraies natures d’élite, une finesse, une délicatesse admirables… Ils me lisent et me font admirer les Inni de Manzoni, admirables expressions de ce christianisme moral qui a captivé toutes les nobles intelligences de l’Italie contemporaine, abstraction de toute idée dogmatique. Ils sont moines pourtant, oh ! oui, bien moines italiens frénétiques, vrais énergumènes rêvant encore, Dieu me pardonne, l’Italie reine du monde ; croyant bien sérieusement qu’avec les Italiens de mai 1848 on pourrait conquérir le monde. Nous nous regardions les uns les autres quand le sous-prieur nous déclarait que si on les chassait de leur abbaye, ils y mettraient le feu en emportant leurs archives, comme les moines du moyen âge les os de leurs saints…

Il nous semble qu’il suffit de ces lignes pour établir que l’épithète de « conte fantastique » ne convient pas à ce roman de George Sand. Mais cette épithète perd toute signification, si nous nous souvenons comment, peu après, — lorsque Mme Sand écrivit son Histoire de ma vie, — elle s’exprima par deux fois d’une manière absolument claire sur le fond même de sa vie spirituelle. Racontant son émancipation morale, Mme Sand dit ceci :

Ma religion, elle, était restée la même, elle n’a jamais varié quant au fond. Les formes du passé se sont évanouies pour moi, comme pour mon siècle, à la lumière de l’étude et de la réflexion ; mais la doctrine éternelle des croyants, le Dieu bon, l’âme immortelle et les espérances de l’autre vie, voilà ce qui, en moi, a résisté à tout examen, à toute discussion et même à des intervalles de doutes désespérés[260]. Des cagots m’ont jugée autrement et m’ont déclarée sans principes, dès le commencement de ma carrière littéraire, parce que je me suis permis de regarder en face des institutions purement humaines dans lesquelles il leur plaisait de faire intervenir la Divinité…

Entrer dans la discussion des formes religieuses est une question de culte extérieur dont cet ouvrage-ci n’est pas le cadre. Je n’ai donc pas à dire pourquoi et comment je m’en détachai jour par jour, comment j’essayai de les admettre encore pour satisfaire ma logique naturelle et comment je les abandonnai franchement et définitivement le jour où je crus reconnaître que la logique même m’ordonnait de m’en dégager. Là n’est pas le point religieux important de ma vie. Là je ne trouve ni angoisses, ni incertitudes dans mes souvenirs. La vraie question religieuse, je l’avais prise de plus haut dès mes jeunes années. Dieu, son existence éternelle, sa perfection infinie, n’étaient guère révoqués en doute que dans des heures de spleen maladif, et l’exception de la vie intellectuelle ne doit pas compter dans un résumé de la vie entière de l’âme. Ce qui m’absorbait, à Nohant, comme au couvent, c’était la recherche ardente ou mélancolique, mais assidue, des rapports qui peuvent, qui doivent exister entre l’âme individuelle et cette âme universelle que nous appelons Dieu. Comme je n’appartenais au monde ni de fait ni d’intentions, comme ma nature contemplative se dérobait absolument à ses influences ; comme, en un mot, je ne pouvais et ne voulais agir qu’en vertu d’une loi supérieure à la coutume et à l’opinion, il m’importait fort de chercher en Dieu le mot de l’énigme de ma vie, la notion de mes vrais devoirs, la sanction de mes sentiments les plus intimes. Pour ceux qui ne voient dans la Divinité qu’une loi fatale, aveugle et sourde aux larmes et aux prières de la créature intelligente, ce perpétuel entretien de l’esprit avec un problème insoluble rentre probablement dans ce qu’on a appelé le mysticisme. Mystique ? soit ! Il me fallait trouver, non pas en dehors, mais au-dessus des conceptions passagères de l’humanité, au-dessus de moi-même, un idéal de force, de vérité, un type de perfection immuable à embrasser, à contempler, à consulter et à implorer sans cesse. Longtemps je fus gênée par les habitudes de prière que j’avais contractées, non quant à la lettre, — on a vu que je n’avais jamais pu m’y astreindre, — mais quant à l’esprit. Quand l’idée de Dieu se fut agrandie en même temps que mon âme s’était complétée, quand je crus comprendre ce que j’avais à dire à Dieu, de quoi le remercier, quoi lui demander, je retrouvai mes effusions, mes larmes, mon enthousiasme et ma confiance d’autrefois. Alors, j’enfermai en moi la croyance comme un mystère et, ne voulant pas la discuter, je la laissai discuter et railler aux autres, sans écouter, sans entendre, sans être entamée ni troublée un seul instant… Cette foi sereine fut encore ébranlée plus tard ; mais elle ne le fut que par ma propre fièvre, sans que l’action des autres y fût pour rien. Je n’eus jamais le pédantisme de ma préoccupation ; personne ne s’en douta jamais, et quand, peu d’années après, j’ai écrit Lélia et Spiridion, deux ouvrages qui résument pour moi beaucoup d’agitations morales, mes plus intimes amis se demandaient avec stupeur en quels jours, à quelles heures de j ma vie, j’avais passé par ces âpres chemins, entre les cimes de la foi ! et les abîmes de l’épouvante… [261].

Et un peu plus loin, dans cette même Histoire, en expliquant combien il est difficile pour un écrivain de se peindre, même en beau, et en assurant le lecteur qu’elle ne se peignit jamais dans aucune de ses héroïnes (ce dont il est permis de douter), Mme Sand dit finalement :

Si j’avais voulu montrer le fond sérieux, j’aurais raconté une vie qui jusqu’alors avait plus ressemblé à celle du moine Alexis (dans le roman peu récréatif de Spiridion) qu’à celle d’Indiana, la créole passionnée…[262].

En une dizaine d’autres passages de l’Histoire de ma vie le lecteur trouve des allusions à cette perpétuelle et constante recherche de la vraie religion, durant de longues années, et il est à noter que toute une partie de ces Mémoires (la quatrième, les chapitres de 1 à xv), est intitulée : Du Mysticisme à l’Indépendance, et que c’est dans le sens purement philosophique qu’il faut comprendre ce dernier mot.

Abordons maintenant Spiridion et ses idées directrices, elles résument les croyances de l’auteur à cette époque de sa vie. Or, voici la dédicace de ce roman :


À M. Pierre Leroux.

Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science, agréez l’envoi d’un de mes contes, non comme un travail digne de vous être dédié, mais comme un témoignage d’amitié et de vénération.

George Sand.

Un jeune fervent du nom d’Angel entre dans un couvent de bénédictins. Il croit candidement que tous les habitants du couvent sont remplis du désir de connaître le vrai Dieu, que chacun de leurs pas est guidé par leur amour de Dieu et des hommes, et qu’ils passent leur vie en prières et en labeurs. Il est bientôt désabusé ; à son très grand étonnement, sa ferveur est injustement persécutée. Il se lie d’amitié avec le vieux moine Alexis, qui lui conseille de feindre, au plus vite, une lassitude, de négliger ses pratiques religieuses, de faire semblant d’être léger, brutal, sans amour-propre, stupide et fainéant ; alors on le laissera en repos. Il l’attire à lui et lui donne la possibilité de s’adonner à l’étude, car Alexis remplit dans le monastère les fonctions du bibliothécaire, d’astronome et de savant et mène une existence isolée de celle des autres frères. Toutes les prédictions d’Alexis s’accomplissent, mais Angel découvre bientôt que son ami est atteint de bizarreries : la nuit il parle à un interlocuteur invisible, le jour il lit un livre dont les pages sont blanches. Angel lui-même devient le témoin de choses non moins étranges : tantôt, en plein midi, il entend distinctement les pas d’un homme invisible se promenant dans la salle du Conseil ; tantôt, au contraire, il voit se glisser, sans bruit, le long des cloîtres ou dans l’église, un homme aux cheveux dorés, vêtu comme un grand seigneur ou un savant des temps anciens, qui le regarde en souriant avec bienveillance ; un jour enfin Angel entend, prononcées par on ne sait qui, les paroles mystérieuses : « Victime, victime de l’imposture et de l’ignorance. » Angel, encore en proie aux préjugés catholiques, est tout prêt à condamner le vieux Alexis, il commence à le soupçonner d’être en rapport avec le prince des ténèbres. Repentant, il s’adresse au confesseur du couvent ; celui-ci, agissant toujours selon la politique du couvent, qui tend par tous les moyens à dresser un troupeau de moines brutaux et opprimés, le repousse. Angel, désespéré, rompt définitivement avec ses persécuteurs, méchants et hypocrites. Il livre son âme à son vieux protecteur. Il le supplie de lui expliquer les phénomènes qui l’ont affolé, de lui parler du mystérieux fondateur du monastère, l’abbé Spiridion, et d’éclaircir enfin tous ses doutes, de révéler la vraie religion à son âme torturée par la conduite inconcevable de toute la communauté. Alors le moine Alexis lui raconte sa vie, étroitement liée à celle de l’abbé Spiridion, longue histoire qui forme, au fond, toute la vraie fable du roman. C’est, comme nous l’avons dit, la peinture symbolique de toutes les conceptions religieuses traversées par l’humanité, depuis le monothéisme primitif, exprimé dans le judaïsme, jusqu’à la conception philosophique de la Divinité, comprise seulement par une élite ; c’est aussi le tableau fidèle des doutes, des luttes et du progrès spirituel de l’auteur, depuis le catholicisme de sa jeunesse jusqu’à la foi libre à laquelle elle arriva grâce et à travers les doctrines de Leroux et de Lamennais. Ce sont donc des « variations sur le thème » de Lessing.

L’abbé Spiridion, ou Hébronius[263], passa du judaïsme au christianisme, d’abord dans sa forme première, — le catholicisme ; puis il traversa le protestantisme, pour arriver à une espèce de déisme chrétien, à la conception individuelle et libre des dogmes et de la morale. En mourant il confia son secret à son disciple préféré, Fulgence. Celui-ci, cœur aimant, mais esprit timide, ne fut point capable de poursuivre l’œuvre spirituelle de Spiridion, il ne fit que pieusement garder son secret et le légua fidèlement à son tour à Alexis. Alexis entra jadis au couvent comme Angel, — le cœur ouvert et l’esprit avide de vérité. Il rêvait d’y trouver la paix de l’âme et une doctrine inébranlable. Il n’y trouva que des doutes, des aspirations vers la lumière, des désillusions. Du croyant orthodoxe, du novice timoré, étouffé par les tenailles du dogme et du culte, du moine soumis, ne raisonnant point, acceptant tout, n’osant point vérifier ses croyances par la réflexion, désespéré de les voir s’ébranler, se dégage d’abord un homme qui veut plier toute son existence à des croyances raisonnables, mais qui ne peut encore, comme les autres protestants, se défaire de certains dogmes arriérés (la croyance au pouvoir du diable et aux tortures de l’enfer). Puis, progressivement, son esprit se libère de ces entraves, il conçoit le fond essentiel de la religion, — en dehors de telle ou telle doctrine, — et il arrive enfin à la conclusion qu’aucune des religions existantes ou ayant existé ne possède la vérité, mais que chacune en possède une partie, que toutes mènent l’humanité à la connaissance progressive de cette vérité et de nos vrais rapports avec Dieu, la nature et nos semblables. Les hommes empêchèrent eux-mêmes la vérité de se révéler avec toujours plus de clarté et de force. Ils ont craint, poursuivi, persécuté de tout temps ceux qui la cherchent, ils les jettent en prison, et les tuent. Mais la vraie religion triomphera peu à peu. La vraie doctrine du christianisme, obscurcie par toutes sortes de dogmes, de pratiques et de fausses interprétations, demeure la même ; elle a pour base l’amour actif du prochain, l’égalité, la fraternité de tous les hommes, la liberté, — morale et matérielle.

Le moine Alexis a vainement tenté toute sa vie de concilier la contradiction entre ses propres croyances et les dogmes religieux précis ; il a ardemment cherché la doctrine générale qui résoudra ses doutes philosophiques et religieux, mais il n’osa dévoiler à personne le secret confié par Spiridion. Il se console à sa dernière heure en pensant que son jeune ami, Angel, continuera l’œuvre de sa vie, la recherche de la vérité. Son bonheur est comblé lorsqu’il trouve la solution de tous ses doutes dans les trois manuscrits qu’Angel découvre dans le tombeau de Spiridion : 1° l’Évangile de Saint Jean écrit de la propre main de son célèbre adepte du treizième siècle, Joachim de Flore, et minutieusement enluminé aux endroits les plus importants ; 2° une rarissime copie de la Préface de l’Évangile éternel, brûlée comme une œuvre hérétique et dont l’auteur fut le disciple de Joachim, Jean de Parme, qui prêchait l’échéance des temps de l’Ancien et du Nouveau Testament et l’avènement de la troisième époque, — celle du Saint-Esprit ; 3° un manuscrit de Spiridion lui-même, qui est le commentaire des deux précédents, l’exposition de sa propre doctrine sur le progrès continu des croyances humaines, une exhortation prophétique et pacifiante adressée aux continuateurs de ses recherches de supporter leurs connaissances incomplètes, leurs doutes torturants, et de marcher en avant, sans trêve ni repos. « Car, dit-il, nous tous, nous servons la Providence dans ses fins, chaque recherche sincère de la vérité est fertile pour l’humanité, elle la fait avancer, et pas un grain de vérité acquis ne se perdra, mais renaîtra tôt ou tard, il croîtra et se multipliera. Le progrès toutefois ne se produit que lentement. »

L’auteur de Spiridion croyait alors que non seulement le progrès s’obtient lentement, mais que chaque pas fait en avant s’achète chèrement, parfois au prix d’horribles cataclysmes sociaux, des jours du zèle et de la fureur. Il pensait que ceux qui ont laissé dans l’histoire les plus horribles souvenirs, les Jean Ziska, les Procope et les Robespierre deviennent les protagonistes des idées les plus pures. Mais, en 1838, l’adepte de Pierre Leroux et de sa doctrine du progrès n’avait pas idée des horreurs auxquelles elle assista dix ans plus tard, qui la refroidirent souverainement sur le chapitre de ces remèdes allopathiques du progrès. En 1838, disons-nous, cette idée ne l’effarouchait point, elle croyait naïvement que c’était là la marche nécessaire de l’histoire, que l’idée chrétienne elle-même ne peut triompher sans victimes expiatoires. C’est pour cela qu’au moment même où le moine Alexis lit joyeusement à son jeune ami les lignes de l’Évangile de saint Jean, magnifiquement enluminées d’azur, d’or et de pourpre, les premiers pelotons des troupes républicaines françaises, marchant pour défendre la liberté, l’égalité et la fraternité, apparaissent soudainement à proximité du couvent. À ces champions de la liberté les serviteurs du Christ semblent les représentants des forfaits, de la stagnation et de l’imposture sur la terre. Envahissant l’église, ils la dévastent et la pillent ; ils commettent le sacrilège de jeter par terre et de fouler aux pieds la statue du Crucifié, et ils tuent le vieil Alexis. Celui-ci tombe à côté de la statue renversée du Dieu d’amour, mais il meurt sans perdre ni sa foi ni son espérance en un avenir meilleur pour l’humanité, ; il pressent même que ses propres assassins, ces profanateurs du sanctuaire, deviendront les représentants, les défenseurs de ses plus chères croyances.

Ceci est l’œuvre de la Providence, et la mission de nos bourreaux est sacrée, bien qu’ils ne le comprennent pas encore ! Cependant ils Font dit, tu l’as entendu : c’est au nom du sans-culotte Jésus qu’ils profanent le sanctuaire de l’église. Ceci est le commencement du règne de l’Évangile éternel, prophétisé par nos pères.

« Puis il tomba la face contre terre, et un autre soldat lui ayant porté un coup sur la tête, la pierre du Hic est fut inondée de son sang :

« Ô Spiridion ! dit-il d’une voix mourante, ta tombe est purifiée ! Ô ! Angel ! fais que cette trace de sang soit fécondée. Dieu ! je t’aime, fais que les hommes te connaissent !… »

« Et il expira. Alors une figure rayonnante apparut auprès de lui, je tombai évanoui… »

C’est ainsi qu’Angel termine son récit — et ces mots sont les derniers du roman.

Notons aussi que dans l’un de ses chapitres survient d’une manière tout épisodique un « jeune corsicain » qui aborde dans File tout fortuitement, en se dirigeant vers la France, et que ce jeune homme apparaît aux yeux du père Alexis comme la personnification symbolique et providentielle de la force et de la volonté, indispensables dans la marche de l’histoire. L’auteur qui, dans le dernier chapitre, considère des soldats maraudeurs comme des agents de la Providence, trace en quelques traits magistraux, entraîné sûrement par les souvenirs inoubliables, de son enfance, et sans nommer nulle part le personnage, le portrait matériel et moral du grand empereur.

Notons encore que dans la première version du roman, parue j dans la Revue des Deux Mondes de 1839, Angel ne trouve point trois manuscrits, mais bien un seul, — le manuscrit de Spiridion, — c’est ainsi imprimé en grandes lettres dans le texte, et ce morceau produit par son contenu, son intégrité spontanée et ! son enthousiasme pathétique une impression infiniment plus grande que les pages tant soit peu froides et trahissant par trop leur « Leroux » de la version ultérieure, qui se publie depuis 1842 dans toutes les éditions du roman[264].

Spiridion parut dans les livraisons des. 15 octobre, 1er  et 15 novembre de 1838 de la Revue des Deux Mondes et dans les deux numéros de janvier 1839. Le directeur de la revue, Buloz, était déjà assez vexé qu’à rencontre de tous ses usages de régularité, la fin de cette œuvre parût avec un si grand retard. Mais il fut encore plus mécontent du roman même. Le mysticisme de la fable l’effrayait ; la rectitude trop prononcée des opinions religieuses le choquait. Mme Sand ne fut toutefois point intimidée par cette pusillanimité de son directeur et quoiqu’elle lui promît de faire immédiatement suivre ce roman d’un autre qui serait « dans son goût » et point mystique, elle lui fournit néanmoins d’abord son article sur Mickiewicz, — passablement mystique aussi, — et puis elle le pressa de publier les Sept cordes de la lyre. Elle écrivit à ce propos à Mme Marliani :

Dites à Buloz de se consoler. Je lui fais une espèce de roman dans son goût ; il le recevra en même temps que le Mickiewicz et pourra l’imprimer auparavant. Mais il faudra qu’il paye l’un et l’autre comptant, et qu’avant tout il fasse paraître la Lyre, Au reste, ne vous effrayez pas du roman au goût de Buloz, j’y mettrai plus de philosophie qu’il n’en pourra comprendre. Il n’y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond[265].

Buloz fut réellement un peu consolé par les fragments de la nouvelle Lélia[266], par l’Uscoque, l’Orco et Gabriel et surtout par Pauline, publiée dans les derniers mois de 1839 et les premiers de 1840. Néanmoins, il y eut dès lors un froid entre l’auteur et le directeur. La romancière souffrait de la dépendance où elle se trouvait, par son contrat, à l’égard de son éditeur inflexible, et le directeur commençait à voir en elle un collaborateur dangereux, enclin aux idées subversives et incommode pour sa revue si hautement modérée. Nous lisons donc d’une part, dans le Journal de Piffoël, une page qui nous peint de façon comique cette dépendance matérielle. D’autre part, dans ses lettres à Mme Marliani, George Sand déclare ouvertement ne pas craindre le courroux de Buloz, elle considère comme un devoir d’exprimer dans ses œuvres ses opinions actuelles, opinions que Leroux lui avait inculquées, mais elle présume que Buloz, craignant de perdre un collaborateur de sa taille, lui passera ses audaces nouvelles.

Voici donc une page du Journal de Piffoël, écrite à la date de juin 1839 :

— Mais, s’il vous plaît, pourquoi n’avez-vous pas continué votre journal ?

(Je suppose que c’est M. Trois Étoiles, ou Mme Une Telle, ou Mlles X…, Y… ou Z… qui m’adressent cette question.)

Réponse :

Mon cher, madame ou ma belle, pour bien des raisons : mais, pour ne vous dire que la plus importante, c’est que j’avais égaré mon cahier.

— Comment ! Un cahier si rare, si précieux, si important ?

— Sans doute, un cahier aussi bien relié que bien rédigé, un cahier dont le contenu est aussi précieux que le contenant, l’esprit aussi remarquable que la couverture.

— Vous plaisantez ! C’est un petit chef-d’œuvre.

— À qui le dites-vous !

— Que ne l’eussé-je trouvé ! Je ne vous l’aurais pas rendu !

— Que diable en auriez-vous fait ?

— Des autographes pour mon album et celui de mes amis (ou amies).

— Qu’est-ce que c’est que ça, des autographes ?

— Ce sont des fragments d’écriture manuscrite de différents auteurs, artistes, gens de lettres, hommes politiques, philosophes ou assassins marquants.

— Très bien. J’en ai aussi, mais à quoi cela vous sert-il ?

— Cela sert à montrer qu’on en a.

— Ah ! très bien, très bien !

— Mais vous, à quoi cela vous sert-il ?

— Cela me sert à juger le caractère des personnes d’après leur écriture.

— Et vous y réussissez ?

— D’autant mieux que je sais d’avance ce que l’écriture me confirme.

— Vous plaisantez ?

— Jamais !

— Que diriez-vous de la vôtre propre ?

— Qu’elle n’est pas propre.

— C’est un mauvais calembour. Voyons, sérieusement ?

— Je dirais sérieusement : « Voilà une écriture fatiguée. »

— Par conséquent ?…

— Par conséquent, c’est celle d’une personne fatiguée.

— Voilà tout ?

— N’est-ce pas beaucoup ?

— Mais fatiguée de quoi ?

— Ne peut-on être fatigué de beaucoup de choses : fatigué de se lever tous les matins et de se coucher tous les soirs ? d’avoir chaud tout l’été et froid tout l’hiver ? de recevoir toujours des questions et jamais aucune qui vaille la peine qu’on y réponde ?…

Solange. — Tiens, vois donc, ma mignonne, qu’est-ce que c’est que ce livre-là ? Je l’ai trouvé dans les épluchures, au grenier.

— Ah ! mon Dieu ! mes pensées d’il y a deux ans, aux épluchures !

Solange. — Ah ! ben, mignonne. Donne-moi-le pour faire des bonshommes.

— Des bonshommes ! malheureuse enfant ! des bonshommes avec mes pensées de l’année 1837 !

Solange. — Ah ! c’est donc fait comme ça des pensées ?

Quelqu’un, d’un ton judicieux. — Ni plus, ni moins !

Solange. — Ah ! ben, mignonne, donne-moi-le, pour écrire mes pensées. J’ai des pensées, moi, je vais les écrire.

— Ce n’est pas vrai, tu n’en as pas.

Solange. — Si fait.

— Dis-en donc une.

Solange. — Je t’aime.

— Et puis encore ?

Solange. — J’aime pas l’histoire grecque.

— Et encore ?

Solange. — J’ai faim.

— Encore.

Solange. — Veux-tu que j’aille jouer au jardin ?

— Va ! Voilà assez de pensées pour un jour.

Piffoel, seul. (Il est dans sa chambre dans la même robe de chambre que l’année 1837, couché sur le même sopha, vis-à-vis la même table, et sa plume continue à n’être pas taillée.)

Monologue. — Puisque mon cahier est retrouvé, je vais reprendre mon journal. À la vue de ce journal, il me vient un tas de pensées. (Le spectre de Buloz se dessine dans un rayon de soleil qui fenêtre par la jalousie. Piffoël est en proie à la plus affreuse agitation.)

Piffoel. — Dieu ! quelle horrible vision. Retire-toi, fantôme épouvantable !

Le Spectre. — Quatre mille…

Piffoel. — Ah ! je connais ton motif ! toujours la même sentence ! Voix du sépulcre, retourne au royaume du silence. Ne peux-tu me laisser respirer un instant ?…

Le Spectre. — Quatre mille cinq…

Piffoel. — N’achève pas ! Je sais le reste ! Tu veux donc boire jusqu’à la dernière goutte de mon encre, insatiable lamie ?

Le Spectre. — Quatre mille cinq cents…

Piffoel. — Quatre mille cinq cents malédictions ! Quatre mille cinq cents paires de soufflets…

Le Spectre. — Quatre mille cinq cents francs…

Piffoel. — Plutôt quatre mille cinq cents messes pour le repos de ton âme !… Mais as-tu une âme ? Qu’est-ce que l’âme d’un éditeur ?…


Or, voici ce que Mme Sand écrivait à Mme Marliani, à propos de ce même « éditeur » quelques mois auparavant, — le 17 mars 1839 de Marseille, — et fort sérieusement, cette fois.

(Cette fin de lettre est changée et tronquée dans la Correspondance imprimée) :

Puisque Buloz vous remet l’argent de Simon, envoyez-le-moi, car celui que Chopin attend de son éditeur souffre quelque retard et je touche avec mon hôtesse au quart d’heure de Rabelais… Vous aurez dans peu de jours mon article sur Mickiewicz, qui sera, je crois, plus long que je ne l’annonçais. Quant aux Cordes de la lyre, tenez ferme, chère amie, pour qu’elles soient insérées dans la revue. La forme convient aussi bien que toute autre chose à la revue, mais ne voyez-vous pas que notre Buloz hésite et recule parce qu’il y a cinq ou six phrases assez hardies et que le cher homme craint de se brouiller avec son cher gouvernement…

… Je sais aussi bien que lui ce qui serait hors de place dans la revue, à preuve que je me suis résignée à perdre moitié sur Lélia plutôt que de faire fragmenter cette longue tartine. Il faut vous dire aussi que tout ce qui est un peu profond dans l’intention effarouche et le Bonnaire et le Buloz, parce que leurs abonnés aiment mieux les petits romans comme André et compagnie, qui vont également aux belles dames et à leurs femmes de chambre. Ces messieurs espèrent que je vais bientôt leur donner quelque nouvelle à la Balzac. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, me condamner à travailler dans ce genre éternellement, j’espère que j’en suis sortie pour toujours. Ne le dites pas à notre butor, mais à moins qu’il ne me vienne un sujet où ces petites formes communes puissent envelopper une grande idée, je n’en ferai plus, j’en ai trop fait. D’ailleurs, je crois qu’on en a assez fait et que ce genre s’épuise. Il tombe dans le commun le plus commun. Laissez gémir Buloz, qui pleure à chaudes larmes quand je fais ce qu’il appelle du mysticisme et poussez à l’insertion. Il faut bien que les lecteurs de la revue se fassent un peu moins bêtes, puisque moi je me fais moins bête de mon côté…

Le 4 juillet Mme Sand avait écrit encore à la même :

Je vous écris souvent à propos de bottes. Cette fois, pourtant, je crois devoir me hâter pour votre petite quête. J’ai recueilli cent francs, que je vous prie de prendre sur mes fonds et de remettre à M. Lamennais. Je recueillerai encore quelque chose, j’espère, mais en tout, ce sera peu de chose, car je n’ai pu faire contribuer que mes amis intimes, et comme ils sont fort honnêtes gens, il leur arrive ce qui n’est que trop fréquent en pareille occasion, ils sont pauvres[267].

Et ces lignes expliquent la fin d’une autre lettre inédite (celle du 15 août 1839, toujours à la même) dans laquelle la romancière prie son amie de prendre sur ses fonds qui étaient à la garde de Mme Marliani, et de verser pour elle une certaine somme dans une collecte quelconque, — il est à croire que c’est encore au profit de Lamennais, — Mme Sand y dit qu’elle-même avait déjà depuis peu envoyé plus de 2 500 francs de la Châtre « pour la bonne cause », ce qui fait qu’il lui est quasiment impossible de donner encore, et elle ajoute :

Nous étions tous très gueux, nous le sommes plus que jamais, vous savez dans quel état sont mes finances. Buloz est furieux contre ma métaphysique et se rebelle fièrement. Il s’en repentira et reviendra l’oreille basse me demander pardon. Mais, en attendant, je suis sans argent, je serais sans pain, si je n’avais du crédit à Nouant… Donnez à l’abbé, en plus de mes quarante francs, dix francs pour Chopin et cinq francs pour Rollinat. Total cinquante-cinq francs, en attendant mieux…

Le 24 août de cette même année Mme Sand écrit encore :

S’il me reste encore cent francs chez vous, veuillez les remettre à M. de Lamennais pour notre petite affaire…

Mme Sand continuait donc, en 1839, à prendre une vive part à tout ce qui concernait l’abbé. Lamennais avait aussi de l’amitié pour elle, mais nous avons déjà dit qu’il y avait en lui un grand fonds de méfiance et de mépris tout clérical pour les femmes, qu’il faisait parfois percer autant dans ses lettres (par exemple, celles à M. de Vitrolles) que dans ses causeries. Or, Leroux commit la mauvaise action de profiter de ces causeries pour éveiller la méfiance de George Sand envers l’abbé. Voici un passage d’une lettre de Leroux, qui peut répandre une certaine lumière sur la réponse assez énigmatique de George Sand écrite à l’abbé, alors à Sainte-Pélagie (publiée dans la Correspondance à la date de « février 1841 », mais qui, à notre avis, doit avoir été écrite en l’automne de cette année). Quoique la lettre de l’abbé semble avoir été écrite à propos de sa sortie véhémente contre les femmes, dans l’un de ses articles, la vraie raison qui poussa l’abbé à écrire à Mme Sand fut sans doute la crainte que d’aimables bavards et rapporteurs ne « transmettent » certaines de ses causeries et de ses mots, de manière à fâcher Mme Sand et à lui faire retirer son amitié.

Nous donnerons plus loin la première moitié de cette lettre de Leroux, qui a trait à toutes sortes d’affaires littéraires et. pécuniaires, citons d’abord la seconde :

… J’ai aujourd’hui le cœur un peu plus ulcéré que d’habitude. Dois-je vous dire pourquoi ? Oui, il faut que je vous le dise ; car il faut bien que vous sachiez comme moi où sont vos amis, où sont vos ennemis. J’ai été hier à Sainte-Pélagie. J’avais envoyé la veille mon petit livre à M. de Lamennais. Vous savez qu’il m’a refusé itérativement une permission pour le voir. Je ne l’ai donc pas vu, mais j’ai su ce qu’il disait, et du petit livre, et de moi, et de vous, et de nos amis. Il dit que le petit livre (c’est par là qu’il faut commencer, puisque c’a été l’occasion) est profondément immoral, que c’est du Rétif la Bretonne, qu’au surplus, c’est dans Rétif que j’ai trouvé ce que j’ai écrit ; il paraît confus et désolé des rapports qu’il a pu avoir avec moi. Quant à vous, il dit qu’il vous connaît à peine, qu’il a été une seule fois chez vous ; qu’à une certaine époque, comme vous étiez fort triste et agitée, vous lui écrites que vous désiriez vous retirer dans quelque village auprès de la Chesnaye, et qu’il vous a offert sa maison, mais que bien heureusement vous ne vîntes pas. Il dit qu’à l’exception de sa visite chez vous, il vous a vue chez Mme Marliani. Mais c’est notre amie Charlotte qu’il drape par-dessus tout. Il reconnaît qu’elle s’est empressée à faire toutes les œuvres de charité qu’il lui a indiquées ; mais c’est, dit-il, qu’elle a besoin de mouvement. Sa maison est une maison de corruption. Il s’est aperçu, à la fin, qu’on l’exploitait dans ce monde-là, et il s’en est retiré. Il ajoute ensuite une multitude de choses à propos de Mme d’Agoult. Puis il revient de fulminer contre les docteurs de corruption…

Chère amie, j’ai pensé beaucoup cette nuit à l’aveuglement de ce grand enfant qu’on appelle Lamennais. Le voilà donc encore qui subit une métamorphose ! Que va-t-il devenir ? Il y a longtemps que j’ai dit : C’est le dernier prêtre chrétien. Je suis maintenant prêt à ajouter : et ce n’est rien autre chose.

Je ne vous aurais pas écrit ces détails, si je ne savais pas votre force. C’est Thoré et les autres prisonniers politiques qui voient M. de Lamennais, qui me les ont racontés. Ils Font fait dans la confiance que M. de Lamennais ignorait leurs indiscrétions relativement à ses épanchements. Laissons-le donc ignorer que nous savons ce qu’il pense. Au surplus, vous le connaissez, c’est à tout le monde, sauf certaines réticences, qu’il va sans doute manifester ses hostilités. Ainsi hier, un républicain, Landolphe (dont, par parenthèse, Mme Marliani a soigné la mère et la sœur, sur la recommandation de M. de Lamennais), étant allé le voir, il a commencé à le chapitrer sur mon livre, avec une sorte de colère et tout plein d’ironie. Mais sachons cela et soyons généreux !

Élevons-nous, élevons-nous ! Au milieu de tous les chagrins de tout genre qui m’arrivent, voilà ce que je me répète et me dis à moi-même, heureux de savoir qu’il y a vous aussi à qui je puis le dire.

Votre ami,
P. Leroux.

Le lecteur voit que malgré tous les efforts de Leroux d’atténuer et de passer l’éponge sur l’indiscrétion qu’il commettait, il est obligé de présenter, assez sophistiquement, tout cet incident comme un nouveau prétexte à s’élever. Il eût été certes plus élevé de ne point s’abaisser à ces potins. Heureusement que cet épisode, assez peu joli, n’eut aucune action sur l’amitié et la vénération de Mme Sand pour son vieil ami ; nous savons qu’en 1843 elle rompit encore des lances pour lui à propos de ses Amschaspands et Darvands, en le défendant contre les attaques de Lerminier dans la Revue des Deux Mondes[268]. C’est probablement à cet article de Mme Sand que se rapporte la lettre inédite suivante de Leroux (qui peut’ toutefois se rapporter aussi à l’article de 1838 contre Lerminier).


Madame George Sand. Paris.
(Sans date.)
Chère amie,

J’ai lu et envoyé à l’imprimerie vos pages. Je ne les ai pas jetées au feu. Pourquoi m’écrivez-vous de pareilles choses ? Est-ce que vos soins pieux pour Spiridion ne me sont pas sacrés ? En effet, je suis un peu trop du camp des philosophes, et il y a en moi un vieux levain contre les contradictions et irrésolutions de l’abbé. Croyez, toutefois, que je lui pardonne les injures. Je corrigerai les épreuves et soignera ainsi la boîte où sera présenté votre baume consolateur. Adieu et à bientôt.

Votre ami,
P. Leroux.

Plus tard, lorsque après la mort de Lamennais parut l’absurde biographie d’Eugène de Mirecourt, George Sand se fit encore une fois le champion de l’abbé en publiant dans le Mousquetaire une lettre pour défendre sa mémoire, réfutant en même temps diverses racontars de Mirecourt sur le compte de Lamennais et de Musset. Nous y avons déjà fait allusion (dans nos volumes Ier, p. 28, et II, p. 276).

Nous voyons par tout ce qui précède que la période du plus grand enthousiasme de George Sand pour les doctrines prêchées par Lamennais correspond en même temps à l’époque de sa plus grande ferveur pour les œuvres de Leroux, surtout depuis le séjour à Valdemosa. Revenue de Majorque, elle continue à les étudier avec zèle, pénétrant de plus en plus ses idées, les exposant souvent dans ses lettres et les formulant d’année en année plus nettement. Au mois de juin 1839 elle écrit à Mme Marliani :

Que me dites-vous donc, chère amie, d’efforts à tenter et d’étendard à lever ? Mon Dieu, j’ai la conviction que ni les hommes ni les femmes n’ont la maturité convenable pour proclamer une loi nouvelle. La seule expression complète du progrès de notre siècle est dans l’Encyclopédie, n’en doutez pas. M. de Lamennais est un vaillant champion qui combat en attendant, pour ouvrir la route, par de grands sentiments et de généreuses idées, à ce corps d’idées qui ne peut pas encore se répandre, vu qu’il n’est pas encore complètement formulé. Avant que les disciples se mettent à prêcher, il faut que les maîtres aient achevé d’enseigner. Autrement, ces efforts disséminés et indisciplinés ne feraient que retarder le bon effet de la doctrine. Moi, je ne puis aller plus vite que ceux de qui j’attends la lumière. Ma conscience ne peut même embrasser leur croyance qu’avec une certaine lenteur ; car, je l’avoue à ma honte, je n’ai guère été jusqu’ici qu’un artiste et je suis encore à bien des égards et malgré moi un grand enfant… [269].

Deux ans plus tard, dans une longue lettre à Duvernet[270], George Sand revient sur ce sujet avec plus de force encore Elle dit à son ami, au commencement de sa lettre, que tout son temps est pris par le travail et la correction des épreuves, de sorte qu’il ne lui en reste presque point pour autre chose, pas même assez pour réfléchir à ce qu’elle va écrire dans le prochain numéro de la Revue.

Heureusement, s’écrie-t-elle, que je n’ai plus à chercher mes idées : elles sont éclaircies dans mon cerveau ; je n’ai plus à combattre mes doutes : ils se sont dissipés comme de vains nuages devant la lumière de la conviction ; je n’ai plus à interroger mes sentiments : ils parlent chaudement au fond de mes entrailles et imposent silence à toute hésitation, à tout amour-propre littéraire, à toute crainte du ridicule. Voilà à quoi m’a servi à moi l’étude de la philosophie, et d’une certaine philosophie, la seule claire pour moi, parce qu’elle est la seule qui soit aussi complète que l’est l’âme humaine aux temps où nous sommes arrivés. Je ne dis pas que ce soit le dernier mot de l’humanité ; mais, quant à présent, c’en est l’expression la plus avancée. Tu demandes pourtant à quoi sert la philosophie et tu traites de subtilités inutiles et dangereuses la connaissance de la vérité cherchée, depuis que l’humanité existe, par tous les hommes, et arrachée brin à brin, filon par filon, du fond de la mine obscure, par les hommes les plus intelligents, les meilleurs dans tous les siècles. Tu traites un peu cavalièrement l’œuvre de Moïse, de Jésus-Christ, de Platon, d’Aristote, de Zoroastre, de Pythagore, de Bossuet, de Montesquieu, de Luther, de Voltaire, de Pascal, de Jean-Jacques Rousseau, etc., etc. Tu sabres à travers tout cela, peu habitué que tu es aux formules philosophiques. Tu trouves dans ton bon cœur et dans ton âme généreuse des fibres qui répondent à toutes ces formules et tu t’étonnes beaucoup qu’il faille prendre la peine de lire, dans un langage assez profond, la doctrine qui légitime, explique, consacre, sanctifie et résume tout ce que tu as en toi de bonté et de vérité acquise et naturelle. L’œuvre de la philosophie n’a pourtant jamais été et ne sera jamais autre chose que le résumé le plus pur et le plus élevé de ce qu’il y a de bonté, de vérité et de force répandu dans les hommes à l’époque où chaque philosophe l’examine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

S’il y a partout, comme tu le remarques fort bien, l’instinct du vrai et du juste, nulle part cet instinct n’est arrivé à l’état de connaissance et de certitude. Et comment cela serait-il possible quand l’histoire offre un chaos où tous les hommes, jusqu’ici, se sont perdus avant d’y trouver la notion profondément politique, philosophique et religieuse du progrès indéfini ?

…Tout ceci est pour te dire que tu me fais écrire là une lettre bien inutile pour ton instruction, puisqu’en lisant plus attentivement et plutôt deux fois qu’une les excellents et admirables articles de Leroux dans notre Revue, tu aurais trouvé la réponse même aux pourquoi que tu m’adresses…

C’est dans les toutes dernières lignes de cette lettre que se trouve aussi le passage que nous avons cité dans le premier chapitre du présent volume :

J’ai la certitude qu’un jour on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C’est le mot de M. de Lamartine.

Le 28 août 1842, dans sa réponse à Mlle Leroyer de Chantepie qui la suppliait de lui indiquer comment concilier la vie de femme avec les hautes exigences de son individualité morale, sans avoir trop à en pâtir, Mme Sand dit d’abord, après avoir affirmé son incapacité à lui donner un conseil pratique et bien établi, que « les détails de l’existence ne se présentent à elle que comme des romans plus ou moins malheureux et dont la conclusion ne se rapporte qu’à une maxime générale : « changez la société de fond en comble », elle ajoute que c’est pour cela que « les rapports présents de l’homme et de la femme » lui semblent « établis d’une manière injuste et absurde » et que toutes les amours, légitimes ou non, doivent être malheureuses.

Puis elle continue :

Mais si vous me demandez dans quelles conditions autres je place le bonheur de la femme, je vous répondrai que, ne pouvant refaire la société et sachant bien qu’elle durera plus que notre courte apparition actuelle en ce monde, je la place dans un avenir auquel je crois fermement et où nous reviendrons à la vie humaine dans des conditions meilleures, au sein d’une société plus avancée, où nos intentions seront mieux comprises et notre dignité mieux établie. Je crois à la vie éternelle, à l’humanité éternelle, au progrès éternel et, comme j’ai embrassé à cet égard les croyances de M. Pierre Leroux, je vous renvoie à ses démonstrations philosophiques. J’ignore si elles vous satisferont, mais je ne puis vous en donner de meilleures : quant à moi, elles ont entièrement résolu mes doutes et fondé ma foi religieuse…

Six mois plus tard, le 26 février 1843, George Sand écrit à Charles Poncy dans le même sens :

Dites-moi, mon cher enfant, si vous connaissez tous les écrits philosophiques de Pierre Leroux. Sinon, dites-moi si vous vous sentez la force d’attention pour les lire. Vous êtes jeune et poète. Je les ai lus et compris sans fatigue, moi, qui suis femme et romancier. C’est dire que je n’ai pas une bien forte tête pour ces matières. Pourtant, comme c’est la seule philosophie qui soit claire comme le jour et qui parle au cœur comme l’Évangile, je m’y suis plongée et je m’y suis transformée ; j’y ai trouvé le calme, la force, la foi, l’espérance et l’amour patient et persévérant de l’humanité : trésors de mon enfance, que j’avais rêvés dans le catholicisme, mais qui avaient été détruits par l’examen du catholicisme, par l’insuffisance d’un culte vieilli, par le doute et le chagrin qui dévorent, dans notre temps, ceux que l’égoïsme et le bien-être n’ont pas abrutis ou faussés. Il vous faudrait peut-être un an, peut-être deux, pour vous pénétrer de cette philosophie qui n’est pas bizarre et algébrique comme les travaux de Fourier, et qui adopte et reconnaît tout ce qui est vrai, bon et beau dans toutes les morales et sciences du passé et du présent. Ces travaux de Leroux ne sont pas volumineux ; quand on les a lus, on a besoin de les porter en soi, d’interroger son propre cœur sur l’adhésion qu’il y donne ; enfin c’est toute une religion, à la fois ancienne et nouvelle, dont on a besoin de se pénétrer et qu’il faut couver avec tendresse. Bien peu de cœurs s’y sont rendus complètement ; il faut être foncièrement bon et sincère pour que la vérité ne vous offense pas.

Enfin, en 1844, George Sand s’exprime d’une manière absolument catégorique dans sa lettre à M. Guillon, qui se présentait alors comme directeur présomptif de l’Éclaireur de l’Indre, journal que devaient fonder Mme Sand et ses amis. Voulant expliquer à M. Guillon ses opinions et ses croyances, avant de l’associer à cette œuvre, Mme Sand semble avoir prié Leroux de lui exposer personnellement sa doctrine.

M’en voulez-vous, mon cher monsieur Guillon, de vous avoir montré la crinière d’un vieux lion ? C’est qu’il faut bien que je vous le dise, George Sand n’est qu’un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses œuvres pour écrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume diligente et au cœur impressionnable, qui cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître. Otez-vous donc de l’esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu’un croyant docile et pénétré…

En réfutant en passant les potins sur son prétendu amour romantique pour Leroux, elle ajoute :

Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c’est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie et non l’engouement équivoque d’une petite dame pour son médecin ou son confesseur. Il y a donc encore de la religion et de la foi en ce monde. Je le sens en mon cœur, comme vous le sentez dans le vôtre…

Puis elle dit enfin :

J’ai voulu que vous vissiez ma loi vivante — et je l’avais prié d’être bien net avec vous, parce qu’une heure de cette parole claire et pleine vous montre mieux mon être que ce que je ne saurais dire moi-même.

Très remarquable aussi, une autre lettre de cette même année 1844 adressée à un ecclésiastique, le père X…, qui est comme la profession du credo de Leroux et de Lamennais. On dirait un épilogue de Spiridion :

Nohant, 13 novembre 1844.
Monsieur le desservant,

Malgré tout ce que votre circulaire a d’éloquent et d’habile, malgré tout ce que la lettre dont vous m’honorez a de flatteur dans l’expression, je vous répondrai franchement, ainsi qu’on peut répondre à un homme d’esprit. Je ne refuserais pas de m’associer à une œuvre de charité, me fût-elle indiquée par le ministère ecclésiastique. Je puis avoir beaucoup d’estime et d’affection personnelle pour des membres du clergé, et je ne fais point de guerre systématique au corps dont vous faites partie. Mais tout ce qui tendra à la réédification du culte catholique trouvera en moi un adversaire, fort paisible à la vérité à cause du peu de vigueur de mon caractère et du peu de poids de mon opinion), mais inébranlable dans sa conduite personnelle. Depuis que l’esprit de liberté a été étouffé dans l’Église, depuis qu’il n’y a plus, dans la doctrine catholique, ni discussions, ni conciles, ni progrès, ni lumières, je regarde la doctrine catholique comme une lettre morte, qui s’est placée comme un frein politique au-dessous des trônes et au-dessus des peuples. C’est à mes yeux un voile mensongeur, sur la parole du Christ, une fausse interprétation des sublimes Évangiles, et un obstacle insurmontable à la sainte égalité que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la terre comme au ciel. Je n’en dirai pas davantage ; je n’ai pas l’orgueil de vouloir engager une controverse avec vous, et, par cela même, je crains peu d’embarrasser et de troubler votre foi. Je vous dois compte du motif de mon refus et je désire que vous ne l’imputiez à aucun autre sentiment que ma conviction. Le jour où vous prêcherez purement et simplement l’Évangile de saint Jean et la doctrine de saint Jean Chrysostome, sans faux commentaires et sans concession aux puissances de ce monde, j’irai à vos sermons, monsieur le curé, et je mettrai mon offrande dans le tronc de votre église, mais je ne le désire pas pour vous : ce jour-là, vous serez interdit par votre évêque et les portes de votre temple seront, fermées.

Agréez, monsieur le curé, toutes mes excuses pour ma franchise que vous avez provoquée, et l’expression particulière de ma haute considération.

George Sand.

Il est très curieux de confronter cette lettre avec le passage d’une lettre de Leroux à Mme Sand, datée du 26 mai 1842, dans laquelle il lui mande avec une ironique indignation que « le philosophe Jean Reynaud » qui assistait avec Mme Marliani à la célébration catholique du mariage de Fabas, — collaborateur de Reynaud à l’Encyclopédie, — avait trouvé « étrange » de ne pas le voir, lui Leroux, à cette cérémonie… Au dire de Leroux cet étonnement n’était point digne d’un philosophe et présentait une concession honteuse de Reynaud ; finalement Leroux prédisait « que tous finiront par aller à confesse » et qu’il ne voyait de solide que George Sand dans tout ce monde qui jouit des trésors de l’intelligence refusés au peuple, — « vous et quelques rêveurs comme moi, mais dont le nombre diminue tous les jours… ». On voit par la lettre de Mme Sand au père X… qu’elle se montrait en effet plus conséquente avec ses idées que Jean Reynaud.

Elle ne se borna pas à se déclarer adepte de Leroux, elle mit tout en œuvre pour prêcher sa doctrine et lui recruter des prosélytes. Nous avons vu qu’étant à Majorque, elle avait entrepris d’endoctriner Maurice et Chopin. Durant son séjour à Marseille, elle semble avoir effectué la conversion du docteur Cauvière qui traitait Chopin. Elle écrit à ce propos à Mme Marliani :

Le docteur Cauvière lit l’Encyclopédie et se passionne pour Leroux et Reynaud avec une ardeur libérale et philosophique qui le rajeunit de quarante ans. Il va dans toute la ville prônant cette doctrine et il me remercie de l’avoir initié. Il rêve de venir à Paris rien que pour voir Leroux qu’il se reproche de n’avoir pas connu plus tôt…

Peu après, le docteur Cauvière devint lui-même un adepte fervent et actif de Leroux ; Leroux lui expédiait soit directement, soit par l’intermédiaire de Mme Sand, des dizaines d’exemplaires de ses brochures ou de ses « petits livres », afin qu’il les propageât, et il le priait même souvent de le payer d’avance. Il semble que Mme Sand ait aussi emprunté pour Leroux une forte somme au docteur Cauvière, laquelle somme le philosophe voulait rembourser encore par ses « petits livres », comme nous le verrons tout à l’heure par ses propres lettres.

Mme Sand devait prouver d’une manière bien plus éclatante encore son dévouement, son empressement à sacrifier son repos, ses intérêts privés aux idées prêchées par Leroux et au désir de lui venir en aide à lui-même. Revenons donc encore une fois sur ses rapports avec le directeur de la Revue des Deux Mondes.

Depuis Spiridion les relations avec Buloz s’étaient gâtées. Durant les années suivantes, — 1840 et 1841, — elles ne s’améliorèrent pas, il y eut des deux côtés des raisons de mécontentement. Nous avons vu que lorsque Mme Sand voulut vendre à Perrotin toutes ses œuvres parues, Buloz lui fit un procès qu’il ne gagna point. Puis ce fut le tour de Mme Sand de s’indigner contre le directeur de la Revue, à propos du Compagnon du tour de France, écrit dès 1840.

Alexandre Rey, ami de Leroux et de Bocage, fut un des hôtes de Nohant pendant l’été de 1837. Il remplit un peu plus tard les fonctions de précepteur de Maurice, passa quelques mois à Nohant, eut, à ce qu’il paraît, une querelle avec son successeur pédagogique. Mallefille se battit en duel avec lui et fut même blessé[271]. Puis la famille Sand le rencontra au printemps de 1839 à Marseille, l’amitié fut renouée et Rey donna de nouveau des leçons à Maurice[272]. Quant à Mme Sand, comme elle avait jadis par l’intermédiaire de Michel fait la connaissance de plusieurs hommes politiques du Berry et de Paris, elle entra, grâce à l’intermédiaire de Rey et de Leroux, en relations avec toute une série d’hommes du peuple ou plutôt de prolétaires éminents, types caractéristiques de leur temps et de notre époque en général. Il y eut en tout temps des Villon et des Hans Sachs, mais les poètes artisans que Mme Sand connut vers 1840 portent une empreinte toute spéciale de leur siècle ; ces individualités commandent l’attention, leur nature morale, leur intelligence imposent la sympathie.

Le premier prolétaire lettré que Mme Sand rencontra fut le célèbre Agricol Perdiguier, poète et publiciste, auteur d’œuvres connues sur le compagnonnage. Né en 1805 près d’Avignon, il était menuisier de profession, connaissait le dessin, un peu d’architecture et l’histoire de l’art, ce qui lui permit d’augmenter son modeste salaire de menuisier en ouvrant à Paris un cours de trait et de style pour les artisans : à cette époque-là, il n’y avait pas encore d’écoles d’ « art appliqué ». Sa femme, Lise Perdiguier, une personne simple et peu instruite, mais fort éveillée et de beaucoup de sens (à en juger par ses lettres), était couturière et tenait en même temps une espèce de pension pour les artisans et les commis voyageurs. Perdiguier était membre de l’un de ces compagnonnages qui dataient encore du moyen âge, se divisaient en plusieurs devoirs, nommés d’après certaines idées abstraites (comme par exemple le Devoir de la liberté, celui de la vérité), ou d’après la profession de leurs membres (comme par exemple le Devoir du trait) et présentaient le milieu entre les corps de métiers du moyen âge et les loges maçonniques, avec leurs mystérieux statuts et pratiques et leurs non moins mystérieuses épreuves des postulants. Chaque devoir avait une mère, quelque femme vénérée qui tenait une espèce d’hospice ou de logement communal et qui jouissait d’une immense estime parmi les compagnons de son devoir. Chacun des compagnons portait dans son devoir un sobriquet ou un surnom ; c’est ainsi par exemple que Perdiguier lui-même, compagnon du Devoir de la liberté, s’appelait Avignonnais la Vertu. Très jeune encore, il se montra avide d’apprendre, il lut beaucoup, fit des vers et enfin appliqua son esprit à la question ouvrière. Tous les problèmes qui agitèrent les meilleurs esprits européens de 1825 à 1850 le passionnèrent. Il croyait avec raison que la constitution communiste des compagnonnages était une institution absolument démocratique et chrétienne, très adaptée sous certains rapports aux besoins de notre époque, apte à embrasser toutes les idées libératrices et christiano-socialistes contemporaines. Il résolut donc de contribuer de toutes ses forces à l’union et au perfectionnement possible de tous les devoirs et compagnonnages dispersés de France. Il profita pour cela de l’un des paragraphes du statut de son devoir, qui obligeait ses compagnons à faire périodiquement des tours de France, et se mit à en faire en s’arrêtant dans les villes et villages. Il rassemblait autour de lui les ouvriers — « ferrandiniers, corroyeurs, tanneurs, menuisiers, tailleurs de pierre », etc., qui appartenaient à des devoirs, et les exhortait à abandonner leurs petites querelles, leurs anciennes cérémonies mi-maçonniques qui ont perdu toute raison d’être, les luttes sanglantes entre devons. 11 leur conseillait au contraire de s’instruire, d’étudier. Il les exhortait à la concorde, à l’union entre tous les artisans et ouvriers, à l’association qui pourrait présenter une force dans la lutte contre la pauvreté, l’ignorance et l’exploitation. Outre ses voyages et sa prédication orale, Perdiguier s’évertuait à prêcher la même chose dans ses livres[273]. Ses discours ne rencontrèrent d’abord que des esprits perplexes, se heurtèrent contre la moquerie, le doute et parfois même une résistance ennemie. Mais peu à peu ses idées pénétrèrent dans la masse endormie, elles se propagèrent, les compagnons des devoirs saisirent son but, et lorsqu’en 1863 il fit son troisième tour de France, son voyage fut un triomphe ininterrompu. Partout on le recevait aux sons de la musique, des chansons « fraternelles » et « démocratiques », on donnait des dîners et des banquets en son honneur, on lui offrait des cadeaux symboliques (une bague d’or, symbole de l’union, une coupe d’argent), on lui montra clairement, au déclin de ses jours, que l’œuvre de toute sa vie avait porté des fruits, l’association générale des ouvriers était fondée et les principes christiano-socialistes avaient pris racine assez fortement pour assurer la récolte. L’histoire a prouvé que les espérances de Perdiguier ne furent point vaines. Mais il eut à supporter beaucoup d’adversités, à lutter contre les intrigues, la calomnie et la stupidité. Certains, intimidés par la police et les cléricaux, voyaient dans, tout individu propageant une idée un conspirateur dangereux et un révolutionnaire ; d’autres accusaient Perdiguier de poursuivre quelque but personnel. Pour le discréditer on s’évertuait à lancer avant son arrivée dans quelque bourgade des épîtres anonymes provenant soi-disant d’un devoir et avertissant les camarades de l’endroit de se méfier de Perdiguier. D’autres enfin répétaient obstinément : « Cela était ainsi du temps de nos pères, il n’y a donc rien à y changer. »

Les lettres de Perdiguier à George Sand sont remplies de détails sur la manière dont il sermonna, confondit ou « tira au clair » beaucoup de ses ennemis, calomniateurs ou camarades pusillanimes ; souvent ses ennemis devenaient ses amis, ses admirateurs fervents. C’est ce qui arriva à un certain Parisien, ami des arts, ou Bayonnais.

Dans ses lettres à Mme Sand, Perdiguier décrit ses impressions de voyage à Vaucluse et à Avignon ; un abject combat de taureaux contre un homme, un ours et des chiens dans une petite ville du Midi ; l’inertie des habitants des campagnes ; l’obscurantisme du clergé dans la petite commune de Morières où habitait son père, etc. Ces lettres, rédigées en un style excellent, témoignent encore d’un esprit profond, de connaissances multiples et d’une compréhension complète des idées, de la pensée de son temps.

Perdiguier s’avança deux fois sur le terrain politique proprement dit. En 1848, il fut élu par une énorme majorité à l’Assemblée nationale, plus tard membre de la Législative ; après le coup d’État du 2 Décembre, il fut incarcéré, puis exilé. Il passa plusieurs années en Belgique et en Suisse. Lorsqu’on lui permit de rentrer en France, il se fixa de nouveau à Paris où il fonda une petite librairie. Sous la troisième République il remplit les fonctions d’adjoint au maire dans l’un des arrondissements parisiens, et y édita de petites brochures, simplement rédigées, où il exhortait tous les partis républicains à l’union, à la concorde, à la fraternité. Il mourut en 1875.

En lisant ce qui précède, le lecteur a dû reconnaître dans Perdiguier le héros du Compagnon du tour de France, — Pierre Huguenin, — et en conclure que ce héros est décrit d’après nature. Cela est exact. De nos jours il n’est point rare de rencontrer un « ouvrier conscient », lisant beaucoup et s’intéressant non seulement aux questions vitales de sa caste, contribuant dans la mesure de ses forces à l’instruction de ses confrères, au bien-être général de sa classe, mais encore prenant une vive part à la vie et aux affaires du monde entier. Il n’en était point ainsi, en France, avant la révolution de Février. Des hommes comme Perdiguier étaient si rares, que bien que George Sand ait peint son héros presque sur nature, elle ne connaissait pourtant ce type de l’ouvrier moderne que par intuition, et tous les critiques et tout le public crièrent qu’elle dessinait des êtres impossibles, qu’il n’existait pas d’artisans aussi éveillés et que ces inventions et les descriptions des us et coutumes des compagnonnages gâtaient ce roman. Fort peu de critiques et de biographes de Mme Sand remarquèrent en passant « que George Sand avait profité plus ou moins du livre de Perdiguier[274] », ou « qu’il paraît que les récits de Perdiguier servirent de point de départ à la création de ce roman… ». Mais les critiques et les biographes qui le remarquaient s’empressaient immédiatement de se reprendre à propos de ce même Pierre Huguenin et disaient qu’il était par trop idéalisé et qu’il n’existait pas au monde de menuisier pareil. Il est très curieux que Mme Sand elle-même ne se rendait pas bien compte des éléments qui lui avaient servi. Cinq ans après avoir écrit ce roman, déjà liée d’amitié avec un autre travailleur poète, Charles Poncy, elle crut trouver en lui la personnification vivante de Pierre. Elle lui écrivit dans une lettre inédite datée du 24 novembre 1845 :

… Quand j’ai tracé le caractère de Pierre Huguenin, je savais bien aussi que Pierre Huguenin ne s’était pas manifesté encore. Mais j’étais sûre qu’il était né, qu’il, existait quelque part ; et quand on me disait qu’il fallait l’attendre encore deux ou trois cents ans, je ne m’inquiétais nullement. Je savais que c’était l’affaire de quelques années seulement, et qu’un prolétaire ne tarderait pas à être un homme complet, en dépit de tout ce que les lois, les préjugés et les coutumes apporteraient d’obstacles à son développement. Maintenant je ne dis pas que vous soyez un personnage de roman, nommé Pierre Huguenin. Vous êtes beaucoup plus que cela, et je ne cherche pas à vous embellir en vous appliquant la forme d’une de mes fictions. Je n’y songe pas. Vous savez que je ne me souviens plus de la forme et du détail de mes compositions. Mais ce que je me rappelle, c’est la conviction qui les a fait naître, c’est que j’ai regardé comme certaine la possibilité d’un prolétaire égal par l’intelligence aux hommes des classes privilégiées apportant au milieu d’eux les antiques vertus et la force virtuelle de sa race. Jusqu’ici j’avais vu des éclairs traverser l’horizon et s’obscurcir sous de gros nuages, parfois fort vilains, comme notre ami S…, par exemple. Mais ce qui consternait l’âme délicate et exquise de Chopin ne m’ébranlait nullement. Depuis longtemps j’ai appris à attendre et je n’ai pas attendu en vain. Pierre Huguenin est resté parmi les fictions, mais l’idée qui m’a fait rencontrer le type de Pierre Huguenin n’en était pas moins une conception de la vérité. Vous êtes autre et vous êtes mieux. Vous êtes poète, donc vous êtes plus richement doué et vous êtes plus homme que lui. Vous n’avez pas cherché l’idéal de l’amour dans une caste ennemie. Tout jeune vous avez aimé votre égale, votre sœur, et vous n’avez pas eu besoin du prestige des faux biens et de la fausse supériorité, pour vous éprendre de la simplicité, de la candeur, de la beauté vraie. Enfin, vous voyez aussi loin que lui et vous puisez vos joies, vos émotions, votre force dans un milieu plus réel et plus sain…

Les susdits critiques de courte vue avaient donc inutilement crié haro sur l’irréalité du héros principal de ce roman. D’autres, analysant le roman plus attentivement, mais presque exclusivement au point de vue de l’intrigue amoureuse, trouvaient en toute justesse qu’il était « gâté par les divagations philosophiques de Huguenin » ; mais ils se trompaient en ajoutant : « et par la peinture des usages des compagnonnages… ». Enfin, un de nos compatriotes est tombé dans une autre extrémité, il pèche par excès de tendances en déclarant que les relations entre les deux héros principaux présentent un intérêt tout particulier par leur mépris de la richesse et par leur discours contre elle[275]. Vidée qui inspirait l’auteur força le critique à fermer les yeux sur tous les défauts de l’exécution. Cette donnée générale du roman — le rapprochement des classes, la tendance à se faire a simple », à devenir « peuple » — était très répandue dans certains milieux russes, contemporains du critique nommé, elle y créa toute une série d’existences très originales. C’est pour cela que M. Skabitckewski porta aux nues l’aristocratique demoiselle Iseult de Villepreux, éprise du menuisier prolétaire Huguenin. M. Caro déclare bien plus judicieusement que la figure d’Iseult est mal réussie, pâle et même, historiquement parlant, invraisemblable, par rapport à la France de 1840, il ajoute que ce type ne paraît possible, de nos jours, que grâce « au roman russe, qui nous a montré une Iseult nihiliste[276] ».

Mais en étudiant ce roman, les circonstances de son éclosion et les personnes qui entouraient George Sand, nous devons reconnaître que si utopique que l’idée principale puisse paraître, il contient une quantité de détails absolument réalistes, pris sur nature, une foule de choses que l’auteur a vues ou notées d’après les récits de Perdiguier. Pour nous le roman, très vieilli et très naïf dans ses lignes principales, nous intéresse justement par la réalité de ses détails de mœurs. Donc, toutes les pages consacrées aux luttes et aux rixes entre devoirs (George Sand avait elle-même été témoin, dans sa jeunesse, d’une rixe pareille)[277], aux causeries et aux discussions chez la « mère Savinienne », au mode d’existence de Huguenin et de son camarade le Corinthien ami des arts (NB !) sont remplies d’intérêt et respirent la vie, de nos jours, comme jadis. Mais la fable du roman, qui se réduit aux deux histoires d’amour parallèles des deux « fins menuisiers du devoir des Gavots », arrivés au château de Villepreux pour y restaurer les antiques boiseries de la chapelle, et tombant amoureux, l’un de la rêveuse châtelaine, imbue des idées humanitaires et libératrices, et l’autre d’une coquette petite veuve bien délurée, cette fable manque absolument d’intérêt.

L’adorateur de la veuve, l’ardent, faible et vaniteux Corinthien, une nature tout artiste (et peinte, ajoutons-le, avec beaucoup de verve, de précision et d’éclat), devient bientôt son amant, subjugué autant par ses charmes que par l’idée vaniteuse de la difficulté de triompher de cette beauté aristocratique quasi inaccessible. Pierre Huguenin, sombre et rêveur, rigide dans l’accomplissement de ce qu’il considère comme son devoir, c’est-à-dire le dévouement au suprême idéal de la liberté, égalité et fraternité en général, et au plus sévère accomplissement de son devoir professionnel en particulier, apprend aussi que son amour est partagé. Mais fier, plein d’amour-propre, incapable d’essuyer un outrage de la part du vieux de Villepreux, rempli du noble désir de relever dans sa personne toute sa classe, Huguenin refuse la main d’Iseult, Celle-ci forme le vœu vertueux de… devenir pauvre, afin de pouvoir, dans un avenir incertain, s’unir à Pierre. Cette trop simple histoire se joue, comme nous venons de le dire, sur le fond chatoyant des coutumes et des traditions des « devoirs » rivaux. Et ce fond est plein de couleur locale, et pour cela vivant et réaliste. Mais le finale pèche par cet excès de « nobles sentiments » qui a déjà gâté et rendu ennuyeux tant de beaux romans, drames et comédies, et nous croyons que Pierre Huguenin n’aurait aucunement perdu aux yeux du lecteur, mais aurait gagné en vraisemblance et en vitalité, s’il avait consenti à partager la fortune d’Iseult. L’homme d’une honnêteté et d’une noblesse de cœur à toute épreuve, qui servit de modèle à George Sand n’avait pas craint, dans des moments difficiles, de s’adresser à elle pour une aide pécuniaire. Il n’avait aucun mépris donquichottesque pour le « vil métal ». Bien plus, il résulte de ses lettres qu’en 1840 George Sand lui avait même fourni des subsides pour faire un « tour de France » : il vante la générosité de Mme Sand, dans chacune de ses lettres, envoyées de toutes les étapes de ce voyage. En remarquant, dans sa lettre du 7 juin 1840[278], qu’il n’avait pas même été maître de répondre de suite à sa « belle et noble lettre comme il en avait eu le désir », parce que, « quoi qu’en dise la Charte, il n’était pas libre, le besoin le rendait esclave et l’attachait sans pitié à son établi », il déclare apprécier d’autant plus l’aide amicale de Mme Sand, qui lui donne la possibilité de travailler pour le bien général, et de contribuer à une œuvre importante pour tous les ouvriers.

Je ne pense pas vous blesser, madame, lui écrit-il le 16 août 1840, de Toulon[279], en vous disant la vérité ; je parle souvent de vous, j’ai dit à des amis comment j’ai pu entreprendre un si long voyage ; votre action généreuse a exalté des transports d’enthousiasme et fait couler des larmes de joie. Chacun bénit Mme George Sand et sent qu’il lui devra une bonne partie du bien que j’aurai fait…

Il revient encore sur la bonté et la générosité de Mme Sand dans sa lettre du 19 septembre, etc., etc. Sa femme, en l’absence de son mari, écrit aussi à propos d’une « offre qui peut la rendre heureuse » et dit qu’elle n’hésite plus à l’accepter. (Il paraît que Mme Sand lui donna la possibilité de reprendre auprès d’elle sa petite enfant que la pauvre femme, vivant de son travail, avait dû placer en nourrice. George Sand lui procura du travail et une petite pension.) À ce même moment Agricol Perdiguier, à court d’argent, adresse à Mme Sand la lettre suivante, franche et simple, que Pierre Huguenin aurait probablement dû réprouver :

Bordeaux, 2 septembre 1840.
Madame,

Je ne vous écris aujourd’hui que deux mots, pour vous faire savoir que je suis arrivé à Bordeaux bien portant et épuisé d’argent. D’après la recommandation que vous m’avez faites (sic) tant de lois, je ne me gêne point et vous avoue sans détours ma situation. Je n’attends pas votre réponse ici, mais à Nantes. Un ami me prêtera pour aller jusqu’à cette dernière ville et je m’acquitterai envers lui le plus tôt possible. Je suis encore loin de Paris, j’ai à passer à la Rochelle, à Nantes, à Tours, à Orléans, à Chartres, et dans d’autres villes ; j’ai besoin, ce me semble, d’au moins cent francs, car j’ai un long espace à parcourir. Vous m’adresserez votre lettre chez M. Darnand, rue Saint-Léonard, 20, à Nantes. Je vous remercie de celle que j’ai trouvée à mon arrivée à Bordeaux, vous pouvez compter sur moi et sur tout ce qui en dépend.

Je vous écrirai de Nantes ou de Tours une lettre plus détaillée que celle-ci. Adieu, madame.

Celui qui ne vous oubliera jamais.

Perdiguier.

Remarquons que dans sa lettre au directeur de l’Entr’acte de janvier 1841[280] George Sand nie avoir de quelque façon secouru Perdiguier ou sa famille et assure (assez vaguement du reste) que si « quelques ressources ont été mises par elle à sa disposition, afin de lui permettre de suspendre son travail de menuiserie pendant une saison, cette petite collecte a été l’offrande de quelques personnes pénétrées de la sainteté de l’œuvre qu’il allait entreprendre et nullement l’aumône d’une charité intéressée… ». (Ces derniers mots sont une réponse. On prétendait que Perdiguier avait été envoyée « en tournée » par elle dans le but de lui procurer des matériaux pour son roman.) Cette lettre de Mme Sand fut écrite par elle à la prière de Perdiguier, qui lui avait adressé le 5 janvier 1841 la lettre suivante :

À madame George Sand, me Pigalle, n° 16, Paris.
Paris, 5 janvier 1841.
Madame,

Je suis allé hier au soir chez vous avec ma femme pour vous porter notre souhait de bonne année, souhait que je vous prie de recevoir par la présente lettre.

Guère après avoir sorti de votre maison (sic), je suis rentré (sic) chez un de mes amis ; j’ai vu là dans le journal l’Entr’acte (numéro du 1er  janvier) un article qui nous concerne vous et moi[281], article fort étonnant et dans lequel je joue un rôle qui me froisse singulièrement. Je vous prie, madame, d’avoir la bonté d’en prendre connaissance et de me dire ce que vous en pensez et ce que j’ai à faire. Je crois devoir une protestation à tant de mensonges et d’inconvenances. Mais j’ai besoin de vos avis pour agir convenablement et je pense que vous serez assez bonne pour me répondre avec le moins de retard possible.

Recevez, madame, l’assurance de ma considération distinguée.

Agricol Perdiguier.

Bien des choses de ma part à MM. Chopin et Pierre Leroux.

Nous venons de voir que George Sand avait bien réellement donné à Perdiguier les moyens de faire son tour de France ; sa négation ne présente donc qu’un « pieux mensonge », stipulé par le verset de l’Évangile : « que votre main droite ignore ce que fait votre main gauche[282] ». Bien souvent Mme Sand aidait généreusement de la main gauche et écrivait de la droite qu’il n’en était rien ! Souvenons-nous du voyage de Sandeau en Italie et des moyens pour l’accomplir que lui fournit alors Mme Sand, ce qu’elle nia plus tard dans sa lettre à Eugène de Mirecourt[283], — et pourtant cela était vrai. Souvenons-nous des dettes de Musset, payées par elle à Venise, et pourtant elle écrivit à ce même M. de Mirecourt ne l’avoir jamais fait.

Perdiguier appréciait comme il le devait cette amitié de George Sand. Mme Sand lui garda cette amitié tant que dura sa vie, elle entretint une correspondance avec le menuisier écrivain jusqu’à sa mort et le secourut souvent, lui et sa femme. Après le coup d’État de 1852, Perdiguier, exilé et se trouvant avec sa famille dans la détresse, s’adressa à Mme Sand au nom d’un éditeur suisse. Il s’agissait d’écrire une série d’œuvres mi-historiques, mi-romanesques sous le titre général : les Amants illustres, George Sand écrivit Evenor et Leucippe, (1855), roman qui fut le seul de la série, et commencé surtout dans le but de donner à Perdiguier la possibilité de toucher quelque argent de l’éditeur, M. Collier.

Revenons au Compagnon du tour de France qui joua un rôle important dans la querelle de Buloz et Mme Sand. Inspiré par les relations avec Perdiguier et le mouvement ouvrier de son époque, ce roman prêche en même temps sans contredit l’un des dogmes de la doctrine de Leroux : la guerre aux préjugés de caste et l’abolition des différends entre divers groupes sociaux. Il est clair que Leroux devait être très content de son disciple. Ce n’est point de cette oreille que l’entendait Buloz. Il fut si effrayé par les tendances du roman, il proposa tant de changements et de coupures, que l’auteur ne put les accepter. George Sand finit par reprendre son manuscrit, — ce qui ne lui était jamais arrivé depuis qu’elle collaborait à la Revue, — et par l’imprimer en volume. Cela la refroidit encore à l’égard de Buloz.

Un an plus tard, elle écrivit un nouveau roman, Horace, qui fut comme une nouvelle profession du credo Leroux. Elle présentait de nouveau au public un prolétaire idéaliste, Paul Arsène, nature simple, honnête, aimante et active, l’opposant au blagueur et égoïste Horace ; l’action se passait en 1832 avec l’horrible massacre de la rue Saint-Merry ; le récit était fait au nom d’un étudiant, vivant ouvertement avec une vertueuse grisette. Alors Buloz se refusa nettement à faire paraître cette œuvre dans sa revue, si de graves modifications n’y étaient pas apportées. George Sand demanda conseil à Leroux, qui lui répondit par une longue et intéressante lettre que nous donnons ici entière pour ne pas redire l’odyssée qui précéda la publication de ce roman.

Je ferai, chère amie, avec zèle et de mon mieux toutes les démarches nécessaires pour l’affaire de votre Horace. Je pataugerai avec les éditeurs, j’affronterai le Buloz et me moquerai de lui. J’aborderai le susceptible et cauteleux Perrotin. Mais dites-moi avant tout quelle somme vous a avancée Buloz sur ce livre. De quelle somme faudrait-il l’indemniser ? Voilà un renseignement préliminaire que, si vous êtes sage, vous me transmettrez le plus tôt possible. Sous le rapport commercial toute la question, selon moi, est dans cette somme, dans sa quotité. Arrachez provisoirement à Buloz jusqu’au dernier feuillet de votre manuscrit, et écrivez-moi de quelle somme ce manuscrit répond à Buloz. En outre, si vous le pouvez, envoyez-moi, comme vous me le proposez, ce manuscrit. Je pourrai faire des calculs d’impression et de librairie, sur les deux formats dont vous me parlez, et sur les chances de vente. Et alors je vous répondrai en connaissance de cause.

Mon avis moral est qu’il est absurde et déplorable que le Journal ou Revue de Buloz soit l’arbitre de vos publications. Avez-vous lu, dans le dernier numéro de cette Revue, une dénonciation en forme contre les idées qui se répandent aujourd’hui sous le nom de communisme, idées dont vous et moi sommes regardés comme des fauteurs, et avec raison ; car, chère amie, sans le savoir, vous êtes communiste et je suis communiste. (Il n’y a que M. de Lamennais qui ne veut pas l’être, en quoi il a tort, et montre qu’il est arrivé au bout de son rouleau.)

C’est le peuple ou quelques écrivains du peuple, qui ont trouvé ce nom de communiste. Ce mot fait fortune. Le communisme en France est l’analogue du chartisme en Angleterre. J’aimerais mieux communionisme qui exprime une doctrine sociale fondée sur la fraternité, mais le peuple qui va toujours au but pratique a préféré communisme pour exprimer une république où l’égalité régnerait. Ce mot, qui prend partout, à Lyon comme à Paris, à Rouen comme à Carcassonne, n’est pourtant qu’un mot, une tendance, faute d’une véritable doctrine capable de réaliser le problème Liberté, égalité, fraternité. Aussi les communistes se divisent-ils en trois ou quatre doctrines plus ou moins absurdes et de leur sein sortent des écrits, dont quelques-uns sont vraiment insensés. Je ne vois donc aucune nécessité à prendre pour notre compte le nom dont Buloz vous fait si grand’peur, mais il n’y a non plus aucune raison pour le rejeter. Pour revenir à la Revue, avez-vous lu ce monsieur de Carné dénonçant les écrivains aux parquets ? Il y a un mot pour vous ; vos romans sont signalés dans son réquisitoire. Voyez donc l’intrigue de ce Buloz et le rôle qu’il se permet de vouloir vous imposer. Il fait dénoncer vos romans (le Compagnon du tour de France surtout, bien évidemment) et il vous amènerait, par des corrections et des mutilations, à pouvoir entrer dans son cadre moral et politique, dans sa Revue vendue, à passer sous ses fourches patibulaires et par conséquent à appuyer vous-même indirectement la dénonciation de M. de Carné… contre nous, contre le peuple, contre vous-même !

Chère amie, tout cela mérite grande attention. Il y a longtemps que vous sentez comme moi votre position dans cette misérable boutique où se sont conclus tant de marchés ignobles et où la littérature s’est prostituée comme Buloz l’a voulu. Vous échappez à tous les soupçons par votre grandeur. Mais votre réputation de caractère y perd beaucoup. Cent fois j’ai entendu vos partisans de cœur déplorer votre participation à cette revue. C’est une question générale dans le public : comment George Sand écrit-elle dans la Revue des Deux Mondes ? En ce moment même où l’article dont je vous parle, article violent d’un esprit grossier, malgré son air de fatuité aristocratique, attire beaucoup d’attention et occupe toute la presse, il y a plus de danger et je dirai, en conscience, de mal à ce que vos écrits paraissent là.

C’est donc un bien, suivant moi, que Buloz vous ait fait tant d’objections. Il s’agit maintenant de chercher le remède commercial. Envoyez-moi le renseignement que je vous demande, et, si cela est possible, votre manuscrit. Je vous soumettrai, courrier par courrier, mes idées.

Je suis bien content que vous ayez dès à présent la preuve que je ne suis pas coupable de vous avoir oubliée pour mon petit livre. Vraiment, après tout, j’aurais bien pu ne pas vous l’envoyer sans être coupable. J’ai de vous une pensée tout à fait à part. Il me semble que vous savez tout par intuition et que rien ne doit vous être envoyé à lire. Ensuite tout ce qu’il y a dans ce petit avorton de livre, vous le savez mieux que moi, vous l’avez dit cent fois, puisque c’est la tristesse de l’époque. Quant à mon mutisme, en général, il a une autre cause. J’aurais trop de choses à vous dire. « Je n’écris point de lettres, dit Rousseau, sur les moindres sujets, qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir ; ma lettre est un long et confus verbiage : à peine m’entend-on quand on me lit… » C’est absolument ma peinture ; et je suis content de vous avoir transcrit cette citation, afin que vous me pardonniez toujours mon silence qui vient de cette faiblesse de ne pas pouvoir écrire des lettres.

Je vous avais pourtant écrit une longue lettre en réponse à la vôtre si belle et si bonne d’il y a quelques mois ; et c’était Viardot qui devait vous la porter. Mais il m’a pris un remords ; j’ai craint que cette lettre ne fût, comme on dit, bellérophontine, c’est-à-dire, comme disent les pédants, d’après ce qui advint à Bellérophon (histoire fort ancienne). Vous savez que dans votre lettre vous me parliez de ma sublime indifférence pour la fortune, et que vous trouviez que, devant l’obligation de recevoir aide et appui de quelques amis, je faiblissais, de quoi vous me remontriez. Hélas ! oui, je faiblis, et je vous en disais les raisons. Je trouve mes amis infiniment trop bourgeois pour que je puisse recevoir leurs services. Il s’est élevé sur ce point dans mon âme, depuis un an, des orages terribles. J’ai vu toute la profondeur de cette question de l’indépendance personnelle ; et j’ai souffert, profondément souffert, en moi et pour mes amis. Mes généralités pouvaient s’appliquer à ce bon, mais faible Viardot, qui n’a pas les ailes que je lui voudrais ; et voilà pourquoi j’ai supprimé ma lettre. Je me sens fanatique, chère amie, et je voudrais des amis qui comprissent comme moi l’importance des idées et la gravité du moment. Je sens que les services que m’ont rendus mes amis leur font de la peine : je sens qu’ils ne me comprennent pas : ils ont une lumière toute différente de la mienne, une appréciation tout autre ! Aussi, depuis un an, mon âme est tombée désolée. Je n’ai trouvé que vous pour comprendre l’avenir.

Adieu.

P. Leroux.

Entre temps, il faut le dire, Mure Sand était venue à bout de vaincre cette « fierté invincible » de Leroux, qui l’empêchait d’accepter des services de sa part et de celle de ses autres amis, à laquelle Mme Sand faisait allusion dans sa lettre de 1838 à Mme d’Agoult[284]. Il s’adressait donc à elle en toute occasion et sans aucune hésitation. Voici par exemple quelques passages d’une lettre non datée qui doit probablement se rapporter au printemps de 1841, Mme Sand se trouvant alors encore à Paris : Chère amie, j’aurais voulu causer un peu avec vous, l’autre jour, de ma situation et de mes embarras… Mme Marliani vous avait communiqué certaines idées qui lui étaient venues en voyant que l’affaire du Napoléon me manquait, ou que j’avais manqué à cette affaire. Le fait est que je me trouve dans un grand embarras. J’avais compté que la patience de Béranger ne se lasserait pas si vite et me permettrait de terminer mes élucubrations philosophiques, surtout ce livre sur l’humanité, qui s’imprime en ce moment. Je regardais la bonté qui lui avait fait penser à cette œuvre pour moi comme toute paternelle. Je puis dire un peu : Il padre m’abandonna ! comme on chante au théâtre italien[285].

Me voilà à la fois hors de l’Encyclopédie, à cause de ma division d’idées avec Reynaud, et hors du Napoléon. Mon frère Jules partage mon sort. Or, nous avons tout un monde, une douzaine au moins de personnes à nourrir. Je sais que l’on ne fait pas impunément de la philosophie et de l’économie politique prolétaires sans souffrir comme tant de millions de pauvres travailleurs. Mais quelque habitué que je sois à cet exercice de la pauvreté, je suis plus rudement traité cette fois que d’habitude. Le poids d’une grande famille devient plus lourd à mesure que les enfants s’élèvent. En outre j’ai aujourd’hui un extrême chagrin de voir que je ne puis m’acquitter de dettes que j’ai contactées envers quelques amis…

Il faut que je passe encore un an à Paris, et que je me prépare cette possibilité.

Les libraires de Napoléon sont revenus me trouver, et me demander de faire cet ouvrage d’une façon tout à fait indépendante. Ils me promettent des avances à mesure que je travaillerais. C’était votre avis aussi, chère, que je devais ainsi me relever de ma défaite. Je le veux bien, mais je ne puis me mettre à cette besogne avant trois mois. Il faut passer ces trois mois. C’est-à-dire qu’il me faudrait un capital de douze à quinze cents francs pour moi et mon frère, qui est absolument dans le même cas que moi. J’ai besoin par mois d’environ trois cents francs et lui d’environ cent francs.

Dans trois mois j’aurai achevé trois ouvrages déjà fort avancés. Mon frère aurait aussi fini un livre d’économie politique. Mais où trouver quatre cents francs par mois ?…

Depuis sept ou huit ans je n’aurais pu vivre avec toutes mes charges en travaillant à l’Encyclopédie à huit francs par colonne, si quatre amis : M. Fabas, que vous ne connaissez pas, Mme Marliani, Béranger et Viardot ne m’avaient aidé.

Le résultat de leur intervention en ma faveur est fort triste, à un certain point de vue.

Je dois à M. Fabas cinq ou six mille francs. Heureusement il est riche, et je lui ai été utile.

Béranger se trouve garant de quatre mille francs dans l’affaire du Napoléon.

Viardot est à découvert pour des sommes qu’il m’a avancées de cinq à six mille francs. Il rentrera dans cette somme si les livres se vendent, comme il y a lieu de le croire, et si je reprends le Napoléon, r Mais à présent il est en avance de cette somme. Mme Marliani m’a prêté avec une amitié bien admirable environ trois mille francs. Voilà (sauf quelques petites dettes), mon bilan, chère amie. Vous voyez que je vous prends pour un homme d’affaires. Je vous expose en chiffres ma situation.

Je vous l’expose pour que vous me donniez un conseil. Ne puis-je pas accepter, avec les modifications que nous jugerons à propos, la proposition que son amitié et son zèle pour des travaux qu’elle croit utiles ont inspirée à Mme Marliani ? Elle pense qu’il serait possible de trouver cinq ou six amis sûrs et d’un caractère élevé, qui, en se réunissant, me prêteraient cette somme, qui m’est si nécessaire. Certes je ne veux pas tomber dans le discrédit et l’espèce de ridicule qu’une trop grande facilité à emprunter me donnerait. Vous avez bien senti cela, et vous avez, je crois, insisté de ce côté avec notre amie. Je vous en remercie. Mais que dois-je faire ? Je ne puis d’un jour à l’autre changer ma situation… Il y a donc à espérer, avec la grâce de Dieu, que dans quelques mois je reprendrai le Napoléon ou toute autre besogne qui me sera plus avantageuse que la philosophie pure.

Mais il faut franchir ce passage et c’est ici que le courage ne me sert à rien.

Aux yeux de bien des gens, je suis un insensé d’avoir fait obstinément de la philosophie quand la misère me talonne si rudement tous les jours ; et je suis coupable d’avoir eu recours, dans le besoin, à mes amis. Que Dieu bénisse ces braves jugeurs ! Moi, je crois que le monde étant fort mal organisé sous le rapport du travail, comme sous tous les rapports possibles, je ne puis être irréprochable. Je sens que je ne vis pas bien de cette façon, et que cet état où l’individu dépend matériellement des autres hommes n’est pas normal. Mais je l’accepte comme un malheur, tout en tâchant de m’y soustraire.

Vous, chère amie, qui ne jugez pas comme le vulgaire, mais qui avez autant de goût que d’indépendance et de force d’âme, conseillez-moi. Vous êtes hors de la question que je vous pose, tandis que moi je suis dedans et aveuglé par conséquent. Parlez de nouveau de cela avec notre excellente amie. J’irai vous voir dans deux ou trois jours. Vous me direz ce que vous pensez. Ne me répondez pas, parce que votre lettre pourrait venir à la maison quand je n’y serais pas, et être ouverte.

Votre ami,
P. Leroux.

Il écrit un peu ultérieurement, le 11 juin 1841, de la Châtre :

J’ai été hier voir Nohant, chère amie, et je vous écris de la Châtre. Je pars ce soir, quand vous arriverez dans trois jours. Ainsi veut le Destin, qui a réglé les rapports et conjonctions des astres errants dans le ciel et des âmes, qui se cherchent sur la terre…

… Nous arrivions ici avec l’espoir que vous y seriez depuis le commencement du mois, suivant ce que vous m’aviez dit à Paris. Nous n’avons trouvé à Nohant que vos oiseaux et vos fleurs.

… Or, j’étais fort embarrassé hier. J’avais compté sur votre présence ici et sur votre aide. Nous avions emporté de Paris une très faible somme, et il nous a fallu bien de l’économie pour aller si longtemps et si loin. Dès Montpellier, les fonds commençant à nous manquer, j’avais décidé en moi-même que tout ce que je pouvais faire avec mes ressources, c’était d’arriver jusqu’à vous. En votre absence qu’ai-je fait ? Je me suis dit que vous ne me blâmeriez pas. Je me suis adressé en votre nom à M. Dutheil. J’ai dit que vous paieriez ma dette. Vos amis ont été fort empressés à me servir, et je puis partir. Je sais bien dans mon cœur que je n’ai pas été téméraire en agissant ainsi : vous êtes le seul dont je ne doute pas. Oui, je doute de tous et j’ai pitié de tous, excepté de vous. Mais cette situation où je suis souvent me cause de grandes douleurs et je voudrais en finir avec elle. J’ai tant de soin de ce côté de la pauvreté que mon esprit finit par être hébété, même alors que mon âme résiste. Je suis aujourd’hui dans cet état. L’effort qu’il m’a fallu faire pour m’adresser à d’autres que vous, quoique ce fût en votre nom et indirectement à vous, m’a ôté tout calme et toute énergie. J’ai un brouillard qui m’empêche de vous voir comme vous êtes ; j’ai des remords de vous avoir créé une dette, et puis il me semble que je ne suis pas digne…, à cause de ces misères, de votre amitié… Oh ! si, si, si. Je suis digne de votre amitié, qui est le bien qui me reste et me restera toujours.

Votre ami pour toujours,
P. Leroux.

Je salue Chopin et Maurice et je les embrasse. Je pense que vous avez laissé Mlle Solange à Paris. J’irai voir Mme Marliani aussitôt que je serai à Paris. J’ai eu indirectement de ses nouvelles et des vôtres pendant notre voyage.

Au verso :

Madame Georges (sic) Sand à Nohant.

À la fin d’une lettre sans date ni adresse — (elle fut aussi adressée à Nohant et écrite en septembre de cette même année 1841, pour recommander à Mme Sand M. Victor de Laprade, qui commençait alors sa carrière de poète et voulait visiter la grande romancière dans sa propriété berrichonne) — Leroux s’exprime encore ainsi :

Que vous dirai-je maintenant, moi muet avec vous comme si je n’existais pas ? Viardot a pu vous dire que je vous avais écrit et que je n’ai pas voulu lui remettre la lettre. Maurice est venu et je ne l’ai chargé d’aucune missive pour vous. D’où vient cela ? Par la même raison qui m’a rendu muet jusqu’ici, je ne puis vous expliquer mon mutisme. Il me faudrait trop de pages pour cela. Je meurs accablé de difficultés misérables…[286]. J’ai fait encore un effort ; je ne sais s’il réussira. Je me fais éditeur de petits livres. Je vous envoie le premier. Puisse-t-il vous plaire ! Je vous envoie aussi une lettre du jeune Desages.

(La lettre se termine par la prière d’aider ce jeune homme ou plutôt de F encourager à faire son droit, par l’annonce du départ de Mme Marliani pour la Normandie et par des saints habituels à Chopin et à Maurice.)

Trois jours plus tard, le 8 septembre 1841, Leroux écrit encore à Mme Sand :

J’ai remis il y a trois jours à un voyageur, qui va dans vos régions visiter un de ses amis et qui doit vous être présenté par cet ami, une lettre et un petit volume pour vous. Ce voyageur est un poète, dont vous avez déjà lu des vers, M. de Laprade…

Craignant que M. de Laprade n’eût pas été faire sa visite à Nohant dès son arrivée et que par conséquent Mme Sand ne reçût pas le petit livre, dont les journaux parlaient déjà, Leroux le lui envoya par la poste afin que ce retard ne la fâchât point après un si long silence :

Ma peur vous coûtera le port de ce paquet. Ayez donc la bonté de le faire retirer au bureau de la Châtre, s’il ne vous est pas envoyé. Quant aux livres, vous en ferez ce que vous voudrez ou ce que vous pourrez. J’imagine pourtant qu’il pourrait être bon de les faire lire aux femmes. Je commence parfois à être de l’avis de notre amie, Mme Marliani, que le salut du monde ne peut se faire que par les femmes. Vous verrez dans le petit livre, si vous daignez le lire, que je fais grand cas de sainte Thérèse.

Adieu, amie, amie pour toujours. Je vous écris au milieu de l’ennui de faire vendre moi-même cet avorton de livre et aussi ennuyé du métier d’éditeur que de celui de l’auteur. Je présente mes amitiés à Chopin, à Maurice et à Mlle Solange.

P. Leroux.

Au verso :

Madame George Sand,
à Nohant près La Châtre (Indre).

Enfin il lui écrit, toujours à propos du « petit livre », les lignes que voici :

Chère amie, encore une lettre ! Vous allez dire que je deviens subitement bien épistolier. J’ai envoyé au docteur Cauvière à Marseille vingt-cinq exemplaires de mon petit livre. Pouvez-vous vous charger de lui écrire à ma place ? Votre recommandation serait plus puissante que la mienne. Il s’agirait de lui dire de faire un peu de propagande, de parler à ses amis, et, au besoin, de placer ces exemplaires chez un libraire. Je joins une petite note de librairie que vous lui transmettriez. Vous m’avez dit dans le temps, chère amie, que vous aviez rempli ma dette envers M. Cauvière. Vous coûterait-il de lui dire que s’il regarde le placement par lui de ces vingt-cinq exemplaires, tant pour le premier Discours que pour les autres, comme certain, il me rendrait service en m’avançant dès à présent deux cents francs, qui ne lui rentreront que successivement par la vente de ces exemplaires.

J’ai entrepris cette publication étant dans une grande détresse et puisque vous avez, vous, amie, payé ma dette antérieure, j’ai le droit de demander au docteur, qui est riche et qui approuve mes efforts, un petit sacrifice de ce genre. Voilà, du moins, ce que me dit, et du docteur et de bien d’autres, ma conscience. Mais l’esprit des hommes est aujourd’hui tellement aveuglé sur l’échange, et la valeur matérielle a tellement pris l’empire sur eux, que déjà bien des fois je suis rentré avec effroi en moi-même, et craignant de m’avilir à leurs yeux et de perdre mon indépendance, j’ai résolu de vivre comme eux par l’échange matériel, par la propriété comme ils l’entendent.

Vous jugerez, amie, de la convenance de ce que je vous demande aujourd’hui pour le docteur. Je vous ai déjà dit qu’il n’y a que vous à qui faire des aveux comme celui que je viens de faire ne me coûte pas. Vraiment tous les autres, même les plus avancés en apparence, ne comprennent rien à la question du siècle. Ils voient tout comme des bourgeois ; ils mettent l’honneur à être riches ; ils ne conçoivent rien au delà !… Ô chère amie ! cette question de la pauvreté qui fait que tant de gens sont pleins de dédain et presque de mépris pour moi, est bien plus grave que vous ne le pensez. Vous m’avez écrit avec votre cœur de belles choses là-dessus ; mais vous regardez comme futiles mes préoccupations à cet égard, et vous avez tort. Le problème tout entier est là, dans la richesse, dans l’échange matériel, dans la valeur des choses !

J’ai aujourd’hui le cœur un peu plus ulcéré que d’habitude. Dois-je vous dire pourquoi ?…

La fin de cette lettre, citée plus haut, se rapporte à l’abbé de Lamennais et à son jugement prétendu ou réel sur le « petit livre », sur tous les écrits de Leroux en général, et sur Mmes Sand, Marliani et d’Agoult, en un mot à ce potin que Leroux trouva nécessaire de redire à George Sand. Cette première moitié de lettre confirme notre assertion que la lettre de George Sand, imprimée dans la Correspondance à la date de « février 1841 » en réponse à une lettre de l’abbé sur ce même potin, se rapporte bien réellement à l’automne de cette année.

Donc, au moment où Mme Sand se trouvait embarrassée de placer son Horace, Leroux était dans une gêne pécuniaire inextricable ; il courait le risque de rester sans gagne-pain, dans l’impossibilité de poursuivre sa prédication sociale. Mme Sand lui vint alors en aide doublement, Déjà à Nohant, aux vacances d’automne, Louis Viardot avait communiqué à Mme Sand le projet qu’ils avaient formé, lui et Leroux, de fonder une revue. Les amis se décidèrent à entreprendre cette affaire sans plus tarder, et George Sand s’associa à eux, leur promettant de les soutenir, et leur proposa le titre de la Revue indépendante. Elle fut donc la véritable marraine de la jeune revue, — les lettres suivantes de Leroux et de Viardot Louis le prouvent :


Madame George Sand.
À Nohant, près la Châtre (Indre).
Vendredi, 15 octobre 1841.

Chère amie, je vous écris un mot à la hâte. Je viens d’achever la lecture d’Horace et j’en suis ravi, très ravi. S’il y a des corrections à faire, je n’en sais rien. Quand on vient de lire, on ne saurait penser à cela. Vous me direz que Buloz y pensait bien. Je crois qu’il y pensait avant d’avoir lu, par pressentiment et magnétisme. À propos de lui, votre titre : la Revue indépendante, est admirable. Tous ceux à qui nous en avons parié font chorus avec nous. Je savais bien que c’était vous qui seriez la marraine. Maintenant il faut vaincre ou mourir. J’ai donné à composer la première section du premier volume d’Horace, telle que vous l’aviez déterminée. Nous vous enverrons de nouveau les épreuves, si vous voulez vous donner encore la peine de les relire, ou de nous les faire lire, si vos yeux sont toujours un peu malades. Pourquoi donc des maladies : il faut les exorciser toutes. Ce que vous m’écrivez de vos ennuis et chagrins m’afflige, mais ne m’étonne pas. Les hommes ne sont pas méchants naturellement, mais ils frisent la méchanceté, et leur pauvreté, fruit de leur mauvaise organisation, résultat elle-même de leur ignorance et de leur imperfection, les rend décidément méchants. Faites ce que vous dites pour vous venger de tous ces tracas. Vengez-vous sur M. de Montesquieu. Il est encore peu connu ; j’entends sa vie, sa personne, son vrai caractère. Mais est-ce que vous n’allez pas bientôt revenir ? Vous nous avez dit à la fin du mois. Il me semble que la fin du mois ne viendra jamais. Venez cimenter, affermir, perfectionner ce que nous avons ébauché, Viardot et moi : la Revue indépendante.

J’avais oublié de vous dire que j’ai reçu le bon sur la poste que vous m’avez envoyé et un bon de la somme que vous aviez demandée à notre excellent docteur Cauvière pour l’envoi de mes petits livres. Adieu, je vous écris au bureau de la Revue indépendante, au milieu des causeries de dix bavards.

Louis Viardot s’exprime en des termes presque identiques :


Samedi, 16 octobre 1841.
Chère madame Sand,

Vous êtes décidément la marraine de notre revue, qui s’appelle Indépendante ; l’imprimeur a fait sa déclaration aujourd’hui pour qu’on ne vienne pas encore nous voler ce nom. Combien je m’applaudis de vous avoir consultée sur ce point. Leroux a dû vous écrire toutes les raisons qui nous faisaient revue mensuelle, mais cette forme n’est que provisoire et seulement pour la fin de l’année, pour les numéros des 1er  novembre et 1er  décembre. À dater de janvier, nous paraîtrons par quinzaine comme les autres, c’est ce que nous annonçons dès aujourd’hui dans nos conditions d’abonnement. Au reste, ces questions seront traitées et résolues avec vous, parce que vous nous revenez bientôt. Nous serons prêts le 1er . Tâchez, oh ! tâchez d’être ici.

À vous de cœur.

Viardot.

Amitiés et compliments à Chopin ; Maurice doit être en route.

Dans sa lettre de samedi 23 (octobre 1841) le même correspondant écrit à Mme Sand :

Chère madame Sand, j’ai bien tardé cette fois à vous écrire… Mais voilà qu’à onze heures et demie je reçois avec un mot de M. Falempin la petite dédicace à Charles Duvernet, je puis donc vous annoncer que Falempin a réussi dans cette petite négociation dont lui seul aujourd’hui pourrait être chargé. Il me dit aussi qu’il viendra me montrer le rapport dans l’affaire Buloz, dont il fait tirer copie, — rien de plus…

… La Revue marche. On imprime à force et nous paraîtrons du 1er  au 5. Les annonces vont commencer demain dans les journaux et les abonnements commencent. Ne gardez plus le secret maintenant et faites au contraire l’article, vous et vos amis, de manière à nous assurer la matière abonnable du Berry et des environs. Soyez tranquille pour vos épreuves. Je ne dis plus adieu, mais au revoir.

Tout à vous,
Viardot.

Amitiés au bon Chopin, à Maurice, etc.

La Revue nouvellement éclose attira d’emblée l’attention générale autant par l’éclat des noms brillants de ses collaborateurs et de ses rédacteurs que par l’air de nouveauté qui y souffla dès les premiers numéros[287].

Dans les premières livraisons de la Revue indépendante nous trouvons immédiatement toute une série d’œuvres de George Sand, qui certes n’auraient pas été à leur place dans la revue de Buloz, confite en bienséances. C’est ainsi que dans le numéro 1 parut l’article Sur les poètes populaires et Horace, dans les numéros 2 et 3, la suite d’Horace et l’article sur Lamartine utopiste, dans le numéro 3, les Dialogues sur la poésie des prolétaires. Puis, en l’espace d’un peu plus de deux ans, — de novembre 1841 à mars 1844, — y parurent : au printemps de 1842, simultanément, avec la fin d’Horace, le commencement de Consuelo qui dura jusqu’au mois de mars de 1843, puis la Préface des Œuvres complètes de George Sand (écrite pour l’édition de Perrotin ; cette préface est comme une profession de foi) ; puis les articles sur Kourroglon, sur la Dernière publication de M. de Lamennais ; Jean Ziska, Procope le Grand, la Comtesse de Rudolstadt, l’article à propos de Fanchette, la Lettre à Lamartine, les articles sur les Adieux de de Latouche, Sur la littérature slave (à propos des leçons de Mickiewicz au Collège de France) et le roman d’Isidora.

On voit par les lettres de Leroux à Mme Sand que Viardot avait encore demandé à George Sand de faire pour le premier numéro de la revue un article de critique d’art et attendait d’elle quelques pages sur le Salon, mais cet article paraît ne point avoir été écrit[288].

Ni George Sand ni Leroux ne ménageaient rien, afin de donner de l’éclat à leur jeune revue. Leroux écrit à ce propos à Mme Sand :

Madame George Sand, rue Pigalle, n° 16.

Chère amie, ayez la complaisance de lire vos épreuves de Consuelo. Nous avons pensé, Viardot et moi, qu’il fallait frapper un grand coup. Nous prodiguons toutes nos richesses : Horace, Consuelo ; je crois que vous n’avez pas fait encore la suite du Dialogue. Ce serait donc pour l’autre livraison, avec la fin d’Horace ; et dans la suivante la suite de Consuelo. Tout cela nous paraît bien ; si vous n’êtes pas d’un autre avis, lisez vos épreuves que je vous envoie.

Votre ami,
P. Leroux.

Est-il nécessaire que je dise des amitiés à monsieur Chopin, à Maurice, à tous ?

Mme Sand, de son côté, ne négligeait rien pour faire, selon le désir de ses corédacteurs, la réclame de la revue parmi ses amis et ses connaissances ; elle se donnait toutes les peines du monde pour répandre les doctrines de Leroux, ne regardait, en sa suprême modestie, ses propres œuvres que comme un appât vain et inutile, ne servant qu’à attirer la foule.

Elle s’exprime en ces termes dans sa lettre inédite à Boucoiran du 6 novembre 1841 :

Cher Boucoiran, voilà une nouvelle revue qui va vous tomber comme une bombe. Prenez-en connaissance et vous ne direz plus, en lisant les admirables déductions de Leroux, que vous ne partagez pas toutes ses idées sur l’avenir des sociétés. Vous les partagez, mon ami, je le sais, moi qui vous connais tous les deux. Si vous croyez le contraire, c’est que vous ne l’avez pas encore lu assez ; je crois que désormais il s’explique très clairement et que votre cœur ne résistera plus à ce qui est pour vous comme pour moi l’expression de nos désirs et de nos aspirations incessantes.

Je vous fais envoyer le premier numéro de la Revue indépendante. Aidez-nous, faites-nous venir des abonnés. Répandez-nous le plus possible. Nous comptons sur vous. Leroux vous remercie de votre zèle pour son petit livre que vous trouverez reproduit avec le deuxième Discours dans notre Revue. Je lui ai payé vos douze exemplaires.

Un peu plus tard Mme Sand écrit à un vieil ami, M. Théodore de Seynes, dont Liszt et Mme d’Agoult lui avaient fait faire la connaissance à Lyon, en 1836, et qu’elle avait revu dans cette même ville en revenant de Majorque en 1839. (Cette lettre est aussi inédite) :

Paris, 23 décembre 1841.

Cher gentilhomme, d’abord dites à Mme Montgolfier que je ne comprends pas bien sa lettre, elle n’est pas assez explicite…

… Je vous remercie d’avoir pris un abonnement ; aidez-nous à en avoir tant que vous pourrez. Je vous dis cela, sans façon et sans embarras, car je ne suis pour rien dans l’administration pécuniaire de cette revue et ma bourse n’a rien à y gagner ni à y perdre. J’y suis rédacteur, voilà tout. Ma part de direction, ainsi que celle de Leroux, porte sur le côté intellectuel et moral, mais comme c’est enfin une revue créée par notre sentiment et notre jugement des choses, nous désirons son succès comme nous désirons celui de nos idées. Notre troisième associé, bien qu’intéressé matériellement à l’affaire, est aussi désintéressé par noblesse de cœur que nous le sommes par position. Je vous assure que nous sommes trois braves gens, nous entendant sur tous les points comme si nous ne faisions qu’un et je ne sais pas si dans toute la presse on peut citer un pareil phénomène. Je crois donc que nous ferons quelque chose de consciencieux et de sérieux qui ne sera pas sans fruit. Mes romans n’y seront que l’enseigne pour attirer les badauds, je les ferai de mon mieux pour attirer le plus de badauds que nous pourrons, ces badauds feront aller la machine, et le fond de l’œuvre, qui est de parler sans entraves et sans voile aux âmes sympathiques, s’accomplira, si Dieu le permet. Jusqu’ici la machine fonctionne bien et les abonnés viennent en foule. Il faut le dire, parce que la rivière attire toutes les eaux. Ainsi faites l’article pour nous et résignez-vous à donner l’élan à ces badauds par votre exemple. Je sens que vous aimerez de plus en plus les travaux de Leroux. Ils m’ont pris le cœur et l’esprit depuis bien des années et je souhaite à mes meilleurs amis tout le bien qu’ils m’ont fait, tout le calme qu’ils m’ont donné, toute l’ardeur et toute l’espérance dont ils m’ont rempli après une jeunesse de doutes, de souffrances sans but et sans clarté, que je ne voudrais pas recommencer pour tout au monde.

Soyez heureux de toutes façons, cher ami, et bénie soit la femme qui vous empêchera, vous aussi, de regretter les années écoulées. Ne nous verrons-nous pas un peu à Paris cet hiver ? Tâchez-y et, en attendant, ne nous oubliez pas. Chopin vous serre la main. Lui et moi sommes occupés à n’avoir presque pas le temps de nous voir, bien que nous demeurions sinon sous le même toit, du moins à mur mitoyen. Il donne des leçons tout le jour, moi je barbouille du papier toute la nuit. Mais si vous venez, nous mangerons notre soupe avec vous et vous verrez un intérieur tout à fait stoïque à présent…

Nous ne reviendrons plus à l’interminable lettre à Duvernet que nous avons déjà citée à deux reprises et qui eut pour but direct de gagner à la cause de Leroux cet ami d’enfance, quoique George Sand déclarât à la fin de cette lettre :

Si la Revue t’embête, en fin de compte, ne va pas croire que je trouve mauvais que tu la lâches. Nous avons des abonnés et nous n’imposons rien, même à nos meilleurs amis.

Dans les toutes dernières lignes de cette lettre, nous trouvons une nouvelle preuve de sa parfaite modestie littéraire :

Tu ne m’as pas dit un mot d’Horace. Pour cela, je te permets de n’en penser de bien ni aujourd’hui, ni jamais. Tu sais que je ne tiens pas à mon génie littéraire. Si tu n’aimes pas ce roman, il faut ne pas te gêner de me le dire. Je voudrais te dédier quelque chose qui te plût et je reporterais la dédicace au produit d’une meilleure inspiration.

On voit que Duvernet avait tardé à écrire à George Sand son opinion sur ce roman, mais un autre de ses amis, Emmanuel Arago, s’empressa de lui écrire la très curieuse lettre que voici :

(Sans date ni adresse.)


Ma chère amie,

Tu as bien fait de penser que je n’ai pas pu me reconnaître, dans ton dernier roman, dans le personnage d’Horace. Je n’ai pas eu, tu dois le croire, la moindre idée de cette nature en lisant la Revue indépendante ; et si l’on a répandu à ce sujet quelques méchants propos, j’y suis, pour ce qui me concerne, tout à fait étranger.

Plusieurs personnes, il est vrai, m’ont dit, avant que j’aie ouvert ton livre : « Horace, c’est vous ; et cet Horace est un homme dont on se moque. » À celles-là j’ai répondu : « Je n’ai pas lu le roman, mais j’affirme que vous vous trompez ; vous avez cru me reconnaître là où l’auteur n’a pas voulu me peindre ; si donc j’étais assez petit pour trouver dans cette affaire matière à se fâcher, ce serait contre vous, non contre lui. » À ceux qui m’ont tenu le même langage depuis que, par la lecture de ton œuvre, j’ai ajouté la certitude matérielle à la conviction morale, je n’ai pas répondu du tout ; je leur ai ri au nez, je me suis amusé de leur badauderie et de leur béotisme.

Et tu me connais assez bien, n’est-ce pas, pour avoir été persuadée, avant cette explication, qu’on ne t’avait pas rapporté autre chose que de misérables cancans ; et je te connais assez, moi, pour ne jamais te croire capable d’une action peu digne, — non, ce n’est pas vainement qu’on a vécu ensemble et dans l’intimité la plus vraie pendant de longues années, ce n’est pas vainement, lorsqu’on a du cœur et de l’intelligence, qu’on s’est voué réciproquement et pour toute la vie une affection fraternelle.

Rappelle-toi ce que nous nous sommes dit un soir dans la mansarde bleue : « Quoi qu’il arrive maintenant, et quelque événement qui vienne nous séparer, nous serons sacrés l’un pour l’autre. »

Je n’ai pas oublié cette parole, et je suis assuré que tu t’en souviens comme moi.

Répondrai-je à présent aux reproches que tu m’adresses sur notre séparation ? Non, j’aime mieux me taire ; il est des choses qui se comprennent et ne s’expliquent pas, des faiblesses, des torts, dont on s’absout soi-même si l’on interroge son cœur et dont l’on ne peut pas se défendre.

Embrasse pour moi tes enfants, serre la main à mes amis.

Emmanuel.

Cette lettre, outre qu’elle témoigne du caractère sympathique et franc de son auteur, est d’autant plus intéressante qu’il appert de la correspondance de Mme Sand avec Étienne Arago, oncle d’Emmanuel, avec différentes autres personnes et même avec Emmanuel lui-même, qu’effectivement on semble avoir reconnu en lui certains traits peu sympathiques dont George Sand avait doté son Horace : futilité, légèreté, égoïsme, vanité, amour de la pose et indifférence intime pour les graves intérêts sociaux, déguisée sous de grandes phrases libérales.

Parlons à présent du roman même.

Horace est un homme très bien doué ; il peut devenir un écrivain hors ligne, un excellent homme de loi, un brillant orateur politique ; il a beaucoup d’esprit, il est sensible à tout ce qui est bon, comprend tout ce qui est grand et beau, il a de l’imagination, de l’éloquence, il est capable d’enthousiasme et d’enthousiasmer ses auditeurs, mais… mais… il y a en lui tant de ces mais, qu’ils forment un seul mais énorme, appelé la personnalité ; toutes ses capacités et toutes ses qualités sont paralysées par l’égoïsme, la vanité, l’amour-propre, l’adoration même de sa propre personne. Aussi Horace ne devient qu’un beau parleur, un enthousiaste à froid, un de ces hommes de rien si fréquents parmi les intrus de l’élite intellectuelle. La société européenne fourmille de cette espèce, depuis la grande Révolution qui a tout bouleversé, tout embrouillé. Horace est le fils d’un petit bourgeois de province. C’est grâce à de suprêmes sacrifices, aux économies de sa femme, une ancienne paysanne, que le père fournit à son fils les moyens d’aller terminer son éducation et de faire son droit à Paris. Ses pauvres parents se privent de tout, espérant que dans peu d’années leur cher fils sera un homme arrivé ; et le cher fils laisse filer les aimées, toujours sur le point de devenir quelque chose, de choisir une carrière qui lui convienne, en critiquant toutes celles qui se présentent, et… ne faisant rien ! Il a de si sublimes aspirations et des rêves si grandioses que ni le barreau ni la médecine ne peuvent le satisfaire. La carrière politique lui semble également indigne d’un être tel que lui. Il aurait peut-être consenti à devenir homme de lettres et il « ébauche » une dizaine de romans, de drames et de nouvelles, mais quand il s’agit de les écrire, il se borne à inscrire au haut de feuillets tout blancs : « Chapitre premier » ou « acte premier »[289]. Le labeur, le dévouement entier à n’importe quelle œuvre — à l’art, à la science — lui sont choses impossibles. Il passe son temps en débats interminables, en pérorant dans tous les cafés du Quartier où il charme et subjugue par le feu de son éloquence, par sa critique acerbe du régime actuel et même par sa figure originale et attrayante tous les rapins, ses camarades, qui l’écoutent avec componction.

À son âge les simples mortels, habitants du Quartier Latin, s’éprennent non seulement de sciences, mais aussi de Lisettes et de Musettes et se mettent en d’honnêtes et illégitimes ménages avec ces modestes grisettes, modistes et fleuristes. C’est ainsi que l’étudiant en médecine, Théophile — au nom duquel nous parle l’auteur — vit en une union vertueusement illégale, avec une grisette archi-vertueuse, du nom d’Eugénie. Mais Horace méprise de si vulgaires amours et rêve de rencontrer quelque beauté idéale, avec laquelle il filerait le parfait amour, — amour grrrandiose, cela s’entend.

Il ne rencontre qu’une certaine Mme Poisson, la femme d’un restaurateur, qu’il se met à courtiser, pour la belle raison qu’elle ne fait aucune attention aux autres étudiants.

Mme Poisson, qui s’appelle Marthe, n’est point la femme de Poisson, mais bien une pauvre jeune villageoise, qu’il a séduite. Elle est aimée en silence par un autre ami de Théophile, Paul Arsène, surnommé le Mazzacio, son « pays », apprenti bijoutier et présentement élève de l’atelier Delacroix. Pour pouvoir soustraire Marthe à son avilissement, Paul Arsène, la mort dans l’âme, mais avec une abnégation suprême et inébranlable, abandonne ses rêves d’art et devient d’abord simple ouvrier, puis garçon de restaurant chez Poisson ; il fait venir de la campagne ses deux sœurs, prépare la fuite de Marthe, la place avec ses sœurs chez Eugénie, puis l’assiste et la secourt à son insu, grâce à cette même Eugénie.

Horace ignore tout cela et éprouve un mépris profond pour cet homme vil qui a préféré à « l’art divin » le « honteux métier de laquais ». En même temps, jaloux des bons rapports qui existent entre lui et Marthe, aiguillonné par l’amour-propre et la vanité, il se met à courtiser assidûment cette dernière et s’efforce de la séduire, de l’éblouir par ses discours.

Marthe, sous son extérieur modeste, cache une âme sensible, des aspirations vagues vers tout ce qui est beau, une nature artiste qui n’a pas encore eu l’occasion de se manifester ; n’ayant rien vu dans sa vie de vraiment sublime, en étant instinctivement avide, elle prend toutes les belles phrases d’Horace pour de l’or pur, s’éprend de cet égoïste éloquent et devient sa maîtresse, son esclave soumise ; elle se plie docilement à toutes les exigences, tous les caprices et toutes les bizarreries de son amour-propre illimité. Par vanité et par jalousie, il l’oblige même à rompre avec ses meilleurs amis, à tout quitter et à vivre avec lui ouvertement et même à ne point travailler : son orgueil s’offusque à l’idée que Marthe gagne sa vie l’aiguille à la main comme la première modiste venue ; il lui défend même de raccommoder leurs vêtements, trouvant que c’est trivial, peu poétique. Mais, ne faisant rien, il mange tout ce qu’il possédait et tombe dans la misère. Cela amène des querelles et des disputes entre les deux amants. Leur position leur pèse d’autant plus, que ne faisant rien du matin au soir, ils ne peuvent ni espérer un avenir meilleur ni s’aider d’aucune façon. Marthe reprend toutefois son ancien métier, car bientôt on n’aura plus de pain. Horace ne peut tolérer la vue de Marthe travaillant. Il en était ainsi pour Musset : il ne pouvait s’habituer à voir Mme Sand gagner sa vie en écrivant. L’ennui et le désœuvrement poussent Horace à chercher des distractions au dehors. Marthe pleure et se désole, elle l’attend des journées entières, son air malheureux le met hors de lui ; le fait seul qu’elle l’ait attendu lui semble — tout comme à Musset encore — « du despotisme et une atteinte à sa liberté… ». Et sur ces entrefaites Marthe devient enceinte. Horace éclate de colère, alors la pauvre femme s’empresse de l’assurer qu’elle s’est trompée, puis un beau jour elle disparaît. Tout le monde croit qu’elle s’est suicidée. Horace se désespère, mais comme il entre dans son cœur plus de vanité et d’amour-propre que de véritable amour, il se console bientôt… par sa propre éloquence. Son chagrin s’épanche en paroles, en larmes, en exclamations, en tirades, mais il se borne à rechercher Marthe à la Morgue, où ce n’est pas même lui, mais des amis fidèles de Marthe qui entrent. Puis, très vite, il oublie aussi bien Marthe que ses remords : il se calme.

Sur ces entrefaites, le choléra se déclare à Paris, puis l’émeute de 1832 se prépare, dont l’un des chefs fut un certain Jean Laravinière, « le président des bousingots » — c’est ainsi qu’on appelait alors la partie tumultueuse des étudiants ; « émeutiers et bambocheurs », ils passaient leur temps dans les théâtres, les cafés et les places publiques plus que dans les salles d’études. Ce Jean Laravinière — un vrai type inoubliable, esquissé par George Sand avec un humour plein de sympathie — est un bonhomme magnifique. Il est pauvre, laid comme les sept péchés capitaux, timide avec les femmes, parce qu’il adore l’idéal et que son cœur est facile ; mais, craignant la moquerie, il préfère tout blaguer, rire des autres et de lui-même, tout en poursuivant tout doucement « sa ligne » (qui est la révolution), en conspirant, et même en s’approvisionnant d’armes pour l’insurrection. Horace tombe chez lui au moment où il passe en revue son magasin d’armes, — ce qui sert de prétexte plausible à Horace pour se répandre en sympathies républicaines. Laravinière qui adore secrètement Marthe et qui, vivant dans sa maison, fut témoin de toutes ses souffrances, déteste Horace, mais, naïf, il croit à toute parole ardente et, sans hésiter, il inscrit Horace au nombre de ses futurs compagnons d’armes. Cependant dès que l’odeur de la poudre se fait vraiment sentir et que l’ombre noire des événements futurs se projette dans l’air, subitement… Horace prétend que sa mère est malade en province, et après avoir éloquemment débattu devant Théophile la question de l’opportunité ou de la non-opportunité de prendre part à des actions dont la suprême justice lui semble douteuse, Horace va rejoindre… sa maman et écrit à Laravinière une lettre où il lui annonce l’impossibilité de prendre part à son entreprise. Surviennent le 5 et le 6 juin 1832. L’émeute se termine par les répressions sanglantes ; une poignée d’insurgés résiste jusqu’à la dernière extrémité et se barricade près de l’église de Saint-Merry, mais les troupes les entourent, et tous ceux qui ne sont point tués ou blessés à mort tombent entre les mains du pouvoir. Laravinière est atteint par plusieurs balles et tombe foudroyé. Paul Arsène, auquel rien ne sourit plus depuis la disparition de Marthe, combat à ses côtés et voudrait mourir, mais Laravinière, en voyant que tout est perdu, ne lui permet plus de rester parmi les combattants et lui rappelle que peut-être Marthe vivante peut avoir besoin de son aide. Alors Paul Arsène se jette dans la première porte venue, s’élance au grenier, se glisse d’un toit à un autre, et, tantôt sautant, tantôt rampant sur les pentes vermoulues, parvient ainsi à s’échapper du quartier cerné par les troupes. Enfin, épuisé par la fatigue et la perte de son sang, à bout d’espoir, il roule contre la fenêtre d’une mansarde et tombe en brisant le carreau au beau milieu d’une petite chambre.

Cette page du roman, concise et puissamment écrite, est, malgré son air fantastique, si pleine de réalité, respire tellement la véracité, qu’il est fort probable que George Sand ne l’inventa pas, mais la transcrivit, telle qu’elle lui fut contée par l’un des étudiants qui la fréquentaient, lorsqu’elle vivait avec Sandeau dans la petite mansarde du quai Saint-Michel, ou par quelque ouvrier qui avait réellement accompli un semblable steeple-chase terrible, dans ces journées non moins horribles[290].

Cet épisode se termine toutefois d’une manière déjà parfaitement « littéraire », voire romantique. Grâce au sort et à l’auteur, Paul Arsène casse les vitres de la mansarde même où Marthe vient de mettre au monde son enfant. Elle reconnaît cet ami bien véritablement « tombé du ciel » et qu’elle avait impitoyablement oublié à cause d’Horace ; elle le soigne comme elle peut, n’osant pas appeler un médecin (ceux-ci dénonçaient alors assez souvent leurs clients à la police), elle le dérobe aux recherches de cette police et le sauve d’une mort certaine. Marthe ne s’abuse plus sur le compte d’Horace, elle sait apprécier le modeste Arsène, si plein de tendresse et d’abnégation. Lui, par amour pour elle et par un sentiment de suprême pitié, se décide à adopter l’enfant d’Horace. Pendant quelque temps, les pauvres jeunes gens souffrent de la plus noire misère, Paul Arsène s’essaye aux métiers les plus durs : il tombe enfin par hasard dans un petit théâtre de banlieue. Il se risque sur les planches et s’expose à un échec complet, mais il utilise son talent de dessinateur, devient costumier, décorateur, puis reçoit une place de caissier. Marthe entre aussi à ce théâtre en qualité de couturière, mais elle est réellement douée d’un grand talent artistique ; elle y débute avec succès, puis on l’engage au Gymnase. Elle a trouvé sa vocation. C’est alors qu’Horace réapparaît sur son chemin.

Il n’a point perdu son temps en province auprès de sa maman, qui se porte à merveille. Ayant fait un peu auparavant, — toujours par l’intermédiaire de Théophile, qui appartient à T aristocratie rurale, — la connaissance d’une certaine vicomtesse de Chailly, il a renoué des relations avec elle et, en profitant de la liberté des mœurs campagnardes, est devenu un assidu de sa maison et bientôt son cavaliere servente.

Cette vicomtesse, il faut en convenir, rappelle singulièrement une certaine comtesse que l’ami Piffoël admirait, naguère encore, et pour laquelle George Sand écrivit la dédicace si éloquente de Simon. Son portrait rappelle celui de la « blanche Arabella » du Journal de Piffoël[291] ou de la « Péri à la robe bleue » des Lettres d’un voyageur, vu dans un miroir concave.

Elle est svelte jusqu’à la maigreur, gracieuse dans ses mouvements jusqu’à l’affectation, habillée de robes artistiquement taillées, coiffée inimitablement, — qu’on se souvienne « des robes de mille francs » dont parlait Liszt, des coiffures irréprochables d’ « Arabella » décrites par le major Pictet[292], et de ce que même à Nohant, la comtesse amenait sa femme de chambre, Mme Chevreuil, connue par son adresse à coiffer les beaux cheveux blonds de sa maîtresse. Or, la vicomtesse de Chailly n’a de beau que sa chevelure. Mais laissons parler l’auteur d’Horace :

La vicomtesse Léonie de Chailly n’avait jamais été belle, mais elle voulait absolument le paraître, et à force d’art elle se faisait passer pour jolie femme. Du moins, elle en avait tous les airs, tout l’aplomb, toutes les allures et tous les privilèges. Elle avait de beaux yeux verts d’une expression changeante qui pouvaient non charmer, mais inquiéter et intimider. Sa maigreur était effrayante et ses dents problématiques, mais elle avait des cheveux superbes, toujours arrangés avec un soin et un goût remarquables ; sa main était longue et sèche, mais blanche comme l’albâtre et chargée de bagues de tous les pays du monde. Elle possédait une certaine grâce qui imposait à beaucoup de gens. Enfin elle avait ce qu’on peut appeler beauté artificielle.

La vicomtesse de Chailly n’avait jamais eu d’esprit, mais elle voulait absolument en avoir, et elle faisait croire qu’elle en avait. Elle disait le dernier des lieux communs avec une distinction parfaite et le plus absurde des paradoxes avec un calme stupéfiant. Et puis elle avait un procédé infaillible pour s’emparer de l’admiration et des hommages : elle était d’une flagornerie impudente avec tous ceux qu’elle voulait s’attacher, d’une causticité impitoyable pour tous ceux qu’elle voulait leur sacrifier. Froide et moqueuse, elle jouait l’enthousiasme et la sympathie avec assez d’art pour captiver de bons esprits accessibles à un peu de vanité. Elle se piquait de savoir, d’érudition et d’excentricité. Elle avait lu un peu de tout, même de la politique et de la philosophie ; et vraiment c’était curieux de l’entendre répéter, comme venant d’elle, à des ignorants, ce qu’elle avait appris le matin dans un livre, ou entendu la veille à quelque homme grave. Enfin, elle avait ce qu’on peut appeler une intelligence artificielle.

La vicomtesse de Chailly était issue d’une famille de financiers[293], qui avait acheté ses titres sous la Régence, mais elle voulait passer pour bien née, et portait des couronnes et des écussons jusque sur le manche de ses éventails. Elle était d’une morgue insupportable avec les jeunes femmes et ne pardonnait pas à ses amis de faire des mariages d’argent. Du reste, elle accueillait assez bien les jeunes gens de lettres et les artistes. Elle tranchait avec eux de la patricienne tout à son aise, affectant, devant eux seulement, de ne faire cas que du mérite. Enfin, elle avait une noblesse artificielle comme tout le reste, comme ses dents, comme son sein et comme son cœur…

L’auteur d’Horace qui munit sa vicomtesse de ce signalement peu flatteur n’oublia point d’y ajouter certains « signes spéciaux » qui font définitivement reconnaître dans ce portrait, fait par une main féminine hostile, la copie un peu dénaturée d’un original jadis très cher au cœur amical du Voyageur. Pour les bien apprécier il faut lire d’abord dans ce même Journal de Piffoël, où nous avions trouvé la page si poétique consacrée en 1837 à la blonde et éthérée « princesse »[294] les pages datées des 7 et 19 janvier 1841 (le moment où s’écrivait Horace) tracées par une plume assez irrévérencieuse et fort envenimée, et consacrées cette fois à trois « amies », dont les noms sont soigneusement coupés aux ciseaux, pas assez soigneusement pourtant pour ne pas être retrouvés aux pages suivantes :

« Je ne les ai jamais craints », — y avons-nous lu à propos de Heine et du Malgache, — « le véritable esprit n’est jamais méchant qu’avec les méchants… » Et voici ce que le « docteur Piffoël » ajoute immédiatement après :

Vraiment j’ai bien plus peur de cette maigre et pointue mijaurée que (coupure)[295] a prise pour femme (coupure) que des plus terribles satiriques. C’est qu’elle est bornée, envieuse, malveillante ; c’est que son esprit est aussi petit que son nez et son cœur aussi étriqué que son… C’est qu’elle ne comprend rien et ne peut rien comprendre. Tout lui paraît crime, animosité, danger, tout porte atteinte à sa personnalité. Alors, pour se défendre et se venger, elle essaye de diffamer, mais comme elle voit tout faux et comprend tout de travers, sa médisance se transforme en calomnie, à son insu peut-être. De telles femmes (il y en a beaucoup), il faut se préserver comme de la peste et ne jamais leur permettre de jeter un coup d’œil dans votre intérieur. On n’y gagne rien, car elles rêvent et composent des romans d’iniquité contre vous. Mais du moins on n’a pas à se reprocher de leur avoir fourni des armes, et tout est faux dans leurs discours, jusqu’à l’apparence.

(Coupure) en est une autre, avec plus de gaieté et d’effronterie.

(Coupure) une autre avec plus d’esprit, de perfidie et de véritable méchanceté. Toutes trois sont dévorées par l’envie et rongées par le désespoir de ne pas être aimées.

De Latouche répondait un jour à (coupure) qui lui confiait modestement qu’on l’avait surnommée la « muse de la patrie » : — La musement (l’amusement).

Mme Dorval, à qui Mme d’Agoult venait de faire mille gracieusetés, se retourne vers moi et me dit : Comment appelles-tu ce coquillage ?

Quant à la Didier, Delacroix lui a donné un si drôle de surnom que je n’oserais l’écrire. Je crois bien que si elle le savait, elle en mourrait de rage. — Trois pauvres femmes !…

Immédiatement après ces lignes vient le portrait non moins piquant, mais sympathique au fond, de Mme Hortense Allart, qui se termine par une comparaison entre elle et la comtesse d’Agoult, toute en faveur de Mme Allart.

Mme (coupure) m’a été longtemps antipathique. Mais j’ai toujours estimé en elle de grands côtés de caractère. Elle m’a blessée par des petitesses et les a grandement réparées. Elle est petite, maigre, mal mise et mal faite ; jolie pourtant. Elle n’a de grâce que dans les fossettes des joues, et son sourire rachète toute sa personne. Latouche disait que c’était un joli petit pédant, couleur de rose[296]. Chopin dit que c’est un écolier en jupons. Elle avait de superbes cheveux blond cendré il y a six ans. En Italie, ils sont devenus bruns, ce qui ne lui va pas plus mal. Elle ne les teint pas, car elle n’a pas l’apparence de coquetterie. Elle n’en a pas même assez, car elle manque absolument de charme, et sauf Bulwer qui l’a aimée mal et longtemps, je n’ai jamais vu un homme à qui elle plût. Il me semble que si j’étais homme, elle me plairait pourtant, car j’adore les femmes sans affectation, et elle est admirablement naturelle[297].

C’est un être très singulier, doué de grandes vertus à coup sûr, et rempli de contrastes et d’inconséquences. Perfide sans méchanceté, pédante sans vanité, érudite sans vrai savoir, sérieuse sans profondeur et restant superficielle en voulant toujours aller au fond de tout. Elle a rempli ses devoirs de mère comme bien peu de femmes eussent été capables de le faire et il ne semble pourtant pas qu’elle ait dans le cœur la plus légère tendresse pour quoi que ce soit. Sa vie est pleine de romans et elle ne vous parle que de ses amours et de ses passions. Elle vous conte ses douleurs du ton le plus tranquille et le plus résolu. Elle vous confie ses faiblesses de la façon la plus cynique. Elle pose un système et met en pratique un amour principal dans la vie, et des infidélités à discrétion pour tuer le temps et soulager les nerfs. Vraiment elle n’est pas belle à entendre sur ce chapitre, quoiqu’elle y porte un esprit dégagé et une franchise très originale. Mais avec tout cela elle me fit l’effet de n’avoir ni sens, ni enthousiasme, ni tendresse, Et puis elle parle histoire, philosophie, religion, politique avec une abondance froide et une érudition frivole, et tout d’un coup elle vous quitte pour aller donner à téter à son enfant. Un enfant qui, dit-elle, est laid, gros, fort et méchant comme la passion brutale qui l’a procréé.

Mme…[298] écrivait d’Italie l’an dernier à Mme…[299] en post-scriptum d’une longue lettre consacrée à demander des robes et des chapeaux : « À propos ! J’oubliais de vous dire que je suis accouchée à Rome le mois dernier d’un garçon que j’y ai laissé. Mme… en a fait autant de son côté. »

Il y a pourtant cette différence que Mme… emporte ses enfants, les nourrit, les élève ; elle leur donne son nom, son temps et sa vie. Tandis que l’autre les abandonne, les oublie, les fait élever dans un taudis, tout en vivant dans le velours et l’hermine, ni plus ni moins qu’une femme entretenue, et ne s’occupe de sa progéniture pas plus que d’une portée de chats…

On sait qu’effectivement la comtesse d’Agoult avait abandonné les enfants de son mariage à sa mère, Mme de Flavigny ; que c’est la mère de Liszt qui élevait les enfants de Liszt et qu’enfin un enfant fut temporairement laissé par la comtesse à Rome, chez des étrangers.

Abandonner ses enfants, voilà ce que George Sand ne pouvait pardonner à la comtesse, elle qui fut toujours si véritablement maternelle. Voilà ce que l’auteur d’Horace ne pardonne également pas à sa vicomtesse, qui oublie complètement ses enfants et les abandonne aux soins de sa belle-mère. C’est là un de ces « signalements spéciaux » mentionnés plus haut. Nous en trouvons un autre encore. Après un gai souper, copieusement arrosé, une certaine personne assez peu respectable, surnommée « la Proserpine », adresse à Horace à propos de la vicomtesse de Chailly la phrase qu’elle semble avoir lue dans le Journal de Piffoël : « Votre vicomtesse est sèche, reluisante et anguleuse comme un coquillage (!). »

Il est très curieux de noter que Balzac et Heine s’expriment sur le compte de Mme d’Agoult en des termes qu’on dirait copiés tantôt sur le Journal de Piffoël et tantôt sur le texte d’Horace. Ainsi par exemple Balzac écrit à Mme Hanska[300] que lors de l’impression de Béatrix il avait dû enlever quelques bons mots « de Camille Maupin sur les os de Béatrix… ». Or Balzac avait peint George Sand sous les traits de « Camille Maupin » ou « Mlle de Touches », et Béatrix, l’héroïne du roman de ce nom, est la comtesse d’Agoult[301].

Balzac écrit encore à la même[302] :

Marie d’A… est un effroyable animal du désert (tel est le mot des rats de l’Opéra pour désigner ces espèces de femmes). Liszt est très heureux d’en être quitte. Elle est devenue journaliste avec G… Elle se donne, comme la princesse Belgiojoso, le genre d’abandonner ses enfants. Elle m’a fait des coquetteries, m’a invité à dîner, j’y ai dîné deux fois, une avec Ingres, l’autre avec Hugo. Elle est prétentieuse à ne pas enfin être supportée deux heures. J’ai fui pour toujours…

Le lendemain, Balzac écrit encore à la même :

Elle écrit énormément dans la Presse sous le nom de Daniel Stem. C’est la petite-fille des Bethmann de Hambourg ou de Francfort, et elle fait la grande dame comme son frère, M. de Flavigny, fait le diplomate. Elle est Tourangelle. J’ai trouvé assez fat à elle de se reconnaître dans Béatrix…[303].

Heine, de son côté, dans ce même passage de son livre De l’Allemagne où il déclarait a ne point craindre George Sand et les jolies femmes autoresses » (nous l’avons cité déjà)[304], dit, à l’instar du docteur Piffoël, qu’il en existe pourtant de bien dangereuses, par exemple une certaine comtesse mystérieuse ; et il raconte ce qui suit :

Hier encore un mien ami me raconta à ce propos une histoire effrayante. Il avait parlé à l’église de Saint-Merry à un jeune peintre allemand qui lui dit mystérieusement : « Vous avez attaqué dans un article allemand Mme la comtesse de ***. Elle l’a appris et vous êtes un homme mort si cela se répète. Elle a quatre hommes qui ne demandent pas mieux que d’obéir à ses ordres… » N’est-ce pas vraiment effrayant ? Est-ce que cela n’a pas tout l’air d’un roman d’horreurs et de revenants, de Mme Anna Radcliffe ? Est-ce que cette femme n’est pas une espèce de Tour de Nesle ? Elle n’a qu’à faire un petit signe de la tête, et quatre spadassins se ruent sur vous et c’en est fait de vous, sinon physiquement, du moins moralement. Mais comment cette dame arrive-t-elle à avoir une si sinistre puissance ? Est-elle si belle, si riche, si noble, si vertueuse, si pleine de talents, qu’elle exerce un pouvoir si illimité sur ses séides, et que ceux-là lui obéissent si aveuglément ? Non, elle ne possède point ces dons de la nature à un trop haut degré. Je ne veux pas dire qu’elle soit laide, nulle femme n’est laide. Mais je puis assurer avec insistance que si la belle Hélène avait ressemblé à cette dame, alors la guerre de Troie n’aurait point éclaté, le château de Priam n’aurait point été consumé et Homère n’aurait jamais chanté le courroux d’Achille, fils de Pelée. Elle n’est pas aussi riche non plus ; et l’œuf, dont elle brisa la coque en naissant, ne fut point l’œuvre d’un dieu, ni pondu par une fille de roi, de sorte que, même par rapport à sa naissance, elle ne peut pas être comparée à Hélène ; elle provient d’une maison bourgeoise de commerçants de Francfort. Ses trésors ne sont également pas aussi grands que ceux que la reine de Sparte emporta avec elle lorsque Paris, qui jouait si bien de la cithare (le piano n’ayant pas encore été inventé), l’enleva de là ; au contraire, les fournisseurs de la dame soupirent qu’elle ne leur aurait point encore payé son dernier râtelier. Ce n’est que sous le rapport de la vertu qu’elle peut être considérée comme l’égale de Mme Ménélas…

Il nous semble que ces deux passages de Heine — sur la bonté de George Sand et celui sur la dangereuse comtesse — sont une vraie contre-partie des deux passages du Journal de Piffoël : 1° Je ne l’ai jamais craint (Heine) et 2° Vraiment j’ai bien plus peur de… (Mmes les amies). Et les lignes de Heine, commençant par les mots : Non, elle ne possède point ces dons de la nature à un trop haut degré, etc., produisent l’impression d’une paraphrase tout à fait « heinesque » du passage d’Horace : La vicomtesse de Chailly n’avait jamais été belle… la vicomtesse de Chailly n’avait jamais eu d’esprit… la vicomtesse de Chailly était issue d’une famille de financiers… elle avait une noblesse artificielle comme tout le reste… comme ses dents…, etc.

Bref, l’auteur d’Horace, oubliant son pseudonyme masculin, n’a pas pu se priver du plaisir tout féminin d’égratigner tant soit peu cette amie, ancien objet de ses « litanies ». (V. Simon.) De son côté Mme d’Agoult ne pouvait pardonner à « George » la victoire remportée sur Chopin et ne trouvait rien de mieux à faire qu’à se moquer de lui et même de son état maladif. De même la vicomtesse de Chailly ne souffre pas que ceux qui fréquentent son salon ne deviennent immédiatement ses adorateurs. Elle entreprend donc sans tarder la conquête d’Horace. Mais lui aussi veut « primer » et vaincre ses rivaux. Et voici que des deux côtés commence un assaut en forme, qui se termine, certes, par une double défaite. Malheureusement c’est l’histoire de la faux et de la pierre ! La vicomtesse et Horace sont tous deux dominés par la personnalité, tous deux sont vaniteux et en proie à ce que Spurzheim aurait, au dire de l’auteur, nommé l’approbativité : la soif de l’approbation universelle et de la reconnaissance générale de leurs qualités. La vicomtesse cherchait dans l’amour d’Horace une nouveauté piquante, une admiration romantique et absolue, qui ne ressemblerait pas aux flirts mondains et l’aurait encore rehaussée aux yeux de tout le monde. Horace, comme elle, est incapable d’un attachement. Au contraire, sa vanité désire afficher sa victoire sur cette lionne aristocratique, prétendue inaccessible. Ceci est contraire à toute correction. Et puis la vicomtesse n’est point une Marthe. Elle n’entend pas afficher sa liaison, mais l’envelopper de mystère.

Horace est pourtant d’une autre caste, il n’est policé qu’à la surface. Il commet donc une série de bévues et de fautes impardonnables ; il les commet toujours à cause de sa vanité irréfrénée, de son incapacité à oublier sa chère personne pour autrui, et il compromet la vicomtesse. Il en est outrageusement puni par elle (la comtesse d’Agoult railla jadis de même le pauvre Pelletan) ; il est à jamais banni de ce clan mondain, et la vicomtesse se venge en l’empêchant d’épouser une riche héritière ou une veuve non moins riche et de satisfaire par là sa passion de briller.

Lors de son flirt avec la vicomtesse, et toujours poussé par son désir vaniteux de parvenir n’importe comment, Horace avait débuté dans la carrière littéraire en écrivant un roman sur ses amours avec Marthe et sur son prétendu suicide. Le roman eut du succès. Mais quand, après la débâcle de toutes ses vaniteuses espérances, Horace reprend la plume, il échoue complètement ; il manque de sincérité et d’idées générales auxquelles il se serait dévoué et qui, en l’enthousiasmant, eussent enthousiasmé ses lecteurs. Le roman ne vaut rien, sa carrière littéraire semble à jamais finie. Il n’a plus d’argent, tout est perdu au jeu, vendu, engagé. Sa position est désespéré. Il se décide alors à dompter sa fierté et à reparaître sous un prétexte plausible chez Eugénie et Théophile qu’il avait si ingratement quittés à cause de son amour-propre et de sa superbe.

C’est à ce moment qu’il rencontre de nouveau Marthe et Paul Arsène. Horace arrive chez Théophile juste le jour où on y apporte son enfant ; il apprend le rôle honteux et égoïste qu’il a joué et la magnanimité de Paul Arsène. L’amour-propre d’Horace ne lui permet point cependant de se reconnaître vaincu, il préfère exprimer sur le compte de Marthe les suppositions les plus outrageantes, plutôt que de reconnaître l’indignité de sa propre conduite.

Alors recommence l’éternelle histoire : à peine a-t-il vu Marthe sur le théâtre dans tout l’éclat de ses succès et de sa beauté épanouie, qu’il s’imagine en être encore amoureux ; il se met à la courtiser de nouveau et n’admet pas que Marthe puisse ne plus l’aimer — lui ! Il se remet donc à « divaguer », à se répandre en paroles et en protestations, mais il doit enfin avouer sa défaite. Cependant, toujours désireux de jouer un « rôle remarquable », il commence soudainement à s’extasier sur l’ « héroïsme » de Paul Arsène, sur la beauté de son sacrifice, à s’attendrir sur Marthe et sur son marmot et à s’abandonner à un repentir fort beau et très émouvant, ce qui lui attire les sympathies générales et lui fournit l’occasion de… se répandre encore en de nouveaux torrents d’éloquence. Comme toujours encore, le sentiment vrai parle en lui simultanément avec le désir de paraître quelque chose d’extraordinaire. Cette fois c’est sa « grandeur d’âme » qui doit le faire admirer à tout le monde. Mais cet élan se refroidit très vite. Il ne dure qu’un jour. Horace se met à souffrir en pensant à son rôle peu brillant dans l’avenir, il se met à « penser à Marthe un peu plus qu’à Arsène et à lui-même plus qu’à son fils ». Il poursuit même Marthe de ses protestations passionnées et de ses subites apparitions chez elle ; un beau jour il la menace même de la tuer et de se tuer, — crime dont le sauve Laravinière (soudainement ressuscité), qui lui fait descendre l’escalier quatre à quatre. Après cela il ne reste à Horace plus rien à faire qu’à partir immédiatement pour l’Italie, — grâce au seul ami mondain qui lui reste et lui en procure les moyens, — tout comme George Sand les procura jadis à Sandeau, auquel Horace ressemble en plus d’un point. En outre, Horace part pour l’Italie presque à la même date que Sandeau, — le 25 mai 1833 ! Nous apprenons aussi son odyssée ultérieure :

Il a vu l’Italie, il a envoyé aux journaux et aux revues des descriptions assez remarquables et très poétiques auxquelles personne n’a fait attention : aujourd’hui le talent est partout. Il a été précepteur chez un riche seigneur napolitain et je le soupçonne d’en être sorti avant d’avoir mené ses élèves en quatrième pour avoir fait la cour à leur mère ! (Nous soupçonnons l’auteur de s’être encore souvenu ici de l’été de 1837 et d’Eugène Pelletan !…) Il a composé ensuite (comme Mallefille !) un drame flamboyant qui a été sifflé à l’Ambigu. Il a refait trois romans sur ses amours avec Marthe, et deux sur ses amours avec la vicomtesse. Il a écrit des premiers-Paris d’une politique assez sage dans plusieurs journaux de l’opposition. Enfin, ayant moins de succès en littérature que de talent et de besoins, il a pris le parti d’achever courageusement son droit ; et maintenant il travaille à se faire une clientèle dans sa province, dont il sera bientôt, j’espère, l’orateur le plus brillant… (tout comme Emmanuel Arago).

Au cours de notre récit nous avons maintes fois signalé certains traits du caractère et de l’existence d’Horace qui rappelaient tantôt l’un, tantôt l’autre des commensaux de George Sand, petits bourgeois et intellectuels faisant leur chemin soit dans la littérature, soit au barreau, soit à la tribune. Nous avons cité la lettre d’Emmanuel Arago qui prouve que plusieurs contemporains avaient cru le reconnaître dans le héros de ce roman. Dans sa Dédicace à Charles Duvernet et dans la préface, écrite pour l’édition de 1855, George Sand dit que ce roman lui fit beaucoup d’ennemis, un grand nombre de gens ayant cru se reconnaître dans le personnage d’Horace ; elle assure qu’elle et Duvernet l’avaient « certainement connu, mais disséminé entre dix ou douze exemplaires », parce que les traits typiques d’Horace se rencontrent chez beaucoup de personnes, et que le trait qui leur est commun à toutes est la personnalité. Donc, tout en niant avoir peint un portrait spécial, George Sand convenait que ce portrait ressemblait à beaucoup d’individus qu’elle avait connus. Cette ressemblance frappa les lecteurs contemporains et surtout les amis berrichons de la romancière.

Rappelons que deux ans auparavant avait paru un recueil de nouvelles, les Revenants, par Sandeau et Houssaye ; parmi elles il y en avait une intitulée aussi Horace. C’était un épisode détaché de Rose et Blanche, ce premier roman fait par George Sand en collaboration avec Jules Sandeau. Le héros était le prototype de tous les héros négatifs des futurs romans de Mme Sand : un hâbleur égoïste, imposant aux autres son froid enthousiasme, mais aussi incapable d’un sentiment absolu que d’une activité décidée. Rappelons aussi que c’est en 1839 que parut le roman de Sandeau, Marianna, — une sorte d’Indiana refaite par Sandeau, c’est-à-dire la peinture des premiers orages romanesques de la vie de George Sand. Nous présumons que ce double souvenir de son premier ami passionnel et littéraire influença la genèse du roman de Mme Sand : il n’y a donc rien d’étonnant si dans Horace Dumontet on trouve tant de ressemblance et avec Sandeau lui-même et avec l’Horace de leur premier roman. Il nous semble très naturel aussi que Mme Sand ait situé le lieu et l’action de son roman justement à l’époque et dans le milieu où vécurent les jeunes auteurs de Rose et Blanche : modestes mansardes sur un quai du Quartier latin, d’où se découvrait une vue magnifique sur les tours Saint-Jacques et Notre-Dame ; petit groupe d’écrivains en herbe et d’étudiants en médecine et en droit, — comme Emile Regnault et Jules Sandeau lui-même, — et enfin les années brûlantes de 1830-31-32. Tout cela donne à Horace une empreinte de vie réelle et vraiment « vécue » ; ce roman, comme les mémoires ou autres documents authentiques, n’a pas vieilli, il semble écrit d’hier et se distingue, par son ton simple et réaliste, par son dialogue vrai, par l’absence de toute rhétorique romantique, autant des romans précédents que de la plupart des œuvres ultérieures de Mme Sand.

Il est très difficile de rendre, même dans une analyse détaillée, les changements infiniment menus de l’humeur et du caractère d’Horace, qui, surtout dans la dernière partie du roman, sont décrits avec une rare perfection. Sa ressemblance avec « dix ou douze exemplaires » d’individus, connus de l’auteur, fait qu’Horace restera à tout jamais un type, type d’un enthousiaste à froid qui entraîne les autres parce qu’il s’éprend lui-même de son éloquence ; d’égoïste naïf, assoiffé du désir de briller, de primer, d’exciter l’admiration générale et faisant aux autres un mal irréparable pour la simple raison qu’il n’aime et ne se préoccupe que de lui-même. Ce type est éternel, comme le type de son antipode moral, — Paul Arsène, — cet ami dévoué se sacrifiant pour les autres, cet amoureux permettant à sa bien-aimée d’en aimer un autre, pourvu qu’elle soit heureuse !

Ces deux personnages — Horace et Arsène — personnifient réellement les deux types éternels qu’un ami de George Sand avait surnommés les farceurs et les jobards et en qui, à son dire, se partageait le monde.

Outre les héros principaux, tous les autres personnages du roman : la vicomtesse, son vieil ami et ex-amant, le marquis de Vergues, élégamment cynique et froidement dévergondé, la stupide, avare et méchante sœur de Paul Arsène, Louison, une nitouche campagnarde mesquinement prosaïque et vertueuse, et Laravinière, autant de portraits éminemment vivaces, vivants et colorés ! Il n’y a que deux personnages qui sont absolument de trop et qui alourdissent même l’action : c’est Théophile, au nom duquel nous parle l’auteur, et son amie archivertueuse, la grisette à l’eau de rose, Eugénie. Ils sont de trop, parce qu’ils rendent, par la part qu’ils prennent à toutes les conversations des héros et même par leur seule présence, certaines scènes très déplaisantes, on dirait même : scabreuses, parce qu’il y a certaines choses dont on ne peut parler ni par des tiers, ni devant des tiers, sans risquer de devenir indécemment ridicule ou brutalement cynique. Ce couple lui-même, vivant maritalement au vu et au su de tout le monde, avait dû justement choquer la rédaction de la Revue des Deux Mondes ; et le lecteur éprouve le désir de dire à ce M. Théophile : « Monsieur, puisque votre Eugénie est si véritablement vertueuse, fidèle et charmante, pourquoi ne l’épousez-vous pas, vous qui avez les sentiments d’un vrai démocrate et qui proclamez l’égalité ? Vous qui êtes absolument libre, riche et ne dépendez que de vous-même, parce que votre papa aristocrate fut aussi un libre penseur, que votre maman est déjà morte et que vous avez une très considérable clientèle de médecin ? »

Mais c’est peu de chose encore ! Grâce à ce récit fait par Théophile, Marthe et Arsène, Arsène et Horace disent et analysent devant l’auteur des choses qu’il vaudrait mieux leur voir dire entre eux. C’est pour cela que tous les préliminaires avant l’installation de Marthe dans l’appartement d’Horace, et sa rentrée sous le toit d’Eugénie, après une nuit pertinemment passée chez lui, ainsi que tous les débats entre Eugénie, Théophile, Marthe et Horace sur l’opportunité ou la non-opportunité pour Marthe de devenir la maîtresse d’Horace nous paraissent déplaisants, indécents même. Tous ces débats semblent indélicats ; cela vient simplement de ce que le récit est fait à la première personne. Dans la suite du roman, lorsque l’auteur parle à la troisième personne, cette pénible impression, produite par certaines scènes du commencement, s’efface. Ce n’est que tout à fait vers la fin qu’on éprouve de nouveau un certain malaise, lorsque les quatre ou cinq personnages commencent à discuter la parenté de l’enfant de Marthe : est-il à Horace, à Paul Arsène ou peut-être même à tous les deux à la fois ? Admettons que George Sand ait voulu expressément peindre par là l’égoïsme et la sophistique d’Horace qui réapparaissent chaque fois que la vie réelle le réclame. Mais grâce à Théophile et Eugénie, on a de nouveau l’impression d’élucubrations pédantesquement indécentes sur un thème scabreux.

Si on fait abstraction de cette erreur de forme commise par l’auteur, on est frappé par la manière magistrale avec laquelle il domine son sujet, par la finesse de ses observations, par la vérité de ses caractères. Horace seul y parle indéfiniment et avec emphase, comme il lui sied : les autres personnages sont bien moins loquaces ; leurs reparties sont plus simples, plus brèves, plus réalistes qu’elles ne le sont dans beaucoup de romans de George Sand.

Quant à l’épisode des amours manques d’Horace avec la vicomtesse, ils sont peints avec un si grand réalisme de détails, les caractères de tous les personnages y sont si incisifs, respirent une satire si mordante et tout le récit est assaisonné de si intéressants apartés de l’auteur et de si fines digressions, que les romanciers de nos jours les plus en vogue n’auraient pas refusé de le signer. N’ayant pas osé peindre elle-même la liaison si douloureusement tragique, et faussée dans son principe, de Liszt avec la comtesse d’Agoult, et ayant cédé le sujet à Balzac, Mme Sand fut tentée de peindre quand même son ex-amie, et quoiqu’elle la représentât non avec le véritable héros de son roman, mais avec un personnage imaginaire, le portrait est assez cruel. Malgré cela, ces héros agissent dans leur différend d’une manière toujours conforme à leurs caractères ; or ceci est une condition pour que l’œuvre littéraire soit une vraie œuvre d’art. Et si tout un roman de Balzac est entièrement consacré à la belle comtesse prétentieuse, tandis que chez Mme Sand ce n’est qu’un épisode, cet épisode est vraiment écrit à la Balzac.

En même temps qu’Horace parut dans la Revue indépendante une série d’articles de Mme Sand sur les poètes populaires. Il est tout naturel que Leroux et ses adeptes trouvant qu’il fallait en finir au plus vite avec tous les préjugés, toutes les divisions de caste et de propriété, croyant que « la voix du peuple » est bien vraiment « la voix de Dieu », puisque c’est aux hommes simples, aux consciences droites, aux volontés franches, aux cœurs spontanés, aux masses encore intactes et vierges, à la majorité enfin, que la vérité sera plutôt accessible, il est tout naturel, disons-nous, qu’ils aient accordé une attention toute particulière à tous ces poètes, écrivains et politiques sortis du peuple, qui semblaient être les représentants directs de ses aspirations, de ses opinions, de son esprit.

Dans le n° 1 de la Revue indépendante on trouvait déjà les vers de deux jeunes poètes populaires : Charles Poncy, le maçon de Toulon[305], et Savinien Lapointe, le cordonnier parisien. C’est Arago qui envoya les premiers à la rédaction de la Revue en les accompagnant d’une lettre dans laquelle il donnait quelques détails biographiques. Un peu auparavant, Mme Amable Tastu — poétesse fort connue en son temps — avait aussi écrit une préface au petit livre de poésies, publiées par une modeste ouvrière, Marie Carpentier, et l’un des disciples de Saint-Simon, Olinde Rodrigues, édita tout un recueil de vers des poètes populaires sous le titre général de Poésies sociales[306]. Il est clair que toute la critique ; conservatrice, Lerminier en tête, fit un accueil des plus défavorables à ce livre. Lerminier admonestait, entre autres, tous les amis du peuple de ne point trop chanter les louanges de ces poètes, de ne point les encourager à aspirer à une vie intellectuelle, et il tâchait de les intimider par le fantôme du suicide ; d’après lui, ils y seraient tous poussés par les désenchantements, cela était déjà arrivé à un certain Boyer.

Mme Amable Tastu ainsi qu’Arago signalaient dans leurs articles qu’en dehors de cette jeune ouvrière et du maçon de Toulon, il existait encore toute une pléiade de poètes populaires, voire : Hégésippe Moreau qui venait de mourir, Lebreton, calicotier de Rouen, Jasmin, le célèbre coiffeur gascon, Durand, menuisier de Fontainebleau, Rouget, tailleur de Nevers, Magu, tisserand de Lizy-sur-Ourcq, Beuzeville, potier d’étain de Rouen, Vinçard, Ponty, Roly, Reboul, boulanger de Mmes, Éliza Moreau, Élise Mercœur si prématurément morte, Louise Crombach, Marie Carpentier, Antoinette Quarré, etc., etc., sans parler du patriarche de tous les chansonniers issus du peuple, du célèbre et grand Béranger qui, non seulement n’avait plus besoin de recommandations ou de louanges quelconques, mais qui distribuait lui-même des brevets d’immortalité !

Mme Sand qui connaissait déjà Poncy par les récits d’Arago, et qui, par l’intermédiaire de Perdiguier, avait fait la connaissance personnelle de Magu, puis de son futur gendre, le serrurier Gilland, fut charmée de leurs poésies, et s’intéressa à ces individualités remarquables : aucun de ces hommes ne se ressemblant. Elle crut découvrir un sens profond dans le fait même de l’éclosion et de l’épanouissement de cette poésie populaire, disparue depuis tantôt deux cents ans, depuis le célèbre menuisier de Nevers, maître Adam Billaut.

Mme Sand consacra donc quatre articles entiers, dans la Revue indépendante, à cette nouvelle veine de poésie, — dite poésie sociale. Elle tenait autant à propager la célébrité des poètes prolétaires qu’à attirer l’attention des lecteurs sur la signification sociale de leur avènement. Il apparaissait comme une preuve visible de la théorie de Leroux sur le progrès continu.

Dans le premier article intitulé : Sur les poètes populaires[307], George Sand ne fait que signaler en passant « Charles Poncy, dont le talent mérite bien d’être remarqué du public », pour analyser tout aussitôt fort longuement et avec grande sympathie la préface de Mme Amable Tastu au volume de Marie Carpentier. Cette préface, renferme l’idée suivante : c’est aux prolétaires, au peuple dans le vrai sens de mot qu’appartient maintenant le rôle créateur et primant dans la poésie ; jusqu’au dix-septième siècle la poésie et la littérature furent l’apanage exclusif de la noblesse ; puis ce fut la magistrature et la haute bourgeoisie qui entrèrent en scène, ensuite les classes moyennes ; à présent, c’est le tour du peuple. « Comme dans quelque œuvre de Beethoven la phrase harmonieuse parcourt l’orchestre, répétée tour à tour par chaque instrument », ainsi le don de la poésie passe par toutes les classes de la société ; c’est grâce à cela que la poésie ne meurt jamais, mais se renouvelle éternellement fraîche.

« Ce sont là, disait dans son article Arago, des signes précurseurs et infaillibles d’une émancipation politique prochaine, contre laquelle de prétendus hommes d’État raidiront vainement leurs petits bras… »

Cette éclosion de tant de talents créateurs au milieu des masses populaires, — dit à son tour Mme Sand dans ses quatre articles, — témoigne que la vie de sensation et la vie de sentiment une fois éveillées dans le peuple, il arrivera à sa maturité intellectuelle ; elle témoigne de la possibilité pour lui d’apporter actuellement son denier au trésor des acquisitions humaines, de travailler côte à côte avec les autres au salut public, au salut de : l’humanité ; elle témoigne de la solidarité de tous les hommes dans l’humanité, elle confirme la perfectibilité de l’humanité…

Le suprême but actuel de l’humanité étant la solution des grands problèmes sociaux, de la grande question de l’égalité, de la fraternité et de la solidarité générale, et sa solution pratique se présentant sous la forme de l’enseignement universel, de l’organisation du travail et de la garantie à tous des moyens d’existence, il est naturel que ce soient ceux qui y sont le plus intéressés qui vous en parlent : les ouvriers prolétaires.

La poésie, dit Mme Sand dans son article sur Lamartine utopiste, reflète les idées et les sentiments les plus vivaces de l’humanité. Si Lamartine lui-même, considéré par les uns comme un barde insouciant, accordant son luth sur n’importe quel mode, par les autres comme un froid égoïste et par les troisièmes comme un vaniteux politique, si lui aussi vient d’écrire des vers communistes, intitulés Utopie, où il déclare qu’aucune souffrance de l’humanité ne peut lui être étrangère, qu’il souffre et se tourmente pour tous et voit sa vocation dans cette union avec l’humanité, — qu’y a-t-il alors de surprenant que les poètes populaires élèvent à présent leur voix ? Le sentiment de la vie, de l’avenir, de la perfectibilité, de l’égalité est à cette heure dans toutes les nobles âmes, poètes célèbres ou rimeurs prolétaires, et la parole de la vérité sur toutes les lèvres, depuis M. de Lamartine jusqu’à Savinien Lapointe…

Il est injuste d’exiger, dit Mme Sand dans ses Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires, que récemment entré dans la carrière littéraire, le prolétaire dise d’emblée une « nouvelle parole » tout originale et irréprochable, ne copiant personne. On ne peut pas exiger de lui ce qu’on n’exige point des poètes des autres classes. Nommez donc quelque poète mondain contemporain qui n’eût jamais contrefait tantôt Othello, tantôt les héros espagnols de Caldéron et tantôt quelque « sombre et féroce pacha ». Or, si les hommes, depuis longtemps habitués à manier la langue, copient les idées d’autrui, qu’y a-t-il d’étonnant que le jeune « quatrième ou cinquième état », commençant sa carrière, imite aussi de beaux originaux, tels que Lamartine (comme Beuzeville), ou Béranger (comme Poncy). Mais si parmi les poètes populaires il y en a qui chantent sur des ans qui leur sont sifflés ou soufflés, il y en a aussi d’originaux. Tel est Magu. C’est à tort que l’on croit qu’il a abandonné pour la plume sa navette et son métier, que sa gloire lui a tourné la tête. Non, c’est un vrai ouvrier, un vrai travailleur ; il est toutefois pour cela même un vrai poète, qui a trouvé son propre verbe, une langue originale, franche et naïve, sans façon et sans prétentions, ayant sa source dans son cœur. C’est à tort aussi que messieurs les critiques conservateurs voulaient effrayer les poètes prolétaires par les aspérités de la carrière littéraire ; c’est à tort qu’ils craignaient que ces travailleurs n’abandonnassent pour elle leur métier et qu’ils ne perdissent comme qui dirait ce parfum de chevalet.

La carrière littéraire est si peu lucrative et si peu attrayante qu’il est fort douteux que quelqu’un se résigne à abandonner sa profession et à se dévouer à la seule littérature. Il n’y a pas non plus à redouter pour eux les désenchantements poussant au suicide, comme ce fut le cas de Boyer. Il se rencontre des âmes faibles dans toutes les professions, dans toutes les classes. Si même Boyer n’avait été ni poète, ni prolétaire, il aurait pu se suicider, pour des chagrins et des désillusions ; ceci n’est nullement une conséquence de son état de poète prolétaire.

La seconde partie des Dialogues familiers fut écrite par Mme Sand neuf mois plus tard, en septembre 1842, et elle n’y parle plus spécialement des poètes populaires, apparus sur la scène littéraire vers 1840, elle consacre ce second dialogue à maître Adam Billaut, poète menuisier du dix-septième siècle[308]. Elle s’efforce d’y prouver que si on considère toutes les circonstances défavorables de son temps, — la dépendance des princes mécènes, l’obligation de les « chanter » pour chaque manteau et chaque paire de souliers qu’ils lui accordaient, — et si on analyse attentivement l’ensemble de l’œuvre d’Adam Billaut, il présente le type d’un vrai poète populaire, d’un véritable démocrate. Il dit aux puissants de ce monde : « Si ce n’est ici, du moins là-bas, lorsque le vieillard Caron nous prendra tout nus dans sa barque, nous serons tous égaux ; tâchez donc que les poètes vous chantent tant que vous êtes encore ici, et qu’ils vous donnent quelque immortalité, quelque gloire et la réputation d’avoir été bien réellement de hauts protecteurs de la poésie, de généreux et magnanimes protecteurs des poètes. »

Bref, maître Adam Billaut était, au dix-septième siècle, un digne précurseur des poètes populaires contemporains. Il dépendait matériellement des puissants de la terre, mais il était dans son for intérieur absolument indépendant, reconnaissant la fraternité et l’égalité de tous les hommes, et en cet âge de fer, appréciait hautement sa vocation de poète et en était tout fier.

Mme Sand ne se borna pas à écrire ces quatre aperçus plus ou moins généraux sur la « poésie sociale ». Avec la générosité d’un vrai « grand homme, » elle tâcha, à plusieurs reprises, de soutenir ses confrères débutant dans leur carrière, et de travailler à leur gloire. C’est ainsi qu’elle consentit à corriger les premières épreuves des vers de Savinien Lapointe et à lui indiquer les changements qu’il fallait y faire[309]. Elle ne fut jamais avare ni de son temps, ni de sa peine chaque fois qu’il était nécessaire de recommander au public quelque nouveau recueil de vers de l’un ou de l’autre de ses modestes confrères. C’est ainsi qu’elle écrivit des préfaces aux volumes de Poncy : le Chantier, les Chansons de chaque métier, le Bouquet de marguerites, aux Poésies de Magu et aux Conteurs ouvriers de Gilland. Sa bonté infinie et sa hâte à aider toujours la firent, pendant de longues années, l’amie et le soutien de tous ces poètes. Les lettres inédites de Gilland, de Poncy et de Magu, comme celles de Perdiguier, témoignent que, dès leurs premières entrevues avec elle et jusqu’au jour de leur mort, tous ces hommes eurent en Mme Sand la plus dévouée, la plus parfaite amie et protectrice. Elle les aidait dans toutes leurs affaires, minimes ou sérieuses, elle avait pour eux des attentions et des soins maternels. Il n’est pas étonnant que tous ces poètes et leurs, familles lui aient voué, en échange, une amitié et un dévouement exaltés. Les heures que nous avons passées à lire la correspondance de Mme Sand avec ces poètes prolétaires nous ont laissé une impression inoubliable. Nous nous sentîmes dans une atmosphère de dévouement, d’adoration, d’admiration absolus pour le grand écrivain : ces cœurs simples et sincères surent apprécier sa grande âme ; nous eûmes l’occasion de faire à distance la connaissance de plusieurs individualités extrêmement sympathiques ; nous comprîmes parfaitement que George Sand n’avait pas pu faire autrement que de porter à chacun d’eux un vif intérêt et une sincère sympathie. Voici par exemple Charles Poncy de Toulon[310] qui devint plus tard un ami de toute la famille Sand — de Maurice et de Solange — et qui vint les visiter à Nohant avec sa femme, Désirée, et sa fille, appelée aussi Solange. Les rapports de George Sand avec lui furent si amicaux que Poncy était au courant de telles circonstances de sa vie intime, dont elle ne parlait à personne. Ces relations restèrent les mêmes jusqu’au dernier jour. Charles Poncy semble avoir été le plus instruit et le plus cultivé des poètes prolétaires, amis de Mme Sand. Dans sa poésie il y avait des nuances et des sentiments complexes, mais par cela même il se distinguait moins des poètes des classes supérieures, que le père Magu ou Gilland « le serrurier ».

Poncy inspira néanmoins tant d’intérêt à Mme Sand, elle vit en lui un talent si remarquable et des opinions qui lui étaient si chères, que ce fut son succès même qu’elle redouta pour lui ; c’est pour cela qu’immédiatement après la publication de ses Marines[311] elle lui écrivit une lettre, dans laquelle elle le mettait en garde contre les séductions de ce succès, contre les tentations de la richesse, de la protection des puissants de la terre et en même temps elle lui disait que l’auteur de la préface de son volume (M. Ortolan) n’avait pas assez apprécié Poncy, et qu’elle voulait pour cette raison écrire elle-même sur lui, lorsqu’il ferait quelque nouvelle édition.


À monsieur Charles Poncy, à Toulon.
Paris, 27 avril 1842.
Mon enfant,

Vous êtes un grand poète, le plus inspiré et le mieux doué parmi tous les beaux poètes prolétaires que nous avons vus surgir avec joie dans ces derniers temps. Vous pouvez être le plus grand poète de la France un jour, si la vanité, qui tue tous nos poètes bourgeois, n’approche pas de votre noble cœur, si vous gardez ce précieux trésor d’amour, de fierté et de bonté qui vous donne le génie. On s’efforcera de vous corrompre, n’en doutez pas ; on vous fera des présents, on voudra vous pensionner, vous décorer peut-être, comme on l’a offert à un ouvrier écrivain de mes amis, qui a eu la prudence de deviner et de refuser…

Prenez donc garde, noble enfant du peuple ! Vous avez une mission plus grande peut-être que vous ne croyez. Résistez, souffrez, subissez la misère, l’obscurité, s’il le faut, plutôt que d’abandonner la cause sacrée de vos frères. C’est la cause de l’humanité, c’est le salut de l’avenir, auquel Dieu vous a ordonné de travailler, en vous donnant une si forte et si brûlante intelligence…

… Souvenez-vous, cher Poncy, du mouvement qui vous fit crier :

Pourquoi me brûles-tu, ma couronne d’épines ?

C’était un mouvement divin.

Eh bien ! beaucoup ont crié de même dans ce siècle de corruption et de faiblesse. On leur a donné de l’or et des honneurs ; leur couronne d’épines a cessé de les brûler…

… Je ne veux pas altérer en vous la sainte reconnaissance que vous portez sans doute à l’auteur de votre préface ; mais ce bon homme ne vous a pas compris. Il a eu peur de vous. Il vous a donné de mauvais conseils et de pauvres louanges. Quand je parlerai de vous au public, j’espère en parler un peu mieux. Quand vous ferez un nouveau recueil, je vous prie de me prendre pour votre éditeur et de me confier le soin de faire votre préface…

Si vous voulez m’écrire, bien que je sois ennemie par nature et par habitude du commerce épistolaire[312], je sens que j’aurais du bonheur à recevoir vos lettres et à y répondre. Je pars pour la campagne dans huit jours. Mon adresse sera La Châtre, département de l’Indre, jusqu’à la fin d’août.

Votre morceau sur le Forçat m’a fait pleurer. Quelle société ! point d’expiation, point de réhabilitation ! rien que le châtiment barbare !…

On voit par la correspondance ultérieure entre George Sand et Poncy qu’elle s’efforça d’aider matériellement son pauvre ami, qu’elle lui rendit de nombreux et divers services amicaux, et qu’elle tâcha de lui donner de bons conseils tout littéraires. Ces lettres apparaissent aussi comme le résumé de ses doctrines sociales et artistiques et arrêtent par cela même notre attention. Mais elles sont encore éminemment intéressantes au point de vue littéraire et même purement technique. Des dizaines de pages sont remplies de l’analyse de phrases ou d’expressions de ses vers, de conseils pour mieux dire, de la critique des termes impropres ou mal venus. Elle ne se borne pas à ces petites indications sur la forme, elle lui donne souvent des conseils très importants et très précieux quant au fond. Ainsi par exemple dans sa lettre du 23 juin 1842, après lui avoir appris qu’elle souffre d’une forte ophtalmie, mais qu’elle sera fort heureuse de recevoir son ami, M. Gaymard, qui doit lui apporter les nouvelles poésies de Poncy, elle ajoute :

… Votre Fête de l’Ascension est une promesse bien sainte et bien solennelle de ne jamais briser la coupe fraternelle où vous buvez avec les hommes de la forte race le courage et la douleur. Faites beaucoup de poésies de ce genre, afin qu’elles aillent au cœur du peuple et que la grande voix que le ciel vous a donnée pour chanter au bord de la mer ne meure pas sur les rochers, comme celle de la Harpe des tempêtes. Prenez dans vos robustes mains la harpe de l’humanité et qu’elle vibre comme on n’a pas encore su la faire vibrer. Vous avez un grand pas à faire (littérairement parlant) pour associer vos grandes peintures de la nature sauvage avec la pensée et le sentiment humain. Réfléchissez à ce que je souligne ici. Tout l’avenir, toute la mission de votre génie sont dans ces deux lignes…

… Au reste la difficulté que je vous propose d’associer, en d’autres termes, le sentiment artistique et pittoresque avec le sentiment humain et moral, vous l’avez instinctivement résolue d’une manière admirable en plusieurs endroits de vos poésies. Dans toutes celles où vous parlez de vous et de votre métier, vous sentez profondément que si l’on a du plaisir à voir en vous l’individu parce qu’il est particulièrement doué, on en a encore plus à le voir maçon, prolétaire, travailleur. Et pourquoi ? C’est parce qu’un individu qui se pose en poète, en artiste pur, en Olympio, comme la plupart de nos grands hommes bourgeois et aristocrates, nous fatigue bien vite de sa personnalité. Les délires, les joies et les souffrances de son orgueil, la jalousie de ses rivaux, les calomnies de ses ennemis, les insultes de la critique, que nous importent toutes ces choses dont ils nous entretiennent ?…

Les hommes ne s’intéressent réellement à un homme qu’autant que cet homme s’intéresse à l’humanité. Ses souffrances ne trouvent d’intérêt et de sympathie qu’autant qu’elles sont subies pour l’humanité. Son martyre n’a de grandeur que lorsqu’il ressemble à celui du Christ ; vous le savez, vous le sentez, vous l’avez dit. Voilà pourquoi votre couronne d’épines vous a été posée sur le front. C’est afin que chacune de ces épines brûlantes fît entrer dans votre front puissant une souffrance et le sentiment d’une des injustices que subit l’humanité. Et l’humanité qui souffre, ce n’est pas nous, les hommes de lettres ; ce n’est pas moi, qui ne connais (malheureusement pour moi, peut-être) ni la faim, ni la misère, ce n’est pas même vous, mon cher poète, qui trouverez dans votre gloire et dans la reconnaissance de vos frères une haute récompense de vos maux personnels ; c’est le peuple, le peuple ignorant, le peuple abandonné, plein de fougueuses passions qu’on excite dans un mauvais sens, ou qu’on refoule, sans respect de cette force que Dieu ne lui a pourtant pas donnée pour rien. C’est le peuple livré à tous les maux du corps et de l’âme, sans prêtres d’une vraie religion ; sans compassion et sans respect de la part de ces classes éclairées (jusqu’à ce jour), qui mériteraient de retomber dans l’abrutissement, si Dieu n’était pas tout pitié, toute patience et tout pardon…

… Je vous disais donc que vous aviez résolu la difficulté toutes les fois que vous avez parlé du travail. Maintenant il faut marier partout la grande peinture extérieure à l’idée mère de votre poésie. Il faut faire des marines ; elles sont trop belles pour que je veuille vous en empêcher ; mais il faut, sans sacrifier la peinture, féconder par la comparaison ces belles pièces de poésie si fortes et si colorées. Vous avez rencontré parfois l’idée, mais je ne trouve pas que vous en ayez tiré tout le parti suffisant. Ainsi la plupart de vos marines sont trop de l’art pour l’art, comme disent nos artistes sans cœur. Je voudrais que cette impitoyable mer que vous connaissez et que vous montrez si bien fût plus personnifiée, plus significative, et que par un de ces miracles de la poésie que je ne puis vous indiquer, mais qu’il vous a été donné de trouver, les émotions qu’elle vous inspire, la terreur et l’admiration, fussent liées à des sentiments toujours humains et profonds. Enfin il faut ne parler aux yeux de l’imagination que pour pénétrer dans l’âme plus avant que par le raisonnement…

… Quant aux vers que vous m’adressez, je les garde pour moi jusqu’à nouvel ordre. J’y suis sensible et j’en suis fière. Mais il ne faut pas les publier dans le prochain recueil ; cela me gênerait pour le pousser comme je veux le faire. J’aurais l’air de vous goûter parce que vous me louez…

… Si je suis sévère pour le fond, il faudra que vous soyez courageux et patient. Il ne s’agit pas de faire un second volume aussi bon que le premier. En poésie, qui n’avance pas recule. Il faut faire beaucoup mieux. Je ne vous ai pas parlé des taches et des négligences de votre premier volume. Il y avait tant à admirer et tant à s’étonner que je n’ai pas trouvé de place dans mon esprit pour la critique. Mais il faut que le second volume n’ait pas ces incorrections. Il faut passer maître avant peu…

… N’écrivez que quand l’inspiration vous possède et vous presse.

Nous trouvons aussi des pensées et des conseils extrêmement remarquables dans la lettre de Mme Sand, datée du 21 janvier 1843. Mme Sand explique à Poncy qu’il a tort de lui en vouloir de son silence. D’abord elle a souffert de son ophtalmie, puis elle a peu de loisirs et n’a jamais aimé la correspondance sans but ou plutôt elle n’aime à écrire que lorsque sa lettre peut faire quelque bien, en général elle a « fermé à clef son expansion comme un trésor contenant ce qu’on a de plus précieux et qu’on ne doit ouvrir que quand on en peut tirer le bonheur d’autrui ». Ensuite elle demande avec enjouement et une douce ironie :

… Que pourrais-je donc tirer d’utile pour vous de mon tiroir (puisque la métaphore y est, laissons-la) ? Serait-ce de la louange ? Vous n’en manquez pas, et je crains même que vous n’en ayez un peu trop autour de vous. Je trouve, dans la manière dont vous me parlez de vous-même, une confiance un peu exaltée, dont je voudrais vous voir rabattre pour travailler vos vers plus consciencieusement et à tête refroidie le lendemain de l’inspiration. Voyons ce qu’il y aurait dans le tiroir encore : de l’amitié, de la sympathie ? un véritable intérêt ? Sans doute vous savez que le coffre en est plein, et si vous étiez comme moi, vous ne devriez pas aimer à abuser dans les mots des plus saintes choses du monde en faisant trop prendre l’air aux reliques de l’âme. Troisièmes reliques du tiroir : des avis, des avertissements, des sermons affectueux dans l’occasion ?…

… Je vous ai envoyé, pour commencer, l’amitié, l’intérêt, la sympathie, l’approbation, la louange sincère et méritée ; et puis ensuite les sermons affectueux et les avis pleins de sollicitude. Si je le rouvrais toutes les semaines pour vous approuver, je vous donnerais de la vanité et je vous ferais du mal. Si je le rouvrais de même pour vous

; raisonner, je vous causerais du découragement, et vous ferais encore 

du mal…

Mais puisqu’il se plaint de son silence, voici la question des

; sermons sur le tapis ; elle lui en fera encore un cette fois :

… Je vois que vous êtes dans une période d’expansion excessive. Vous êtes tout jeune, vous êtes Méridional, vous êtes poète, cela s’explique. Eh bien ! mon enfant, faites des vers, de beaux vers. Jetez votre cœur à pleines mains à votre compagne, à votre mère, à vos amis et à vos camarades. Mais, avec moi, si vous voulez que votre attachement vous profite, soyez plus calme, plus sérieux et plus patient, car j’ai une nature très concentrée, très froide extérieurement, très réfléchie et très silencieuse. Si vous ne comprenez pas, je ne vous serai bonne à rien. Mon amitié tranquille et rarement expansive vous blessera sans vous convaincre et je serais pour votre vie une agitation, au lieu d’être un bienfait. Puisque nous voilà sur ce sujet, j’ai deux reproches à vous faire d’une nature assez délicate et je veux que vous preniez Désirée pour seule confidente et pour juge, avec votre mère, si vous voulez : je suis sûre qu’elles ont plus de droiture et de sens qu’aucune dame de nos salons. Voici mes reproches : lisez-les en riant, mais aussi en prenant la résolution de vous observer. C’est une querelle de pure littérature que je vous fais, une guerre de mots, une chicane sur les expressions. Vous ne vous apercevez pas qu’en m’exprimant une effusion filiale, qui me touche et qui m’honore, vous vous servez de mots qui, mal interprétés, seraient le langage de la passion la plus exaltée. J’ai quarante ans ; j’ai toute la raison qu’on doit avoir à mon âge. Loin de moi donc la sotte pruderie de croire que j’ai à me défendre d’une idée folle de la part de qui que ce soit. Ma vie est sérieuse, mes affections sont sérieuses, et mon jugement l’est aussi. Mais je vis parmi des gens calmes qui, ne connaissant pas l’enthousiasme méridional, ou ne se rappelant pas celui de leur propre jeunesse, ne comprendraient rien à vos lettres si je les leur montrais. Je brûle donc vos lettres aussitôt que je les ai lues, en riant de cette précaution que vous me forcez de prendre, mais aussi en m’étonnant un peu que, vous qui êtes poète, c’est-à-dire artiste dans le choix des mots, ouvrier en fait de langage, comme on dit aujourd’hui, vous fassiez sans vous en apercevoir de tels contresens…

Puis elle continue sa « querelle de pure littérature », mais en la déclarant cette fois aux vers fantaisistement érotiques et ultra-romantiques de Poncy, bons pour quelque banal poète bourgeois. Il ne sied pas à un poète populaire d’écrire toutes ces billevesées :

… Je trouve là une infraction à la dignité de votre rôle. Le poète ; du peuple a des leçons de vertu à donner à nos classes corrompues, et, s’il n’est pas plus austère, plus pur et plus aimant le bien que nos poètes, il est leur copiste, leur singe et leur inférieur. Car ce n’est pas seulement l’art d’arranger les mots qui fait un grand poète : c’est là l’accessoire, c’est là l’effet d’une cause. La cause doit être un grand sentiment, un amour immense et sérieux de la vertu, de toutes les vertus ; une moralité à toute épreuve, enfin une supériorité d’âme et de principes qui s’exhale dans ses vers à chaque trait et qui fasse pardonner à l’inexpérience de l’artiste, en faveur de la vraie grandeur de l’individu…

Enfin, voulez-vous être un vrai poète, soyez un saint ! et quand votre cœur sera sanctifié, vous verrez comme votre cerveau vous inspirera…

Après lui avoir parlé du choix et des changements à faire dans le nouveau volume qu’il veut publier et de l’opinion de Béranger qui estime que ce second volume doit être supérieur au premier, ce qu’elle pense aussi, elle termine sa lettre par ce conseil précieux :

Je vous demande pour mon compte de faire souvent des vers sur votre métier, ce sont les plus originaux de votre plume. Vous y mettez un mélange de gaieté forte et de tristesse poétique que personne ne pourrait trouver, à moins d’être vous. Les trois ou quatre strophes de l’Épître à Béranger, où vous parlez de votre truelle avec tant de naïveté et de philosophie, ont un tour robuste et frais qui vous constitue une individualité véritable. Ce sont aussi les strophes qu’on a remarquées et goûtées ici, où il y a tant de poètes, où l’on publie tant de milliards de vers par semaine ; où l’on est si blasé, si ennuyé de poésie, si difficile et si moqueur ; ici où l’on a tout chanté, le ciel, la mer, l’amour, l’orage, la solitude, la rêverie, enfin tout ce que chantent les poètes, on ne connaît pas la poésie du peuple, et c’est la Revue indépendante qui a osé la découvrir un beau matin. Si vous voulez n’être pas perdu dans la foule des écrivains, ne mettez donc pas l’habit de tout le monde, mais paraissez dans la littérature avec ce plâtre aux mains qui vous distingue et qui nous intéresse, parce que vous savez le rendre plus noir que notre encre. Ceci est une pure question littéraire. Mais, je le répète, soyez homme du peuple jusqu’au fond du cœur et, si vous vous préservez de la vanité et de la corruption des classes moyennes ou supérieures, comme on les appelle, tout ira bien. Autrement votre force ne s’étendra pas au delà d’un certain point et ne passera pas les limites de clocher…

Il est fort probable que George Sand avait parlé de même à Magu, mais Magu, grâce à son bon sens naturel et à son bon goût, se rendait parfaitement compte que la naïveté de ses vers constituait sa vraie puissance et son originalité, aussi ne consentait-il pas même à les polir. Quant à Poncy, les bons conseils de Mme Sand ne furent point perdus ; son second volume fut vraiment supérieur au premier : Béranger et George Sand en témoignent. Lorsqu’en 1844 ce nouveau recueil parut sous le titre du Chantier, Mme Sand mit à exécution son projet d’antan : elle en écrivit la préface. Elle y parlait avec grande sympathie de Béranger ; né poète, disait-elle, par la grâce de Dieu, il avait créé un genre nouveau, enthousiasmé par son exemple et par ses chansons beaucoup de jeunes poètes populaires. Elle ajoutait que ce « roi des chansonniers » avait fort sympathiquement accueilli les premiers essais de Poncy et elle citait la lettre qu’il avait écrite à ce dernier deux ans auparavant, à propos de son Ode à Béranger, imprimée dans la Revue indépendante. Béranger, qui avait toujours hautement apprécié George Sand[313], écrivit à la grande romancière, à propos de ces lignes flatteuses, la lettre que voici :


À madame George Sand.
1er  mars 1844.

Ah ! madame, que de belles choses vous avez la bonté de dire sur mon compte dans votre excellente préface. N’allez pas croire que je veuille faire la petite bouche ; de votre part, un semblable éloge me fait trop de plaisir pour que j’en rabatte d’un mot. Quelques-uns (des flatteurs, peut-être) m’accusent de modestie. Mais aujourd’hui j’accepte toutes vos louanges, et ma vanité s’en donne à cœur joie. En rira qui voudra : toujours suis-je sûre d’avoir bon nombre d’envieux, chose rare dans un temps où la satisfaction de soi rend l’envie un acte d’humilité qui ne doit convenir qu’à peu de monde. Sans cela, madame, combien d’envieux n’auriez-vous pas vous-même par une foule de raisons que je vous dirais bien, s’il n’était ridicule de vous louer, lorsque je viens vous témoigner ma reconnaissance du bien que vous pensez de moi. Il est plus convenable, madame, de vous parler de Poncy. Je suis complètement de votre avis : ce second volume est supérieur au premier. La correction du style est plus grande ; il y a plus de force et de pensée ; enfin l’enfant s’est fait homme, et homme des plus distingués. Une bonne fée a passé par là, bonne fée qui n’est pas moins secourable aux idiots qu’aux hommes de talent, et qui pourtant semble ignorer tout son pouvoir. C’est le seul reproche que je lui fasse, car je suis si malheureusement né, qu’il faut toujours que je trouve quelque chose à reprendre aux objets de ma plus profonde admiration.

Adieu, madame, avec mes sincères remerciements, agréez l’hommage de mon respectueux dévouement.

BÉRANGER.

P.-S. — Encore une critique : page 12, vous parlez de la couturière de Dijon, et en note vous dites : « Marie Carpentier, déjà citée au commencement. » La couturière de Dijon se nomme Antoinette Quarré et me semble mériter de figurer dans cette nomenclature. Marie Carpentier est du Mans ou d’Angers[314].

Malheureusement ce post-scriptum de Béranger resta inconnu aux éditeurs des œuvres de George Sand, et dans la dernière édition encore on peut lire à la page 164, dans une note de l’article « Préface du Chantier par Poncy » se rapportant aux mots « couturière de Dijon » : « Marie Carpentier »[315] au lieu d’ « Antoinette Quarré ».

Dans ce même volume de la Correspondance de Béranger, on peut lire à la page 267 la lettre suivante de George Sand, qui ne fait point partie de sa Correspondance, et que nous donnons ici pour cette raison. Les éditeurs des œuvres de Bêranger la rapportent à 1842, croyant que c’est elle qui accompagnait l’envoi du premier recueil de Poncy, les Marines. D’après nous, elle répond à la lettre précédente. Nous notons aussi un certain ton de méfiance envers la sincérité de Béranger, signalée déjà dans plusieurs écrits critiques et biographiques sur le grand chansonnier.

Monsieur, si je ne savais pas que vous êtes le plus aimable railleur du monde, je vous remercierais bien sérieusement de ce que vous daignez me remercier. Mais je crois que vous devez trouver bien naturelle et bien simple mon admiration pour vous, et que vous ne pouvez pas me savoir un gré infini de ce que j’ai des yeux pour voir la lumière et une langue pour dire qu’il n’y a rien de plus beau dans la nature que la lumière. Je sais bien qu’il y a dans ce temps-ci des esprits, bizarres qui, pour faire du neuf, ont dit que le règne du beau devait faire place au règne du laid ; mais les plus excentriques même n’ont pas, que je sache, trouvé dans leur fanatisme de nouveautés le courage d’oser vous nier et vous méconnaître. Ainsi, ne me sachez, je vous prie, aucun gré de n’être pas absurde ; je le suis peut-être assez sous d’autres rapports. J’ai reçu ce matin une lettre de Poncy qui me charge d’accompagner l’offrande de son volume d’un billet pour vous. J’ai devancé son inutile recommandation en vous envoyant le livre. Mais voici après coup la lettre que je sais bien sincère et partie du meilleur de son âme.

Croyez bien, monsieur, que Poncy n’est pas le seul à vous appeler son maître bien-aimé, et, si je ne craignais pas de paraître moins naïve que lui, je vous dirais aussi ce que je pense sur la place que vous avez dans les plus grandes admirations de ma vie. George Sand.

Outre la préface du Chantier, Mme Sand écrivit, comme nous l’avons dit, encore la préface du troisième recueil de Poncy, la Chanson de chaque métier, paru en 1850, et enfin celle de son quatrième recueil, Bouquet de marguerites, publié en 1852. Elle contribua ainsi à la célébrité de son jeune protégé.

Voici, maintenant, à côté de Poncy, un autre poète prolétaire, le vieux père Magu : âme naïve et pure, esprit sain, vif et aimable. C’est un simple tisserand de village, il sait à peine lire, mais c’est un poète de par la grâce de Dieu, un poète qui se mit à faire ses vers comme les oiseaux se mettent à chanter. Il chanta dans ses premières poésies son amour, simple et frais comme une idylle, pour sa cousine (plus tard « la mère Magu » avec quatorze enfants) une modeste et charmante villageoise, naïve comme lui, qui

        … Distinguait bien un œillet d’une rose
        Mais ne démêlait point les vers d’avec la prose.

et qui devint toutefois un fidèle camarade, et même littérairement une bonne conseillère de son mari. Épouse et mère excellente, elle fut, autant que dura sa vie, l’aide sûre du poète, et dans un âge très avancé, lorsque la vue et la mémoire de Magu lui firent défaut, alors qu’il ne pouvait presque plus rien gagner, cette vaillante vieille femme se remit, pour soutenir son mari, à travailler à la journée, gagnant soixante centimes par jour. Elle succomba à cet effort et mourut, en laissant son vieux inconsolable. Et lorsqu’on l’enterra, il « s’agenouillait, — disait-il, — devant son lit, à la place même où sa main lui était tendue pour lui faire ses adieux, c’est à cette place qu’il priait non pas Dieu, mais elle, c’était sa sainte à lui, et chaque chose qu’elle avait touchée était pour lui une relique ; sa tabatière en bois de dix centimes ne le quittait pas, elle était sur son cœur et il la baisait quand il était sans témoins…[316] ». — Voilà comme il vénérait les qualités morales de cette simple et excellente femme.

Depuis la maladie de sa compagne, tombé presque dans la misère, malade lui-même, à demi aveugle, perdant parfois complètement la mémoire, reconnaissant avec une touchante sincérité qu’il était menacé du pire des maux, la perte de la raison, et, pour éviter ce malheur, s’abstenant, sur le conseil de son médecin, de tout travail intellectuel, Magu passa ses dernières années dans la plus grande indigence auprès de sa fille Félicie. Il survécut à son gendre Gilland, et mourut à Paris, à la Charité, des suites d’une chute. Mais, malgré les mauvais coups du sort (il avait deux fils, qui essayèrent — de son vivant — d’accaparer les malheureux sous qui lui restaient de ses publications littéraires), ayant d’abord, grâce à la révolution de 1848, perdu la pension royale de deux cents francs, et puis, sa dernière ressource, la subvention de cent francs qu’il recevait du ministre de l’instruction publique ; ayant réduit ses besoins au strict nécessaire et ne s’accordant que « le luxe du tabac », dont Mme Sand lui envoyait de temps en temps une petite provision, parce que c’était là la seule consolation du pauvre bonhomme, obligé quelquefois de bourrer sa pipe de l’herbe des prés, — il garda néanmoins jusqu’à son dernier jour une pureté d’âme et une candeur d’enfant. Sans la moindre amertume et avec un enjouement plein de bonhomie il raconte, dans ses lettres à Mme Sand, sa vie misérable, ses privations, ses maladies. Devenu végétarien, il est presque honteux d’avouer qu’il ne peut suivre les prescriptions de son médecin que quant au vin, mais il ne peut point se forcer à manger de la viande, et il craint tellement qu’on ne voie en ceci un signe de son « imbécillité » qu’il s’empresse de se défendre par l’exemple de Byron et de Lamartine. Bien rarement il se permet une plainte doucement ironique comme celle-ci :

Malgré toute ma modestie, je dois reconnaître que j’ai fait quelque chose de bien, puisque j’ai été admis comme membre correspondant par sept sociétés de gens de lettres et académies, tant de Paris que de la province ; mon fils aîné, qui est peintre et vitrier, m’a encadré mes sept diplômes, qui tapissent les murailles de ma petite maison ; j’ai aussi quatre médailles, argent et bronze. Si tous les membres de ces académies mè faisaient chacun cinq centimes de rente par jour, je vivrais très à l’aise, sans avoir besoin de déranger personne peut-être, mais si quelqu’un voulait écrire aux présidents de ces différentes sociétés, on pourrait en tirer quelque chose ; je dis cela, mais ne le voudrais pas. Je dois faire taire mon ambition en pensant au peu de temps qui me reste à passer sur la terre, et bien tristement…[317].

Mais, en économisant sur toutes choses, le brave vieux qui. était resté fidèle à toutes les croyances et à toutes les opinions de son jeune âge, s’ingéniait à rassembler ses derniers pauvres sous pour s’acheter quelque bon petit journal, s’intéressait à. toutes les choses publiques et faisait ses délices de la lecture de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, de Thiers, qui voulut bien, « pour remercier Magu de l’envoi de ses deux petits volumes, lui en envoyer seize, plus un carton, contenant les plans et cartes ». — « Je n’ai pas perdu au change, s’écrie le bonhomme gaiement, c’est un présent de cent dix francs[318] ! »

Magu ne manquait pas non plus de se procurer chaque nouvelle œuvre de Mme Sand, qu’il lisait « les larmes aux yeux », et il continua à lui écrire jusqu’au jour de sa mort, en lui confiant ses joies et ses douleurs et en ne cessant de l’aimer comme les simples cœurs savent seuls aimer. En dehors de cette sensibilité si touchante, on voit par ses lettres que c’était un esprit gai, vif et enjoué, sachant voir le côté comique des choses, se moquant de tout avec une verve toute gauloise et raillant d’une manière naïvement maligne lui et les autres, ses propres malheurs ou ses propres succès !

Magu mourut le 13 mars 1860, et déjà au mois d’avril de cette même année, George Sand écrivit la Ville noire. Ce roman se passe parmi les ouvriers d’une usine, mais au milieu de ces ouvriers George Sand plaça la très intéressante figure d’Audebert, naïf vieux poète populaire. C’est le portrait fidèle de Magu, avec cette seule différence que le poète de la Ville noire tombe, vers la fin de sa vie, dans une vraie démence, ce qui ne fut pas le cas de Magu. Mais, d’autre part, dans les derniers chapitres du roman où il est conté que le vieux poète prend part à la fête donnée en l’honneur de la bienfaitrice du Trou d’Enfer, — Tonine, en lisant au banquet de noces des vers de sa façon, — on y voit presque textuellement copiées les avant-dernières lettres de Magu à Mme Sand. Il y décrit avec une bonhomie humoristique sa participation aux fêtes en l’honneur de La Fontaine, pour lesquelles on lui fit composer des vers, qui furent unanimement trouvés « très bien », parce que « ces bons Champenois ne sont pas difficiles[319] », comme il le déclare avec un enjouement modeste. Et il cite à l’appui de son assertion la fin de sa chanson sur son grand prédécesseur.

Nous aurions vivement désiré que toutes les lettres de Magu à Mme Sand fussent publiées, et nous nous permettons d’en citer quelques-unes :

Madame,

On vient de me prêter le numéro de la Revue des Deux Mondes, qui contient l’article intitulé « De la littérature des ouvriers » ; si cet article eût paru il y a quatre ans, et qu’on me l’ait mis sous les yeux, il m’aurait découragé, et je me serais bien gardé de publier mon volume ; qu’en serait-il résulté ? tout le contraire de ce que dit M. Lerminier, car alors la misère m’accablait, j’avais des dettes, deux enfants encore incapables de gagner leur vie, mes yeux foudroyés par l’ophtalmie ne me permettaient déjà plus de travailler comme autrefois, je ne sais où le chagrin et le désespoir auraient pu me conduire, quand on me conseilla de rassembler mes poésies, et d’en publier un volume ; je lançai le prospectus, et bientôt plus de six cents souscripteurs m’adressèrent des demandes d’un ou plusieurs exemplaires ; beaucoup voulurent le payer cinq francs au lieu de quatre, plusieurs me le payèrent dix, quinze et jusqu’à vingt francs. Mes deux mille exemplaires s’écoulèrent en moins d’un an ; alors je pus payer mes dettes, donner un état à ma fille, à mon plus jeune fils, et la joie rentra dans mon cœur. Une seconde édition de ce volume s’écoula en partie ; des deux mille, il me reste environ six cents. Mon second volume se vend bien aussi, mais si un éditeur intelligent se chargeait de répandre mon ouvrage en en envoyant dans les départements, chez ses libraires correspondants et même à Paris, car aucun libraire n’en a, si ce n’est, Dilloye, qui garde le peu qu’il en a chez lui, mon reste des deux volumes serait bientôt placé. Pour en revenir à ce que dit M. Lerminier, qui dit que la poésie ne rapporte rien, le bonhomme se trompe ou nous abuse ; Durand de Fontainebleau est beaucoup plus à son aise depuis qu’il a publié des poésies, l’ouvrage (en menuiserie) lui abonde, il peut occuper maintenant plusieurs ouvriers, il sera bientôt bibliothécaire. Lebreton, à Rouen, l’est déjà ; il a quatre cents francs de rente sur les fonds littéraires, moi deux cents.

Moi j’ai acheté une petite maison qui n’est pas encore entièrement payée, mais que je pourrais payer si je vendais le reste de mes exemplaires. Aussi je ne renonce pas plus à la poésie qu’à ma navette, et, quoi qu’en dise M. Lerminier, je ne me suiciderai pas, ni mes camarades non plus ; je ne suis pas fâché à lui donner ce démenti.

« C’est l’ambition qui nous pousse à écrire », dit-il encore. Mensonge en ce qui me regarde, et mes amis déjà cités ; nous n’avons écrit que parce que nous le pouvions et non à cause que nous le voulions ; je ne montrais mes poésies à personne, si ce n’est quelques pièces adressées à des amis qui les ont, à mon insu, envoyées au journal de Meaux, ce qui mit le collège en émoi. On dépêcha des professeurs pour s’enquérir de la vérité, si j’étais un véritable tisserand, et tout alla tout seul ; Durand cachait soigneusement les siennes dans une boîte, parmi ses outils ; M. Michaux, procureur du roi à Fontainebleau, en fit la découverte par hasard ; il en est à peu près de même en ce qui regarde Lebreton.

C’est, selon M. Lerminier, le lot de la classe moyenne qui n’est ni la proie de la misère ni de l’ignorance qui entravent dans les classes ouvrières l’essor de la pensée, de tout voir et de tout dire, etc. Cela est très flatteur pour cette classe, mais ne nous empêchera pas de lui disputer ce monopole, et peut-être le ferons-nous avec avantage, surtout avec des soutiens tels que vous et vos collaborateurs.

J’ai encore un peu de votre excellent tabac, mais, pour le conserver, il m’a fallu prendre des précautions ; imaginez-vous, madame, que dans plusieurs sociétés dont je faisais partie à Paris, je disais, en bourrant ma pipe : « Voilà du tabac de Mme George Sand », alors chacun de me demander de mon tabac pour faire une cigarette, et les bras de s’allonger pour saisir ma boîte ; quoique surpris que tant de gens manquassent de tabac à la fois, je vis, aux grimaces de plusieurs, qu’ils fumaient pour la première fois ; je leur demandai pourquoi ils choisissaient ce jour pour commencer, tous me répondirent que c’était parce que ce tabac venait de vous. Depuis, je suis sur mes gardes. Avez-vous vu M. Perrotin ? L’avez-vous décidé à m’acheter mon reste d’exemplaires ? ce qui serait bien à désirer pour moi. Je lui céderais le tout à un prix très avantageux ; comme je vous l’ai dit, madame, mes livres n’ont pas encore paru dans le commerce de la librairie. Lyon, Bordeaux, Nantes, Lille, Marseille, etc., où je suis connu comme à Paris, n’ont pas vu mon ouvrage. Un éditeur intelligent ne manquerait pas de tout placer en moins d’une année, et je donnerais à un honnête homme comme M. Perrotin tout le temps qu’il me demanderait pour payer.

Une dame de charité de la paroisse de Saint-Roch m’avait prié de lui faire (l’an passé) un cantique pour le mois de Marie ; cette dame montra ce cantique à la reine, qui le garda et me recommanda au ministre de l’instruction publique ; pour remercier cette princesse, je lui envoyai mon (déchirure) volume ; elle vient, pour me remercier à son tour, de m’envoyer cent francs, et moi, pour la remercier de nouveau, je viens de lui adresser trois cantiques en l’honneur de Mme la Vierge ; j’ai joint à cet envoi une douzaine d’alexandrins en forme de dédicace. Nous verrons qui se lassera de remercier.

Pardonnez-moi, madame, ce long bavardage, mais c’est aujourd’hui dimanche et je me repose agréablement en vous écrivant.

J’ai l’honneur d’être tout simplement votre admirateur et serviteur dévoué.

Magu, tisserand.

La cousine et sa fille me prient de vous faire agréer leurs salutations, ou plutôt leurs révérences empressées.

Lizy-sur-Ourcq. Dimanche, avril 1842.


Madame,

Je viens troubler un moment vos sublimes rêveries pour vous dire que le 1er  août prochain la fille du tisserand Magu épouse Gilland le serrurier ; vous les connaissez tous deux, puisque j’ai eu l’honneur de vous présenter un jour ma fille, et que Gilland vous a fait plusieurs visites ; et puis j’ai reçu de vous, madame, trop de marques d’amitié pour penser que cette nouvelle vous sera indifférente ; je suis sûr, au contraire, que vous souhaiterez du bonheur à ces pauvres enfants qui en auront grand besoin pour réussir, car l’une n’apporte en mariage à son époux que son aiguille, comme lui n’a que son étau ; mais il est intelligent et sobre, et ma fille sera bonne ménagère. C’est donc dans leurs bras que repose leur avenir. Sitôt marié, Gilland espère travailler chez lui ; son patron lui fournira de l’ouvrage, et plus tard, quand à force d’économie il aura pu s’acheter assez d’outils pour travailler à son compte, il le fera. Comme il ne faut pas débuter par faire des dettes, on ne fera pas de noces, mais un repas, qui servira de déjeuner et de dîner. Le lendemain les jeunes époux reprendront le chemin de la capitale pour aller habiter le faubourg Saint-Antoine, non loin du bon M. Perdiguier, qui veut bien venir ainsi que sa femme à Lizy, pour être des nôtres.

Je vous aurais écrit tout cela plus tôt, madame, mais les journaux vous disaient à Constantinople et c’est Gilland qui m’a assuré que vous étiez à la Châtre. Puisse cette lettre vous y trouver en bonne santé et bien disposée à lire ce qu’elle contient, car rien n’est si peu intéressant, mais j’ai confiance en votre amitié et vous lirez jusqu’au bout.

M’y voilà pour vous prier, madame, d’agréer, avec ma profonde estime, mon entier dévouement.

Magu, tisserand.
À Lizy-sur-Ourcq, le 25 juillet 1843. ;

Nous apprenons par les lettres de Magu et par celles de Béranger à Magu et à Mme Sand, que les deux grands écrivains furent nommés, en 1844, exécuteurs testamentaires d’un certain Chopin (qu’il ne faut point confondre avec son grand homonyme polonais), écrivain d’ordre inférieur, vieil ami et protecteur de Magu, qui fit un legs au vieux tisserand afin de faire une nouvelle édition de ses poésies[320].

Mon cher Magu, écrit Béranger au tisserand de Lizy-sur-Ourcq, avant de répondre à votre lettre, j’ai voulu voir Mme Sand ; je l’ai trouvée on ne peut mieux disposée pour la nouvelle édition de vos poésies, et lui ai donné connaissance du legs qui doit faciliter cette publication.

Vous sentez que je lui ai déclaré que je ne croyais pas à la nécessité de joindre mon nom au sien, que je vous remerciais de la proposition que vous me faisiez à ces égards, mais qu’il serait inconvenant qu’une autre qu’elle, spécialement désignée par M. Chopin, se mêlât de recommander vos œuvres au public.

Cela, mon cher Magu, ne m’a pas empêché de parler à Perrotin pour cette édition. Malheureusement il s’entête à ne pas éditer d’autres poésies que celles de Poncy, dont Mme Sand l’a déjà prié de se charger, voilà près de six mois, et qu’elle a eu bien de la peine à lui faire accepter. Perrotin prétend que les poésies n’ont plus cours, et quand même les auteurs veulent faire les frais d’impression, il refuse de s’en charger ; il faut dire, pour l’excuser, qu’il a des affaires qui l’absorbent, mais avec la somme qui vous est léguée vous trouverez facilement un autre éditeur, c’est ce qui m’empêche de trop insister. Pour n’en être pas pour votre argent, je pense que vous feriez bien d’imiter Poncy, qui a recueilli plus de six cents souscriptions à Toulon, ce qui couvrira tous ses frais et au delà. Faites aussi courir des listes et mettez-moi en tête pour six exemplaires, sauf à en prendre davantage, si nous le jugions de bon exemple. Quant aux suppressions à faire dans vos poésies, vous sentez que vous seul pouvez en décider ; faites ce travail et je vous engage à ne pas hésiter et à corriger et à retrancher largement. Ce sont de ces sacrifices dont nous autres, poètes, ne faisons jamais assez ; cependant le public nous en récompense toujours.

Adieu, mon cher Magu, pardonnez-moi d’avoir tardé à vous répondre et recevez la nouvelle assurance de mes sentiments d’estime et de confraternité.

Béranger.
Passy, 9 février 1844.

Je n’ai pas vu Gilland depuis qu’il m’est venu inviter à sa noce[321].


Madame,

Béranger vous a donné connaissance du legs de M. Chopin en ma faveur et aussi sa destination. Béranger s’est trompé, s’il a pensé que je lui demandais une préface. C’était seulement quelques pages de sa main et son nom au bas que je désirais, sachant bien que vous seule me deviez donner cette marque d’amitié. J’en ai parlé souvent à Chopin dans mes lettres ; il en était si content, vu l’estime qu’il vous portait, qu’il n’a pu quitter ce monde sans avoir assuré la réussite de la réimpression de mes poésies avec une préface de vous, et je vous remercie, madame, de persévérer dans le dessein de me la faire, car Béranger et MM. Egger et Robert, qui vous ont été voir à ce sujet, m’ont tous assuré que vous étiez dans les meilleures dispositions pour moi, et vous en suis bien reconnaissant, car nous autres, pauvres petits, petits, on ne nous verrait jamais si ceux qui, comme vous, madame, sont si grands et si forts, ne prenaient la peine de nous soulever un peu pour nous faire remarquer.

Béranger a vu M. Perrotin, mais il ne veut éditer, et encore à votre prière, que Poncy. J’osais compter sur lui, surtout en payant les frais d’impression, et j’avais tort.

Où maintenant en trouver un éditeur qui soit… honnête ? il doit y en avoir encore ; le tout, c’est de bien tomber, et c’est encore à vous à qui je demande ce renseignement. Gilland vous montrera la lettre de Béranger et vous verrez son avis sur le sujet d’une nouvelle souscription. Gilland m’écrira ce que vous pensez sur tout cela ; il serait à souhaiter pour moi et aussi pour Gilland qu’un peu de réussite nous vienne en aide, et cette réussite je l’espère, puisque vous-même vous voudrez bien y contribuer par votre talent. Ma femme vous fait mille compliments et moi je suis votre bien reconnaissant serviteur.

Magu.


Ma chère dame,

J’aurais bien voulu pouvoir vous voir avant votre départ de Paris, pour vous remercier de vive voix de l’envoi du volume de poésie de Poncy, qui m’a vivement intéressé et qui mérite les éloges qui se lisent dans la préface si intéressante dont vous avez bien voulu enrichir son œuvre.

Combien je vous suis reconnaissant, ma chère dame, de vouloir bien aussi vous occuper encore de moi ; je sais combien le temps vous est précieux et que c’est un grand sacrifice que vous vous imposez de vous occuper de choses aussi futiles que mes poésies, mais vous n’en tiendrez pas moins votre promesse, parce que vous êtes bonne et désintéressée pour notre cause.

Veuillez dire à la cousine si je puis espérer cette préface pour le courant de l’été, ce qui serait à désirer pour moi. Perrotin ne voudra sûrement pas se charger de l’édition et je ne suis pas peu embarrassé sur le choix d’un éditeur. J’ai peur de tomber en mauvaises mains et de voir s’évanouir en fumée les mille francs légués par mon pauvre ami Chopin. Comment faire ?

Je vais m’occuper du choix des pièces pour la nouvelle édition et des corrections à faire à quelques-unes ; mais ces corrections seront peu nombreuses, je ne veux pas faire disparaître ce caractère d’originalité qui m’a valu ma réputation.

Portez-vous bien et bon voyage ; pensez un peu à moi et veuillez me croire votre bien sincère et dévoué serviteur et ami.

Magu, tisserand.
À Lizy-sur-Ourcq, le 17 avril 1844.


Mme Sand écrivit effectivement la préface de l’édition nouvelles des Poésies de Magu qui parut dans les tout derniers jours de 1844, mais fut datée de 1845.

Le plus naïf et le plus aimable de ces poètes nouvellement éclos au sein du peuple, dont nous avons déjà plus d’une fois signalé l’avènement, dit Mme Sand dans cette préface, c’est le bonhomme Magu…

Il précéda de beaucoup d’années Beuzeville et Lebreton, Poncy, Savinien Lapointe et même, je crois, Durand…

Il s’inspirait de La Fontaine ; il avait deviné Béranger et, sans atteindre ni l’un ni l’autre, il ne restait en arrière de personne dans la sphère de ses idées et dans la nature de son talent. Moins habile à manier la langue nouvelle que Poncy et Lapointe, brillants produits de l’école romantique, il chantait dans la vieille bonne langue française, dont il a conservé le tour naïf et clair, l’heureuse concision et la grâce enjouée. On a reproché quelquefois avec raison à nos jeunes poètes prolétaires de manquer de cette originalité qu’on devait attendre de la race nouvellement initiée aux mystères de la poésie. On exigeait de ceux-là, à la vérité, plus que le progrès des idées ne pouvait leur inspirer encore. On voulait des miracles, un langage à la fois énergique et grandiose, des formes toutes nouvelles, un élément inconnu jusqu’ici, apporté d’emblée par eux dans la poésie dès le premier essai…

Mais ce n’est pas ici le lieu de soulever de si chaudes questions : elles seraient hors de place. Magu est un esprit calme, qui se venge de l’inégalité sociale par une malice si charmante, que nul ne peut s’en offenser, et qui se résigne à son sort avec une patience, une modestie et une douceur pleines de grâces touchantes et fines… Personne n’a pu adresser à Magu les reproches dont nous voudrions excuser comme il convient ses confrères, les nobles poètes ouvriers. Tout le monde a remarqué, au contraire, que Magu était, dans ses vers comme dans sa vie, un véritable ouvrier ; qu’il ne faisait aucun effort pour parler la langue des hommes savants et que celle des muses naïves lui arrivait toute naturelle, tout appropriée à sa condition, à ses habitudes, à son mode d’existence. La poésie s’est révélée à lui sous la véritable forme qu’elle devait prendre au village, au foyer rustique, au métier du tisserand…

Depuis quelques années seulement il est devenu célèbre, sans savoir comment, et en s’étonnant beaucoup que ses pauvres rimes, comme il les appelait, eussent trouvé de nombreux admirateurs et conquis un public. Fêté et choyé dans plusieurs salons de Paris, visité dans sa maisonnette par de beaux esprits et de belles dames, il n’en fut pas plus fier. Plein de goût, de gaieté, de naturel et de droiture, le bonhomme frappe tout le monde par l’entrain spirituel de sa conversation et par le charme de ses lettres affectueuses et remplies de le divination des véritables convenances. Il ne faut pas voir plus de dix minutes le tisserand de Lizy pour être convaincu de la supériorité de son intelligence, non seulement comme poète, mais comme homme de vie pratique. Il n’a dépouillé ni les habits, ni les manières de l’artisan ; mais il sait donner tant de distinction à son naturel qu’on s’imagine voir un de ces personnages qu’on n’avait rencontrés que dans les romans ou sur le théâtre, parlant à la fois comme un paysan et comme un homme du monde et raisonnant presque toujours mieux que l’un et que l’autre.

Peu de poètes ont inspiré autant de bienveillance et de sympathie. C’est que ses vers respirent l’un et l’autre sentiment. Ils sont si coulants, si bonnement malins, si affectueux et si convaincants qu’on est forcé de les aimer, et qu’on ne s’aperçoit pas de quelques défauts d’élégance ou de correction. Il y en a de si vraiment adorables qu’on est attendri et qu’on n’a pas le courage de, rien critiquer…

Magu fut certes très heureux de cette préface, dont nous ne donnons que quelques passages, il s’empressa de remercier Mme Sand par la lettre suivante datée du 3 janvier 1845[322] :

Ma brave madame Sand,

Vous sachant de retour à Paris, je m’empresse de vous écrire pour vous souhaiter la bonne année et aussi de vous remercier pour la gentille notice qu’on peut lire maintenant en tête de la nouvelle édition de mes poésies. Je ne sais vraiment comment vous avez fait pour trouver tant de jolies choses à dire en ma faveur et le lecteur le plus blasé en fait de vers ne pourra se défendre de lire les miens s’il lit les quelques pages que je dois à votre bienveillante amitié : la cousine est aussi bien contente de voir qu’elle va avoir une réputation et qu’elle vous le devra.

J’ai vendu l’édition entière à l’éditeur. Charpentier, Gilland vous dira nos conditions. Ce pauvre Gilland, sa santé se perd, il a été malade une partie de l’été. Le médecin n’a pas hésité pour lui dire que l’excès du travail en était la seule cause ; qu’il devrait s’abstenir d’écrire et prendre plus de repos. Du repos !… quand chaque semaine on vient lui diminuer le prix de main-d’œuvre, et ne pas savoir où cela s’arrêtera ! Lui, qui a de l’intelligence, de la conduite, c’est une petite place, un petit emploi qu’il lui faudrait. La personne qui lui confierait ses intérêts n’aurait qu’à se louer de lui avoir donné sa confiance. J’ose donc vous le recommander, puisque vous le connaissez déjà et qu’il est assez heureux d’être estimé de vous.

Recevez, madame, avec nos vœux bien sincères pour votre bonheur, l’assurance de ma profonde estime et de ma vive reconnaissance.

Magu, tisserand.
À Lizy-sur-Ourcq, le 3 janvier 1845.

Parlons maintenant de ce gendre de Magu, non moins intéressant que le vieux tisserand et le maçon de Toulon, — parlons du jeune serrurier Gilland.

Jérôme-Pierre Gilland naquit en 1815 d’une famille de bergers, dans la petite commune de Sainte-Aulde (Seine-et-Marne). Pauvre, il ne put fréquenter l’école que pendant trois hivers ; dès l’âge de huit ans, avant de savoir écrire, il dut travailler de ses mains. Son père, ayant failli perdre son bras, vint s’installer à Paris, pour se faire opérer. On plaça Pierre-Jérôme comme apprenti chez un bijoutier, parce qu’il était doué pour le dessin ; il rêvait de devenir peintre ; en faisant des commissions, il s’arrêtait devant les devantures des magasins de gravures et s’extasiait devant les tableaux de Gros et d’Horace Vernet, ce qui lui valut force coups. De très bonne heure, il aima passionnément la lecture et se mit à lire tout ce qui lui tombait sous la main, surtout « les petits livres à six sous, que l’on voit sur les parapets des ponts ». Il fit de bien mauvaises lectures qui faillirent le corrompre, mais les grandes œuvres, « de Marc-Aurèle à Fénelon et de Socrate à saint Vincent de Paul, et surtout Rousseau, le sauvèrent et l’aidèrent à toujours ramener sa vie au bien et au vrai ».

En voyant la misère ambiante, la dignité humaine humiliée, tous les droits de l’homme rabaissés, les plaisirs grossiers, le malheur et le dur labeur ininterrompu, sans espoir d’assurer aux plus honnêtes, aux plus laborieux une vieillesse paisible, il conçut l’idée de relever la classe ouvrière, si déchue, et il voua toute sa vie à cette œuvre. Il tâcha d’éclairer ses compagnons, de leur prêcher par l’exemple, par la parole et par ses écrits, la rénovation morale. Toute sa vie il resta simple ouvrier par principe, bien qu’il pût devenir maître. Il fonda diverses associations et compagnonnages, puis un journal, l’Atelier, où il rédigea des articles sur la question qui le préoccupait constamment : le relèvement moral et matériel de la classe ouvrière. Après la révolution de Février, il fut envoyé par le gouvernement provisoire dans le Berry et le Busançais avec la commission délicate d’y « pacifier les esprits », parce que le souvenir des épisodes trop récents de la Révolution et de sa fin sanglante mettait la population en émoi.

Lors des élections à l’Assemblée nationale il eut jusqu’à-vingt mille voix, mais avant les élections définitives les réactionnaires ne lui épargnèrent ni les insinuations, ni les calomnies. On le persécuta plus encore, après les journées de juin, auxquelles il ne prit aucune part. Alors qu’il se rendait avec ses enfants chez le vieux père Magu, il fut subitement arrêté et incarcéré pendant plus de cinq mois, cela sans aucune instruction judiciaire préliminaire ; il comparut enfin devant un tribunal militaire, accusé d’anarchisme et d’instigation à l’émeute. Heureusement la fausseté de ces accusations étant aisément prouvée, il fut acquitté. En prison il s’occupa de la publication de son second recueil, les Conteurs ouvriers, qui parut en mars 1849.

Puis il fut élu à l’Assemblée législative, mais l’année suivante il passa de nouveau devant les tribunaux. Certains passages d’une nouvelle œuvre, parue sous le titre Contrastes sociaux, l’avaient fait accuser par le procureur.

À la fin de sa vie, mourant de phtisie, il continua à prêcher parmi les ouvriers de province la nécessité de s’instruire, de se relever, de se purifier moralement et de s’entr’aider par des associations pacifiques. Il pensait que par cette voie seulement les travailleurs arriveraient au bien-être, à l’égalité et à une position plus digne vis-à-vis des autres classes de la société. Gilland mourut après une cruelle agonie, à peiné âgé de trente-neuf ans, le 12 mars 1854.

Quoiqu’il se soit instruit lui-même, on voit par ses lettres et par ses écrits que ce fut un homme extrêmement éveillé et développé. Ses malheurs et ceux de ses confrères l’aigrirent un peu, mais il possédait un cœur ardent, un esprit profond, quoique un peu fruste et assez pessimiste. Bref, c’est un ouvrier d’une ère nouvelle, un républicain socialiste convaincu et en même temps un poète profondément humain et compatissant à tous les maux.

Ses lettres à George Sand nous font connaître sa femme Félicie, qui fut, comme Lise Perdiguier ou la maman Magu, la fidèle compagne de son mari. Ces lettres nous révèlent également des épisodes très romantiques et très curieux de la jeunesse de Gilland avant sa rencontre avec la famille Magu. Dans sa préface des Conteurs ouvriers, George Sand cite beaucoup de détails empruntés à la très ample Notice autobiographique que Gilland lui envoya dans sa lettre du 18 janvier 1849. Nous l’avons retrouvée, mais nous ne la répéterons point ici ; nous noterons toutefois que beaucoup d’épisodes de la biographie de Gilland, racontés à Mme Sand par des amis communs, lui servirent pour écrire l’histoire de Paul Arsène dans Horace : son apprentissage chez le bijoutier, sa passion pour la peinture et pour les chefs-d’œuvre des grands maîtres, son amour romanesque pour une femme perdue qu’il rêva de sauver par l’amour et l’éducation de son enfant. Cet épisode qui précéda son mariage avec Félicie Magu et que Mme Sand avait dû connaître dès 1841, semble avoir inspiré les pages d’Horace où l’auteur raconte la passion profonde de Paul Arsène pour Marthe et ses efforts pour réhabiliter cette fille déchue et élever son enfant par amour pour elle.

Il faut toutefois remarquer que les exemples de générosité chevaleresque de ce genre n’étaient point rares dans le modeste milieu des ouvriers intellectuels qui entouraient alors Mme Sand. C’est ainsi qu’Achille Leroux, frère de Pierre, avait pendant de longues années aidé à élever les enfants d’une jeune femme, abandonnée par un bourgeois, comme Marthe, ou comme la première bien-aimée de Gilland. Il dut même plus tard, en 1843-45, soutenir un procès contre ce monsieur ; celui-ci, après de longues années d’oubli et d’indifférence, alléguant ses sentiments paternels, réclamait par voie de justice les enfants de sa maîtresse. Les lettres de Pierre et d’Achille Leroux nous apprennent la part que Mme Sand prit à cette affaire ; elle les aida de sa parole, de sa plume et de sa bourse. Exposons les faits.

L’ex-amant d’une certaine Aimée Térage, devenue Mme Achille Leroux, intenta en 1843 un procès à son ex-maîtresse ainsi qu’à son mari, afin de leur reprendre les deux enfants qu’Achille Leroux avait déjà reconnus légalement et qu’il considérait comme étant les siens. Ce monsieur prétendait faire casser la légalisation. Il promettait d’assurer à la mère des secours matériels. Il consentait en fait à lui laisser l’éducation de ses enfants, mais il lui refusait le droit de les élever. Elle, au contraire, ne voulait rien accepter de cet homme, qui l’avait séduite, alors qu’elle avait quinze ans, et qui plus tard, quoiqu’elle eût plusieurs enfants de lui, n’avait vu en elle qu’un instrument de plaisirs. Elle prouvait que cet individu n’avait pris aucun soin de ses enfants en bas âge, alors qu’il lui était le plus difficile de les nourrir, que même l’un d’eux mourut de misère. C’est alors qu’un homme généreux se mit à l’aimer. Ce fut lui qui pendant de longues années les secourut, elle et ses derniers enfants. Puis il avait fait plus, il les avait reconnus. L’autre n’agissait que par simple désir de vengeance ; d’une part il s’efforçait de diffamer la jeune fille qu’il avait séduite : il laissait entendre que ces deux enfants pouvaient ne pas être de lui, et d’autre part il ne voulait point permettre à un autre homme de les reconnaître, prétendant que c’était là une infraction au Code qui déclare que « la recherche de la paternité est interdite ».

Au commencement du procès, ce monsieur du nom de sieur Devieur, dit Robelin, tâcha d’intéresser à sa cause Mme Sand par l’intermédiaire de Girerd, avocat à Nevers, leur demandant d’agir sur Pierre Leroux, et par lui sur Achille Leroux, afin d’éviter les délibérations publiques et de terminer l’affaire par une transaction à l’amiable. Mais George Sand ne répondit ni à M. Robelin, ni à Girerd. D’abord, elle envoya de Nohant ces deux lettres à Leroux en lui demandant ce qu’elle devait faire, puis, lorsqu’elle rentra elle-même à Paris, elle pria Leroux de lui expliquer de vive voix toute l’affaire. Alors elle écrivit à Leroux une longue lettre dans laquelle elle s’exprimait franchement en faveur de la malheureuse Aimée Leroux. Enfin elle semble avoir recommandé à Achille de confier sa cause à Me Marie, le célèbre avocat, et fournit aux frères Leroux une certaine somme d’argent pour les frais du procès.

Achille Leroux et sa femme perdirent le procès en première instance. Les frères Leroux en appelèrent, perdirent encore cette fois à la Cour royale et formèrent un pourvoi de cassation. En attendant le jugement en suprême instance, ils publièrent tous les documents principaux, les « réfutations, plaidoyers et résumés» de leurs avocats, Mes Marie, Henri Celliez, David, etc., — leurs propres « lettres à l’appui des demandes », les conclusions et jugements, et différents autres documents encore, et eurent soin de répandre ce recueil de pièces justificatives et explicatives parmi les amis, les magistrats et les avocats des barreaux de France, afin de faire connaître le vrai fond de ce procès, parce qu’ils trouvaient que cette cause avait une importance sociale, un intérêt général. C’est lors du procès à la Cour royale, que Pierre Leroux eut recours à la lettre que Mme Sand lui avait écrite un an plus tôt et dont elle lui permit de faire usage maintenant. Il l’inséra dans sa deuxième lettre à M. le Président et à MM. les Présidents et Conseillers de la Cour royale. M° Marie disait en toute justice dans sa conclusion que « des enfants naturels peuvent bien devenir légitimes, mais jamais des légitimes devenir bâtards ». Et Mme Sand de son côté émettait principalement l’idée qu’il était absurde de reconnaître des sentiments « paternels » à un homme qui avait jadis séduit une enfant, qui ne s’était nullement préoccupé ni d’elle, ni de sa progéniture, et qui s’efforçait de la salir maintenant, parce qu’un autre l’avait réhabilitée ; que surtout, s’il pouvait encore y avoir quelque débat à propos du « père », il était tout à fait impossible d’enlever les enfants à une mère ; ce serait agir contre toutes les lois divines et humaines. Nous avons retrouvé cette lettre, absolument inconnue des biographes de George Sand, dans le gros volume publié par les frères Leroux en 1845, sous le titre de Vérité sur un procès où l’on examine des théories qui outragent la nature et renversent les prescriptions fondamentales du Code sur le droit maternel et sur le mariage, à l’appui du pourvoi formé devant la Cour de cassation le 24 mars 1845, adressé à ses juges et à tous les barreaux de France pour obtenir leur avis. et leur appui, par Achille Leroux. Quoique signé ainsi par Achille, ce livre fut en plus grande partie écrit par Pierre Leroux[323]. La lettre de George Sand datée du 10 décembre 1843 fut incluse comme nous l’avons dit, dans la seconde lettre au Président par Pierre Leroux.

Les lettres des frères Leroux qui se rapportent à ce procès sont extrêmement intéressantes et importantes. Nous avons déjà donné trop de place à cet épisode pour pouvoir en citer plus d’une, nous citerons donc celle que Pierre Leroux écrivit à George Sand pour la remercier de la permission de faire usage de sa lettre.


6 décembre 1844.

Merci, amie ; merci, bonne ; merci, grande, noble, courageuse. Quand je vous ai envoyé ma lettre l’autre jour, je me mis à penser ce que vous avez pensé sur l’Éclaireur. Ma demande était absurde, que voulez-vous ? Dans la peine extrême, on devient absurde. J’avais envie de vous écrire ; mais j’avais le sentiment que vous sauriez mieux que moi ce qu’il y aurait à faire ou à ne pas faire. Vous l’avez su bien mieux que moi en effet. Maintenant il s’agit pour moi de faire le cadre. Malheureusement j’ai mille choses qui me privent de mon temps. Pourtant je le ferai, je vais le faire. Votre envoi me décide ; j’étais un peu incertain à cause de la rapidité avec laquelle on va juger ; mais quand je devrais me tuer, il faut que ce cadre soit fait. J’y passerai la nuit, s’il le faut, moi qui ne sais pas écrire la nuit. J’écris si difficilement que c’est pitié. Ô grand fleuve de bons sentiments et de grandes pensées, que je voudrais vous ressembler pour défendre cette pauvre femme, et en elle la cause de toutes les femmes ! Est-ce que ces juges qui forcent une femme à se confesser devant eux et cet homme qui vient lui enlever les enfants qu’il n’a pas reconnus et qui ne sont pas à lui ne vous font pas l’effet de sauvages ivres ? Encore les juges peuvent s’excuser par la loi qui, dans son silence, leur permet cette licence en laissant tout à leur arbitraire, mais lui et les avocats payés par lui ?

Marie a plaidé admirablement lundi dernier ; il doit continuer lundi prochain. Il a pris cette cause avec un parfait désintéressement. On le sait, et cela lui fait honneur, en même temps que la considération dont il jouit est bien utile à la défense. Celliez fait aussi un mémoire de faits et de points de droit qui sera très bien rédigé.

Notre amie, Mme Charlotte, s’est occupée de voir la femme d’un conseiller qu’elle connaît. On peut dire en effet de cette cause : Oh ! si les femmes savaient !

J’ai appris avant-hier par elle que Chopin est arrivé et que vous allez bientôt arriver avec Maurice et Solange. Je voudrais déjà que vous fussiez à Paris.

Adieu, amie, à bientôt donc. Quand vous serez ici, si le procès n’est pas jugé (et il ne le sera pas avant quinze jours ou trois semaines), vous me conseillerez, vous m’aiderez, ô bonne, grande, noble, courageuse. Je ne sais que répéter ma kyrielle d’épithètes, et chacune est sentie dans mon cœur.

Mme Sand fut donc, en cette occasion, d’une grande aide pour Achille Leroux qui souffrit, grâce à sa générosité chevaleresque, tout comme « Paul Arsène » à qui Gilland aussi servit de modèle. Ceci nous ramène à notre jeune serrurier poète.

La correspondance entre Mme Sand et Gilland diffère beaucoup de celle avec Poncy, où, à côté des choses publiques, Mme Sand traite surtout les questions purement littéraires ; elle ne ressemble également point aux naïves, railleuses et touchantes lettres du père Magu. Gilland fut un républicain intransigeant, un révolutionnaire, c’est pour cela que ses lettres et celles de George Sand touchent surtout aux questions d’ordre politique. Le ton sérieux y domine, l’accent de Gilland est même plutôt sombre. Son recueil des Conteurs ouvriers, pour lequel Mme Sand écrivit une préface et qui parut en mars 1849, est empreint de la même note. Mais en même temps les lettres de Gilland et de sa femme montrent qu’ils regardaient Mme Sand comme leur plus grande et intime amie, qu’ils lui faisaient part de chaque joie, de chaque malheur survenus dans leur petit ménage, qu’ils la tenaient au courant des moindres détails de leur existence, sans douter que cela puisse ne pas lui être agréable et important à savoir. Ils savaient qu’elle prendrait tout à cœur, qu’ils trouveraient chez elle un écho à leurs peines et à leurs joies, qu’elle les aiderait toujours en tout. On en trouve la preuve dans les lettres que Gilland écrivit à George Sand, en l’été de 1848, de la prison de Meaux.

Cette sympathie de Mme Sand pour les poètes prolétaires égara le public : on lui attribuait une part exagérée dans leurs œuvres ; on disait simplement qu’elle les écrivait à leur place. C’est du moins ce qui arriva en 1850, pendant le procès qui fut intenté à Gilland à propos des extraits de ses Contrastes sociaux, publiés par le Vote universel. Le procureur Suin, tout en condamnant cette œuvre, s’empressa de remarquer qu’elle était du reste écrite par « une femme célèbre » et seulement signée par Gilland. Gilland fut révolté et écrivit à Mme Sand, trouvant qu’on les insultait tous les deux : elle, en prenant les mauvais écrits de Gilland pour son style, lui, en admettant qu’il pût profiter du travail d’autrui. George Sand changea quelques expressions par trop énergiques et familières de cette lettre, et elle parut, ainsi corrigée, dans le Vote universel, accompagnée de quelques lignes de Mme Sand[324]. On la réimprima dans la Presse du 31 décembre 1850.

Nous devons encore à diverses reprises et en diverses occasions revenir à la correspondance entre George Sand et Gilland. Disons dès à présent que, dans ses dernières lettres, Gilland fait part à Mme Sand de ses travaux pour la fondation de différentes associations et compagnonnages ouvriers ; il revient en souvenir au séjour que lui et sa famille rirent à Nohant, où ils habitèrent le pavillon du jardin, comme aux plus heureux jours de sa vie ; il parle souvent de sa faiblesse et de sa maladie qui vont croissant ; il analyse très minutieusement, très finement toutes les nouvelles œuvres de George Sand, qui paraissaient[325], et enfin il y parle avec enthousiasme d’une nouvelle édition illustrée des œuvres de George Sand (qu’il nomme toujours son cher maître), édition qui sera à la portée de tout le monde et lui attirera même ceux qui ne lisaient jamais. Voici sa lettre à ce propos :


Paris, 18 octobre 1851.
Chère dame et amie,

Au retour des longues courses que je suis obligé de faire dans Seine-et-Marne, j’ai trouvé chez nous les premières livraisons de votre publication nouvelle. Cela m’est sans doute envoyé de votre part et je ne sais vous en témoigner ma reconnaissance qu’en vous disant mille fois merci du fond de mon cœur pour les bonnes intentions que vous avez toujours pour moi. Vos livres, si l’exécution en continue ainsi, seront ce qui a été fait de mieux en ce genre, et j’en suis bien content pour vous et pour ceux à qui vous les destiniez en les écrivant. La modicité du prix en fera beaucoup acheter et les images feront lire bien des bonnes gens qui n’avaient encore jamais lu. Rien n’a d’attrait et n’excite la curiosité chez les gens simples comme ces figures, qui parlent sur le papier et qui semblent dire : « Lisez, si vous voulez m’entendre. » C’est surtout dans nos villages que vos œuvres vont maintenant se répandre, et quel bien on en ressentira ! Que de femmes vous allez attendrir, relever, encourager au bien et à la vertu ! Que d’hommes vont se modifier à votre parole, se réformer, sentir germer en eux les sentiments qui élèvent et les convictions qui fortifient ! Je crois les voir, le soir, à leurs foyers, bien tranquilles auprès de leurs petits enfants et de leur femme, qu’ils respecteront au lieu de l’outrager et qui les bénira à son tour, pour leur douceur, au lieu d’avoir épouvante de leur brutalité. Je vous en dis merci pour moi, madame, je vous le dis aussi pour nos pauvres frères, que vous allez initier avec les beautés de l’art et de la poésie et qui vont vous glorifier dans le secret de leur âme, sans vous avoir vue et sans vous connaître. Il n’y avait guère, jusqu’à présent, que les bourgeois qui lisaient vos livres, et puis nous autres, les ouvriers studieux, mais aujourd’hui la lumière va descendre aux masses tout entières et les réchauffer comme les rayons du soleil…

Où Mme Sand prenait-elle des forces et le temps nécessaire pour trouver au milieu de son labeur sans trêve, à l’apogée de son activité littéraire, publiant chaque mois des romans, des préfaces et des articles, la possibilité de mener de front cette énorme correspondance avec tous ces poètes, de vivre de leur vie et de leurs intérêts, de suivre chacun d’eux dans les moindres détails de son existence, de faire presque quotidiennement la connaissance de nouveaux représentants du prolétariat intellectuel, des partis républicains, des hommes de lettres et d’une quantité de jeunes gens de Paris et de la province, devenus plus tard célèbres ou illustres et qui faisaient alors leurs premiers pas dans la carrière politique, publique ou littéraire ? C’est ainsi qu’elle fit en ces mêmes années la connaissance ou se lia d’amitié avec Henri Martin, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Fulbert Martin, Nadaud, Alexandre Lambert, Émile Aucante, Luc Desages, Ernest Perigois, Patureau-Francœur, Marc Dufraisse, Lumet et sa famille, Anselme Pététin, Théophile Thoré, etc., sans parler des frères Leroux, des Arago et de tous les vieux amis. Quand on a parcouru le tas de lettres de George Sand et à George Sand, si nombreuses dans la période de 1838 à 1862, on a la sensation que rien que cette correspondance, si extraordinairement animée, remplirait toute une vie, sans y ajouter le labeur littéraire. Or, l’énumération des travaux de George Sand parus dans la seule Revue indépendante, dirigée par Leroux et ses successeurs, nous a montré quel travail George Sand accomplit en ces années-là !

Nous ne pouvons mieux clore notre récit des relations entre George Sand et les poètes populaires, qu’en citant une lettre que Gilland lui écrivit de la prison de Meaux en août 1848.


Prison de Meaux, août 1848.
Bonne chère madame,

Vous êtes toujours la même pour nous, attentive et bienveillante comme une sœur, dévouée et sympathique comme une mère. Ma femme a reçu les cinquante francs que vous nous avez envoyés, si je ne vous en ai pas accusé réception plus tôt, c’est que j’espérais toujours vous donner une bonne nouvelle, mais rien de changé dans ma position. J’attends l’heure de la justice, bien lente à venir ; je l’attends sans inquiétude et sans impatience. Merci mille fois, madame, pour les deux secours : la lettre et l’argent ; j’avais besoin de l’un et de l’autre. Vous ne vous jugez jamais assez bien pour comprendre le bonheur que j’ai à vous lire. L’aumônier de la prison m’a prêté les Pères de l’Église ; je lis saint Bernard ; il y a des pages sublimes dans ce livre. Eh bien ! je prends alternativement saint Bernard et vos lettres et mon cœur éprouve plus d’allégement avec vous qu’avec lui. Il nous charme, il nous domine, il nous attire, mais tout à coup le voilà qui devient impérieux et sévère au point de nous atterrer, de nous confondre et de nous faire trembler ; il est trop saint ! Vous, vous avez sa grandeur, ses lumières, sa puissance pour convaincre, son humilité devant Dieu, et vous ne faites pas peur ; on vous suivrait partout. Mais vous êtes si triste ! Le deuil de votre âme est immense, comme les malheurs que vous déplorez. Courage, ma sœur. Vous qui avez tant de pouvoir ; vous, qui êtes si forte, si grande, si complète, si féconde, que deviendrons-nous si vous faiblissez ? Il faut encore croire aux hommes, au dévouement, à l’abnégation, aux vertus, à la bonté qui s’éteint peut-être dans les âmes qui doutent, mais qui renaît toujours dans celles qui espèrent. Oh ! que je voudrais être auprès de vous et que vous soyez un homme ! Je me figure toujours que vous êtes Jean-Jacques Rousseau, revenu sur la terre, et je vous aime encore mieux que je ne l’aurais aimé, parce qu’il a commis une faute horrible, lui, il a abandonné ses enfants !

Que fait votre cher Maurice ? Je ne veux pas qu’il s’afflige, je veux qu’il travaille, qu’il devienne un grand artiste, et qu’il me prenne à son service un jour pour broyer ses couleurs et faire ses messages. La république sera peut-être un jour la régénératrice des arts, que la monarchie abrutissait, avilissait comme tout ce qui approchait d’elle… Rouget de Lisle a donné à son époque une œuvre immortelle ; la nôtre attend la sienne ; un tableau vaut un poème : les peintres nous doivent leur Marseillaise.

Quand je dis que je voudrais être le serviteur de Maurice, je le dis de bon cœur et comme je le pense. Il n’y aura point de condition humiliante dans l’avenir ; quiconque sera utile à son frère en sera respecté et aura droit à sa reconnaissance. Vous allez dire que nous sommes encore loin de ce temps-là. Mais je puis vous répondre avec l’Évangile : En vérité, je vous le dis, ce règne est déjà parmi nous. En effet, ne me traitez-vous pas d’égal à l’égal ? C’est moi qui mange votre pain et c’est vous qui me rendez grâce. Voyez bien qu’il n’y a ici que des frères, et que le premier d’entre nous est notre serviteur. C’est pour cela que je voudrais que vous lussiez un homme et je voudrais vivre auprès de vous, parce que je vous embrasserais toute la journée, dans la maison, sur les chemins, à chaque bonne parole que vous me diriez ; le matin en vous éveillant, le soir en vous disant adieu. J’ai des amis, mais ils ne sont pas comme vous, parce que personne ne peut vous ressembler. Le papa Magu vient me voir de temps en temps, il prétend que je dois être fier d’être en prison et qu’un jour je serai récompensé. Il voit toujours les choses avec sa lunette et sous le plus beau côté, l’heureux homme ! Sa femme tombe dans l’exagération contraire : voyez le beau ménage. Heureusement que c’est comme cela entre eux depuis bientôt cinquante ans.

Ma petite Félicie vous embrasse et vous aime comme sa seconde mère. Elle n’a pas osé vous répondre parce qu’elle croit n’avoir pas assez d’esprit. C’est un petit défaut qu’il faut lui pardonner, il n’est pas commun à tout le monde. Si je suis plus hardi qu’elle, c’est parce que je vous connais mieux. Je sais que pour vous bien parler, quand on est honnête, on n’a besoin que d’ouvrir son cœur.

Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre touchant ma situation. Les gens de mon pays ont toujours pour moi les mêmes procédés aimables et la même touchante aménité ; il y en a qui ont été dire à mon patron que mon seul regret était de ne pas l’avoir fusillé avant de partir de Paris. Je crois déjà vous avoir parlé de cet homme avec lequel je suis dans les meilleurs rapports et qui m’a souvent rendu service. Il a dignement répondu à cette infamie, sa femme et lui ont fait exprès le voyage de Meaux pour venir me voir et ils pleuraient en m’embrassant. Cette démarche leur donne mon cœur à jamais, je n’aurais pas fait mieux dans mes jours de meilleures inspirations. N’est-ce pas, madame, que c’est beau ! Je voudrais n’avoir que des choses comme celle-ci à vous conter, et pourtant il me reste encore une confidence pénible à vous faire. Mon frère a été aussi arrêté à Paris, chez mes père et mère. J’ignore s’il est coupable, mais je sais qu’il est d’une simplicité telle que si l’instruction n’est pas faite de bonne foi, on tirera de lui tout ce que l’on voudra. Il est détenu au fort de Romainville, privé d’air et de soleil sans doute, couché sur une paille immonde, dans l’infection et l’humidité, sans-un ami pour le conseiller et lui donner espérance ; on ne peut ni le voir ni lui parler. Jugez quelle est la position de mes pauvres vieux parents : sur trois frères que nous sommes, deux qui sont en prison, et qui sait ce qui peut leur advenir ! L’autre fait depuis sept ans la guerre en Afrique, et qui sait s’il en reviendra ! Vous avez été mère malheureuse, je le sais, comparez-vous à la mienne aujourd’hui. Quand verrons-nous la fin de ces tortures ? Ne vous tourmentez plus, je vous prie, pour nous envoyer de l’argent. Je reçois des secours de différents côtés et j’aurai de l’ouvrage dès que je serai libre. Du reste, je vous promets de ne jamais rester dans le besoin sans vous le faire savoir. Adieu, madame, mes bonnes amitiés à tous ceux qui vous entourent et bonne espérance pour l’avenir. Vive la République !

Gilland.


CHAPITRE IV

Consuelo. — La Comtesse de Rudolstadt. — Jean Ziska et Procope le Grand. — Une secte mystique russe. — Les Sauvages de Paris. — Réflexions sur J.-J. Rousseau. — Fanchette. — l’Éclaireur de l’Indre. — Louis Blanc et la Réforme. — Lettres de Pierre Leroux.


À l’époque même où George Sand s’évertuait à faire connaître et à rendre célèbres les poètes populaires et à contribuer à la propagation des idées de Leroux, elle écrivit une œuvre remarquable sous tous les rapports et qui l’illustra plus peut-être que tous ses romans antérieurs. Nous parlons de Consuelo. Il existe entre Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt et le Compagnon du tour de France le même lien de continuité et de causalité qu’entre la Guerre et la Paix et les Décembristes de Tolstoï. Tolstoï s’apprêtait à écrire les Décembristes et, en préparant les matériaux de ce roman, en recherchant les racines et les origines du mouvement de 1825, il se laissa entraîner par l’épopée de la guerre patriotique de 1812 et écrivit son chef-d’œuvre. Quant aux Décembristes, ils restèrent à l’état d’ébauche. Il arriva la même chose à George Sand, mais elle termina les deux œuvres qui s’enchaînaient intimement. Avant d’écrire le Compagnon, elle voulut étudier les statuts, l’histoire et les origines des compagnonnages contemporains, elle se prit alors d’un si grand intérêt pour les différentes sociétés secrètes, confréries et loges maçonniques du moyen âge, à la fois socialistes et mystiques, et fit là de si heureuses découvertes que, le Compagnon et Horace une fois terminés, elle écrivit Consuelo et la Comtesse, en se servant pour les écrire des nombreux matériaux accumulés. Les années mêmes de la création et de la publication de Consuelo (1841-1843), remplies de faits et d’éléments les plus intéressants, les plus divers, contribuèrent beaucoup à la richesse et à la variété des épisodes de cette grandiose épopée. D’une part George Sand s’assimila complètement les doctrines métaphysiques, religieuses et sociales de Lamennais et de Leroux ; d’autre part, comme nous l’avons vu, grâce à Chopin et à Mickiewicz, les intérêts polonais, les idées slaves eurent leur libre cours dans sa vie. Ces idées la remuèrent profondément, surtout celles qui, conformément aux théories de Leroux, préconisaient le rôle échéant à chaque peuple dans la marche triomphale du « progrès continu de l’Humanité ». Grâce à Chopin encore, Mme Sand vivait alors dans une atmosphère éminemment artiste. Elle subissait de plus le charme souverain de l’individualité artistique de Pauline Viardot qui lui semblait une vivante incarnation des doctrines des saint-simoniens, de Liszt et de Lamennais sur la vocation suprême des artistes. Et quoiqu’il soit vrai que certains traits et faits de la biographie de la célèbre Mara[326] aient servi pour écrire quelques épisodes et quelques détails de la vie de Consuelo, il n’en est pas moins irréfutable que George Sand fit cette fois ce qu’elle ne faisait que rarement : c’est en toute conscience qu’elle copia sa bohémienne hispano-vénitienne sur son amie Pauline Viardot[327]. Il nous semble aussi que si l’auteur situa son roman à la moitié du dix-huitième siècle, ce ne fut pas seulement pour la raison donnée dans la préface de l’édition de 1852, c’est-à-dire que cette époque offrait « un intérêt particulier sous le rapport de l’art, de la philosophie et du merveilleux, trois éléments produits par ce siècle, d’une façon hétérogène en apparence et dont le lien était cependant curieux et piquant à établir sans trop de fantaisie… ». Ce fut aussi — nous dirions surtout — parce que ce fut à cette époque que vécurent les grands chanteurs et les grands compositeurs dont Chopin et Pauline Viardot ressuscitaient les œuvres dans le vaste salon de Nohant ou dans le petit appartement de la rue Pigalle. George Sand eut toujours pour elles une prédilection. Elle leur était restée fidèlement attachée depuis ses premières années d’enfance, alors que son aïeule, cette charmante Marie-Aurore de Saxe, en s’accompagnant sur un clavecin tant soit peu grêle, exécutait de sa petite voix chevrotante, mais avec beaucoup de style et une pureté de goût sûr, des airs d’oratorios du dix-septième siècle, ou des morceaux d’opéras et des pastorales du dix-huitième siècle sur des textes élégamment maniérés du Métastase. Dans un petit carnet d’Aurore Dupin, datant de l’époque de sa sortie du couvent, on peut lire les paroles d’un de ses airs favoris de Haydn, composées par ce poète de la cour de Vienne :

    Gia riede la primavera
    Col suo fioritto aspetto,
    Gia il grato zefiretto
    Scherza fra l’erbe e i fior.
    Tornan le frondi agli alberi,
    L’erbette al prato tornano,
    Sol non ritorna a me
    La pace del mio cor.

Mais en faisant, dans un des chapitres du roman, chanter à sa Consuelo devant le Porpora cette pastorale que Haydn aurait fraîchement composée dans la matinée même, George Sand ne manqua pas non plus, dans un autre chapitre, de lui faire chanter, en présence de l’auteur, le célèbre psaume de Marcello :

    I cieli immensi narrano
    Del grande Iddio la gloria.

si connu de tous les admirateurs de Pauline Viardot, qui le lui ont entendu chanter avec cette grandeur, cet enthousiasme, cette majesté incomparables. Bref, ayant choisi l’époque qui lui était si chère par les réminiscences du Métastase, du Hasse et de Marcello et ayant situé ses premiers chapitres dans cette même Venise, qui l’inspirait toujours et à laquelle elle consacra ses pages les plus charmantes, les plus colorées, les plus poétiques, George Sand copia son héroïne d’après nature. Tous les traits de caractère, toutes les particularités du talent, de la manière et des aspirations artistiques de Consuelo appartiennent à sa jeune amie. L’auteur embellit son récit des rayons de sa pénétration poétique aussi bien que de son attachement sincère pour son modèle, c’est pour cela, sans doute, que Consuelo, cette incarnation de l’artiste, nous apparaît comme un être vivant, enchanteur, d’une réalité parfaite. Et quant à ces premiers chapitres, où sont décrits le petit monde des dilettanti vénitiens, l’école du vieux Porpora près de l’église dei Mendicanti et la simple vie de la pauvre bohémienne Consuelo et de son ami Anzoletto, dans cette même Corte Minelli, près de laquelle Mme Sand vécut en 1834, ils sont écrits avec une maestria incomparable, et nous ne sommes nullement étonnés que notre grand romancier, Grigorowitch, nous ait dit que jamais aucun roman n’avait produit sur lui autant d’impression que ces premiers « chapitres vénitiens » de Consuelo. Tout aussi adorables sont les pages qui nous peignent la première rencontre de Consuelo avec l’adolescent Joseph Haydn, leur voyage pédestre, l’amitié de ces deux fidèles serviteurs de dame Harmonie, les débuts de Consuelo à l’Opéra viennois et ses rencontres avec divers chanteurs et compositeurs célèbres de l’époque.

Enfin, répétons-le encore, tout ce qui a trait à la carrière proprement artistique de Consuelo et au monde musical du dix-huitième siècle est extrêmement réussi, on peut même dire que l’exécution a surpassé les intentions de l’auteur. Quant aux deux autres thèmes qu’il s’était proposé, il faut convenir qu’ils cèdent de beaucoup aux quatre courants ou éléments génésiaques dont se compose le roman. Ces quatre courants sont : 1° le courant purement musical, qui soufflait alors rue Pigalle, c’est-à-dire l’action exercée sur l’auteur par les individualités artistiques de Chopin et de Mme Viardot ; 2° le souffle des idées mystiques polonaises qui flottaient alors dans l’air ambiant, et des réminiscences de l’histoire slave, commentée au point de vue du « messianisme » ; 3° l’écho des doctrines de Leroux, à commencer par « l’immortalité de l’homme dans l’Humanité » (ce qui correspond aux réincarnations successives sur terre, de chaque homme particulier), en continuant par les théories démocratiques sur la provenance populaire de la plupart des plus grands artistes, sur l’art populaire et inconscient[328], sur la nécessité d’abolir tous les préjugés de caste, — que l’auteur de Consuelo trancha carrément par l’amour du noble comte Albert pour la pauvre fille d’une chanteuse ambulante bohémienne, sans famille, sans nom, sans patrie, — et à terminer par la doctrine du « progrès continu ». Ce dernier point trouve son expression dans la glorification de la secte slave des taborites qui, selon l’auteur, auraient été au moyen âge les représentants du progrès, les gardiens du plus pur idéal chrétien, social et démocratique (ils symbolisaient, dit-on, leur constante « union et communion avec l’humanité » par de continuelles « agapes fraternelles » avec le premier venu ; ils « communiaient sous toutes les espèces », comme l’assure ironiquement l’un des personnages secondaires du roman, la jeune baronne Amélie, chargée par l’auteur de renseigner Consuelo, et le lecteur, sur les sectes religieuses de sa patrie).

Enfin le quatrième et dernier, et peut-être le plus important, élément du roman, ce sont les théories de Lamennais et des saint-simoniens sur le rôle sacerdotal des artistes, — ce dont nous avons déjà parlé dans notre volume II.

Ces quatre courants peuvent être suivis avec autant de clarté à travers ce merveilleux roman, que les eaux douces des grands fleuves peuvent facilement être distinguées même loin du rivage, au milieu des vertes ondes salines de l’Océan.

Le vieux compositeur Porpora, austère idéaliste, adonné à son art, mais malheureux, toujours bougonnant, aigri et maladivement soupçonneux, a parmi la foule de ses élèves, paresseuses et frivoles demoiselles plus ou moins riches, une pauvre petite orpheline, l’Espagnole Consuelo. Sans aucune tournure, laide, mal mise, hâlée et timide, elle seule, parmi ses gaies compagnes de l’école dei Mendicanti, travaille avec conscience et persévérance, parce qu’elle a une voix magnifique et la passion de la musique, et parce qu’à son insu elle possède un admirable talent d’artiste à l’état latent. C’est le « vilain caneton » d’Andersen, qui va se transformer en un beau cygne. Tout le monde est stupéfié, sauf Porpora, qui l’a depuis longtemps devinée. Pendant quatre ans, silencieusement, avec amour il a taillé ce diamant brut. Le jeune camarade de Consuelo, son ami idyllique et son compagnon inséparable, Anzoleto, comme elle, enfant des lagunes, et autrefois aussi élève de Porpora, mais expulsé de l’école pour son indolence et son manque d’application, est stupéfait comme les autres. Anzoleto possède aussi une voix charmante, comme tous les Italiens ; il a une facilité musicale, sans être un vrai artiste : il est insouciant, égoïste, se préoccupe du succès plus que de l’art ; il est guidé non par l’idéal, mais par ses passions, ses instincts. Grâce au comte Zustiniani, jeune mécène, qui s’éprend de la voix de Consuelo, les deux amis débutent au théâtre ; malgré leur grande jeunesse, ils ont un grand succès et sont reçus chanteurs à l’Opéra. Jusqu’alors ces pauvres enfants des lagunes, inséparables depuis la mort de la mère de Consuelo, chanteuse ambulante, qui les avait bénis à son heure suprême, vivaient, abandonnés à leur propre destin, sans aucune espèce de tutelle, de la vie libre, misérable et insouciante des indigents vénitiens. Consuelo gagnait sa vie, en passant les heures où elle ne travaillait pas avec Porpora, à coudre, à enfiler des perles de verre et des coquilles ou à quelque autre pauvre métier du même genre, qui lui procurait quelques sous, mais cette vie était parfaitement innocente. Sensuel et jouissant de la vie, comme un vrai fils du Midi, Anzoleto se livrait parfois à de faciles amours, mais il respectait instinctivement et entourait de sollicitude sa jeune amie. Entré au théâtre et de là parvenu dans la société des riches dilettanti, complètement séduit par ce milieu luxueux et dépravé, ayant subitement vu dans Consuelo une brillante artiste à laquelle était assuré un splendide avenir, et une femme plus séduisante que les plus belles, il s’opère vite un changement dans les sentiments d’Anzoleto ; tantôt il est jaloux du comte Zustiniani qui fait la cour à Consuelo, et tantôt il courtise lui-même la maîtresse du comte, la coquette et froide Corilla, — un soprano, — parce qu’il espère en la séduisant se créer une position au théâtre[329]. Un jour, il vénère Consuelo, il admire son talent, le lendemain, il envie ses succès, et serait capable de trahir la promesse qu’il fit à sa mère mourante. Bref, c’est une nature d’artiste impressionnable, vaniteuse, avide surtout de clinquant. Quelques fiascos, très mérités, dus à son arrogance, à sa fatuité et à sa paresse, l’aigrissent contre Consuelo. Corilla, devenue sa maîtresse, attise le feu en lui insinuant qu’il restera toujours dans l’ombre, éclipsé par les rayons d’un astre tel que Consuelo. Tous ses mauvais instincts se réveillent et ses rapports envers Consuelo deviennent impossibles. Coupable envers son irréprochable amie, il l’offense par des soupçons, prétendant qu’elle encourage les assiduités de Zustiniani ; Porpora la convainc de l’infidélité d’Anzoleto. Blessée dans ses sentiments et dans ses croyances les plus pures, profondément malheureuse, Consuelo fuit Venise au moment de ses plus brillants succès au théâtre, laissant à Anzoleto le loisir de se tirer comme il l’entend de ses multiples intrigues. Porpora favorise la fuite de son élève et l’envoie d’abord à Vienne, chez l’ambassadeur vénitien Corner, puis la fait entrer dans la famille de ses anciens amis, les comtes de Rudolstadt, en Bohême, en qualité de maîtresse de chant de la jeune comtesse Amélie[330].

Consuelo arrive dans le morne manoir des Rudolstadt, — la Riesenbourg ou château des Géants, — au moment où toute la famille est plongée dans son habituel désespoir, causé par les crises périodiques de son unique héritier, Albert. Ces crises commencent par une apathie mélancolique, qui se transforme en une étrange excitation, accompagnée de délire. En proie à ce délire, Albert effraye tous ses proches par ses paroles mystérieuses : il prétend avoir plusieurs fois déjà habité la terre, il croit être la réincarnation de Jean Ziska lui-même, puis d’un de ses propres ancêtres. Il raconte alors avec des détails les plus précis des faits arrivés jadis, comme s’il en avait été témoin, et prédit les événements futurs, comme s’il possédait le don de seconde vue. Après cette crise, Albert disparaît ordinairement plusieurs semaines, on ne sait où ; à son retour, il tombe en léthargie ; il se réveille faible, mais bien portant, pour retomber à la première occasion dans l’apathie, le délire et le somnambulisme. Albert est le fils unique du vieux comte Christian : sa mère, la comtesse Wanda, issue de l’antique famille bohème des Prachalitz, mourut jeune, tuée par la douleur, très malheureuse en mariage. Les Rudolstadt descendent de la maison royale tchèque des Podiebrad, mais l’ambitieuse comtesse Ulrique, lors des guerres hussites, renia la religion protestante et son nom slave, afin de sauver ses enfants au prix de cette trahison. Les Rudolstadt s’efforcèrent d’oublier cet épisode, mais Wanda s’en souvenait parfaitement. Née tchèque, adepte des hussites et des taborites, rêveuse et exaltée, Wanda ne rencontra de la part des Rudolstadt qu’incompréhension, désapprobation et résistance ; elle souffrit, languit et mourut. Albert dès son enfance se distingua par un caractère bizarre, sombre et rêveur ; il vit apparaître le fantôme de sa mère ; tout adolescent il voulut résoudre différents problèmes sociaux, il mit inconsciemment en pratique toutes les doctrines démocratiques et chrétiennes des taborites ; le souvenir des forfaits commis par ses nobles ancêtres et l’apostasie intéressée d’Ulrique le désespéraient, il avait des crises de démence, s’il voyait triompher le mal, l’injustice et la violence. Il étudia avec une persévérance passionnée, s’adonna avec acharnement à des recherches ; il voyagea beaucoup et tomba enfin dans l’état de maladie nerveuse décrit plus haut, annonçant qu’une « consolation » lui serait envoyée du ciel vers sa trentième année ; au dire des voisins, il devint simplement fou. Ses parents, toutefois, espérant sa guérison, voulaient lui faire épouser sa jeune et pimpante cousine Amélie. Mais Albert n’y songeait point. Et voilà que juste la veille du trentième anniversaire d’Albert, une tempête se déchaîne autour du morne château, et alors que la famille des Rudolstadt se morfond dans le grand salon triste, Albert s’écrie qu’une « âme, poussée par l’orage, s’approche d’eux, que les temps du courroux de Dieu sont écoulés, que l’expiation touche à sa fin », et que même le vieux chêne, appelé le Hussite, témoin des anciens crimes des Rudolstadt, est brisé par la tempête… Et immédiatement Consuelo paraît.

En peu de jours la jeune fille charme tous les habitants du château par sa franchise, sa douceur et son chant sublime ; Albert lui-même, insensible à tout ce qui l’entoure, semble renaître à la vie aux sons de sa voix. Mais la pauvre Consuelo, petit oiseau du rayonnant Midi, habituée à la vie d’artiste, libre, pleine d’émotion, se sent comme enterrée vive au milieu des sombres habitants du château des Géants. Lorsqu’elle apprend l’histoire de la maladie d’Albert, elle se prend cependant de sympathie pour cette âme troublée et chercheuse ; elle s’aperçoit que son chant est bienfaisant à ce nouveau Saül, et quand Albert disparaît de nouveau, au désespoir indicible de sa famille, et qu’il reste absent plus longtemps que de coutume, alors l’artiste généreuse se résout à tout entreprendre pour le retrouver et le guérir de sa mélancolie et de cet amour sauvage de l’humanité. Consuelo remarque, rôdant autour du château, un fou, du nom de Zdenko, seul confident d’Albert. Elle découvre une citerne sur la terrasse du château qui se dessèche et se remplit d’eau périodiquement, grâce à un système d’écluses compliqué. Lorsque l’eau s’écoule dans les profondeurs de la terre, un escalier paraît, menant à une galerie cachée ; c’est par cet escalier que Zdenko, qui gouverne le jeu des écluses, s’introduit du fond de la citerne au château ou s’en revient. L’intrépide Consuelo, profitant d’un moment où Zdenko entre dans la chambre d’Albert, descend sans hésiter dans la citerne et s’achemine par un labyrinthe de galeries souterraines à la recherche d’Albert. Ayant pris non la galerie qui mène à cette retraite, — une grotte qui se trouve juste au-dessous de la pierre d’épouvante, où se dressait jadis le Hussite, — mais celle où s’écoulent les eaux du puits, Consuelo manque d’être noyée par le torrent, l’écluse ayant été rouverte par Zdenko. Elle se sauve dans une galerie latérale, et manque d’y être murée par ce même Zdenko, qui avait commencé par éprouver une sympathie instinctive pour elle et qui la hait à présent, instinctivement aussi, sentant dans son âme d’innocent que les jours où son adoré Albert vivait avec lui, approchent de leur fin, et que maintenant c’est elle, Consuelo, qui régnera sur sa vie. Heureusement Consuelo se souvient de l’ancienne formule des lollards que Zdenko prononçait souvent : Que celui à qui on a fait tort te salue. En entendant ces paroles sacramentales, Zdenko se soumet et mène Consuelo vers la demeure souterraine d’Albert. Elle le trouve presque fou : tantôt il croit être Jean Ziska et tantôt Wratislas de Rudolstadt, puis dans un état de somnambulisme il appelle Consuelo sa libératrice et sa consolation, il prononce des paroles mystiques sur la bonne nouvelle et la joie qu’elle lui apporte, puis il la reconnaît réellement et lui déclare son amour. Consuelo lui témoigne tant de pitié émue, tant de sympathie qu’elle le calme et le ramène à la raison : elle exerce une action si bienfaisante sur son pauvre cœur, malade de tous les maux de l’humanité, qu’Albert guérit complètement, reconnaît combien il avait été coupable envers ses parents malheureux qui l’adorent, se décide à vivre d’une vie normale, quitte à la suite de Consuelo son souterrain et lui promet de n’y plus jamais revenir seul. En sortant Albert chasse Zdenko de sa présence, il sait que ce misérable a voulu tuer Consuelo. Zdenko disparaît. Consuelo se demande avec angoisse si l’un des deux fous n’a point tué l’autre.

En revoyant Albert toute la famille bénit Consuelo. À son tour, elle tombe malade, terrassée par les émotions qu’elle vient de traverser ; elle n’est sauvée que grâce aux soins infatigables et aux connaissances médicales d’Albert (il avait jadis étudié la médecine comme toutes les autres sciences). Alors, à l’exception du comte Christian, bonhomme doux et candide, tous les autres Rudolstadt changent de manières envers Consuelo. Seule la délurée petite comtesse Amélie s’aperçoit avec un vrai plaisir que son sombre fiancé aime Consuelo, elle quitte joyeusement l’ennuyeux château des Géants, emmenant avec elle à Prague son père, le baron Frédéric, grand chasseur, espèce de Nemrod campagnard[331]. La tante Wenceslawa, vieille chanoinesse bossue, mais d’une bonté angélique et d’une vertu invraisemblable, malgré sa morgue aristocratique, se révolte et se désole à l’idée qu’Albert ait pu donner son cœur à une chanteuse. Le comte Christian lui-même ne regarde avec condescendance l’amour de son fils pour Consuelo, et ne la prie de devenir la femme de son fils, que parce qu’il craint de le voir redevenir fou, et parce qu’il se souvient du sort malheureux de Wanda, qui l’avait épousé, lui, Christian, sans amour. Ce mariage paraît un vrai malheur à toute la famille. Consuelo elle-même a pour Albert un immense respect, elle admire ses qualités intellectuelles et morales, elle est pleine d’enthousiasme pour ses aspirations, ses croyances démocratiques et chrétiennes, mais elle ne l’aime pas d’amour. Et surtout, elle se sent trop la vraie fille de sa mère, bohémienne vagabonde, insouciante comme la cigale de la fable, artiste libre comme un oiseau, ne se construisant nulle part de nid durable, toujours en marche vers le lointain inconnu, toujours en route, toujours sur les chemins.

Ô ma pauvre mère ! pensa la jeune Zingarella ; me voici ramenée, par d’incompréhensibles destinées, aux lieux que tu traversas pour n’en garder qu’un vague souvenir et le gage d’une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle, et, sans doute, tu rencontras bien des gîtes où l’amour t’eût reçue, où la société eût pu t’absoudre et te transformer, où enfin ta vie dure et vagabonde eût pu se fixer et s’abjurer dans le sein du bien-être et du repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c’était la contrainte, et ce repos, l’ennui, mortel aux âmes d’artistes. Tu avais raison, je le sens bien ; car me voici dans ce château où tu n’as voulu passer qu’une nuit comme dans tous les autres ; m’y voici à l’abri du besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur à mes pieds… Et pourtant la contrainte m’y étouffe, et l’ennui m’y consume.

Consuelo, saisie d’un accablement extraordinaire, s’était assise sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant, avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d’un brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l’avait si longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la pluie. Elle l’avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. Et nous aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins, mais nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre chère liberté !

En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui, s’élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin ? pensait-elle ; c’est le symbole et l’image d’une vie active et variée. Que d’idées riantes s’attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci ! Je ne me souviens pas des lieux qu’il traverse, et que pourtant j’ai traversés jadis. Mais qu’ils doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse, qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers ! Comme ces graviers aux pâles nuances d’or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d’or brûlant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid ! Bien qu’à regarder les grandes lignes sèches d’un jardin, la lassitude me prend : pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout d’abord ? au lieu que le libre chemin qui s’enfuit et se cache à demi dans les bois m’invite et m’appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mystères. Et puis, ce chemin, c’est le passage de l’humanité, c’est la route de l’univers. Il n’appartient pas à un maître, qui puisse le fermer ou l’ouvrir à son gré. Ce n’est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches ; tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui un mur ou une palissade ne ferme point l’horizon. Le ciel ne finit pas devant lui ; et tant que la vue peut s’étendre, le chemin est une terre de liberté. À droite, à gauche, les champs et les bois appartiennent à des maîtres ; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose ; aussi comme il l’aime ! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu’on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons ; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin !…

À cette même heure arrive soudainement au château Anzoleto qui a découvert le séjour de Consuelo ; il se fait passer pour son frère. Consuelo s’aperçoit avec effroi qu’elle aime cet ami de son enfance, amour inconscient, élémentaire, dépourvu de tout sentiment de respect et presque sensuel, mais enraciné dans son âme. Elle s’efforce de penser à Albert, elle veut être digne de lui, et elle se sent éprise d’Anzoleto et manque de succomber. (Nous devons confesser que ces pages produisent un effet assez déplaisant, malgré tout leur réalisme et toute leur vraisemblance ; l’auteur s’arrête plus qu’il ne faut sur des détails qu’il ne faudrait qu’effleurer. L’image virginale de Consuelo perd à nos yeux quelque chose de son charme, elle analyse ses sensations avec la précision d’une femme fort experte.)

Heureusement, Anzoleto se conduit avec tant de désinvolture et d’arrogance envers les maîtres de la maison, il se pose si cyniquement en Don Juan, sûr de sa conquête, vis-à-vis de Consuelo, que malgré sa passion elle se décide à rompre pour toujours avec lui, d’autant plus qu’elle remarque qu’Albert ayant deviné le vrai caractère de ses relations avec Anzoleto est visiblement prêt à la défendre contre ses attaques. Consuelo, estimant qu’il ne serait pas honnête d’épouser Albert, alors qu’elle ne se sent pas sûre d’elle, se décide à fuir, en laissant un billet à Albert, dans lequel elle le prie de croire en elle et d’espérer.

Elle se dirige à pied sur la route de Vienne et rencontre un jeune violoniste, Joseph Haydn, qui s’achemine vers le château des Géants, pour y réclamer la protection de la célèbre « Porporina », — (nom adopté par Consuelo à Vienne et à la Riesenburg), — afin de devenir l’élève de Porpora. Les jeunes gens se lient d’amitié, voyagent ensemble et chantent sous les fenêtres pour vivre. Consuelo se déguise en garçon et prend un troisième nom, celui de Bertoni, — diminutif d’Albert. Les deux voyageurs manquent de devenir la proie des recruteurs de Frédéric de Prusse, qui parcourent la Bohême. Ils fuient et, grâce à l’aide du comte Hoditz et du baron de Trenk (célèbre et malheureux page de Frédéric II, amoureux de la princesse Amélie), ils échappent heureusement, et sauvent avec eux un pauvre Tchèque, appelé Cari, que les racoleurs emmenaient de force à Berlin.

Le comte Hoditz veut prendre Consuelo et Haydn dans son carrosse, les emmener dans son château morave de Roswald, où, à l’instar de beaucoup de seigneurs du dix-huitième siècle, il a un théâtre, un orchestre à lui, et toute une cohue de chanteurs et de cantatrices, qui, par parenthèse, sont obligées de remplir des fonctions n’ayant rien de commun avec la musique. Le comte Hoditz devine que Bertoni n’est point un garçon, il nourrit le projet de faire de Consuelo la prima donna de son théâtre et sa maîtresse, ce qui force celle-ci à fuir pour la quatrième fois ; elle continue avec Haydn son voyage pédestre. Ils tombent dans un petit village au beau milieu d’une fête paroissiale, et sont obligés très inopinément de chanter en qualité de solistes, à la grand’messe ; ils font ainsi la connaissance et gagnent le cœur d’un certain chanoine, bon vivant et mélomane renforcé. Mais Consuelo malencontreusement froisse l’amour-propre de Holzbauer, compositeur médiocre, fort prôné au dix-huitième siècle, dont elle et Haydn exécutent la piètre messe. Ces paroles imprudentes nuiront un jour à sa carrière. Holzbauer devine également le sexe de Consuelo et la dénonce au curé du village. Les deux jeunes amis quittent précipitamment la bourgade, avant que leur secret ne soit dévoilé. Ils arrivent à la nuit tombée au prieuré de ce même prélat, qu’ils avaient cru devoir fuir le matin. Pendant qu’ils remercient le bon chanoine pour son hospitalité en le délectant de musique, un carrosse de poste s’arrête à la grille du prieuré. Une femme sur le point d’accoucher demande asile. Le chanoine, qui vit sous la complète dépendance de sa gouvernante, refuse d’héberger la malheureuse accouchée, tremblant pour son repos et craignant un scandale s’accordant mal avec sa dignité ecclésiastique. On emmène la pauvre voyageuse à l’auberge du village, Consuelo y accourt pour l’assister au moins moralement. Cette malheureuse est sa rivale d’autrefois, la Corilla. La Corilla allait aussi à Vienne, elle rêvait un brillant engagement au théâtre ; son accouchement lui paraît un insipide contretemps, c’est en la maudissant qu’elle met au monde une fille, — la fille d’Anzoleto. Elle trahit ce secret au milieu de ses cris et de ses gémissements, et c’est la pure et innocente Consuelo, toujours habillée en garçon, qui reçoit dans ses bras ce fruit des amours d’une coquette dévergondée et de son ex-fiancé, menteur et volage. À peine remise, la Corilla prend la clef des champs et laisse son enfant à la porte du chanoine. Celui-ci chasse sa gouvernante égoïste et consent, sur les conseils de Consuelo, à adopter l’enfant abandonnée. Cette petite affaire arrangée, Consuelo n’ose rester plus longtemps sous le toit de ce bon prélat, craignant de voir son incognito dévoilé : elle part encore avec Haydn, c’est sa sixième fuite. Elle parvient enfin à Vienne, au logis de son sévère et tendrement aimé maestro, Porpora. Grâce à une petite ruse innocente, Joseph Haydn entre chez lui en qualité de valet, pour devenir plus tard son élève, et Consuelo pénètre dans le monde si séduisant des musiciens, ce milieu artistique si cher à son cœur, et se prépare à débuter à l’Opéra viennois. Mais en ce temps-là, comme en tous les temps, à Vienne et partout, le succès dépend moins du talent, que de l’adresse et du savoir-faire. La vertu aussi est bien plus souvent récompensée sur la scène des théâtres que dans la vie réelle. C’est ainsi que la Corilla passe aux yeux de la prude Marie-Thérèse pour une noble veuve et obtient, grâce à la protection du comte Kaunitz, — le favori omnipotent, — un engagement à l’Opéra, tandis que Consuelo est jugée indigne de faire partie de la troupe impériale : son amitié avec Haydn et même ses soins pieux pour l’enfant, baptisé par le prélat mélomane, sont déclarés suspects et criminels.

Nous voyons défiler toute une galerie de portraits historiques et mi-historiques des hommes du dix-huitième siècle, du théâtre de Vienne et de la cour, à commencer par la signora Tési et le sopraniste Caffariello, les compositeurs et poètes : Buononcini, Holzbaüer et Metastasio, et les mélomanes, tels que l’ambassadeur vénitien Corner et sa maîtresse en titre, — la Wilhelmine, et à finir par les plus grands personnages de l’Empire autrichien, comme notre vieil ami le comte Hoditz, le premier ministre comte Kaunitz, la margrave de Bayreuth, la princesse de Culmbach sa fille, les deux barons de Trenk, — Trenk le Prussien que nous connaissons déjà, et Trenk le terrible pandour hongrois, — et jusqu’à l’hypocrite et majestueuse Marie-Thérèse elle-même. L’auteur nous fait assister tantôt à une petite soirée musicale intime chez la Wilhelmine[332], tantôt à l’exécution solennelle de l’oratoire la Béthulie libérée à la chapelle de la cour. Il nous mène derrière les frises de l’Opéra pendant une répétition de Zénobie ou d’Antigone, et dans le salon doré de l’épouse férocement froide et pleine de morgue du comte Hoditz, — la margrave de Bayreuth ; il fait, de plus, alterner les pages où sont narrées les luttes, les émotions, les défaites et les victoires artistiques de Consuelo, — avec les pages reflétant la vie intime de Haydn et de Consuelo chez le Porpora, sa piété filiale et sa vénération d’artiste pour ce vieux mentor bourru.

Mais autant les choses artistiques et la liberté de mouvements avaient manqué à Consuelo au château des Géants, autant ici, au beau milieu de la vie artistique, avec ses relations si diverses, elle soupire après l’existence passée jadis auprès d’Albert, existence toute pénétrée d’idées et d’intérêts d’un ordre supérieur. De plus en plus souvent elle se met à songer à la promesse donnée à Albert. Mais, avec le despotisme d’un vrai artiste fanatique, Porpora, auquel elle a confessé son amour romanesque, ne lui permet pas de quitter la scène pour se marier avec le comte de Rudolstadt, il intercepte et détruit les lettres qu’elle écrit à Albert, espérant rompre ainsi tout lien entre les fiancés. Il se permet d’écrire lui-même, au nom de Consuelo, au vieux comte Christian, dans un sens tout opposé à sa propre pensée, s’imaginant sauver ainsi Albert, d’une démarche généreuse, mais insensée, et Consuelo de sa perte. Consuelo ne recevant de lettres ni d’Albert ni de son père, s’imagine qu’ils ont renoncé à leur romanesque projet d’alliance. Aussi, lorsque par suite d’une maladie de la signora Tési et du repentir soudain de la Corilla, elle débute avec le plus grand succès, dans Zénobie, elle se jette avec délices dans le remous de la vie de théâtre qui l’effrayait et l’attirait toujours, avec ses sensations de triomphe, ses intenses émotions artistiques, ses labeurs et ses joies ; elle voit qu’elle a trouvé sa vraie vocation : l’art sera l’unique passion de toute sa vie ! Elle est, cependant, un peu intimidée par certains phénomènes mystérieux qui se produisent autour d’elle. Tantôt c’est une branche de cyprès funèbre qu’on lui jette sur la scène, tantôt elle voit l’ombre d’Albert passer devant elle alors qu’elle déclare à Haydn, avec lequel elle s’entretient derrière les coulisses, qu’elle ne peut pas vivre hors du théâtre. Sur ces entrefaites, malgré son succès, elle n’est pas engagée à Vienne ; le Porpora signe en leur nom un contrat avec l’Opéra de Berlin. Tous deux s’y rendent, elle, pour chanter, lui, pour diriger l’orchestre. En route, ils acceptent l’invitation du comte Hoditz. Ils font un court séjour à Rosswald, et prennent part à une fête musicale fantaisiste, préparée par le comte en l’honneur de son illustre épouse. Consuelo y fait la connaissance de Frédéric le Grand, qui voyage sous le nom du baron de Kreutz, elle lui sauve même la vie, en faisant avorter un fol attentat de Cari, le déserteur tchèque, jadis sauvé des recruteurs prussiens par les efforts réunis de Trenk et de Consuelo, devenu depuis un heiduque du comte Hoditz, et voulant à présent venger la mort de sa femme et de son enfant sur la personne du roi de Prusse. (Il faut dire, entre parenthèses, que Consuelo avait renoué à Vienne ses relations amicales avec le baron de Trenk et lui avait donné un cahier de musique en y inscrivant à chaque feuille le nom de Bertoni, pour que ces feuilles détachées puissent un jour servir de signe de reconnaissance entre elle et Trenk.) Le baron de Kreutz, — c’est-à-dire Frédéric II, — plein de reconnaissance envers la cantatrice, qui l’a sauvé, quitte le château de Rosswald sans dévoiler son incognito. Il arrive un accident fâcheux à la margrave ; la fête préparée n’a pas lieu, Consuelo et le Porpora peuvent continuer leur route vers Berlin. Mais à Prague, ils sont soudainement arrêtés, sur le pont de Saint-Népomuk, par le baron Frédéric de Rudolstadt, envoyé par Albert, qui, au milieu d’une transe somnambulique, les a vus là, et qui meurt de douleur d’avoir perdu Consuelo. Consuelo s’achemine en toute hâte vers le Riesenbourg. Albert n’a que quelques heures à vivre ; n’espérant pas le sauver, mais désireuse de le voir mourir heureux, Consuelo l’épouse in extremis. Albert meurt, et Consuelo, devenue la comtesse de Rudolstadt, renonce généreusement à tous ses droits en faveur de la vieille chanoinesse Wenceslawa. Elle lui jure de ne se considérer comme la femme d’Albert que devant Dieu et non devant les hommes, puis, recommandant le malheureux comte Christian aux soins de cette sœur dévouée, liée elle-même par son contrat de théâtre, elle reprend le même soir la route de Berlin, sous le nom modeste de Consuelo-Porporina. C’est par cet épisode que se termine la première partie de Consuelo.

Dans la seconde partie, la Comtesse de Rudolstadt, nous retrouvons l’héroïne à Berlin. Frédéric II lui fait la cour. La malheureuse princesse Amélie, à laquelle Consuelo passe une lettre, reçue par elle d’une manière mystérieuse, enveloppée d’un feuillet de musique signé Bertoni et que Trenk emploie maintenant pour faire part de son évasion de la prison, — voue à la Porporina une amitié et une confiance sans bornes. Les courtisans commencent à la flatter. Mais Consuelo plongée dans ses douloureux souvenirs garde saintement le secret de son mariage avec Albert : elle croit avoir causé sa mort. Ce secret est connu de la princesse Amélie, du célèbre comte de Saint-Germain et du non moins célèbre Cagliostro. Ces deux magiciens ont un libre accès chez la princesse sous le prétexte de séances de magie et d’expériences magnétiques et lui servent d’intermédiaires dans ses relations avec Trenk et dans ses intrigues contre son royal et despotique frère, qu’elle et son autre frère, le prince Henri, haïssent. Afin de mieux cacher leurs agissements, la princesse et ses fidèles exploitent la célèbre légende de Berlin, celle de la balayeuse, un fantôme, qui est censé apparaître dans les corridors du château chaque fois qu’un membre de la maison de Brandebourg doit mourir. Mais Consuelo se convainc bientôt avec effroi qu’il se passe au château des phénomènes autres que les trucs de la princesse, et qu’elle-même vit entourée d’un mystère continuel. Tantôt elle voit au théâtre, dans la loge de l’ambassadeur russe, Golovine, le spectre d’Albert, et elle s’évanouit au beau milieu d’un air qu’elle chantait. Une autre fois Consuelo et Amélie entendent les pas et le bruit du balai de la vraie balayeuse. Une autre fois encore, Consuelo trouve sur le mur de sa chambre, à la place de la branche de cyprès desséchée, une couronne de roses blanches avec un énigmatique billet venant on ne sait d’où. Un jour Cagliostro lui montre le spectre d’Albert au milieu d’une assemblée de personnages mystérieux accomplissant des rites non moins mystérieux. Puis une autre fois, au musée du château, lorsqu’elle examine un tambour, qu’on prétend fait avec la peau de Jean Ziska, Consuelo voit soudain le ménechme d’Albert, que l’on appelle « Trismégiste » et qui se trouve être le troisième magicien attaché à la personne de la princesse. Bref, ce n’est que miracle sur miracle ! Enfin Consuelo s’aperçoit qu’on l’espionne, nuit et jour, au théâtre comme dans sa chambre ; chacune de ses paroles, chacune de ses démarches est connue de quelqu’un ou même de plusieurs êtres quelconques. Mais tout cela prend fin. Frédéric apprend ou soupçonne que c’est la princesse et ses amis qui facilitèrent l’évasion de Trenk. Il s’évertue en vain à forcer Consuelo à lui confesser sa participation à ce complot, n’y étant point parvenu, il l’emprisonne dans l’un des horribles cachots de Spandau. Là encore, Consuelo se sent entourée de mystère, sous une surveillance invisible. Elle entend le violon d’Albert, elle reçoit des billets mystérieux. Enfin ses amis invisibles parviennent avec l’aide du fils du geôlier, le pauvre imbécile innocent Gottlieb, à faire évader ou plutôt à faire enlever Consuelo. Un inconnu mystérieux et masqué, chevalier Livérani, dirige cet enlèvement, l’emmène au grand trot des chevaux, elle ne sait pas trop si c’est en qualité de prisonnière ou de libérée. Ils voyagent ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits, pour arriver enfin dans un castel mystérieux. C’est le château des Invisibles ; ni francs-maçons, ni rose-croix, ni illuminés, ceux-ci appartiennent à une certaine confrérie d’un ordre supérieur, qui avait renouvelé au dix-huitième siècle le culte du Saint-Graal ou de la Sainte-Coupe, la maçonnerie et la secte des rose-croix ne leur avaient servi que d’étapes préliminaires. Les chevaliers du Saint-Graal étaient régénérés en adorant la Sainte-Coupe mystique : les Invisibles veulent régénérer le monde. Ils rêvent de créer une « république évangélique », dont les bases seraient : liberté, égalité, fraternité et justice, le vrai christianisme et la vraie sagesse. À l’instar de Pierre Leroux, ils ont accepté dans leur doctrine tout ce qu’ils ont trouvé de bon dans toutes les religions, chez tous les peuples, chez tous les sages de l’antiquité et des siècles nouveaux. Ils sont omnipotents et tout-puissants, parce que leurs adeptes sont dispersés dans toute l’Europe et sont en perpétuelle communication les uns avec les autres ; une chaîne de mains invisibles tient le sort des peuples et des personnes privées ; un réseau imperceptible entoure les palais des princes et les chaumières des pauvres ; la bienfaisance privée comme les événements historiques futurs, tout dépend des Invisibles[333].

Consuelo est soumise à un long noviciat et à de nombreuses épreuves avant de recevoir l’initiation. Remarquons que parmi les pages de George Sand, les plus surprenantes par leur puissance et leur force de sentiment sont celles où est narrée la dernière épreuve, à laquelle les Invisibles soumettent Consuelo pour lui inculquer une aversion éternelle, une haine implacable pour tout ce qui est érigé sur la violence. En parcourant les souterrains du castel, pleins d’instruments d’horribles supplices, où tous les murs étaient éclaboussés de sang et où même le sol friable n’était que de la poussière des os de milliers de victimes, Consuelo peut étudier sur nature tous les forfaits, tous les crimes par lesquels les puissants de ce monde assuraient leur pouvoir. Ce chapitre évoque le souvenir de cette page des Pictures from Italy, où Dickens déclare que le jour où il visita les cachots, glaçants d’horreur, du Castel Sainte-Ange, où furent suppliciées tant de victimes et où restaient encore tant d’instruments d’une cruauté bestiale, il comprit parfaitement la rancune haineuse du peuple lors de la révolution vénéto-napolitaine. (Nous avons noté dans le chapitre premier de ce volume l’impression que Mme Sand rapporta de sa visite au Palais de l’Inquisition, lors de son voyage en Espagne en 1838, et qui lui inspira cette page de Consuelo.)

Au milieu de toutes ces émotions et de tous les rites de l’initiation maçonnique, le cœur de Consuelo est soumis à une plus dure épreuve. Quoique ayant été deux fois fiancée (à Anzoletto d’abord, puis à Albert), elle n’a pas connu le vrai amour. Or, elle tombe éperdument amoureuse de Livérani ; elle éprouve la vraie passion, qui ne gît ni dans l’imagination ni dans le raisonnement, mais dans le cœur. Elle voit qu’elle est aimée, et en même temps, elle apprend qu’Albert n’est point mort, qu’il s’est endormi d’un sommeil léthargique et a été sauvé de la sépulture par sa mère, cette même Wanda de Rudolstadt, qui, vingt-sept ans auparavant, faillit être enterrée vive elle aussi. Dès l’enfance d’Albert, invisiblement et incessamment, elle avait veillé sur lui. À présent, quoique femme, elle est un des chefs supérieurs des Invisibles. Consuelo apprend encore qu’Albert est complètement guéri de sa maladie nerveuse, qu’il l’aime toujours, mais ne veut point d’un amour forcé de sa part. C’est bien lui, et non son fantôme, qui apparut à Consuelo à l’Opéra de Vienne et au théâtre de Berlin ; le mystérieux Trismégiste c’était aussi lui ; c’est lui encore qui a présidé la séance d’une loge de Rose-Croix, lorsque Cagliostro l’a laissé entrevoir à Consuelo à travers la fente d’un rideau ; c’est toujours lui qui se trouvait dans un des cachots de Spandau, voisin de celui où elle était enfermée, et y jouait du violon. Il se livre dans l’âme de Consuelo une lutte terrible entre le désir de rester fidèle à cet époux mystique et son amour réel pour Livérani. Heureusement Livérani et Albert ne font qu’un !

Consuelo sort donc victorieuse de cette dernière lutte, comme de toutes les épreuves maçonniques ; elle est simultanément reçue dans la loge des Invisibles et promue épouse d’Albert de Rudolstadt. Wanda, sage comme une sibylle, riche d’expérience du cœur féminin et pour cela même chargée par les Invisibles du suprême jugement en matière sinon de législation matrimoniale, du moins de conseils matrimoniaux, proclame maintenant, lors du nouveau mariage d’Albert et de Consuelo, une doctrine qui doit devenir la loi de l’humanité. C’est l’amour dans le mariage qui constitue la base et la sainteté du mariage. Cette doctrine est très remarquable, d’abord parce qu’elle marque la longueur du chemin parcouru par l’auteur depuis Indiana ; puis parce que c’est le résumé des théories de Leroux sur les problèmes du mariage et sur la « question féminine ».

… Savez-vous bien ce que c’est que l’amour ? ajouta la sibylle après s’être recueillie un instant et d’une voix qui devenait à chaque instant plus claire et plus pénétrante. Si vous le saviez, ô vous, chefs vénérables de notre ordre et ministres de notre culte, vous ne feriez jamais prononcer devant vous cette formule d’un engagement éternel que Dieu seul peut ratifier, et qui, consacré par des hommes, est une sorte de profanation du plus divin de tous les mystères. Quelle force pouvez-vous donner à un engagement qui, par lui-même, est un miracle ? Oui, l’abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle ; car toute âme est éternellement libre en vertu d’un droit divin. Et pourtant, lorsque deux âmes se donnent et s’enchaînent l’une à l’autre par l’amour, leur mutuelle possession devient aussi sacrée, aussi de droit divin que la liberté individuelle. Vous voyez bien qu’il y a là un miracle et que Dieu s’en réserve à jamais le mystère, comme celui de la vie et de la mort…

Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières ! Laissez leur l’idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. Préparez les âmes à ce que ce miracle s’accomplisse en elles, formez-les à l’idéal de l’amour ; exhortez, instruisez, vantez et démontrez la gloire de la fidélité, sans laquelle il n’est point de force morale, ni d’amour sublime. Mais n’intervenez pas, comme des prêtres catholiques, comme des magistrats du vieux monde, dans l’exécution du serment Ah ! ne touchez pas à l’amour par la profanation du mariage, vous ne réussiriez qu’à l’éteindre dans les cœurs purs ! Consacrez l’union conjugale par des exhortations, par des prières, par une publicité qui la rende respectable, par de touchantes cérémonies ; vous le devez si vous êtes nos prêtres, c’est-à-dire nos amis, nos guides, nos conseils, nos consolateurs, nos lumières. Préparez les âmes à la sainteté d’un sacrement, et comme le père de famille cherche à établir ses enfants dans des conditions de bien-être, de dignité et de sécurité, occupez-vous assidûment, vous, nos pères spirituels, d’établir vos fils et vos filles dans des conditions favorables au développement de l’amour vrai, de la vertu, de la fidélité sublime Mais faites bien attention à mes paroles, que le sacrement soit une permission religieuse, une autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une exhortation à la perpétuité de l’engagement ; que ce ne soit jamais un commandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments, un esclavage imposé avec du scandale, des prisons et des chaînes en cas d’infraction. Autrement vous ne verrez jamais s’accomplir sur la terre le miracle dans son entier et dans sa durée… L’abjuration de la liberté individuelle est en effet contraire au vœu de la nature et au cri de la conscience, quand les hommes s’en mêlent, parce qu’ils y apportent le joug de l’ignorance et de la brutalité ; elle est conforme au vœu des nobles cœurs et nécessaire aux instincts religieux des fortes volontés, quand c’est Dieu qui nous donne les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues autour du mariage pour en faire le tombeau de l’amour, du bonheur et de la vertu, pour en faire une prostitution jurée, comme disaient nos pères, les Lolhards, que vous connaissez bien et que vous invoquez souvent !

Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n’est point à César…

C’est ainsi que le roman entre Albert et Consuelo se termine, comme tous les romans du bon vieux temps, par un heureux mariage.

Cet heureux finale est encore suivi d’un épilogue, qui est divisé en deux parties. Dans la première l’auteur raconte d’un ton assez sec, qu’après un court bonheur, commencé ainsi sous les auspices du Saint-Graal et qui fut comme une oasis entre deux séries d’épreuves, Albert et Consuelo durent traverser beaucoup de revers et de malheurs. Albert, emporté par le zèle de la nouvelle doctrine, la prêcha par toute l’Europe, et comme tous les prédicateurs de la vérité, il fut persécuté ; rentré dans sa patrie pour fermer les yeux à sa tante Wenceslawa, il fut arrêté, accusé d’imposture, du désir de « se faire passer pour Albert de Rudolstadt ressuscité » et d’accaparer l’héritage des Rudolstadt. Il fut incarcéré, ruiné par les juges cupides, puis expulsé des domaines d’Autriche comme fou dangereux. Tombé en effet dans un état d’imbécillité béate, il devint un artiste ambulant et parcourut l’Europe, charmant les peuples par son violon, instruisant et enthousiasmant les humbles par ses récits du passé et ses prophéties sur l’avenir, et prêchant la future égalité et fraternité universelle. Sa femme le suivit partout. Après de longues années de luttes, de labeurs obstinés et de profession désintéressée de son art, qu’elle considérait comme un sacerdoce, n’ayant obtenu pour toute récompense de ce culte de l’art que la calomnie de ses adorateurs évincés, la froideur du parterre aristocratique et de rares succès auprès du vrai public, ayant subitement perdu la voix à la nouvelle de l’arrestation de son mari, Consuelo trouva enfin sa vraie vocation, celle de l’artiste telle qu’elle doit être dans la société de l’avenir. Libre comme un oiseau du ciel, toujours errante sur ces « chemins sablés d’or, qui n’appartiennent à personne », elle promena son inspiration musicale de hameau en hameau, accompagnée de son mari et de son fils Zdenko, qui chantait, tandis qu’Albert jouait du violon et Consuelo de la guitare. Ils acceptaient en échange de leurs chants et de leur musique non pas de l’argent, mais « l’hospitalité religieuse du pauvre ». (« Tout ce qui n’est pas échange, doit disparaître dans la société future. ») Consuelo éveille l’idéal dans les cœurs purs des prolétaires, elle recrute de nouveaux adeptes et de nouveaux serviteurs à la musique, elle apporte la consolation et l’enthousiasme aux pauvres gens par son don divin[334], et elle n’a besoin ni d’argent, ni de propriété, ni de gîte : elle passe la nuit chez les uns, elle reçoit des habits et sa nourriture chez d’autres. Quant aux riches, elle ne permet point à ses enfants d’accepter leur aumône, ils « ne peuvent rien échanger » avec elle et sa famille, c’est elle au contraire qui « leur fait l’aumône » en chantant gratis sous leurs fenêtres, parce qu’ « ils sont aussi ses frères, comme le pâtre, le laboureur et l’artisan ».

Le dernier chapitre du roman est une lettre de l’illuminé Philon (ou Knigge) à l’illuminé Martinowicz. Le susdit Philon y raconte comment le célèbre Adam Weishaupt, le chef de l’illuminisme, vint au fond de la Bohême rechercher Albert, afin d’être initié par lui à la suprême vérité. L’ayant trouvé, il s’émut à la vue de son existence d’artiste, libre et idylliquement simple. Weishaupt (ou Spartacus) est à même d’écouter d’abord son jeu de violon inspiré, tout un « poème symphonique », sans programme, mais tout aussi explicite pour les auditeurs, que s’il leur avait prêché en langue parlée sur les souffrances passées, présentes, et sur la félicité future de « l’Humanité, une et éternelle ». Puis Spartacus entend une ballade, composée par Consuelo, chantée par son fils adolescent, Zdenko (l’une des plus charmantes pages de George Sand, intitulée : la Bonne déesse de la pauvreté, si souvent réimprimée dans différents recueils). Enfin il entend tout un petit traité de philosophie, emprunté à Pierre Leroux, sur la Sainte Tétrade ; sur la triple nature de chaque homme (sensation, sentiment, connaissance) ; sur l’unité et la succession consécutive des religions ; sur le progrès continu, la doctrine de Leibniz et même sur la future révolution française, qui devra régénérer le monde et le recréer sur de nouvelles bases. Weishaupt et Philon, inspirés par la doctrine et la foi d’Albert, iront accomplir leur œuvre, collaborer au progrès futur par la destruction du vieux régime, et Albert et Consuelo s’en vont de nouveau sur « les chemins sablés d’or et qui n’appartiennent à personne ».

… Et nous aussi, dit Philon (porte-parole de l’auteur), nous sommes en route, nous marchons ! La vie est un voyage qui a la vie pour but, et non la mort, comme on le dit dans un sens matériel et grossier… Et vous aussi, ami ! tenez-vous prêt au voyage sans repos, à l’action sans défaillance : nous allons au triomphe ou au martyre ! Ce sont là les dernières lignes du dernier chapitre de la Comtesse de Rudolstadt.

Nous avons dit déjà combien George Sand reconnaissait volontiers être l’adepte, l’écho de Pierre Leroux. Mais cela n’est peut-être nulle part aussi clair que dans les pages de Consuelo et de la Comtesse où Albert est en scène. Cet Albert — nous en demandons pardon à Pierre Leroux — est horriblement ennuyeux, extraordinairement prolixe, nébuleux et… parle dans le style des lettres intimes et des articles de Leroux. On pourrait parfois bravement intercaler des lignes du roman dans les lettres ou les œuvres de Leroux et vice versa, sans que ce changement pût être remarqué. C’est ainsi par exemple que le dialogue entre Consuelo et Albert dans la grotte du Schreckenstein parait être tiré de la correspondance entre Mme Sand et Leroux.

Et encore ce ne sont là que des effusions amoureuses, mais lorsque Albert commence à exposer quelques idées abstraites ou quelques faits historiques, il se met définitivement à citer presque textuellement l’auteur de l’Humanité. Ceci se rapporte surtout aux derniers chapitres de la Comtesse de Rudolstadt et tout spécialement aux passages consacrées aux explications données par Albert aux deux frères illuminés.

Il est difficile également de donner une meilleure application des idées de Leroux sur notre union avec toute l’humanité que la page inédite du Journal de Piffoël que voici. C’est en même temps un document des plus précieux pour nous éclairer sur la genèse et les procédés du travail chez l’auteur de Consuelo. Nous y suivons avec une netteté merveilleuse le travail incessant et inconscient de la pensée, la fixation de la vie, des caractères, qui s’accomplissait chez l’écrivain sans discontinuer, formant peu à peu en lui des types arrêtés : George Sand pouvait se mettre à sa table et écrire spontanément des œuvres quasi prêtes dans sa tête, comme si elle ne faisait que transcrire des créations littéraires dont la forme et tous les détails étaient déjà parfaitement précisés.

… Parmi les mille grandes et excellentes raisons qu’on peut alléguer contre la doctrine d’individualisme absolu, si fort à la mode en ces tristes jours, il y a une toute petite raison fondée sur un fait d’observation que je veux consigner ici.

Avez-vous jamais vu une personne qui vous parût entièrement nouvelle et inconnue ? Quant à moi, cela ne m’est jamais arrivé. Tout au contraire, au premier abord d’un individu que je n’ai jamais vu, je crois le reconnaître, et je me demande ce qu’il y a de changé en lui à ce point de m’empêcher de trouver son nom. Si je sais son nom, je ne puis me défendre de chercher dans quel lieu et dans quelle occasion je l’ai vu déjà, et quand je me suis assuré autant que possible que cela n’a jamais eu lieu, je cherche à quel autre individu de ma connaissance il doit ressembler pour m’avoir causé cette impression. Je la trouve parfois très vite, car il n’est pas d’homme qui n’ait une sorte de ménechme et à coup sûr plusieurs dans le monde. Car ce ménechme a le sien, qui a le sien aussi. Mais la plupart du temps, ils ne se connaissent pas entre eux. Voilà pourquoi il m’arrive aussi de ne pas trouver facilement à qui ressemble cet inconnu qu’un instinct puissant me force à vouloir reconnaître. Cette ressemblance vague, éloignée, mystérieuse, me tourmente, quand même je ne me soucie ni du ressemblant ni du ressemblé. Il faut que je la trouve et je la trouve enfin. Mais elle est si imparfaite que je me demande encore comment j’ai pu la chercher et la pressentir. Alors, par la même liaison d’idées, je cherche et retrouve l’intermédiaire qui établit ce rapport si positif et pourtant si éloigné. Alors ma mémoire me présente un individu à moi connu, qui tient des deux autres, du ressemblant et du ressemblé, comme je me suis permis de dire tout à l’heure. Cet intermédiaire n’est pas toujours direct. Il est souvent rattaché à ses deux extrêmes par d’autres intermédiaires qui tiennent de lui et de l’un ou l’autre de ces extrêmes. Si bien qu’une chaîne de types plus ou moins divers, mais rentrant bien dans un même type principal, se rétablit dans mon souvenir et m’explique comment l’étranger ne m’a point paru étranger. Cette ressemblance porte tantôt sur les traits, tantôt sur la voix, tantôt sur les habitudes du corps et de l’expression, tantôt sur toutes ces choses réunies, tantôt sur quelques-unes, mais jamais sur moins de deux. Autrement la ressemblance serait trop lointaine pour me frapper. Car je déclare que ceci n’est point chez moi affaire d’imagination, mais affaire d’expérience et opération puérile peut-être de l’esprit, mais involontaire, impérieuse, et faite en conscience, car je n’y résiste plus. Je souffre trop quand je veux m’y soustraire et accepter l’individu qui se présente à mes regards comme un individu détaché de la chaîne de ceux qui remplissent mon passé. Jusqu’à ce que je l’aie rattaché à cette chaîne, cet être-là m’est suspect, gênant, antipathique. C’est pour moi-même un secret (car la chose reste mystérieuse et bizarre à mes propres yeux, tant elle est peu systématique). Mais c’est la pierre de touche de mes sympathies spontanées et durables, ou de mes antipathies subites et invincibles. Dieu ! quel effroi, quelle répugnance m’inspire l’individu dont je ne puis retrouver l’analogie qu’après de longs efforts de mémoire ! Ma mémoire est si heureusement organisée qu’elle ensevelit dans de lourdes ténèbres le nom et la figure des méchants dont les actes ont offensé mon cœur ou ma raison. À la moindre occasion elle les plante là et se détache d’eux avec une admirable légèreté. Je vous remercie, chère mère nature, de m’avoir fait ce présent d’une profonde apathie pour les ressentiments particuliers. Les impressions spontanées me molestent bien plus que les souvenirs. Voilà pourquoi je crains tant les personnes dont je ne puis dire bien vite : « Oh, toi, je te tiens, je te sais, tu es de la famille XXX… » Combien de fois, dans un salon, dans une boutique, dans la rue, j’ai rencontré de ces figures qui m’ont donné le frisson et la douleur au foie, sans s’en douter le moins du monde. Ce sont pour moi de méchants esprits échappés d’un monde antérieur où, peut-être, j’ai été leur victime et ils allaient me reconnaître et s’acharner encore après moi dans cette vie. Mais quand j’ai trouvé leur ressemblant, je ne suis plus en peine. Je ne leur en veux plus. Presque toujours ce ressemblant est un mauvais garnement, puisqu’il est venu tard à mon appel, mais que m’importe ce nouveau venu, qui porte sur ses traits l’empreinte de leur malice ? Le voilà démasqué. Je ne saurais le craindre. Un mur est entre nous pour toujours, car je sais que ma confiance serait là mal placée. Mais je puis être bienveillant et bon pour lui. Je le plains. Je connais la plaie de son âme, l’écueil de son avenir, l’abîme de son passé. Être infortuné, tu n’es point heureux, parce que tu n’es pas bon.

Mais, au contraire, quelle vénération m’inspirent certaines figures, quel charme il y a pour moi dans certains sons de la voix humaine, quelle confiance entière et subite provoquent chez moi certains regards, certains sourires qui me rappellent un ami mort ou absent !

Vous me direz, peut-être, que la ressemblance extérieure n’entraîne pas la ressemblance morale. Oh ! oh ! ceci est une autre affaire. Ce n’est pas parce qu’un trait dans le visage d’un honnête homme me rappellera le visage d’un fripon que je croirai à l’analogie complète de caractère. Mais, à coup sûr, ce trait rappelle quelque chose du caractère du fripon. Ce ne sera pas sans doute le vice principal, si le trait n’est pas principal. Mais ce sera un des défauts accessoires, la vanité, l’amour des richesses, une tendance de nature vers le même vice, plus ou moins vaincu par l’éducation et par le contrepoids de meilleurs instincts qui ont manqué au fripon. Tenez-en bien compte, mais ne vous fiez point trop pourtant à cet honnête homme et ne le tentez jamais.

C’est donc pour vous dire qu’il n’y a pas d’individu isolé dans l’humanité. Il y a des types, qui sont tous frères les uns des autres et enfants du souverain type. Ces types se relient les uns aux autres par mille chaînons et la race humaine tout entière n’est qu’un vaste réseau, où chaque homme n’est qu’une maille. À quoi servirait cette maille séparée du filet ? Et que pourrait-on faire d’un filet où tous les fils se rompraient un à un ? Cette consanguinité des membres de la famille universelle est écrite en traits indélébiles sur nos faces, et c’est en vain que nous chercherions à la répudier. Elle se rit de nos efforts depuis le berceau de la race humaine jusqu’à nos jours…


Il n’y a pas à s’étonner, après tout ce que nous avons dit, que George Sand ait pu écrire à Mme Marliani, le 26 mai 1842, à propos de Consuelo : « Je pense que le vieux doit être content de moi. »

Il n’y a pas à s’étonner non plus que ce dernier fût vraiment enchanté du roman et qu’il l’exprimât avec son emphase habituelle.

En accusant réception de la quatrième partie du manuscrit de Consuelo et en annonçant que la « composition » à l’imprimerie en était déjà presque finie, il écrit plus loin :

J’aurais dû aussi vous remercier instantanément de votre lettre, qui m’a apporté toutes sortes de consolations. C’est vous qui êtes Consuelo. Savez-vous qu’il y a toute vérité dans ce que je viens d’écrire là fort naturellement ; oui, vous êtes Consuelo, vous qui écrivez son histoire. Vous êtes Consuelo pour les philosophes passés, présents et à venir. Je ne veux pas approfondir cette vérité que je viens de découvrir, mais que je pressentais depuis longtemps. Mais sachez que pour moi ce n’est pas celle que vous savez qui est Consuelo, mais une autre… Ah ! chère amie, je ne vois de solide que vous dans tout ce monde qui jouit des trésors de l’intelligence refusés au peuple, vous et quelques rêveurs comme moi, mais dont le nombre diminue tous les jours. Les autres n’avaient que la fièvre, qui est une chaleur passagère. Les voilà à zéro, et froids comme marbre.

Le 27 juillet il lui écrit encore :

Je vais lire les épreuves de votre Consuelo, sixième partie. Voilà ce qui me rappelle encore ma négligence à vous écrire et me fait revenir la rougeur sur le front. Est-il possible que je ne vous aie pas parlé de vos pages sur l’art et de celles sur le chemin ? Il est vrai que je n’ai jamais su vous parler de rien. Je suis un butor, un animal. Ce que vous m’avez écrit en deux mots sur votre conception finale de Consuelo et sur la non-propriété a fait vibrer toute mon âme. Mais je n’ai rien su vous en écrire. Ainsi donc Consuelo marchera sur le chemin ; sur ce chemin où je sais beaucoup qui ne marchent pas. Consuelo, Consuelo ! Notre brave ami qui est en Espagne m’écrit beaucoup de bien de votre Consuelo, mais combien peu il la comprend ! Ce qui l’enchante, c’est que la mère en permettra la lecture à sa fille

Il nous semble que Leroux commet, en le disant, un petit péché contre la vérité, et que ce n’est pas précisément cela qui « enchantait » Viardot, Du moins voici ce que nous lisons dans un post-scriptum de Louis Viardot à la lettre de sa femme, écrite deux jours après celle de Leroux, le 29 juillet 1842, de Grenade :

Petite Pauline voudrait, chère madame Sand, que je vous parlasse de l’Alhambra…

Nous nous disions à chaque salle, à chaque pas : « Que n’est-elle ici, et quel beau roman arabe elle nous ferait ensuite ! » La cinquième partie de votre Consuelo est venue nous consoler… Je n’ai jamais pu lire plus de deux ou trois petits chapitres de suite ; l’attendrissement et l’admiration m’étouffent, je sanglote, je suffoque, je pleure, et, faute d’y voir, je suis forcé de fermer le livre. Savez-vous que cette petite Pauline, au milieu de toutes nos causeries sur vous, a trouvé le moyen de faire en deux mots votre portrait plus ressemblant et lus charmant que ceux de Charpentier et de Calamatta. « C’est, dit-elle, une bonne femme de génie. » Le mot n’est-il pas aussi heureux que vrai ? Je suis sûr que le bon Chopin et tous vos amis acceptent cette définition…

Entre les deux parties du roman, George Sand publia l’article sur Jean Ziska, que nous avons déjà mentionné plusieurs fois, et après la Comtesse de Rudolstadt, un article sur Procope le Grand.

En y racontant, pour l’édification du lecteur point versé dans l’histoire de la Bohême et de ses sectes, les guerres hussites, l’auteur y fait ressortir le rôle des « propagateurs de l’idéal chrétien », échu au moyen âge aux compagnons intrépides du redoutable Aveugle et de l’impitoyable Procope, qui croyaient être appelés à faire descendre sur terre, par des temps du zèle et de la fureur, la liberté, l’égalité et la fraternité.

C’est ainsi que dans l’article sur Procope (dont l’épigraphe, tirée d’une lettre du pape Martin V au roi de Pologne, est ainsi conçue : Ils troublent et confondent tous les droits humains en disant qu’il ne faut point obéir aux rois, que tous les biens doivent être communs et que tous les nommes sont égaux), Mme Sand parle elle-même en ces termes :

On lit peu aujourd’hui l’histoire des sectes qui ont précédé la Réforme de Luther. Nous croyons pourtant cette étude fort curieuse, fort utile et intimement liée à la solution des problèmes qui agitent les peuples d’aujourd’hui. Nous nous promettons de l’approfondir et de la développer ailleurs. L’esquisse rapide que nous allons tracer ne doit être considérée que comme un fragment d’une œuvre plus complète.

Après avoir raconté en abrégé l’histoire de Procope, d’après un ouvrage qu’elle trouve « pénible pour la lecture et un peu pâle comme opinions et sentiment », défaut auquel elle « n’avait pas craint de remédier selon son inspiration et selon sa conscience » (ce qui s’accorde assez peu avec les exigences de la science historique), George Sand termine l’article par des réflexions qui caractérisent on ne peut mieux ses conceptions générales d’alors.

Qu’on ne dise donc plus que les hommes du passé se sont émus et ont lutté pour de vaines subtilités. Jean Huss et Jérôme de Prague ne sont pas les victimes volontaires d’un fol orgueil de rhéteurs, comme les écrivains orthodoxes ont osé le dire : ils sont les martyrs de la Liberté, de la Fraternité et de l’Égalité. Oui, nos pères, qui eux aussi avaient cette devise, portaient la sainte doctrine éternelle dans leur sein ; et la guerre des hussites est non seulement dans ses détails, mais dans son essence, très semblable à la Révolution française. Oui, comme nous l’avons déjà dit bien des fois, ce cri de révolte : la coupe au peuple ! était un grand et impérissable symbole. Oui, les saintes hérésies du moyen âge, malgré tout le sang qu’elles ont fait couler, comme notre glorieuse Révolution malgré tout le sang qu’elle a versé, sont les hautes révélations de l’Esprit de Dieu, répandues sur tout un peuple. Il faut avoir le courage de le dire et de le proclamer. Ce sang fatalement sacrifié, ces excès, ces délires, ces vertiges, ces crimes d’une nécessité mal comprise, tout ce mal qui vient ternir la gloire de ces révolutions et en souiller les triomphes, ce mal n’est point dans leur principe : c’est un effet déplorable d’une cause à jamais sacrée. Mais d’où vient-il ce mal dont on accuse sans distinction et ceux qui le provoquent et ceux qui le rendent ? Il vient de la lutte obstinée des hostilités, des provocations iniques des ennemis de la lumière et de la vérité divine. Plus profondément, sans doute, il vient de l’épouvantable antagonisme de deux principes, le bien et le mal. C’est peut-être ainsi que l’entendaient, dans leur origine, ces religions qui admettaient une lutte formidable entre le bon et le mauvais Esprit. Moins diaboliques que le christianisme perverti, elles annonçaient la conversion et la réhabilitation de l’Esprit du mal ; elles le réconciliaient à la fin des siècles avec le Dieu bon, elles prophétisaient peut-être ainsi, sans le savoir, la réconciliation de l’Humanité universelle, le triomphe miséricordieux de l’Égalité, la conversion et la réhabilitation des individus aujourd’hui rois, princes, pontifes, riches et nobles, esclaves de Satan, avec les peuples émancipés…[335].

… Nous n’avons donc pas vaincu ! Et dire que tous les hommes sont égaux, que tous les biens doivent être communs à tous, en ce sens qu’ils doivent profiter à la communion universelle, et par cette communion à chacun individuellement, est encore une hérésie condamnable et punissable, au nom des papes et du roi. La doctrine de l’Église, comme la doctrine du trône, est encore ce qu’elle était au temps de Martin V et de Sigismond ; et il y a encore des croisades toutes prêtes à se former contre nous, quand nous voudrons donner la coupe à tout le monde. Hâtons donc le triomphe de la vérité, et faisons avancer la loi de Dieu par les moyens conformes à la lumière de notre siècle et au respect de l’Humanité, telle qu’il nous est enfin accordé de la comprendre et de la connaître, après tant de siècles d’erreur et de misère. Admirons dans le passé la foi de nos pères les hérétiques, jointe à tant d’audace et de force, mais enseignons à nos fils, avec la foi, le courage et la force, la douceur et la mansuétude…

Quoique la Comtesse de Rudolstadt fût aussi imprimée dans la Revue indépendante, la direction de cette publication avait déjà changé. Malgré tout l’éclat que les romans et les articles de Mme Sand avaient répandu sur la revue, les éditeurs durent dès le commencement lutter contre de graves difficultés matérielles. S’étaient-ils trompés dans leurs espérances, ignorant les difficultés et les grandes dépenses que toute nouvelle revue doit prévoir ? Les grands sacrifices pécuniaires effrayèrent-ils les directeurs associés de la Revue indépendante ? Les « vivres nécessaires » leur manquèrent-ils ? Pierre Leroux se trouva-t-il tout à fait inapte au rôle d’éditeur rédacteur ? Nous ne le savons pas, mais ce qui est certain, c’est que dès la première année de la revue, au moment même où paraissait Consuelo, le deuxième rédacteur, M. Louis Viardot, qui accompagnait alors sa femme dans sa tournée en Espagne, s’effraya de nouvelles pertes d’argent et, justement mécontent, il refusa de prolonger sa participation à la publication. On en trouve la preuve dans la correspondance de Mme Sand, les lettres de Viardot et plusieurs lettres de Leroux, Louis Viardot écrit à Mme Sand, le 14 mai 1842, de Madrid, qu’au mois de mai, Leroux avait fait prendre chez lui mille francs.

Lorsque je croyais, d’après ses propres paroles, qu’il n’aurait besoin de rien ce mois-là. Voyez où en sont réduits les trois malheureux mille francs qui nous restaient ! Cela n’est pas rassurant et M. Aguado n’est plus là pour m’aider de ses trésors, et je vais peut-être me trouver dans une position fort difficile avec la succession. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite, mais je vous conjure, employez votre crédit près de Leroux pour que notre reste ne soit pas dévoré avant mon retour et que nous cherchions les moyens de vivre…

À la fin de cette lettre, Viardot se plaignait à Mme Sand de ce que Leroux ne répondait pas même à ses lettres, ce qui certes ne faisait qu’augmenter ses appréhensions. Leroux, de son côté, se plaint dans sa lettre du 27 juillet (dont nous avons déjà cité quelques lignes), que Viardot lui envoie des lettres fort attristantes et qu’en général la Revue devient pour lui « un sujet de constante préoccupation sous tous les rapports… ».

…Je me suis tourmenté tout seul et j’ai cherché tout seul une solution, qui, sans augmenter les sacrifices de Viardot, n’imposât pas de sacrifices à vous, qui n’en devez pas faire de ce genre. Après tout, me suis-je dit, quel est le résultat et quel mal avons-nous fait ? Vingt mille francs ont été employés, dont dix mille ne sauraient vous toucher en aucune façon. (N’est-il pas vrai que vous n’êtes pas plus tendre que moi pour ces écus-là, dont la perte ou l’emploi n’a fait de mal à personne, et n’a coûté aucun sacrifice ?) Sur les autres dix mille, avancés par notre ami, il est rentré, par ses articles, dans le tiers environ. C’est donc sept mille francs de perte ! Que ne puis-je les lui restituer au centuple ! Mais Dieu m’est témoin que depuis tant d’années que je vis et souffre, je ne me suis pas mis en demeure pour cela.

Alors j’ai pensé que nous ne pouvons rien faire de mieux que de chercher, parmi ceux qui approchent le plus de nos opinions, quelqu’un qui vînt au secours de Viardot et qui continuât cette Revue que nous ne pouvons pas soutenir jusqu’à un succès complet…

Leroux s’étant adressé à Pététin[336], ce dernier accepta cette offre avec beaucoup de bonne volonté et espérait rassembler la somme nécessaire, mais Leroux s’adressa encore à Jules Pernet, qui était apte à continuer la Revue. Leroux n’avait rien dit de décisif ni à l’un ni à l’autre, les priant tous les deux de lui garder le secret, jusqu’à l’arrivée à Paris, au mois d’août, de Mme Sand et de Viardot, qui décideraient de l’affaire.

Je vois dans cet arrangement, continue Leroux, plusieurs avantages. 1° La Revue se continuerait. 2° Elle continuerait à être rédigée honnêtement, ce qui est indispensable : autrement il vaudrait mille fois mieux la détruire. 3° Elle réussirait, je crois, car la seule condition pour la faire réussir, c’est de la faire paraître, comme la Revue des Deux Mondes, tous les quinze jours, en y ajoutant une revue bibliographique plus étendue et plus soignée, mais cela exige une mise de fonds et un cautionnement. 4° Vous auriez donc à votre disposition l’instrument de publicité qui vous est nécessaire, en même temps que vous feriez vivre une publication utile. Croyez, chère amie, que c’est surtout ce dernier motif qui m’a fait penser à cette continuation de la Revue. J’ai vaincu la véritable jalousie que m’inspire l’idée de notre association rompue dans la forme actuelle. Je savais bien d’avance et j’avais dit à Viardot que le succès ne pouvait être plus grand qu’il n’a été qu’à deux conditions, savoir que la Revue paraîtrait tous les quinze jours, et que quelque autre que moi la dirigerait. Mais je croyais bon de la faire pendant un an ce qu’elle a été…

On peut conclure de cette lettre que la part que George Sand prenait à la rédaction de la Revue fut absolument désintéressée, parce que ces dix mille francs, dont parle Leroux, étaient sûrement ou versés par elle argent comptant, ou bien — et cela est le plus probable — ils représentent les honoraires de ses romans et articles ; il en fut ainsi pour les articles de Leroux, publiés dans la Revue. Cela réfuterait donc l’opinion, émise par l’abbé de Lamennais dans une de ses lettres à de Vitrolles, dans laquelle il parle, entre autres, de la grosse somme que Mme Sand a touchée pour Horace[337]. George Sand agit donc une fois de plus d’après la prescription du Christ : « Que la main gauche ne sache pas ce que fait la main droite », lorsqu’elle écrit à Duvernet en novembre 1842, à propos du passage de la Revue en d’autres mains : « n’ayant pas d’argent, je n’en avais pas mis dans l’affaire, et Leroux et moi n’y sommes que pour notre travail. Cette direction, jointe au travail de la rédaction et à la direction matérielle de l’imprimerie, était une charge effroyable, pesant tout entière sur la tête et les bras de Leroux. Viardot, occupé des voyages, des engagements et des représentations de sa femme, n’y pouvait apporter une coopération ni active, ni suivie… »

Donc, depuis l’automne de 1842, George Sand, Viardot et Leroux avaient sagement cessé de diriger la Revue indépendante, qui passa dans les mains de gens s’entendant mieux aux affaires, MM. Ferdinand François et Émile Pernet. Dans cette Revue indépendante « reconstituée », George Sand publia, nous l’avons dit plus haut : la Comtesse de Rudolstadt, Jean Ziska et Procope le Grand. Elle y fit, de plus, paraître, de l’automne de 1842 à juin 1845, les articles sur Lamennais, Lamartine, De Latouche, sur Fanchette, sur la Poésie slave, sur Kourraglou et enfin le roman d’Isidora.

Quant à Leroux, il était à ce moment sans ressources, il rêvait, de plus, à la construction de son pianotype. Mme Sand, pour lui faire gagner quelques centaines de francs, le chargea de traiter avec un éditeur pour la publication de Consuelo en volumes et la seconde édition de ses Œuvres complètes. Ce fut celle de Perrotin, qui parut entre 1842-1845 en seize volumes : la première avait paru de 1836 à 1840 chez Bonnaire. Une série de lettres de Mme Sand et de Leroux de cette période a trait à ces affaires. Dans les lettres de Leroux, au milieu de ses plaintes habituelles contre le sort, l’imperfection humaine générale et son dénûment d’argent personnel, nous voyons revenir à tout moment des comptes, des appréciations sur les avantages ou les désavantages de conclure un traité avec tel ou tel éditeur : Mazgana, Potter, Perrotin, Charpentier, Véron, etc., des renseignements purement techniques et des questions du métier. Nous ne citerons donc pas ces lettres. Ces pourparlers avec différents éditeurs mirent Mme Sand en relations avec Hetzel, Véron, et d’autres encore, ce qui lui permit de publier bientôt dans le journal de Véron Jeanne. Cela se fit grâce à l’aide spéciale de de Latouche. Sa réapparition dans la voie littéraire de Mme Sand, en qualité d’ami et de conseiller, sera traitée plus loin. Quant à Hetzel, Mme Sand écrivit à sa prière trois articles pour son Diable à Paris : le Coup d’œil général sur Paris, les Mères de famille dans le grand monde et les Sauvages de Paris, ainsi que la Préface de la traduction de Werther, par Leroux. C’est chez lui encore qu’elle publia plus tard (en 1850) son Histoire du véritable Gribouille. Dès le commencement de ses relations avec Hetzel, George Sand vit en lui, non seulement un éditeur correct et sympathique, mais un coreligionnaire politique, un confrère littéraire ; aussi dès cette époque il s’établit entre eux une amitié à laquelle Mme Sand resta toujours fidèle. Lorsque après le coup d’Etat de 1851, Hetzel dut s’exiler et résider hors de France, Mme Sand lui vint en aide. Mettant en jeu ses relations dans les hautes sphères politiques[338] elle fit des démarches à son profit, et le tira de difficultés matérielles.

Quant à ses œuvres publiées par Hetzel, nous avons déjà parlé du Coup d’œil sur Paris, dans le premier chapitre de cet ouvrage. Nous parlerons des Mères de famille, dans le chapitre suivant. L’article sur les Sauvages à Paris, écrit tout à fait dans le même ordre d’idées que le Coup d’œil, est surtout intéressant par le culte de Jean-Jacques, qui s’y laisse si grandement sentir ; ce culte auquel George Sand ne fut jamais infidèle, semble avoir redoublé de ferveur vers 1840, alors qu’elle relisait ses œuvres. C’est ainsi que nous trouvons dans Consuelo des allusions aux Confessions et à d’autres œuvres du philosophe genevois ; dans la correspondance de Mme Sand avec Leroux le nom de Rousseau revient aussi à chaque moment, mais deux de ses articles sont surtout remarquables sous ce rapport : les Sauvages de Paris (plein de réminiscences du célèbre « Discours sur cette question : le Rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ») et Quelques réflexions sur Jean-Jacques Rousseau, dernière œuvre de Mme Sand, imprimée dans la Revue des Deux Mondes, avant sa rupture en 1841. Ce dernier article, écrit sous forme de causerie épistolaire avec un ami (Jules Néraud), se compose d’un Fragment de lettre et d’un Fragment de réponse. Mme Sand y déclare son amour incessant pour le philosophe de Genève, qu’il faudrait, d’après elle, appeler philosophe tout court, pour le distinguer de Voltaire et de tous les autres penseurs, ses contemporains ou ses prédécesseurs, parce qu’il est le philosophe par excellence, le philosophe de tous les temps et de tous les peuples ; c’est la sagesse et l’esprit religieux qui forment la base de ses idées et de ses écrits et non les nécessités pratiques du moment. Mme Sand explique les erreurs et les crimes de Rousseau ; elle le disculpe en beaucoup d’occasions ; elle reconnaît avec douleur sa culpabilité en d’autres. Malgré cela ce petit article est un ardent panégyrique de Rousseau, qui fut, selon l’auteur, l’homme le plus avancé de son époque et dont les défauts dépendaient presque entièrement des imperfections, des erreurs de la société contemporaine et des institutions humaines arriérées.

Madame Sand expose là sa remarquable Théorie des grands hommes[339].

… De tout temps, dit-elle, le progrès s’est accompli, n’est-ce pas, par le concours de deux races d’hommes opposées en apparence et même en fait l’une à l’autre, mais destinées à se réunir et à se confondre dans l’œuvre commune aux yeux de la postérité ? La première de ces races se compose des hommes attachés au temps présent. Habiles à gouverner la marche des événements et à en recueillir les avantages, ils sont pleins de passions de leur époque et ils réagissent sur ces passions avec plus ou moins d’éclat. On les appelle communément hommes d’action, et parmi ces hommes-là, ceux qui réussissent à se mettre en évidence sont appelés grands hommes. Je te demanderai la permission, pour te faire mieux entendre ma définition, de les appeler hommes forts. Ceux de la seconde race sont inhabiles à la science des faits présents, incapables de gouverner les hommes d’une façon directe et matérielle, par conséquent de diriger avec éclat et bonheur leur propre destinée et d’élever à leur profit l’édifice de la fortune. Les yeux toujours fixés sur le passé ou sur l’avenir, qu’ils soient conservateurs ou novateurs, ils sont également remplis de la pensée d’un idéal qui les rend impropres au rôle rempli avec succès par les premiers. On les nomme ordinairement hommes de méditation et leurs principaux maîtres, appelés aussi grands hommes dans l’histoire, je les appellerai grands par exclusion, bien que, dans ma pensée, les autres soient aussi revêtus d’une grandeur incontestable, mais parce que le mot de grandeur s’applique mieux, selon moi, à l’homme détaché de toute ambition personnelle et celui de force à l’homme exalté et inspiré par le sentiment de son individualité ! Ainsi donc, deux sortes d’hommes illustres : les forts et les grands. Dans la première, les guerriers, les industriels, les administrateurs, tous les hommes à succès immédiat, brillants météores jetés sur la route de l’humanité pour éclairer et marquer chacun de ses pas. Dans la seconde, les poètes, les vrais artistes, tous les hommes à. vues profondes, flambeaux divins envoyés ici-bas pour nous éclairer au delà de l’étroit horizon qui enferme notre existence passagère. Les forts déblaient le chemin, brisent les rochers, percent les forêts ; ce sont les sapeurs de l’ambulante phalange humaine. Les autres tracent des plans, projettent des lignes au loin et lancent des ponts sur l’abîma de l’inconnu. Ce sont les ingénieurs et les guides. Aux uns la force de l’esprit et de la volonté, aux autres la grandeur et l’élévation du génie.

Selon cette définition, Napoléon ne serait qu’un homme fort, et je sais parfaitement qu’il serait contraire à tous les usages de la langue française de lui refuser l’épithète de grand. Je la lui donnerais d’ailleurs d’autant plus volontiers qu’à bien des égards sa vie privée me semble empreinte d’une véritable grandeur de caractère, qui me le fait admirer au milieu de ses fautes, plus qu’au sein de ses victoires. Mais, philosophiquement parlant, son œuvre personnelle n’est pas grande et la postérité en jugera ainsi. Ce que je dis de lui s’applique à tous les hommes de sa trempe que nous voyons dans l’histoire.

Ainsi, je divise les hommes éminents de deux parts, l’une qui arrange le présent, et l’autre qui prépare l’avenir. L’une succède toujours à l’autre. Après les penseurs souvent méconnus et la plupart du temps persécutés, viennent des hommes forts, qui réalisent le rêve des grands hommes et l’appliquent à leur époque. Pourquoi ceux-là, me diras-tu, ne sont-ils pas grands eux-mêmes, puisqu’ils joignent à la force de l’exécution l’amour et l’intelligence des grandes idées ? C’est qu’ils ne sont point créateurs, c’est qu’ils arrivent au moment où la vérité, annoncée par les penseurs, est devenue évidente pour tous à tel point que les masses consentent, que tous les esprits avancés appellent et qu’il ne faut plus qu’une tête active et un bras vigoureux (ce qu’on appelle aujourd’hui une grande capacité) pour organiser. L’obstacle au succès immédiat des penseurs et à la gloire durable des applicateurs c’est l’absence de foi au progrès et à la perfectibilité. Faute de cette notion, les institutions ont toujours été incomplètes, défectueuses et forcément de peu de durée. L’homme fort a voulu toujours se bâtir des demeures pour l’éternité, au lieu de comprendre qu’il n’avait à dresser que des tentes pour sa génération. À peine avait-il fait un pas, grâce aux grands hommes du passé, que méconnaissant les grands hommes du présent, les traitant de rêveurs ou de factieux, il asseyait sa constitution nouvelle sur des bases, prétendues inamovibles, et croyait avoir construit une barrière infranchissable. Mais le flot des idées montant toujours a toujours emporté toutes les digues, et il n’y a plus sur les bancs un seul professeur, ni un seul écolier qui croient à la perfection de la république de Lycurgue…

George Sand nous peint ensuite sous des couleurs étincelantes l’avènement du jour où l’humanité arrivera à la notion du vrai progrès et où les hommes des deux catégories se fondront en un seul type de grandeur ; il n’y aura plus alors ni de ces vaniteux corrompus qui perdent la foi en poursuivant la gloire et le pouvoir, ni de ces sombres et maladifs rêveurs désespérés, aigris par la souffrance, s’égarant parfois jusqu’à la misanthropie ou la folie, dont Rousseau est le triste exemple.

Le petit article, écrit soit pour obliger les personnes qui avaient amené à Paris une tribu d’Indiens de l’Amérique du Nord, exposée dans la salle Valentino, soit pour exprimer simplement les impressions ressenties par l’auteur lors de ses visites à ces Peaux-Rouges et les réflexions qu’elles lui suggérèrent, fut intitulé par George Sand : Une visite chez les sauvages de Paris, un voyage à travers quarante-huit tribus indiennes[340]. Mais on aurait pu l’intituler : « Réflexions sur les plaies et les maux sociaux européens à propos de l’arrivée à Paris d’un chef indien avec son clan », parce que George Sand s’y occupe moins du chef des Joways, Miou-hu-shi-Kaou ou Nuage Blanc et de sa famille, que de dénigrer la civilisation européenne tant prônée ; elle la compare à l’existence prétendue sauvage, mais au fond indépendante, heureuse et libre des enfants des Prairies.

… Nous quittâmes ces beaux Indiens — c’est ainsi que l’auteur termine son article — tout émus et attristés, car en reprenant le voyage de la vie à travers la civilisation moderne, nous vîmes dans la rue des misérables qui n’avaient plus la force de vivre, des élégants avec des habits d’une hideuse laideur, des figures maniérées, grimaçantes, les unes hébétées par l’amour d’elle-même, les autres ravagées par l’horreur de la destinée. Nous rentrâmes dans nos appartements si bons et si chauds où nous attendaient la goutte, les rhumatismes et toutes ces infirmités de la vieillesse, que le sauvage nu brave et ignore sous sa tente si mal close ; et ce mot naïvement profond que m’avait dit l’orateur indien me revint à la mémoire : « Ils nous promettent la richesse, et ils ont chez eux des hommes qui meurent de faim ! »

Pauvres sauvages, vous avez vu l’Angleterre, ne regardez pas la France !…

Ce morceau, publié en juin 1845[341], est bien évidemment écrit par un adepte, un digne successeur de Rousseau. Deux ans auparavant, en 1843, George Sand accomplit un acte d’humanité, qui, bien qu’il n’eût point un retentissement aussi grand que la défense de Calas et de Sirven, est un fait du même ordre et que le philosophe de Ferney aurait grandement approuvé. Nous parlons de l’histoire de Fanchette. Or, l’histoire de Fanchette fut simple et… horrible !

Au mois de mars de 1843 « une jeunesse d’une quinzaine d’années, assez jolie », mais complètement idiote, « s’est trouvée comme tombée d’en haut » sur la route de la Châtre, à deux pas de la ville, « au droit du pré Burat ». Elle ne put expliquer ni d’où elle venait, ni à qui elle était, elle ne pouvait rien dire en général. La malheureuse erra pendant trois jours dans les champs et aux alentours de la ville, jusqu’au moment où le jeune médecin de l’hospice, le docteur Boursault, l’aperçut au milieu d’une bande d’enfants, qui la taquinaient. Immédiatement il la prit, l’emmena à l’hospice, dirigé par des religieuses, et exigea qu’on l’y reçût. Les sœurs commencèrent par regimber, mais le docteur lui délivra un certificat de maladie et insista jusqu’à ce qu’elle fût reçue. La pauvre enfant, fort douce et fort tranquille, était enchantée — à en juger par ses sourires béats et ses exclamations inarticulées — d’être au chaud, bien nourrie et proprement vêtue. Bientôt elle s’attacha aux enfants de l’hospice, qui l’aimaient à leur tour, et à l’hospice lui-même, si bien, que lorsque les sœurs, à qui elle était à charge, ne pouvant la chasser, parce que le préfet avait ordonné de la garder, la confièrent à une femme, la mère Thomas, qui élevait des enfants trouvés. Fanchette — c’est le nom qu’on lui avait donné — se sauva par trois fois et revint trois fois, plus peut-être, à l’hospice. Alors la supérieure, inspirée par un membre influent du conseil de la congrégation, se décida à « perdre » l’innocente. On fit venir les dames Chauvet et Gazonneau, maîtresses des postes, et on les pria d’ordonner au cocher de la diligence, faisant le service entre la Châtre et Aubusson, de prendre au sortir de la ville Fanchette, conduite là par une servante de l’hospice, et « pas inscrite sur la feuille de la diligence », de la mener vers Aubusson, puis de la faire descendre et de la « perdre » sur la route. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les dames Chauvet et Gazonneau éprouvèrent une certaine répugnance à « accepter une pareille mission », mais n’osèrent point désobéir à la supérieure, « vu son caractère ». Le cocher Desroys n’osa pas désobéir aux ordres reçus. Donc, la servante prit un jour Fanchette par la main, lui dit qu’elle la mènerait à la messe, — ce que la pauvrette adorait, parce qu’on lui mettait un béguin plissé et qu’elle « se plaisait à l’église », — et la conduisit sur la route. Le cocher Desroys la mena jusqu’à une lieue environ d’Aubusson, la fit descendre et l’abandonna. Mais comme ces écuyers honnêtes et ces bourreaux charitables des contes de fées et des légendes, chargés par quelque méchante marâtre d’égorger ou d’abandonner au milieu de bêtes sauvages une belle et douce princesse ou un pauvre petit prince, le cocher Desroys avait aussi un cœur plus sensible que celui de la fiancée du Christ, qui dirigeait l’œuvre de charité. Il dit avoir « le cœur gros », il lui sembla pendant longtemps entendre les sanglots de la petite ; il avait « lancé ses chevaux à toute bride », fuyant ainsi les remords de sa conscience, puis soudain les avait arrêtés, pour regarder, — comme il le dit plus tard, — « si en courant après lui, l’enfant ne s’exposait pas à prendre du mal », mais il ne vit plus rien, et « ne pouvant se débarrasser de son souvenir, pendant cinq ou six jours, il allait demandant sur son passage à toutes les laitières qu’il rencontrait, si elles n’avaient pas trouvé par là un enfant ». Non, personne n’avait rien vu. Fanchette était bien perdue.

Mais il se trouva des grues d’Ibycus, témoins de la malencontreuse affaire. Ce furent les enfants de la Châtre, les petites filles qui se tenaient sur le seuil de leurs portes au moment où la servante emmenait Fanchette ; elles lui avaient crié adieu, en la voyant passer, et maintenant elles se mirent à jaser et à demander : « Où est donc Fanchette ? » Ces voix enfantines arrivèrent jusqu’à Charles Delaveau, député et maire de la Châtre, et tout d’un coup, ce ne furent plus les fillettes « qui causaient », mais bien leurs parents, la « mère Cruchon », chez laquelle la servante avait attendu le passage de la diligence, et la « mère Thomas » et beaucoup d’autres. Delaveau, horripilé, se mit à questionner, à chercher et ordonna une enquête. Alors tout le monde eut peur : le cocher Desroys, les dames Chauvet et Gazonneau, et les sœurs, et les autorités locales ! Le naïf Desroys raconta tout naïvement comment il avait « ponctuellement rempli les ordres qu’il avait reçus » ; les maîtresses de la diligence, un peu moins naïvement, dirent ce que la supérieure leur avait enjoint de faire, quoiqu’elles s’efforcèrent de se décharger sur le « caractère » de cette supérieure. Quant aux sœurs et aux autorités, elles s’empressèrent de faire passer l’éponge sur l’affaire. Elles expliquèrent que Fanchette « avait cessé de faire partie de l’hôpital », qu’on l’avait fait transférer dans la direction d’Aubusson dans l’espoir qu’elle y trouverait ses parents (quoique personne ne pût dire si elle avait des parents et où ils se trouvaient). Puis on assura qu’on l’avait fait déposer dans une maison voisine d’Aubusson ; puis qu’elle avait été « recueillie dans une maison voisine de cette ville » — deux assertions parfaitement contradictoires ; enfin qu’elle parvint à se soustraire pendant quelque temps à toutes les recherches des autorités locales !… etc.

Le parquet resta inactif du commencement de juillet à la mi-août, six semaines environ. Ce ne fut que grâce à l’initiative et sur les instances de Delaveau, que le sous-préfet (qui jusqu’alors s’était contenté d’adresser une lettre au conseil de l’administration locale et, n’ayant pas reçu de réponse, s’était tranquillisé) intervint maintenant dans l’affaire qui prit le chemin du tribunal. Mais le tribunal… trouva qu’il « n’y avait pas de coupables », et le 13 septembre, « rendit une ordonnance de non-lieu ».

Cependant, toujours grâce aux recherches de Delaveau, Fanchette se retrouva, le 18 août, dans la petite ville de Riom (Puy-de-Dôme), où on l’arrêta comme « se livrant à la mendicité », parmi des bateleurs ou des bohémiens. Pour étouffer l’affaire, on s’empressa de ramener à la Châtre la malheureuse enfant privée de raison et incapable de dire un mot ; on la ramena à pied, de brigade en brigade, en compagnie de vagabonds, de voleurs et d’assassins. Lorsqu’elle fut enfin « réintégrée provisoirement à l’hospice », il se trouva qu’elle était déshonorée, malade et enceinte. Le procureur s’obstinait pourtant à se tenir coi et les autorités espéraient voir bientôt tomber dans l’oubli cette « désagréable histoire », lorsque tout d’un coup retentit la voix du grand écrivain du Berry. Le 25 octobre 1843, George Sand raconta cette criminelle histoire dans les colonnes de la Revue indépendante, en y publiant une prétendue Lettre de Blaise Bonnin[342] à Claude Germain, écrite en langue populaire, mais suivie d’une Communication au rédacteur en chef de la Revue indépendante, signée de son nom en toutes lettres.

L’impression que l’article produisit fut foudroyante. Les coupables, et surtout le procureur du roi à la Châtre, M. Rochoux, crièrent haro et s’empressèrent de dire que tout cela était faux ou plutôt que c’était d’un bout à l’autre un « roman » écrit par un auteur habitué à créer des œuvres d’imagination. M. Rochoux le déclarait carrément dans sa Lettre au directeur de la Revue indépendante, datée du 9 novembre 1843[343].

Ah ! dit alors George Sand, c’est donc un « roman », une œuvre « d’imagination » ! Eh bien, veuillez lire l’ « œuvre romanesque » du commissaire de police, intitulée « l’enquête » ! et « ne vous faites pas l’éditeur responsable du roman invraisemblable, intitulé l’Espoir de Mme la supérieure ». Ah ! vous dites que « les faits incriminés n’étaient pas entourés des circonstances odieuses dont on s’est plu à les revêtir » ? Mais « votre apologie des coupables est la confirmation même de mon accusation » et prouve que vous comprenez parfaitement le crime qui a été commis. C’est un crime semblable à celui que commet une mère lorsque, sciemment ou par imprudence, elle expose son enfant innocent au danger de mort, ce crime est considéré et puni comme l’infanticide. Est-ce qu’un innocenticide resterait, impuni et même inqualifié ?

Ah ! on n’avait pas voulu « perdre » Fanchette, on avait présumé qu’elle « retrouverait sa famille », et c’est à cette fin qu’on l’avait menée sur la route d’Aubusson, qu’on l’y avait « déposée » dans une maison, ou bien, non, on l’avait « recueillie » dans cette maison mystérieuse. Mais quelle est donc cette maison ? M. Delaveau avait fait des démarches auprès du maire de Saint-Maixent, dont dépend le hameau de Chaussidant près duquel Desroys abandonna l’enfant, et la maison n’avait pu être découverte. Fanchette, dites-vous, « parvint à s’en évader » et « à se soustraire aux recherches ». Elle, se soustraire ! Elle qui ne peut pas distinguer le matin du soir et la main droite de la main gauche ! C’est grâce aux recherches incessantes du parquet de la Châtre que Fanchette aurait été retrouvée, dites-vous, recherches si « incessantes » que si M. Delaveau ne s’était pas mêlé de la chose, on n’aurait rien su de Fanchette jusqu’en septembre

Ah ! elle fut « réintégrée dans l’hospice », et pour cette raison on crut pouvoir ordonner que cette malheureuse enfant sans défense fût ramenée de brigade en brigade et fût exposée à de telles atrocités, que d’idiote elle aurait pu devenir complètement folle. Et il n’y a personne de coupable, et celle qui donna les ordres de faire perdre cette enfant porte le nom de « chrétienne » et de « sœur » ! Et le conseiller qui lui souffla la manière dont il fallait se débarrasser de la jeune idiote n’est point coupable non plus et le tribunal a rendu une ordonnance de non-lieu ? Et tout cela n’est qu’ « un fait déplorable » ?

Et enfin le procureur du roi, auquel, dans notre premier article, nous n’avions « supposé que des torts sinon pardonnables, du moins réparables : oubli, nonchalance, légèreté de jeunesse », se mit à défendre ceux dont il était appelé à éclaircir les forfaits, à condamner les crimes et que nous aurions plaints alors les premiers. Mais on nous dit que nous sommes les « éditeurs responsables d’un roman ». Ah ! ah ! C’est ainsi ! Bon ! Alors nous nous appliquerons à prouver chacune de nos paroles et toutes nos assertions !

La preuve de toutes les assertions du premier article et la réfutation de la lettre du procureur, tel fut le but que Mme Sand se proposa dans le second article, écrit aussi en forme de lettre, mais adressé directement au procureur du roi à la Châtre, M. Rochoux, et publié dans le numéro du 25 novembre de la Revue indépendante.

Dès la publication du premier article George Sand avait décidé de le faire réimprimer en brochure, de faire vendre la moitié des exemplaires au profit de Fanchette et de faire distribuer l’autre moitié gratis aux artisans et aux ouvriers de la Châtre.

Arnault l’imprimeur a consenti à imprimer cinq cents exemplaires de Fanchette pour une somme fort minime à répartir entre les gens de bonne volonté, — écrit Mme Sand à Duvernet le 8 novembre (1843)[344], — mais dont je me chargerais au besoin, pourvu que ce ne fût pas trop ostensiblement. On m’accuserait de vanité littéraire, de haine politique ou de scandale si j’avais l’air de pousser à une publicité particulière dans la localité. Cela m’est parfaitement égal, quant à moi, mais diminuerait peut-être dans quelques esprits la bonne impression que la lecture du fait a produite.

L’indignation est bonne aux humains et c’est ce qui leur manque le plus dans ce temps-ci. Si on pouvait susciter un peu de ces sentiments chez les ouvriers et les artisans de la Châtre, cela les rendrait meilleurs ; ne fût-ce qu’un quart d’heure, ce serait toujours cela ! Je serais donc flattée d’émouvoir ce public-là un instant ; et je sais que quiconque sait épeler peut comprendre le style trivial de Blaise Bonnin.

Que ne pouvons-nous faire un journal ! Je vous fournirais une série de lettres du même genre, où les moindres sujets, traités avec bonne foi, avec moquerie ou avec colère, feraient quelque impression sur les gens du petit état, et tu sais que ce sont ceux-là qui m’occupent. Les plus bêtes d’entre eux sont plus éducables, selon moi, que les plus fameux d’entre nous, par la même raison qu’un enfant inculte peut tout apprendre, et qu’un vieillard savant et habile ne peut plus réformer en lui aucun vice, aucune erreur. Ceci ne s’applique qu’à notre génération ; ce serait nier l’avenir, et Dieu m’en préserve ! Tout le monde se corrigera, grands et petits. Mais si nous donnons aujourd’hui quelques leçons aux petits, je suis persuadée qu’ils nous le rendront bien un jour.

Laissons la discussion et parlons de Fanchette, de la vraie Fanchette ; rien ne nous empêche, que je sache, d’ouvrir une petite souscription pour elle. Cela lui ferait du bien, et cela augmenterait le scandale, chose qui n’est pas mauvaise non plus…

Mme Sand voulait créer un petit fonds pour Fanchette, mais elle craignait « qu’une des bonnes œuvres ne paralysât l’autre », et elle priait Duvernet de consulter ses autres amis berrichons : Papet et Fleury, « le Gaulois », pour décider, à qui confier la gestion de cette petite somme. Elle désirait savoir en quelles mains serait placée Fanchette, elle craignait aussi qu’on ne la rendît aux religieuses, qui se vengeraient peut-être sur elle du retentissement de cette affaire. Elle préférait la confier à quelque honnête femme de son village, elle offrait de prendre tous les frais à sa charge, mais elle désirait « que ce ne fût pas en apparence un acte particulier de sa seule compassion, mais le concours de plusieurs, du plus grand nombre possible, d’indignations généreuses ». Et elle ajoutait :

Réponds, qu’en penses-tu ? et si mon idée est bonne, comment faut-il la réaliser ? Faut-il demander l’autorisation de sauver Fanchette à ceux qui l’ont perdue ?…

Il ne fut cependant pas si aisé que cela de faire paraître Fanchette en province : tous les typographes intimidés par les autorités refusèrent l’un après l’autre d’éditer la brochure. Ce fut ce même Arnault qui consentit à imprimer en qualité d’ « extraits tirés à part » les articles de la Revue indépendante, et Fanchette parut, modeste brochure de trente et une pages, tirée à cinq cents exemplaires grand in-8°, d’assez piteux effet, portant sur la couverture jaune les mots : « se vend au profit de Fanchette. » La plus grande partie des exemplaires fut néanmoins distribuée gratis, comme le désirait George Sand.

Nous voyons donc que Mme Sand rendit notoire cette déplorable histoire et porta secours à la malheureuse fille. Elle s’avisa, de plus, de profiter de cet épisode, comme d’une fusée d’alarme, pour éveiller la conscience sociale dans l’obscure et inerte population de la Châtre.

Ces trois entreprises que George Sand s’était ainsi proposé d’accomplir eurent, chacune séparément, des résultats flagrants, quoique pas toujours désirables et agréables pour Mme Sand.

Tout d’abord, la publication de la brochure provoqua une seconde enquête judiciaire sur l’affaire de Fanchette et mécontenta toutes les autorités locales : on intenta un procès officiel a Mme Sand, elle fut même menacée d’arrestation, mais George Sand prouva qu’elle n’avait rien avancé qui ne fût vrai. Elle parvint à réellement sauver Fanchette et à lui faire un meilleur sort, Et l’exclamation spontanée : « Que ne pouvons-nous faire un journal ! » devint l’étincelle qui éclaira la conscience locale : l’Éclaireur de l’Indre fut fondé.

Le 3 novembre 1843 George Sand écrit à Mme Marliani :

La pauvre Fanchette a été ramenée de brigade en brigade à l’hospice, souillée, comme je le prévoyais, enceinte, dit-on. Et elle n’a pas quinze ans ! Nous allons nous remuer, mes amis et moi[345], pour la retirer des mains de ces religieuses qui lui feraient expier la honte de leur conduite, et pour adoucir la misère. Toute notre population est émue jusqu’au fond de l’âme de cette affreuse histoire, qu’elle savait et qu’elle commençait à oublier. À chaque ligne de mon article, tout le monde s’écrie : « C’est à ne pas le croire, mais nous en avons été témoins ! » L’esprit est ainsi fait. On voit sans voir, et il faut être poussé pour comprendre ce qu’on voit…[346].

Le procureur voulant poursuivre l’auteur de cette affreuse histoire, George Sand dut avant tout être en mesure de se défendre et de prouver la véracité de tout ce qu’elle avait avancé, sans pour cela oublier sa sollicitude pour la misérable Fanchette. Elle écrit à son fils à Paris le 17 novembre 1843[347] :


Mon enfant,

Sois donc tranquille, je n’irai pas en prison, je n’aurai pas de procès. Il n’y a pas de danger, je n’y ai pas donné matière, je n’ai nommé personne et d’ailleurs cela mettrait trop au jour la vérité. On ne s’y frottera pas. Je n’ai pas envie de chercher le danger ; s’il m’atteignait, je le prendrais comme il faut, mais nous sommes si sûrs de l’impossibilité de ce procès que nous avons ri de tes craintes.

Voilà trois jours qui se sont passés depuis deux heures de l’après-midi jusqu’au soir en conciliabules, en brouillons de lettres, en délibérations, toujours pour constater et prouver de plus en plus l’histoire de Fanchette, que chaque renseignement rend plus certaine, plus évidente, et nous n’avons pas laissé passer une parole de ma réponse sans la peser dix fois, afin de ne laisser aucune prise ni à la contradiction, ni au procès. Delaveau et Boursault sont venus me donner renseignements et attestations ; nous publions l’enquête[348] ; enfin nous sommes tranquilles et tu peux dormir sur les deux oreilles. Moi, j’ai la tête cassée de cette Fanchette.

Maintenant nous sommes en train d’organiser un journal pour la Châtre. La seule difficulté était d’avoir un imprimeur qui voulût faire de l’opposition. M. François a levé l’obstacle en se chargeant de faire imprimer à Paris. Fleury en est comme un fou. Il fait des chiffres, des comptes, des listes, des projets, et François part demain matin, s’il trouve de la place dans la voiture d’Issoudun ou dans le jour, par celle de Châteauroux. Je ne lui remets pas de lettre pour toi, tu auras celle-ci plus tôt par la poste…

Elle lui écrit encore le 18 novembre[349] :

… Je suis dans la politique jusqu’aux oreilles ; nous dressons des listes, nous faisons des comptes, des aperçus. Nous réussirions à faire un journal de localité ; c’est là le résultat de Fanchette, Le journal ministériel de l’Indre attaque et insulte. On n’a pas d’organe pour lui répondre. « Donc, s’écrie tout le monde, il en faut un, il faut un journal d’opposition. » Et tout le monde se réveille, et tout le monde est prêt à souscrire.

Je pars le 29, pas de place auparavant…

Quelques jours plus tard (nous présumons que ce fut le 26), elle dit encore dans une lettre à son fils dans laquelle elle lui décrit avec verve et entrain la scène du règlement d’un nouveau bail avec ses fermiers, les Meillant :

Nous travaillons toujours à organiser le journal la Conscience populaire ou quelque chose comme ça. Je viens d’écrire à M. Barbançois de venir dîner avec moi bien vite avant mon départ…

Et dans la nuit du 27 au 28, elle s’empresse d’annoncer allègrement la naissance et le baptême du nouveau journal (après quelques lignes consacrées encore aux pourparlers avec le fermier).

Cher mignon,

Encore une journée en sabots et une soirée de chiffres. Je m’abrutis, mais je me porte bien… Ce soir j’ai eu à dîner Planet, Duteil, Fleury, Néraud et Duvernet. C’était la réunion décisive pour la fondation et le baptême de l’Éclaireur de l’Indre. C’était le comité du salut public. On parlait à tour de rôle. Planet a demandé plus de deux cents fois la parole. Il a fait plus de cinq cents motions. Fleury s’est mis en fureur, rouge comme un coq, plus de dix fois. Duteil était calme comme le Destin. Jules Néraud très ergoteur. Enfin nous avons fini par nous entendre et tous comptes faits, recettes et dépenses, chaque patriote taxé au tarif de sa dose d’enthousiasme, le comité de salut public a décrété la création de l’Éclaireur, dont seront bien décrétés MM. Rochoux et Compagnie, qui n’ont guère été acrétés à ce matin en recevant la Revue indépendante[350].

Au milieu de tout cela, comme c’est moi qui fais toutes les écritures, programmes, professions de foi et circulaires, je n’ai pas pu travailler et je voudrais bien que tu fisses assavoir à maître Pernet ou François (décidément lequel est parti) que je ne leur donnerai probablement pas de Comtesse de Rudolstadt pour le 10 décembre. C’est un peu leur faute. Il était convenu avec M. François que, vu la longue tartine dédiée à Rochoux, on garderait la moitié de ce numéro de la Comtesse pour la prochaine fois. Enfin ils se passeront bien de moi pour un numéro, je ne peux pas faire l’impossible ; mais il faut les prévenir, afin qu’ils se précautionnent. Dis-leur aussi que nous ferons imprimer notre journal à Orléans. C’est meilleur marché et nous y avons un correcteur d’épreuves tout trouvé et très zélé, Alfred Laisné. Il faut seulement, mais plus que jamais, que Pernet ou François, François ou Pernet, nous trouve un rédacteur en chef à deux mille francs d’appointements. Ce n’est guère plus que les gages du domestique de Chopin et dire que pour cela on peut trouver un homme de talent ! Première mesure du comité de salut public : nous mettrons M. de Chopin hors la loi s’il se permet d’avoir des laquais salariés comme des publicistes. Je suis toute gaie d’aller te revoir, mon enfant chéri, malgré le beau temps que je quitte, et les émotions de la politique berrichonne, qui m’ont coûté jusqu’ici plus de cigarettes que de dépense d’esprit. Nous avons taxé l’enthousiasme de Chip-Chip à 50 francs. Celui de Bouli à 50 centimes. Il faudra payer, bon gré, mal gré. On enverra un abonnement en Russie à Mme Viardot[351]. Je pars toujours après-demain[352], et comme cette lettre ne partira que demain soir, je n’aurai plus à t’écrire ; j’arriverai le même jour que ma lettre…

Cette lettre pétillante d’esprit et de gaîté, et assez sceptiquement malicieuse, rappelle les épîtres drolatiques de sa jeunesse auxquelles nous venons de faire allusion, tandis que la lettre se rapportant au même sujet, imprimée dans la Correspondance et adressée à Duvernet, le 29 novembre, a une tournure sinon officielle, du moins ostensible : elle fut probablement écrite pour être lue par des tiers. Elle commence ainsi : « Certainement, mes amis, vous devez créer un journal », continue par l’énumération des raisons qui les y obligent, — chose déjà décidée dès l’avant-veille, — puis Mme Sand expose la nécessité de décentraliser Paris moralement, politiquement et socialement et de fonder un organe d’opposition locale ; elle explique les causes qui provoquèrent dans plusieurs départements de la France la création de feuilles locales, comme le Bien de Mâcon, fondé par Lamartine ; elle parle de l’utilité de la presse provinciale en général et de l’action bienfaisante d’un journal berruyer en particulier, et enfin elle définit très catégoriquement la part qu’elle prendrait dans cette publication. Bref, c’est évidemment un de ces programmes, auxquels Mme Sand fait allusion dans ses lettres à Maurice.

Ses autres lettres inédites et imprimées de la fin de 1843 et du commencement de 1844 et les lettres de Leroux prouvent que les délibérations sur le choix du rédacteur et le lieu d’impression du journal durèrent longtemps.

On commença par vouloir imprimer le journal à Paris, puis à Orléans ; enfin, sur la demande de Leroux qui avait installé une imprimerie à Boussac où travaillait toute sa famille, tandis que lui s’acharnait à construire sa célèbre machine, le journal fut confié à cette typographie. George Sand voulait faire deux choses à la fois : unir une affaire de principes à l’aide matérielle prêtée à des amis indigents.

Ce fut la même chose pour le choix du rédacteur. On parla de M. Lahautière, puis, de M. Guillon, mais on le trouva « trop éclectique ». Alors on proposa Planet, puis Victor Borie, jeune républicain de Tulle. Puis on songea à de Latouche, avec lequel George Sand venait de renouer amitié. Un peu plus tard, George Sand se proposa elle-même comme rédacteur, « faute de mieux », disait-elle, avec un secrétaire sérieux pour l’aider dans ses fonctions[353].

Finalement ce fut, paraît-il, Alexandre Lambert, de la Châtre, qui dirigea le journal. C’est le 14 septembre 1844 que parut le premier numéro de l’Éclaireur de l’Indre, presque un an après le projet de sa fondation.

Il faut noter que des lettres de George Sand à Maurice, à Mme Marliani, à d’autres amis intimes, et de sa correspondance inédite avec Duvernet, Guillon, de Latouche, etc., il ressort que c’est Mme Sand qui, la première, eut l’idée de fonder ce journal ; elle n’épargna rien pour la mettre en œuvre ; pendant tout une année, elle sacrifia à cette entreprise beaucoup de temps et d’efforts, consacra des dizaines de lettres en pourparlers, soit avec les rédacteurs présomptifs, soit pour aplanir des malentendus entre Leroux et les fondateurs du journal, soit encore afin de gagner le concours de certains écrivains de talent. Mme Sand ne se méprenait pas sur la puissance attractive de son nom et de son individualité, elle parlait de son journal, de sa prière d’y prendre part, etc. Tout au contraire, dans la lettre officielle du 29 novembre à Duvernet, dans la Circulaire pour la fondation de l’Éclaireur de l’Indre ; dans la Lettre à Lamartine, publiée dans le numéro du 10 décembre 1843 de la Revue indépendante (par laquelle George Sand promettait au poète sa collaboration au Bien de Mâcon et lui demandait en échange la sienne pour l’Éclaireur), et surtout dans sa Lettre aux rédacteurs, imprimée dans le premier numéro de l’Éclaireur[354], George Sand dit modestement : « votre journal », « leur journal », « le journal de mes amis », « je consens de toute mon âme à vous seconder » ou de « les seconder », « ma collaboration à leur journal se bornera… », etc. Bref, Mme Sand ne voulait point faire « la mouche du coche », mais humblement faire croire qu’elle n’était que « la cinquième roue du carrosse », que ses amis n’étaient aucunement responsables de ses rêves « d’une meilleure société » dans l’avenir ou de ses opinions personnelles, mais qu’elle, non plus, n’était point solidaire de leurs doctrines politiques, parce qu’elle n’était d’aucun parti, tandis qu’eux croyaient que la lutte des partis était indispensable. Enfin, elle déclare la même chose dans sa lettre du 24 novembre 1844 à M. Leroy préfet de l’Indre (lettre écrite avec une maestria incomparable), ayant trait aux attaques dirigées contre elle parle journal officiel de l’Indre. Cette lettre est un vrai chef-d’œuvre de dignité dans la défense personnelle, d’adresse judiciaire, de raillerie élégante, de correction mordante, d’esprit et de grâce. « Je n’exerce aucune influence sur l’Éclaireur de l’Indre », — c’est là le thème varié sur tous les tons, — « je n’y suis qu’un modeste collaborateur », et soudain elle termine sa lettre par ce tour d’adresse charmant :

Agréez mes explications, monsieur le préfet, avec le bon goût d’un homme d’esprit, car lorsque je me permets de vous écrire ainsi, c’est à M. Leroy que je m’adresse, et le collaborateur de l’Éclaireur n’y est pour rien, vous le voyez, non plus que M. le préfet de l’Indre ; nous parlons de ces personnes-là, mais celle qui a l’honneur de vous présenter ses sentiments les plus distingués, c’est

George Sand[355].

Il paraît que cette humilité, qui peut sembler tant soit peu hypocrite, ne fut dictée, ni par la prudence, ni par la diplomatie à l’égard des quatre rédacteurs, ses amis, dont George Sand épargnait l’amour-propre masculin, ni enfin par sa modestie habituelle. Après avoir énergiquement organisé la revue et l’avoir mise sur pied, George Sand se mit simplement au second plan et laissa le champ libre à ses amis.

Comme cela arrive presque généralement dans les entreprises dirigées par plusieurs, prétendant à des droits égaux, dès le début il s’éleva entre les rédacteurs des querelles et des disputes soi-disant « de principes ». Ceux qui réclamaient instamment la collaboration de George Sand, lui imputèrent le désir de leur « imposer » quelque chose, lorsque d’un côté, elle essaya de gagner Borie à leur propre cause et de lui faire accepter la direction de leur Revue et que de l’autre elle recommanda à ses amis de l’agréer. Ils l’accusèrent de faire l’autocrate, — elle qui avait consenti à leur sacrifier son temps précieux, en prenant sur elle le fardeau de la rédaction. Et brusquement ils la trouvèrent « sublime », quand elle renonça avec joie à cette corvée. Bref, ils se montrèrent si ingrats qu’elle en fut justement étonnée et leur écrivit la lettre indignée qu’on peut lire à la page 306 du deuxième volume de la Correspondance, lettre adressée à Planet. George Sand s’y montre stupéfaite de voir ses amis apprécier bien plus les avantages de sa collaboration littéraire, que son adhésion morale, son entière solidarité d’idées avec eux.

George Sand donna à l’Éclaireur de l’Indre environ neuf articles et lettres signés. De plus plusieurs de ses écrits publiés ailleurs y furent réimprimés. Il y parut encore bon nombre d’articles ou d’entrefilets anonymes écrits par elle et qu’il serait difficile de retrouver de nos jours[356]. En fait d’œuvres signées, nous y trouvons : la Lettre d’introduction aux fondateurs de « l’Éclaireur de l’Indre » ; l’article sur les Ouvriers boulangers de Paris ; la Lettre d’un paysan de la Vallée Noire écrite sous la dictée de Blaise Bonnin ; la Lettre aux rédacteurs à propos de la pétition pour l’organisation du travail ; trois articles sur la Politique et le Socialisme ; la Réponse à diverses objections (suite des articles précédents) ; un compte rendu de l’Histoire des dix ans de Louis Blanc ; la Préface du livre de Jules Néraud : la Botanique de l’enfance, et l’étude d’ethnographie locale sur le Cercle hippique de Mézières-en-Brenne.

Tous ces articles — à l’exception des deux derniers naturellement — sont des écrits politiques ou plutôt sociaux et présentent le plus grand intérêt, ils prouvent combien il est injuste de croire qu’en 1848 George Sand s’engoua « subitement » de la politique, et se mit « soudain » à écrire les bulletins de la république et autres articles politiques, puis, après les journées de juin, abandonna tout aussi soudainement ses coreligionnaires politiques et « s’enfuit avec effroi ». Le fait est (nous l’avons déjà dit dans le chapitre iv de notre premier volume) que George Sand fut toujours non un politique, mais un socialiste, elle ne voyait dans la lutte et la victoire des républicains de toutes les nuances que l’unique moyen de faire avancer le triomphe de son idéal démocratique et chrétien. Lorsqu’elle vit les intérêts de partis l’emporter chez les politiciens sur ceux du peuple, elle s’éloigna de ceux qu’elle croyait ses coreligionnaires et qui se trouvaient en désaccord avec ses idées.

Le premier article (la Lettre aux fondateurs) est comme la démarcation formelle entre les rédacteurs de l’Éclaireur et Mme Sand.

Quant au second article sur la situation des boulangers en France sous Louis-Philippe, il a gardé tout son intérêt de nos jours. Disons plus, tout dernièrement encore, un jeune auteur publia en Russie une œuvre d’imagination contenant des faits absolument analogues, il y fit entrer, pour plus d’effet, un épisode romanesque, fort brutal et fort cynique, — l’exposition de l’horrible état social de la classe ouvrière n’y gagne rien. C’est pour cela que nous préférons au récit trop prôné de Gorki, la modeste Lettre d’un ouvrier boulanger, écrite avec une simplicité si tragique, avec une véracité de détails et de ton si poignante que l’on ne peut pas croire que la main qui tint la plume pour décrire cet enfer, plus atroce que celui du Dante, fut la petite main délicate de l’ex-baronne Dudevant, et non la main décharnée de l’apprenti boulanger, exténué par la chaleur fétide et la malpropreté immonde d’une cave de boulangerie. Ces lignes brûlent et crient : celui qui les a lues une fois pourra difficilement les oublier jamais. On ne veut y glorifier ni les rebuts grossiers et abjects de la société, ni trouver l’explication d’un lâche crime commis par vingt-six canailles ; c’est un simple appel à la justice publique au nom d’un corps de métier, au nom d’hommes qui ont le droit de ne point être des rebuts, mais de modestes et utiles agents du travail, fabriquant le produit le plus pur, le plus indispensable pour tous, ce pain quotidien qu’on demande dans la plus sublime des prières !

On dit par chez nous, messieurs, que vous faites paraître un journal qui a nom l’Éclaireur, pour éclairer le monde du pays sur bien des affaires qui, jusqu’à présent, n’ont pas été claires du tout, surtout pour nous, bonnes gens, qui savons tout au plus lire et écrire, et pour bien d’autres qui n’en savent même pas si long. Je me suis laissé dire que vous permettriez bien au dernier villageois de vous donner avis de ses peines et de ses idées (c’est tout un par le temps qui court) et que si nous avions quelque chose à réclamer, vous nous aideriez bravement à le faire assavoir à au moins dix lieues à la ronde. C’est pour ça, messieurs, que je mets la main à la plume, vous priant de m’excuser, si je ne sais pas bien tourner un écrit, et si je dis, faute de savoir, quelque chose que la loi défend de penser.

Vous voyez, messieurs, d’après ce commencement, que j’ai l’agrément de savoir lire et écrire, quoique je ne suis pas né dans le temps où l’on allait à l’école. Mais l’ancien curé de ma paroisse s’était amusé à m’instruire un peu, et j’ai appris le reste en essayant de lire dans les gazettes que notre ancien seigneur lui prêtait. Ce qui fait qu’au jour d’aujourd’hui, quand j’en trouve l’occasion, je fourre encore un peu le nez par-ci, par-là dans les nouvelles. Eh bien, je n’en suis pas plus avancé, car tantôt je trouve dans les uns que tout va mal au pays de France, et tantôt que tout va si bien qu’on chante et qu’on banquette pour remercier le roi et le bon Dieu de la prospérité publique.

On ne peut pas se gausser du bon Dieu, mais tant qu’au roi, c’est bien certain qu’on se permet de l’affiner, si on lui dit que nous sommes contents, et, quoi qu’en dise M. le préfet de l’Indre, qui bien sûr l’a dit pourtant à bonne intention, nous répétons tous les matins et tous les soirs et souvent sur le midi : Ah, si le roi le savait !

Tout en me creusant la tête pour savoir moi-même d’où nous vient tant de misère, que personne ne plaint et que personne ne dit au roi, je crois bien que je l’ai trouvé et je ne serai pas si câlin de ne pas oser le dire.

Oui, messieurs, j’ai trouvé le fin mot en y pensant, et si ce n’est pas la vérité, je veux perdre mon baptême. Voilà ce que c’est.

C’est ainsi que commence sa « Lettre », Blaise Bonnin, paysan de la Vallée Noire, ce même brave bonhomme qui venait de raconter l’histoire de Fanchette.

Après cette naïve entrée en matière ce campagnard bien fin se met à peindre le misérable état du paysan français, écrasé d’impôts, opprimé par les petits fonctionnaires locaux et les petits bourgeois, ruiné par les gros propriétaires, se débattant au milieu de sa misère et de son ignorance, ne pouvant songer à rien de mieux que de pouvoir joindre les deux bouts et ne pas crever de faim avec toute sa marmaille. De sorte que lorsque ayant exposé toutes ses tristesses et tous ses doutes, Blaise Bonnin termine ses plaintes en s’adressant non plus aux rédacteurs de l’Éclaireur, mais à tous ceux qui lui sont supérieurs, mieux partagés que lui par leur instruction, leur position, ou leur fortune, et les prie de résoudre pour lui ces brûlantes questions et s’écrie : Nous attendons ! — alors le lecteur ressent comme un sentiment vague de responsabilité, et le biographe de George Sand trouve parfaitement clair et naturel que la plume qui traça cette lettre en 1844, se dévouât, en 1848 à écrire les Bulletins du gouvernement provisoire qui promettait à la population indigente son égalisation en droits avec les riches et les puissants, l’amélioration de sa position matérielle et sa libération des chaînes de l’ignorance et de l’injustice.

Il est clair aussi que l’auteur de la Lettre du paysan de la Vallée Noire devait saluer avec la plus vive sympathie, dans le numéro du 4 novembre de son Éclaireur, la publication de la Pétition pour l’organisation du travail (dans la Réforme fondée par Louis Blanc). Ce journal et ce parti (le parti démocratique dont les chefs étaient à ce moment Louis Blanc et Ledru-Eollin et qui proclamait l’axiome que « la politique devait s’inspirer de tendances sociales ») parurent si sympathiques à George Sand et marchant dans une si bonne voie, que malgré toute son antipathie pour la politique, elle consentit, comme elle dit, à passer par leur pont du côté de cette politique. C’est pour cela qu’elle s’empressa de prêcher dans son journal le mot d’ordre proclamé par Ledru-Rollin : Travailleurs, faites des pétitions !

Louis Blanc, en novembre 1844, pria George Sand de collaborer à la Réforme (comme un peu auparavant elle avait prié Louis Blanc de collaborer à l’Éclaireur).

Voici sa lettre qui est inédite :


Confidentielle.

Je suis chargé par MM. Arago, Cavaignac, Ledru-Rollin, Flocon, Étienne Arago, Joly et tous ceux qui nous aident dans l’accomplissement d’une tâche difficile et sainte de vous exprimer combien votre adhésion les a touchés. M. Ledru-Rollin, particulièrement, vous remercie et tous nous vous crions du fond de l’âme de venir avec nous. Votre cause et celle du peuple n’est-elle pas la nôtre ? Ne devez-vous pas à notre but qui est le triomphe de l’égalité ce que Dieu a mis en vous de force, de courage, d’éloquence ? Mais vous le savez bien : votre renommée ne vous appartient pas ; elle appartient à la vérité. C’est pourquoi nous invoquons votre concours. Nos ennemis sont puissants, et leur puissance consiste en partie dans leur union ; pourquoi ne nous unirions-nous pas ? L’amour de l’humanité, la haine de l’oppression, le devoir de protéger les faibles, les ignorants et les pauvres, la noble satisfaction de l’avoir fait, seraient-ils par hasard des liens plus difficiles à nouer que cet affreux lien : l’égoïsme. Que ne tentons-nous l’effet d’un fraternel concert ? Que n’opposons-nous à l’action brutale de l’argent celle du talent désintéressé ? Voilà ce que nous nous sommes dit en nous déterminant à faire appel, de par le peuple et en vue de son affranchissement, à quiconque est grand par l’intelligence et par le cœur. La politique vous fait peur, je le sais, et c’est tout simple, hélas ! Vous l’avez vue jusqu’ici confinée dans d’ignobles et obscures intrigues ; vous l’avez vue réduite à n’être entre des ambitieux sans entrailles qu’une sorte de pugilat honteux et brutal. Vous avez détourné la tête avec dégoût.

Mais parce qu’on a fait de la politique un rôle, est-ce à dire qu’elle ne soit pas une mission ? Parce qu’on l’a hideusement détournée de son but, est-ce à dire que les honnêtes gens ne doivent plus s’occuper de l’y ramener ? Laisserons-nous aux mains des adversaires de notre cause une force dont notre cause peut et doit profiter, force immense, force incontestable dont l’abus s’appelle tyrannie et dont l’usage s’appellerait affranchissement du prolétariat ? En vous associant à nous, ne craignez pas de ne vous associer qu’à des hommes politiques. Car la politique n’est pour nous que la force mise courageusement au service du bon droit. La politique pour nous, c’est la richesse employée à la rédemption du pauvre ; c’est la puissance employée à la défense du faible ; c’est l’éducation donnée gratuitement à tous les citoyens ; c’est la destruction du monopole qui les comprend tous, celui des instruments du travail ; c’est la réalisation de la sublime devise de nos pères : « Liberté, égalité, fraternité. »

Venez donc avec nous. Notre journal est pauvre, il n’a pas de littérature, faute de pouvoir la payer : il n’a donc pas seulement des droits à votre sympathie, il en a sur votre talent, sur votre renommée, sur ce que les convenances de votre position personnelle vous laisseraient de loisirs. Vous le dire, c’est assez prouver que ce qu’on honore en vous c’est quelque chose qui est bien plus rare encore et bien plus noble que le génie.

Louis Blanc.


Malgré ses sympathies, George Sand répondit à Louis Blanc ce qu’elle avait déjà répondu à ses amis lorsqu’ils furent sur le point d’inviter un rédacteur dont les opinions ne lui étaient pas assez claires et sûres : Ma collaboration littéraire, je vous la donne volontiers, mais je ne sais pas si je suis absolument solidaire de vos idées ; faites votre profession de foi, notamment votre profession de foi sociale et philosophique à laquelle la politique ne sert que d’arme et d’instrument, et alors nous verrons ; et si vous voulez connaître mes idées à ce sujet, lisez les articles qui paraîtront bientôt dans l’Éclaireur[357].

À partir de cette époque des relations amicales s’établirent entre George Sand et Louis Blanc, Mme Sand songea même un jour à lui faire épouser sa fille Solange dont il s’était, paraît-il, épris, mais ce projet échoua, sans toutefois empêcher Louis Blanc de rester l’ami de George Sand et de toute sa famille[358]. Un mois après l’article de l’Éclaireur sur l’Organisation du travail, George Sand publia dans la Réforme (numéro du 10 décembre), une Lettre au rédacteur qui contenait de nouveau une prétendue « Lettre de son village », par laquelle les paysans se déclaraient tout prêts à signer la pétition.

Ce fut dans la Réforme encore que parut en 1845 le Meunier d’Angibault et l’article sur la Réception de Sainte-Beuve à l’Académie, et en 1848 l’article sur l’Élection de Louis-Napoléon à la présidence de la République. De plus, Mme Sand écrivit trois articles sur les œuvres historiques de Louis Blanc : elle rendit compte de l’Histoire de dix ans dans l’Éclaireur de 1844 et écrivit deux articles sur l’Histoire de la Révolution, dont le premier parut, en 1847, dans le Siècle et le second, en 1865, dans l’Avenir national[359]. C’est ainsi qu’en dehors des lignes consacrées au rôle et à l’action de Louis Blanc en 1848, dans la Correspondance (volume III), et dans une quantité de petits articles de Mme Sand parus en cette année, nous voyons déjà par cette brève énumération que les relations avec le jeune républicain jouèrent un rôle fort considérable dans l’activité littéraire de l’illustre femme.

Les trois articles sur les Politiques et Socialistes, auxquels George Sand fait allusion dans sa lettre de novembre 1844 à Louis Blanc, disant qu’ils ne sont au fond qu’une réponse aux théories récemment entendues de la bouche de Garnier-Pagès[360], et que ces articles, et le troisième surtout, pourront aider Louis Blanc à se rendre compte de « l’état de son esprit », de ses croyances, — sont un peu vagues et prolixes, ils prouvent que George Sand ne s’expliquait pas assez les raisons de la querelle entre ceux qu’on appelait alors « les politiques » et ceux qu’on désignait du nom de « socialistes ».

Nous disons alors, parce que à présent ces mots ont un tout autre sens ; mais ces articles et leur suite intitulée Réponse à diverses objections présentent un intérêt toujours actuel : aujourd’hui comme hier les hommes se divisent en deux clans : ceux qui croient qu’il suffit d’établir telles ou telles institutions politiques ou de proclamer une « constitution » pour que l’humanité soit subitement libérée de tous ses maux, et ceux qui conseillent d’enseigner le bien à cette même humanité, de la réformer, de l’éclairer d’abord : c’est alors qu’elle n’aura besoin d’aucune constitution ou institution politique, ni ancienne, ni nouvelle. George Sand appelle les hommes de la première catégorie les politiques, et ceux de la seconde, les socialistes.

Ailleurs elle les définit à peu près comme elle avait défini les grands hommes et les hommes forts dans son article sur Jean-Jacques[361], — les socialistes sont les hommes d’idées, les politiques les hommes d’action.

Il faut que ce divorce entre la pensée et l’action, entre la synthèse et l’analyse cesse. Seule l’union et la réconciliation des hommes des deux catégories peut avoir de bons résultats pour le peuple qui souffre. Les uns ont tort de dire : agissons et tout s’arrangera de soi-même. Les autres également ont tort de créer des systèmes sans se soucier de mettre en pratique ces rêves de l’âge d’or. Ceux qui veulent réformer la société doivent se laisser guider par un dogme, un idéal religieux et philosophique arrêté.

Cette affirmation provoqua des railleries et des attaques contre George Sand dans plusieurs journaux de province ; les uns demandaient « s’il fallait prendre un bâton blanc et aller prêcher dans les villages » ; d’autres s’il ne fallait pas attendre un nouveau messie ; les troisièmes disaient carrément que l’auteur — ce « discoureur solitaire » — ne faisait que répéter les idées d’un philosophe, dont il était le disciple. Dans la Réponse à diverses objections, George Sand répète sa définition et sa condamnation des hommes des deux catégories ; puis elle déclare franchement son entière adhésion aux idées de Leroux ; dit qu’elle « se ferait gloire d’être son disciple, s’il ne fallait pas pour cela beaucoup plus de science et d’aptitude » qu’elle n’en possédait ; enfin elle cite un passage du Discours aux politiques de Leroux, affirmant qu’il ne faut attendre le salut social que de la souveraineté nationale et du suffrage universel — expression des désirs et des volontés des masses. C’est la presse, les journalistes qui doivent être les précurseurs de ce grand avenir politique, et leur mission actuelle « consiste dans la préparation des idées religieuses que reconnaîtra l’avenir ». George Sand termine son article par un appel aux politiques, — les représentants de l’analyse, et aux socialistes, — ceux de la synthèse, de se réunir sous la « bannière glorieuse et militante », qui « déploie à tous les regards et porte dans tous ses plis un mot sacré : démocratie/… » c’est-à-dire de s’inspirer par ce même sentiment qui est, comme elle le dit dans son article sur l’Organisation du travail, « le génie du génie de Louis Blanc » et « la sève de son talent ». On doit noter avec le plus grand intérêt que tous ces articles sociaux et politiques, publiés par George Sand de décembre 1843 à décembre 1844, présentent : 1° une profession de foi des plus explicites et le credo, auquel elle resta invariablement fidèle en 1843 et en 1848, tout comme en 1851 et en 1870-71 ; 2° ils nous montrent clairement ce que l’écrivain pensait du rôle de la presse et des hommes de lettres dans des périodes précédant les grands changements politiques et sociaux. Enfin ces articles de l’Éclaireur et de la Réforme prouvent que ce ne fut pas après, lorsque la révolution de février est devenue un fait accompli, que George Sand se rallia au parti de Ledru-Rollin et de Louis Blanc, mais bien au contraire que ce fut quatre ans au moins avant cet événement qu’elle se déclara solidaire de leurs aspirations, basées sur des croyances philosophiques et sociales que Louis Blanc avait prêchées avant le cataclysme, auxquelles il resta fidèle de fait pendant cette révolution, mais que Ledru-Rollin avait reniées en vue de buts purement politiques ou des considérations de « tactique » (comme on dit de nos jours).

Bref, ces pages de George Sand sont de la plus haute importance et ce qui est éminemment curieux, c’est que ces articles, ainsi que plusieurs de ceux qui parurent en 1848, semblent avoir été écrits… en Russie, entre 1904 et 1907, tant les idées, les exemples et les expressions mêmes que le grand écrivain y déploie s’adaptent à notre histoire contemporaine !

Des deux autres petits articles publiés par George Sand dans l’Éclaireur, consacrés l’un à la Botanique de l’enfance de Jules Néraud, l’autre au Cercle hippique de Mézières (sujet assez curieux pour la plume de George Sand !) nous dirons seulement que ce fut un tribut payé à l’amitié. Dans le premier, George Sand parle de botanique, sujet favori, dès 1828, de ses entretiens oraux et épistolaires avec son cher Malgache. Le second est comme un écho de cet engouement pour le sport équestre qui, sous l’influence du comte d’Aure, régna tant à Paris qu’à Nohant chez Mme Sand vers 1844-46, et sembla évoquer le souvenir des jours déjà lointains où la jeune Aurore Dupin galopait à travers champs sur sa Colette. Déjà en 1845, George Sand avait écrit la préface du livre du comte d’Aure : Utilité d’une école normale d’équitation[362], et à Nohant on s’adonnait alors avec tant d’ardeur à l’exercice de cet art, que George Sand fit arranger, dans le parc, un vrai manège découvert, où elle, Mme Viardot, Solange et la nièce de Mme Sand, Augustine Brault, s’exerçaient à ce sport pendant des heures entières. À Paris on allait aussi presque journellement faire un temps de galop au manège ; on le voit par les lettres inédites de cette époque de et à Mme Sand. George Sand fut très liée avec le comte d’Aure, elle encouragea les premiers pas littéraires de sa fille qui est devenue bientôt l’écrivain si justement célèbre, Mme Th. Bentzon[363]. À la mort du comte d’Aure, George Sand lui consacra un article nécrologique fort ému[364].

La publication de l’Éclaireur de l’Indre réveillant l’intérêt de George Sand pour les questions politiques, lui fit reprendre aussi des relations avec plusieurs de ses amis de 1835, et la mit en rapport avec des hommes politiques du département et de Paris, de jeunes écrivains et orateurs. C’est ainsi que vers cette époque Mme Sand noua ou renoua des relations, soit épistolaires, soit personnelles, avec Anselme Pététin, Henry Martin, Barbes, Mazzini, Bakounine, Louis Bonaparte, Étienne et François Arago, les époux Roland, la famille Beaune, avec Fulbert Martin, Patureau Francœur, Lumet, Alexandre Lambert, Ernest Périgois, Luc Desages, Emile Aucante, Marc Dufraisse, Victor Borie, Edmond Plauchut, Frédéric Degeorges, etc., auxquels nous reviendrons souvent encore au cours de notre récit.

Il est certain que George Sand ne reçut aucune rétribution pour ses articles de l’Éclaireur, et qu’elle prêta à ce journal, tout comme à la Revue indépendante, un secours pécuniaire très considérable. Des raisons diverses lui firent sacrifier à ses croyances politiques et morales son travail, son temps, ses articles, des milliers de francs, fruit de son labeur incessant, Ce fut d’abord le désir de contribuer au progrès et à la perfectibilité de l’humanité en général et à la propagation des idées avancées ; politiques et sociales, au milieu de la population berrichonne en particulier. Puis, le désir de créer en province un journal qui fût l’organe de la doctrine de Leroux. Enfin et toujours le désir de secourir matériellement le malheureux philosophe, dont les affaires étaient plus embrouillées que jamais et auquel elle voulait procurer de l’ouvrage. Pour cette dernière raison elle s’évertua à accélérer la création de ce journal, à en confier l’impression à la typographie phalanstérienne de Boussac, et encore elle réussit à persuader à M. Veyret d’avancer à Leroux un petit capital pour fonder cette typographie et construire son célèbre pianotype. Un peu plus tard, elle donna elle-même à Leroux une somme assez considérable et lui confia de nouvelles transactions avec ses éditeurs pour lui faire gagner quelques courtages. Puis elle s’adressa de nouveau à Veyret le priant d’avancer encore de l’argent à Leroux. Grâce à toutes ces générosités George Sand se trouva gênée elle-même. C’est pour pourvoir à tant de dépenses extraordinaires qu’elle dut, en 1843, vérifier et refaire tous ses baux avec ses fermiers. Cela l’obligea aussi à rester en 1844 jusqu’au mois de décembre à Nohant : elle profitait de cette solitude pour abattre le plus de besogne possible.

Des amis de Mme Sand et des personnes pratiques, assez clairvoyantes pour comprendre dans quel gouffre elle jetait son argent, essayèrent de lui ouvrir les yeux, afin d’empêcher ces sacrifices inutiles, qui devaient, semblait-il, la conduire à la ruine. M. Veyret lui écrivit :


Paris, 27 septembre 1844.
Madame,

Je regrette de ne pouvoir remettre en ce moment à Leroux les mille francs que vous me demandez pour lui, mais, par suite de diverses dépenses imprévues et d’une acquisition que j’ai faite, je me trouve en ce moment assez gêné pour n’avoir pas à ma disposition la somme que vous me priez de lui compter. Et cette somme serait en mon pouvoir, madame, qu’avant de la lui donner, je croirais devoir vous soumettre quelques observations qui me sont dictées par l’intérêt et l’amitié que je porte à Leroux et le regret que j’éprouve de le voir s’enfoncer chaque jour davantage dans la malheureuse voie où il est entré depuis bientôt deux ans. Il ne faut plus se dissimuler, à la suite des nombreuses expériences qu’il a faites et renouvelées tant de fois sans résultats positifs, que Pierre poursuit une chimère qui n’aboutira jamais qu’à des dépenses inutiles, sans arriver jamais à l’état de réalisation. Et ce qui n’est pas moins triste, c’est de voir qu’il est l’objet d’une véritable exploitation de la part de ses frères, qui n’ont pas honte, eux et leur nombreuse famille, de rester sans rien faire en vivant de l’argent que vous lui donnez.

Une telle situation doit être rompue forcément, et dans l’intérêt de Leroux, pour sa dignité autant que pour son avenir, il faut y mettre un terme, car tous ceux qui l’aiment ne peuvent voir sans regret qu’une aussi noble intelligence reste dans une inaction complète, et qu’au lieu d’utiliser les trésors qui lui ont été départis pour éclairer l’humanité, elle s’abaisse à une oisiveté coupable et sans fin.

Pour en venir là, madame, il faut, de toute nécessité, que Pierre n’ait plus à compter sur vous, comme il l’a fait jusqu’à présent, car tant qu’il vous sentira, par suite de votre trop grande bonté, disposée à continuer le passé, il ne fera aucun effort pour secouer cette inertie dont il s’est fait une habitude de tous les jours, et qui est un véritable poison qui s’infiltre chaque jour davantage en lui. Et croyez bien que je ne veux altérer en rien les sentiments d’affection que vous lui portez, mais je crois que vous lui témoignerez d’une amitié plus sincère en mettant fin au plus tôt aux avances pécuniaires que vous lui faites sans cesse, et en vous bornant à lui assurer chaque mois une somme suffisante pour pourvoir à ses besoins les plus pressants, jusqu’à ce qu’il ait repris ses travaux et abandonné à tout jamais ses utopies d’inventeur, restées jusqu’ici à l’état de rêve et de théorie. Mais, de grâce, rompez cette situation ; surtout n’alimentez plus la paresse de ses frères, orgueilleux et lâches fainéants qui vivent sans rien faire et se sont habitués à cette existence de mendiants, plutôt que de travailler comme nous le faisons tous. Ce sera un service que vous lui aurez rendu et dont plus tard Pierre lui-même vous sera reconnaissant, car il doit souvent rougir en lui-même d’avoir aussi fréquemment recouru à vous, et de voir dissiper par les siens le fruit de vos veilles et de vos travaux.

Pardonnez-moi, madame, de vous parler ainsi avec autant de liberté et d’abandon, mais vous ne m’en voudrez pas de répondre à la confiance que vous me témoignez, en vous faisant part de tout ce qui se passe en moi quand je pense à ce malheureux Leroux qui mérite qu’on s’intéresse à lui, et qu’on ne le laisse pas ainsi se suicider, et devenir pour tous un objet de commisération et de pitié. Je suis bien aise d’apprendre que notre bon ami Chopin se porte bien et qu’il veuille bien, ainsi que vous, garder un souvenir de vos amis de Paris.

Croyez bien, madame, que je serai vraiment heureux toutes les fois que vous me permettrez de justifier ce titre, et en attendant que l’occasion s’en présente, permettez-moi de vous serrer affectueusement la main.

Ch. Veyret.

M. Veyret semble s’être un peu abusé en s’imaginant que Leroux serait un jour « lui-même reconnaissant » en voyant Mme Sand « mettre fin à ses avances, ayant dû souvent rougir en lui-même d’avoir si fréquemment recouru à elle » ; mais M. Veyret eut parfaitement raison en disant que cette manière d’agir peu correcte était devenue habituelle à Leroux. À peine le refus de Veyret reçu, voici ce que Leroux écrivit à sa protectrice.

Cette lettre est plus que curieuse, nous la citons intégralement, malgré sa longueur :


1er  octobre 1844.

Chère amie, comme j’espère que votre sauté est toujours excellente, et qu’il en est de même de tous les habitants de Nouant, vous me permettrez de vous parler tout de suite d’affaires, après vous avoir dit néanmoins par forme de préambule qu’il faut être calme, si l’on n’est pas invulnérable, à l’endroit des affaires, à cause des contrariétés, dégoûts, et autres inconvénients qu’elles entraînent. Peut-être est-ce pour moi que je dis cela, afin de faire contre fortune bon cœur. Mais c’est aussi à votre intention, et pour que l’intérêt que vous me portez dans mes présentes traverses, comme dans toutes mes afflictions, ne vous occasionne pas plus de chagrin qu’il n’est convenable. Les poètes ont souvent dit qu’il suffit aux braves de montrer bonne contenance pour faire fuir la mauvaise fortune et surmonter tous les embarras. Au fond, je suis persuadé que bien des accidents où nous succombons ne viennent que de nos faiblesses. Vous m’aviez donné trois commissions qui me concernaient, ou plutôt vous m’aviez ouvert trois portes pour m’abriter.

1° Je me suis adressé à Veyret, en joignant à votre épître une lettre où je lui exprimais véritablement mes sentiments de gratitude et d’affection, tout en lui marquant pourquoi je n’allais pas le voir, et l’espèce de mur de séparation que le capital, en apparence mal employé qu’il a mis dans mon invention, établit entre nous, jusqu’à plus ample réussite, à cause de la différence de nos opinions sur le capital et sur beaucoup d’autres choses. J’ai reçu une réponse qui est un refus, et vous devez avoir, de votre côté, une réponse en harmonie avec celle qu’il m’a faite, si celle qu’il m’a faite est bien sincère. Il me dit qu’il m’est fort affectionné, qu’il voudrait m’aider dans mes efforts, mais que cela lui est impossible. Il m’est venu à ce sujet un scrupule depuis hier. François, comme vous savez, est l’ami intime de Veyret. J’ai vu hier François et me suis ouvert à lui sur cette démarche. François m’a dit que le refus de Veyret pouvait provenir du sentiment qu’il avait que vous dépensiez un argent inutile en m’aidant dans mes projets typographiques. Vous pouvez mieux juger que moi, par la lettre que vous avez reçue de Veyret, si tel est son motif. À ce propos, je vous dirai, chère amie, qu’il ne manque pas en effet de gens qui s’apitoient en ce moment sur vous, ou font semblant de s’apitoyer, à mon occasion, me jetant non seulement le blâme, mais plus que le blâme. Je vous dirai quand je voUs reverrai (j’espère que ce sera bientôt) ce que certaines personnes ont pris soin de me dire à ce sujet, pour me percer le cœur apparemment. Je me réfugie dans ma conscience et dans la vôtre.

2° Je devais m’adresser à François pour obtenir de lui la solde de votre compte avec la Revue. Vous recevrez, si vous ne l’avez déjà, une lettre de François. Une société nouvelle s’est formée ou est en train de se former, pour continuer la Revue. Pernet[365] s’en va à Nice et abandonne à tout jamais cette galère où il s’était fourré, je ne sais pourquoi, puisqu’il n’y a rien fait de bon et qui ait répondu à sa jactance. Je crois n’être pas cruel en jugeant ainsi. François lui-même sera remplacé comme rédacteur en chef par un de ses amis, M. Guillot[366]. Je suis charmé que François trouve enfin du repos. L’existence modeste de la Revue est, dit-on, assurée par cette combinaison. En outre, il s’agit, pour la même société qui continue la Revue, de publier un journal prolétaire, une feuille hebdomadaire socialiste. Probablement François vous parlera de tous ces projets. Quant à ce qui vous est dû à la Revue, François m’a dit qu’il ne croyait pas que cette solde s’élevât à plus de sept à huit cents francs, et comme il m’avait autrefois remis de lui-même un effet de sept cent cinquante francs, effet qu’au besoin je m’étais engagé à payer ou à renouveler, il est convenu de prendre à sa charge le payement de cet effet. Il s’arrangera pour autant avec la liquidation de la société Pernet et François. Prenez donc note que moyennant le payement que François fera de son effet, vous avez reçu par mes mains, à valoir sur ce que la Revue vous doit, la somme de sept cent cinquante francs. Du reste, François est loin d’affirmer que votre compte ne s’élève précisément qu’à cette somme. Il demandera un décompte en règle à Pernet et il vous l’enverra.

3° Je devais m’occuper d’un traité avec un libraire pour la suite de l’édition in-18 de vos œuvres. Je pense qu’il est préférable pour vous de traiter seulement pour Consuelo. Car si je fais un mauvais traité (meilleur toutefois que le traité avec Perrotin, dont je vous remercie de m’avoir envoyé copie), vous serez à même ultérieurement pour Jeanne, Au jour d’aujourd’hui[367] et les autres œuvres (puissent-ils être innombrables) qui doivent sortir de votre cœur et de votre tête, de modifier avec avantage les conditions de ce traité. Me bornant donc à traiter pour Consuelo, je me suis adressé, comme je vous en avais manifesté l’intention, à M. Mazgana, qui est un fort honnête homme et dont le genre de librairie est parfaitement recommandé à cette opération. Je lui ai remis votre lettre où vous me donniez pouvoir de traiter avec lui, et lui ai demandé pour votre droit d’auteur 30 pour 100 de plus que ne paie M. Perrotin. Votre droit serait ainsi de cinquante-deux centimes, au lieu de quarante. J’ai restreint à deux ans la durée de l’exploitation, de manière à ce qu’à l’expiration précise de votre traité avec Perrotin, vous rentriez dans la propriété de votre œuvre tout entière, aussi bien pour Consuelo que pour les ouvrages concédés actuellement à Perrotin. J’attends la réponse de Mazgana, laquelle se fait bien attendre. La principale difficulté qui l’arrête et l’empêche d’adopter ces conditions, c’est l’étendue de l’ouvrage. S’il s’agissait, me dit-il, de trois ou quatre ouvrages différents pour la même étendue, il se déciderait sur-le-champ. Vous voyez, chère amie, que jusqu’ici rien ne m’a réussi, et que les trois planches de salut que vous aviez concertées pour que l’une me servît tout d’abord, puis une autre, puis une autre encore, me laissent uniformément naufragé. Je suis, je l’avoue, au milieu de bien des embarras, par le refus de Veyret. J’avais fait continuer pendant mon absence mon nouveau moule ; il est bientôt fini, mais les ouvriers me pressent de les payer ou de leur donner un fort acompte ; j’ai un billet à payer, puis… que vous dirai-je ? tout l’attirail d’un malheureux inventeur qui a entrepris ce qu’il n’est permis qu’aux seigneurs d’entreprendre, aux seigneurs du capital. Il faut que ces embarras soient bien grands et bien pressants pour que je vous propose ce que je vais vous demander. François m’a dit que si le motif qu’il suppose à Veyret n’est pas fondé, ou même en le supposant fondé, il est toujours facile d’avoir par lui (et dans tous les cas par un autre) l’argent que vous aviez demandé pour moi comme un emprunt à vous personnel. Il suffirait de présenter notre billet, et ce ne serait plus qu’une affaire de négociation. Il me répugnait d’employer ainsi votre signature comme garantie de la mienne, parce qu’on n’aime à voir votre signature qu’au bas de vos écrits, et non pas au dos d’effets mercantiles. Mais j’ai réfléchi qu’il vous est arrivé déjà plusieurs fois de faire escompter le papier que vous donnent vos libraires, ce qui a nécessité votre signature sur des effets à ordre. Foulant donc aux pieds ma faiblesse, ou ce que je considère comme telle en cette occurrence, je vous envoie deux effets que j’ai souscrits à votre ordre, faisant ensemble la somme que vous demandiez à Veyret. Si j’ai tort, déchirez-les, et qu’il n’en soit pas même question dans votre réponse. Si vous êtes d’avis que j’aie de nouveau recours à Veyret, ainsi garanti, dites-le-moi, et jugez-en par sa lettre. Dans tous les cas, je pourrais m’adresser ailleurs. Si je ne réussis pas, je déchirerai ces effets, et ce sera une quatrième planche pourrie.

Amie, je suis fort fatigué des choses, et je dirais aussi volontiers des hommes. Est-ce ma faute, à moi ? Oui, assurément, parce que je participe de la nature humaine, mais c’est encore plus, je crois, la faute des hommes que je trouve pleins d’égarements, d’obscurité et d’ignorance. Vous le voyez, me voilà prêt encore à vous parler de ma manière de voir la nature humaine et ce que j’appelle son impuissance radicale ou son péché originel. Que voulez-vous ? C’est aujourd’hui ma marotte que de voir de ce côté-là. Je deviens vieux et partant radoteur. Me direz-vous que c’est le calcul que j’ai dans la vessie, comme disait Voltaire, qui me fait voir ainsi : à la bonne heure ; mais il faudra toujours ; revenir à la cause. La cause de tant de maux qui nous frappent individuellement, c’est l’égoïsme et l’aveuglement de notre malheureuse nature. Quand on veut faire quelque chose qui s’éloigne de la route battue où marche l’égoïsme, vite voilà la calomnie qui vous mord et vous déchire. Vous savez, chère amie, quels motifs m’ont mis dans les embarras d’où vous essayez de me tirer. Je vous assure, et j’en sais quelque chose, qu’il y a des hommes d’esprit et de cœur, dit-on, qui se réjouiraient fort si je venais à y succomber. Adieu. Répondez-moi (ai-je besoin de vous le dire, à vous si active ; que je suis honteux quand je pense à mon inertie). Dites-moi ce que je dois faire pour votre affaire avec Véron[368]. Je vous avoue que je n’ai pas osé me présenter chez lui, de crainte d’être mis à la porte ou non reçu, avant de savoir le résultat de votre assignation[369]. J’ai passé chez Falempin[370], mais il était sorti. Donnez-moi l’adresse de Delatouche, si vous voulez que je le voie. Dites-moi ce que j’ai à faire. Je suis un peu malade physiquement, mais j’espère que ce ne sera rien.

Leroux avait joint à cette lettre deux effets, à cinq cents francs chacun, ainsi conçus :

Fin février prochain je paierai à l’ordre de Mme Aurore Dupin (George Sand) la somme de cinq cents francs, valeur reçue.

Paris, le 1er  octobre 1844.
P. Leroux.
Boulevard Montparnasse, n° 39.

et une petite feuille portant ces mots :

Si vous n’avez pas horreur de ma quatrième planche pourrie, il faudrait mettre au dos des deux effets la date : Nohant, le octobre 1844, et votre signature, sans rien de plus. J’ai fait un trait de crayon à l’endroit où vous auriez à émettre la date, en laissant un peu d’espace pour passer à l’ordre de Veyret ou d’une autre personne sûre qui garderait ces effets sans circulation.

Mme Sand garda simplement ces deux billets, envoya immédiatement à Leroux cinq cents francs de Nohant et s’adressa de plus à M. François et à Mme Marliani en priant le premier de payer à Leroux cinq cents francs sur ses honoraires à elle, et la seconde : de lui prêter cette même somme pour quelque temps et de la donner encore à Leroux, au cas où cette somme ne lui suffirait pas, ou si François n’était pas en mesure de l’avancer. Cette lettre à Mme Marliani, écrite en octobre 1844, est imprimée, dans la Correspondance, à la fausse date de « 14 novembre 1843 » ; elle est profondément touchante par l’infinie miséricorde et la pitié émue qui s’y font voir, et par le désir ardent qui s’y manifeste non seulement de prêter secours à Leroux, de ne pas permettre « que la lumière de son âme s’éteigne dans ce combat, que l’effroi et le découragement l’envahissent, faute de quelques billets de banque », mais encore de le faire de manière que personne ne le sache, parce que « son malheur et notre dévouement sont notre secret à nous », dit-elle.

Il y eut pourtant des personnes qui, sans se rendre compte du caractère purement idéaliste du dévouement de Mme Sand pour le philosophe, incriminèrent son excès de zèle à secourir matériellement Leroux. Le père de Luc Desages fut de ce nombre, Mme Sand ne prêta aucune attention aux efforts de ses amis pour préserver sa bourse, mais elle trouva nécessaire de couper court à ces cancans ; elle s’en expliqua de vive voix avec Luc Desages et l’ami de ce dernier, M. Emile Aucante, écrivit une longue lettre à M. Desages père, lui expliquant les raisons qui lui faisaient considérer l’œuvre philosophique et sociale de Leroux comme une action de la plus grande importance, à laquelle tous les amis de la vérité devraient prêter secours, et elle rejetait avec indignation toute] autre raison de son aide dévouée au philosophe malheureux.

Les deux braves jeunes gens, auxquels Mme Sand dit franchement son opinion sur Leroux qu’elle considérait comme penseur de génie, mais d’une incapacité enfantine en affaires pratiques, furent si touchés de sa confiance qu’ils lui écrivirent d’emblée les deux lettres inédites que voici :

Madame,

Vous me recommandez le secret sur l’objet de notre entretien d’avant-hier. J’étais déjà disposé à le garder avant même votre recommandation, et, à plus forte raison maintenant. Quant aux calomnies qui ont été faites contre notre ami commun, il vaut mieux, je crois, n’en point rechercher les premiers auteurs ; il me serait impossible, du reste, quant à moi, de vous les faire connaître, attendu que la personne de qui mon père tient toutes ces choses lui a fait promettre de ne la nommer à qui que ce soit. Peu doit importer, en somme, à nous et à l’homme que nous vénérons, les calomnies répandues sur son compte, si nous sommes convaincus, et nous le sommes, que ce sont des calomnies. Si je suis allé vous voir, madame, pour vous demander des éclaircissements, ce n’est point pour moi, dont la conviction n’a jamais été ébranlée un seul instant, mais pour mes parents, sur l’esprit desquels ces calomnies n’avaient point laissé que de faire impression. Je tenais d’autant plus à détruire ces fâcheuses impressions que mon père, sans partager précisément toutes nos idées, professe pour Pierre Leroux une grande admiration, et qu’il était peiné de ne pouvoir lui continuer son estime. Mes parents sont pleinement satisfaits des explications que vous m’avez données et aussi des bons conseils que j’ai reçus de vous. Je vous prie donc, madame, d’oublier tout ce qui s’est passé et de recevoir mes remerciements pour vos bons avis.

Veuillez agréer l’hommage de mes respects et la nouvelle assurance de mon entier dévouement.

Luc Desages.
Ce dimanche, 1er  décembre.


Madame,

Je n’ai pas de secret pour Luc ; de son côté il n’en a pas pour moi : il m’a donc montré votre lettre. Vous réclamez son silence et le mien sur vos paroles d’hier ; vous pouvez compter, madame, sur ce silence de la manière la plus absolue et nous l’eussions gardé religieusement lors même que vous n’en auriez point manifesté le désir.

Permettez-moi, madame, de vous remercier vivement de la confiance que vous nous avez témoignée et surtout de la manière dont vous avez repoussé les accusations que des personnes ont dirigées, non pas déloyalement, je le crois, mais aveuglément contre M. Leroux. De même que Luc, j’aime M. Leroux de toute mon âme et je le respecte saintement. Chaque fois que M. Leroux a été attaqué en ma présence, je l’ai défendu avec énergie, parce que j’étais profondément convaincu que ces attaques étaient toutes gratuites ; cependant, je l’avoue et je m’en repens, lorsqu’on m’a dit que M. Leroux vous avait trompée et que vous étiez désormais en garde contre lui, je me suis senti ébranlé et le doute a déchiré mon cœur affreusement. À mon âge, les déceptions peuvent être mortelles au moral, elles sont toujours extrêmement douloureuses. Si vous eussiez confirmé les faits que l’on ose imputer à M. Leroux, je n’eusse certainement point abandonné ses idées, car elles ont pris racine en moi pour toujours, mais j’aurais perdu l’enthousiasme qui élève l’âme et produit les grandes choses. Peut-être même serais-je resté méfiant envers tous ceux qui me sont chers, et j’ai besoin de croire à la sincérité et à l’amitié, car je ne saurais vivre sans aimer et estimer quelqu’un. Vous voyez, madame, quel bien m’ont fait vos paroles et combien je dois vous en savoir gré. Je suis sûr maintenant d’être invulnérable aux traits dirigés contre M. Leroux et contre les autres personnes qui possèdent ma sympathie.

Les conseils que vous avez donnés à Luc m’étaient nécessaires aussi, car j’étais résolu, comme lui, à partir pour Boussac, et je cherchais les moyens de le faire sans que ma famille eût à en souffrir. J’ai donc à vous remercier encore de ces conseils, puisque j’en prends ma part et que je veux les suivre. J’attendrai, en effet, le moment où je pourrai être de quelque utilité véritable à M. Leroux pour lui offrir mes faibles services. En attendant, je lui ferai de la propagande autant que possible et je m’associerai avec Luc pour réaliser ensemble le projet qu’il devait exécuter à Limoges avec un autre de ses amis.

Soyez assez bonne, madame, pour me pardonner de vous avoir entretenue de moi. Je n’ai eu d’autre intention que de vous mettre à même d’apprécier le double service que vous m’avez rendu.

J’ai l’honneur d’être, madame, avec une haute considération, votre humble et tout dévoué serviteur.

Émile Aucante.
La Châtre, le 30 novembre 1844.

On voit que tout en s’exécutant bravement, ne reculant devant aucun sacrifice personnel pour la bonne cause, Mme Sand se rendait déjà compte des misères et des dangers qu’on pouvait encourir à lier son sort à celui de Leroux : elle savait à l’occasion conseiller la prudence à son égard, tout en professant la plus grande admiration pour ses idées.

Toutefois, Mme Sand commençait elle-même à voir clair dans les grands projets « pratiques » de Leroux, elle trouvait, de plus, que le philosophe avait tort de se plaindre continuellement. Elle écrit en juillet 1845 à Mme Marliani :

J’ai vu Leroux hier soir. Il imprime l’Éclaireur ; il aurait voulu des avances plus considérables que celles qu’on a pu lui faire. Il se plaint un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa prétendue persévérance n’inspire de confiance à personne. Il dit qu’on le regarde apparemment comme un malhonnête homme en pensant qu’il peut manquer à sa parole. Que lui répondre ? À qui a-t-on plus donné, plus confié, plus pardonné ? Tout cela déchire le cœur quand on a fait son possible pour lui et souvent plus que le possible. Sa position est toujours précaire et difficile. Cependant voilà le pain assuré, mais voudrait-il s’en nourrir ? On lui assure de quatre à cinq mille francs par an…[371].

À Maurice à Courtavenel, Mme Sand écrit aussi à propos de Leroux (à la fin d’une lettre, où elle raconte à son fils l’excursion faite à Boussac, et que nous donnons plus loin dans le chapitre v) :


Nohant, septembre 1845[372].

… Leroux est très bien établi à Boussac. Enfin tout son monde travaille et imprime, même les petits enfants : une petite fille de quatre ans à Jules, qui ne sait ni lire ni écrire, et qui compose et assemble’ avec une promptitude et une adresse extraordinaires. Qu’il leur vienne de l’ouvrage en quantité et qu’ils persévèrent, leur vie de famille peut être très belle, très bonne, très utile, très respectable. « Je ne crains que l’imagination et les projets enthousiastes de Pierre… »

Leroux semble avoir deviné ou avoir été prévenu de cette méfiance de Mme Sand à l’égard de ses chimériques entreprises et s’en être plaint à des amis communs, qui Font rapporté à Mme Sand. Dans une lettre datée du 17 octobre 1845 de Boussac et adressée à Mme Sand, Leroux lui avoue de ne pas toujours avoir parlé d’elle à des tiers comme il l’aurait dû, ce qu’il explique par son état d’abattement et le surcroît de malheurs qui l’opprimaient, et aussi par le fait que François lui avait dit une fois que Mme Sand « ne serait jamais une sainte, mais resterait toujours artiste », et lui, Leroux, l’aurait, « dans ses moments de sainteté, déploré », comme on déplore ses propres faiblesses et toutes les faiblesses humaines, parce qu’il aurait voulu juger Mme Sand selon « l’idéal, qu’elle lui avait fait entrevoir », mais qu’en ne la jugeant même qu’humainement il la trouvait encore « supérieure à tout ce qui existe, plus généreuse, plus sincère, plus courageuse que les plus généreux et les plus sincères », et enfin que « les misérables », « les intrigants » qui ont redit ces plaintes à Mme Sand auraient dû lui dire aussi comment il s’était plaint d’elle.

Mme Sand n’en fut nullement fâchée et jugea tout cet incident comme une petitesse de caractère regrettable chez un homme et un penseur qu’elle vénérait et dont les doctrines lui semblaient contenir tant de vérité, mais quoiqu’elle ait enfin compris sa parfaite inaptitude pratique et ses procédés absolument fantasques et quoique ses amis l’eussent mise sur ses gardes, elle n’en continua pas moins à aider Leroux en 1845 et 1846, tout comme auparavant. Elle le chargeait de transactions avec ses éditeurs, lui cédait une part sur les sommes que ces derniers lui versaient, et enfin, empruntait de l’argent pour lui, soit par Planet, soit par d’autres personnes ; elle secourait également ses frères, tantôt en les aidant à affermer une terre, tantôt en leur prêtant de l’argent. En 1845, Leroux fonda une nouvelle publication, la Revue sociale ; il supplia George Sand d’y collaborer : elle lui donna immédiatement sa Préface de la Mare au diable, si incomparablement charmante et pas moins célèbre, que la fameuse et emphatique Préface de Cromwell. Plus tard ce fut la même chose encore. Nous voyons, il est vrai, par les lettres de Mme Sand de 1848, et celles qu’on a imprimées à la fausse date de 1851[373], que les événements de 1848 lui montrèrent clairement le côté illusoire des doctrines de Leroux et dissipèrent aux yeux de la romancière le brouillard poétique et métaphysique qui lui avait voilé les défauts de cette doctrine[374]. Ce n’est pas sans raillerie qu’elle parle de lui. Bien plus, elle déclare ne plus pouvoir suivre les théories du maître, qui côtoient la folie.

C’est ainsi qu’elle écrit, le 22 janvier 1848, à Giuseppe Mazzini[375] :

J’ai vu aujourd’hui Leroux, à qui j’ai remis un exemplaire de votre texte italien et qui va s’en occuper sérieusement dans la Revue sociale. Il ne sera pas autant que moi de votre avis. Il rendra justice à la pureté et à l’élévation de vos idées et de vos sentiments ; mais il est possédé aujourd’hui d’une rage de pacification, d’une horreur pour la guerre, qui va jusqu’à l’excès et que je ne saurais partager.

Blâmer la guerre dans la théorie de l’idéal, c’est tout simple ; mais il oublie que l’idéal est une conquête, et qu’au point où en est l’humanité, toute conquête demande notre sang.

Il vous envoie probablement ses travaux quotidiens. Le voilà qui croit tenir la science religieuse, politique et sociale, et qui s’avance avec beaucoup d’audace comme possédant un dogme, une organisation, un principe de subsistance, c’est beaucoup dire ! Cette admirable cervelle a touché, je le crains, la limite que l’humanité peut atteindre. Entre le génie et l’aberration, il n’y a souvent que l’épaisseur d’un cheveu. Pour moi, après un examen bien sérieux, bien consciencieux, avec un grand respect, une grande admiration et une sympathie presque complète pour tous ses travaux, j’avoue que je suis forcée de m’arrêter, et que je ne puis le suivre dans l’exposé de son système. Je ne crois pas d’ailleurs aux systèmes d’application a priori. Il y faut le concours de l’humanité et l’inspiration de l’action générale. Enfin, lisez et dites-moi si j’ai tort et si vous le croyez dans le vrai. Je tiens beaucoup à votre jugement. J’en ai même besoin pour sonder encore le mien propre. Je vous demande donc de donner deux ou trois heures à cette lecture, et d’en consacrer encore une ou deux, s’il le faut, à résumer pour moi votre opinion. Ne craignez pas de me faire payer un gros port de lettre. Je n’ai pas encore discuté avec Leroux ; j’étais tout occupée de l’écouter et de le faire expliquer. Et puis il était aujourd’hui dans une sorte d’ivresse métaphysique et il n’eût rien entendu.

Malgré cela, lorsque Leroux dut, après le coup d’État de 1851, fuir avec ses frères à Londres, puis se fixer à Jersey, il continua à adresser des demandes d’argent à Mme Sand, toujours avec sa confiance et son laisser aller enfantins, et George Sand, comme par le passé, témoigna envers son maître le même sentiment d’attachement filial que les femmes pieuses, à l’aube du christianisme, professaient pour les apôtres. Mme Sand semble s’être crue obligée d’aider Leroux à porter le fardeau de la vie matérielle ; toutes les lettres de Leroux et de sa famille datées de cette époque ne présentent que des variations sur le thème « : Aidez-nous, sauvez-nous », ou sont remplies par des expressions de gratitude pour ce secours prêté. C’est ainsi que nous apprenons qu’en 1852, George Sand, ayant appris par un ami commun[376] que Leroux se trouvait à Londres dans une position difficile, lui fit immédiatement passer de l’argent : il répondit ainsi (la lettre est écrite déjà de Jersey) :


(Sans date ni adresse.)
Chère amie,

Je ne vous écris pas une lettre, je vous salue et vous remercie, en faisant ce que vous m’indiquez, c’est-à-dire en vous accusant réception de votre second envoi, qui m’est arrivé aussi exactement que le premier. L’ami qui vous remettra ce mot vous dira dans quelle situation je me trouve aujourd’hui, cent fois heureuse et favorable, en comparaison de celle où je me trouvais à Londres, quand il eut l’inspiration d’aller vous voir et quand vous m’écrivîtes. Je vous répète que je vois là un secours très réel de la Providence, qui m’est ou plutôt qui nous est venu par vous[377]. Adieu, chère amie, je vous écrirai bientôt. Dans le livre si éminemment intéressant de M. Félix Thomas, Pierre Leroux, sa vie, son œuvre, sa doctrine, auquel nous avons déjà tant de fois renvoyé notre lecteur, nous trouvons la lettre suivante de George Sand, qui ne fait point partie de sa Correspondance imprimée et qui nous renseigne sur ce premier envoi, dont parle Leroux. :

… Mon ami, je viens de recevoir pour vous six cents francs d’une personne amie, que je ne vous nomme pas ; vous ne la connaissez pas, mais elle ira vous voir à Londres bientôt, avec un mot de moi. À vous de cœur.

G. Sand.

Nohant, 22 août 1852[378].

Au mois de septembre 1866, c’est Jules Leroux, qui écrit à son tour à Mme Sand, qu’il veut émigrer en Amérique avec sa famille, mais que les moyens nécessaires lui manquent ; sa lettre du 9 octobre 1866 nous prouve qu’il a bien reçu « ces moyens », et qu’il quitte Jersey le soir même, en bénissant Mme Sand : « Merci, mille fois merci, écrit-il, et gloire à Dieu, qui relie toutes choses et surtout les âmes… » et il la prie encore de lui envoyer la somme que « les gens comme elle rassembleront entre eux » pour lui et les siens.

Mais la plus étonnante et la plus caractéristique des lettres de Leroux à Mme Sand, c’est peut-être celle qu’il lui écrivit en 1854, car elle prouve que ni les cataclysmes politiques, m les épreuves de son existence personnelle n’avaient rien enseigné à ce grand enfant de génie : après toutes les corrections que le sort lui avait infligées, il continuait à planer dans le monde des rêves et des projets irréalisables, et… à traiter la question du secours matériel, prêté par de fidèles amis, avec l’insouciance d’un vrai apôtre de la non-propriété :

Jersey, dimanche 24 septembre 1854[379].

Chère amie,

Ce que c’est qu’un degré du méridien, surtout lorsqu’il sépare ce qu’on appelle des empires et des États ! Nous sommes depuis deux ans aussi loin l’un de l’autre que le sont de nous nos amis qui sont morts. Sans doute, c’est ma faute, j’aurais dû vous écrire. Mais j’ai peut-être voulu vous épargner le chagrin de connaître toutes mes péripéties. J’ai un fils en Algérie, avec qui j’en ai usé comme avec vous. Je l’aime assurément, et même de cet amour quelquefois aveugle que nous avons pour nos enfants. Voilà pourtant trois ans que je ne lui ai écrit. Je romps aujourd’hui le silence. Pourquoi ? par un motif que j’ai la douleur de dire n’être pas désintéressé, et que vous allez juger. Je reçus hier (je ne sais qui me l’envoyait) un numéro de la Presse. Il était question de vous, on annonçait la prochaine publication de vos Mémoires, achetés (disait-on en lettres majuscules) cent trente mille francs. Dans le même numéro se trouvait l’histoire d’un certain comte de Raousset, qui vient, ces mois derniers, d’entreprendre, avec une poignée d’hommes, et sans avoir même un canon, la conquête du Mexique, comme Fernand Cortez, et qui a succombé dans son entreprise. Enfin, plus loin, je lus une lettre de M. Lamartine, envoyant cinq cents francs à la veuve du libraire Ladvocat. Il se fit dans ma tête une association, peut-être étrange, de ces trois faits. Je ne veux pas conquérir le Mexique, comme le comte de Raousset, mais je veux, comme Colomb, conquérir un monde nouveau. Ce monde nouveau a trois aspects ; mais en me bornant à un seul, la possibilité pour tous les hommes de se procurer leur subsistance ou i ce qu’on appelle la richesse. J’affirme que ce monde existe et que je l’ai trouvé. Depuis que je vis en Angleterre, je m’occupe des sciences, et j’y ai fait des découvertes importantes, surtout dans la physiologie végétale ; tout ce que disent les savants sur la nutrition des végétaux est absurde comme tant d’autres choses qu’ils débitent. Je serais en mesure de faire là-dessus un bon livre. Mais laissons les livres. J’ai tourné mes idées vers la pratique. J’ai travaillé sur les matières que l’on regarde comme les plus immondes et dont la nature a pourtant fait la condition de la reproduction ; j’ai découvert le moyen de transformer ces matières en guano semblable à celui du Pérou. En m’occupant de ce sujet, je suis tombé sur deux autres inventions industrielles qui pourraient rapporter d’immenses bénéfices. Vous le voyez, je suis très riche, et à quelques égards le plus riche de tous les hommes, quoique je suis un des plus pauvres.

Vous savez que j’ai ici avec moi une famille de plus de trente personnes, grandes ou petites. La Providence par vous m’envoya, il y a deux ans, le moyen de sortir d’Angleterre (cette terre d’Égypte) où nous allions infailliblement mourir de l’inanition. Mais ici même, sous un ciel meilleur, que de combats pour éloigner la faim ! Hugo, qui n’a qu’une petite famille et qui se vit réduit à sept mille cinq cents livres de rente (sans parler de ce qu’il tire de ses livres) me disait un jour qu’il ne comptait pour vrais chagrins que les chagrins du cœur. C’est vrai et faux. Je le voudrais bien voir aux prises, comme moi, avec la misère.

Nous pouvons nous rendre cette justice qu’au milieu des Français désœuvrés de la proscription, nous avons donné l’exemple du travail. Trois fois j’ai ouvert des cours, malheureusement, pour les idées un peu élevées, il n’y a ni intelligences, ni oreilles, dans un monde purement mercantile, comme le monde métis, moitié anglais, moitié français, qui habite cette petite île.

J’avais commencé à imprimer un grand ouvrage, où de la théologie je serais arrivé à la philosophie et aux sciences ; il m’a fallu interrompre à la quinzième feuille. J’ai fait ensuite un petit livre, dont vous avez, je crois, entendu parler, et dont j’ai essayé vainement de vous envoyer un exemplaire. Ce petit livre traite du sujet dont je vous entretenais tout à l’heure, de cette loi de la vie que j’appelle circulus de la nutrition des végétaux et de la régénération de l’agriculture. J’ai reçu des remerciements des États de ce pays et il a été fait une petite souscription, qui a couvert les frais de la publication. Il fallait ou abandonner cette grande question, ou me mettre moi-même à l’œuvre. Mon frère Jules, qui n’avait plus de travail dans l’imprimerie, a entrepris de cultiver un champ avec un de mes gendres, Freizière, et avec l’aide encore d’un autre de mes frères, Charles, qui avait déjà une certaine pratique de la culture et du jardinage. Nous avons fait ainsi une foule d’expériences décisives. Mes deux autres gendres, Desages et Auguste Desmoulins, ont ouvert en ville une école pour des enfants, laquelle est en voie de prospérité. Enfin tous ont fait ce qu’ils ont pu.

Voici Noël qui vient ; c’est aujourd’hui le moment d’affermer un peu de terre, car ce que mon frère Jules en occupe est trop exigu pour nourrir sa seule famille. J’ai résolu de louer une douzaine d’hectares de terrain à bon marché au bord de la mer et à proximité de la ville pour y faire à la fois de l’agriculture et une fabrique de cirage, d’encre et de guano. J’ai tous les travailleurs qu’il me faut pour cela, des procédés certains et éprouvés, un commencement d’exécution ; car dès à présent je fabrique et vends ces produits. Le succès me paraît assuré Ici l’agriculture consiste presque uniquement à nourrir des vaches, dont le lait se vend à la ville : le débouché est donc sûr. Il l’est aussi pour le cirage, que jusqu’ici l’on faisait venir d’Angleterre, et que je fabrique par un procédé nouveau et à un prix incomparablement moindre que tous ceux qui en ont fait, soit en France, soit en Angleterre. Je dirai la même chose de l’encre ; quant au guano, la Société d’Agriculture de Londres a proposé un prix de vingt-cinq mille francs pour celui qui découvrirait ce que précisément j’ai trouvé. Mais cette société a mis pour condition l’établissement d’une fabrique capable de livrer ce produit à un prix déterminé. Dans tous les cas, il n’est pas un produit plus recherché en ce moment, soit en Angleterre, soit en France que le guano du Pérou, et je trouverai facilement à vendre l’imitation que j’en fais.

Mais ce projet, qui m’occupe depuis bien des mois, et pour lequel j’ai tout préparé, est comme la statue de Prométhée, il est d’argile. Que faut-il pour y mettre ou lui mettre le feu ? Un peu d’argent. Si le comte de Raousset avait eu un canon, peut-être aurait-il conquis le Mexique.

Je ne viens pas vous demander d’emprunter mon artillerie à l’arsenal que la Presse vous suppose. Je ne crois pas à ces annonces d’éditeurs. Je crois que vos Mémoires seront lus sur le globe tout entier, mais vous serez longtemps avant d’en retirer le profit qu’on vous prête.

D’ailleurs, je sais combien vous avez de devoirs et de charges et vous en avez peut-être plus que je n’en soupçonne. Mais je viens vous soumettre une question.

Vous savez que Desages aura quelque fortune ; il a plus de trente ans et il a deux enfants : le droit ultérieur à cet héritage est donc bien assuré. Depuis dix ans que Luc s’est attaché à moi, son père en a usé avec lui fort peu libéralement. J’ai assurément beaucoup plus fait pour lui, même matériellement, que sa famille. Enfin, en ce moment, il reçoit de cette famille une petite pension de deux à trois cents francs par an, qui l’aide bien chétivement à vivre. Il a essayé plusieurs fois, et, je crois, par l’intermédiaire de notre ami Émile Aucante, d’emprunter dans son pays une somme de mille ou douze cents francs, mais sans succès.

Desages me donnerait sa signature. Avec cette signature, par votre aide et crédit, me serait-il impossible d’emprunter, pour trois ou quatre ans, quelques milliers de francs ? Ce que je sais, c’est que je mériterais cette bonne fortune par mes intentions et mon courage.

Je ne veux pas refaire Boussac, qui, d’ailleurs, a été une bonne chose ; je ne voudrais pas laisser souffrir plus longtemps tant de personnes. Si mon projet ne réussit pas, une chose est inévitable : nous serons forcés d’émigrer en Amérique. Les jeunes, parmi nous, m’y poussent, mais je résiste. Je ne voudrais pas aller mourir dans un pays qui n’est que l’Angleterre en décomposition. J’aime mieux rester plus près d’un monde où, avec quelques ennemis, nous avons trouvé tant d’amis sympathiques, où nous avons vécu et pensé ensemble.

Avisez donc, chère amie. Si vous pouvez m’aider encore, vous le ferez, et je ne puis m’empêcher d’ajouter que vous ferez bien. Si vous ne le pouvez pas, que cette lettre ne vous donne pas de chagrin et ne trouble pas votre solitude. Vous écrire ceci aura satisfait mon cœur, toujours plein de reconnaissance pour vous, et votre réponse, quelle qu’elle soit, sera pour moi un heureux événement.

Votre ami,

Pierre Leroux.

Voici mon adresse : Par voie de Londres. M. Arnold, Hight Knoll-cottage, Claremont-hill, Saint-Hélier. (Ile de Jersey.)

George Sand resta jusqu’à la fin fidèle à son « maître ». Lorsqu’il mourut au milieu des horreurs de la guerre civile, le 12 avril 1871, et que la Commune, ayant majestueusement repoussé la proposition du citoyen Jules Vallès de lui acheter une fosse à perpétuité « comme contraire aux principes démocratiques et révolutionnaires », ne daigna qu’envoyer deux de ses représentants aux funérailles, « non du philosophe partisan de l’école mystique, dont nous portons la peine aujourd’hui, mais de l’homme politique, qui le lendemain des journées de juin, a pris courageusement la défense des vaincus[380] », George Sand, elle, suivit, dit-on, le cercueil à pied jusqu’au cimetière. Si le fait est exact, ce dernier tribut de vénération, silencieusement rendu à l’homme éminent et au grand penseur par la plus grande des femmes-écrivains du dix-neuvième siècle, son amie et son adepte, témoigne bien plus de sa signification impérissable pour cette « Humanité » qu’il avait tant aimée, que si tout le gouvernement communard eût suivi ce modeste cercueil en une procession pompeuse.


CHAPITRE V

(1842-1846)


Le phalanstère du square d’Orléans. — Le livre de W. von Lenz. — Désaccords. — Mlle de Rozières. — Maurice et Solange. — Isidora. — Les Mères de famille dans le beau monde. — Lettres inédites de Chopin.


De 1841 à 1846, George Sand passait régulièrement ses hivers à Paris et ses étés à Nohant. Puis elle prolongea ses séjours à la campagne jusqu’au commencement de l’hiver, ne revenant qu’à la fin de novembre ou dans la première dizaine de décembre à Paris, auprès de son malade ordinaire, qui, de son côté, passait à Nohant tout l’été et une partie de l’automne. En l’automne de 1842, Mme Sand et Chopin quittèrent la rue Pigalle et vinrent s’installer rue Saint-Lazare, où ils louèrent dans le square d’Orléans (ou cité d’Orléans ou cour d’Orléans), les appartements numéros 5 et 9. L’appartement de leur amie Mme Marliani était au 7.

Mme Sand s’exprime ainsi dans l’Histoire de ma Vie : Nous avions quitté les pavillons de la rue Pigalle, qui lui déplaisaient, pour nous établir au square d’Orléans, où la bonne et active Marliani nous avait arrangé une vie de famille. Elle occupait un bel appartement entre les deux nôtres. Nous n’avions qu’une grande cour, plantée et sablée, toujours propre, à traverser pour nous réunir tantôt chez elle, tantôt chez moi, tantôt chez Chopin, quand il était disposé à nous faire de la musique. Nous dînions chez elle tous ensemble, à frais communs. C’était une très bonne association, économique, comme toutes les associations, et qui me permettait de voir du monde chez Mme Marliani, mes amis plus intimement chez moi, et de prendre mon travail à l’heure où il me convenait de me retirer. Chopin se réjouissait aussi d’avoir un beau salon isolé, où il pouvait aller composer ou rêver. Mais il aimait le monde et ne profitait guère de son sanctuaire que pour y donner des leçons. Ce n’est qu’à Nohant qu’il créait et écrivait[381]. Maurice avait son appartement et son atelier au-dessus de moi. Solange avait près de moi une jolie chambrette où elle aimait à faire la dame vis-à-vis d’Augustine les jours de sortie et d’où elle chassait son frère et Oscar impérieusement, prétendant que les gamins avaient mauvais ton et sentaient le cigare ; ce qui ne l’empêchait pas de grimper à l’atelier un moment après pour les faire enrager, si bien qu’ils passaient leur temps à se renvoyer outrageusement de leurs domiciles respectifs et à revenir frapper à la porte pour recommencer. Un autre enfant, d’abord timide et raillé, bientôt taquin et railleur, venait ajouter aux allées et venues, aux algarades et aux éclats de rire qui désespéraient le voisinage. C’était Eugène Lambert, camarade de Maurice à l’atelier de peinture de Delacroix, un garçon plein d’esprit, de cœur et de dispositions, qui devint mon enfant presque autant que les miens propres, et qui, appelé à Nohant pour un mois, y a passé jusqu’à présent une douzaine d’étés, sans compter plusieurs hivers[382]. Plus tard, je pris Augustine tout à fait avec nous, la vie de famille et d’intérieur me devenant chaque jour plus chère et plus nécessaire.

On trouve encore des détails sur l’existence de cette nombreuse et amicale « communauté » de la cour d’Orléans, dans la lettre de Mme Sand à Charles Duvernet, du 12 novembre 1842. … Je te dirai que nous sommes occupés de cette grande et bonne Pauline avec redoublement, depuis son redébut aux Italiens… son succès… a été dans la Cenerentola aussi brillant et aussi complet que possible… On remonte maintenant le Tancrède pour elle, et, les jours où elle ne chante pas, nous montons à cheval ensemble.

Nous cultivons aussi le billard ; j’en ai un joli petit, que je loue vingt francs par mois, dans mon salon, et, grâce à la bonne amitié, nous nous rapprochons, autant que faire se peut, dans ce triste Paris, de la vie de Nohant. Ce qui nous donne un air campagne, aussi, c’est que je demeure dans le même square que la famille Marliani, Chopin dans le pavillon suivant, de sorte que sans sortir de cette grande cour d’Orléans, bien éclairée et bien sablée, nous courons le soir les uns chez les autres, comme de bons voisins de province. Nous avons même inventé de ne faire qu’une marmite, et de manger tous ensemble, chez Mme Marliani, ce qui est plus économique et plus enjoué de beaucoup que le chacun chez soi. C’est une espèce de phalanstère qui nous divertit et où la liberté mutuelle est beaucoup plus garantie que dans celui des fouriéristes.

Voilà comme nous vivons cette année, et si tu viens nous voir, tu nous trouveras, j’espère, très gentils. Solange est en pension et sort tous les samedis jusqu’au lundi matin. Maurice a repris l’atelier con furia, et moi j’ai repris Consuelo, comme un chien qu’on fouette ; car j’avais tant flâné pour mon déménagement et mon installation, que je m’étais habituée délicieusement à ne rien faire.

J’espère que je te donne sur nous tous les détails que tu peux désirer…

Il est très curieux de noter que le père de Chopin, en apprenant que son fils avait pris un nouvel appartement, mais ignorant que George Sand l’y avait suivi, craignit qu’il ne se trouvât « trop solitaire » et écrivit ce qui suit à ce propos :

Nous avons vu avec plaisir par ta dernière lettre que l’air de la campagne a fortifié ta santé et que tu espère [s] passer un bon hiver, que tu as changé de logement, vu que le tien était trop froid. Mais ne seras-tu pas isolé, si d’autres personnes n’en changent pas ? Tu n’en fais pas mention… [383].

Nous avons donné, dans le chapitre n de ce volume, des esquisses de l’intérieur de la rue Pigalle et de l’existence qu’on y menait, tracées par Balzac, Gutzkow, Loménie et Laube. Quant à la vie intime de la cour d’Orléans, nous citerons le récit de notre compatriote, W. de Lenz, musicien fort connu et auteur des livres sur Beethoven[384], qui raconte dans sa brochure les Grands virtuoses de notre temps[385] comment il fit la connaissance de Chopin et de George Sand, et sa visite à la petite communauté du square d’Orléans.

Lenz nous peint dans les quatre chapitres de ce petit opuscule ses relations avec Liszt, Chopin, Tausig et Henselt, les études qu’il fit sous leur direction, il raconte en passant ses entrevues avec Berlioz, Meyerbeer, Cramer et d’autres célébrités, et il esquisse en quelques traits les individualités morales et musicales des quatre grands pianistes. De toutes les parties du livre la première, consacrée à Liszt, est la plus sympathique, celle qui est contée avec le plus d’entrain et de pénétration : Lenz a su apprécier la valeur, la profondeur morale de cette nature, l’universalité de cette intelligence. Ce fut Liszt aussi qui, en 1842, donna à Lenz un mot de recommandation pour Chopin, chez lequel il était absolument impossible de pénétrer sans une protection de ce genre. Lenz prit des leçons de Chopin et fit connaissance avec plusieurs de ses élèves. Après un certain temps, Chopin le mena un soir dans le salon de Mme Marliani…

Nous omettons les détails se rapportant à Chopin lui-même ; à son jeu poétique, merveilleux et capricieux ; à ses sympathies et antipathies musicales, ou plutôt à son exclusivisme musical, contraire à la pénétration musicale universelle de Liszt. Nous omettons aussi les détails concernant la politesse raffinée et tant soit peu ironique de Chopin, son élégance recherchée, son amour du brillant, son engouement pour les jolis bibelots, les jolies élèves et les équipages luxueux que ses admiratrices titrées envoyaient pour le conduire chez elles. Glissons encore sur les petits traits empoisonnés que Lenz décoche, relatifs à la longueur du temps passé à attendre l’arrivée de Chopin, qui par snobisme, prétend-il, remettait de jour en jour sa rentrée du « château de George Sand, situé en Touraine (sic), parce que c’aurait été contre toutes les bienséances mondaines de retourner à Paris avant novembre… ». En général, malgré son enthousiaste admiration pour le génie musical du grand Polonais, Lenz laisse trop souvent percer son animosité contre la personnalité de l’artiste pour qu’on puisse accepter, sans restrictions, tout ce qu’il débite sur Chopin, et surtout sur George Sand. C’est ainsi qu’ayant raconté que Liszt n’a point craint de se montrer sur les boulevards avec lui, alors qu’il était affublé d’un pardessus inimaginable en « velours tigré », il ajoute : « Chopin ne l’aurait point osé, cela aurait pu déplaire à la Sand… »

… On était en octobre, dit Lenz un peu plus loin, et Chopin était toujours encore si distingué qu’il n’était pas à Paris. Alors un beau matin Liszt me dit avec une aimable sollicitude : « Eh bien, il arrive, je l’ai appris, si seulement la Sand le laisse partir. » Je répliquai : « S’il pouvait la laisser partir, l’Indiana. » « C’est ce qu’il ne fera jamais, reprit Liszt ; je le connais. Mais dès qu’il arrivera je l’amènerai chez vous. Vous avez un Erard, nous jouerons la sonate à quatre mains d’Onslow… » Octobre passa et Chopin n’y était pas encore. À grand’peine et à force de sacrifices, je parvins à me faire prolonger mon congé[386] et m’exerçais sur mon Erard avec une application extrême. Liszt me donna une carte pour Chopin, portant ces mots : « Laissez passer. Franz Liszt », et me dit : « Allez vers deux heures dans la cité d’Orléans, où il loge, ainsi que la Sand, Mme Viardot, Dantan, etc. ; le soir tout le monde se rassemble chez une comtesse espagnole. Peut-être Chopin vous prendra-t-il avec lui, mais ne lui demandez pas de vous présenter à la Sand. Il est ombrageux. » — « Il n’a pas votre courage. » — « Non, il ne l’a pas, le pauvre Frédéric… »

Chopin, au dire de Lenz, le reçut très froidement, sans même lui offrir un siège, mais, après l’avoir entendu, il consentit à lui donner des leçons ; il semblait toutefois pressé de le quitter, regardait à tout moment sa montre et finit par lui demander à bout portant :

« Que lisez-vous ? De quoi vous occupez-vous en général ? » C’était une question à laquelle je m’étais bien préparé : « Je préfère George Sand et Jean-Jacques à tous les auteurs ! » dis-je trop précipitamment. Il sourit, il fut adorablement beau en ce moment. « C’est Liszt qui vous l’a soufflé, je le vois, vous êtes initié, tant mieux », répondit Chopin.

Ce dialogue, incroyable par son manque de tact, est en désaccord complet avec le conseil de Liszt de ne point faire allusion à Mme Sand (ce qui pouvait sembler peu délicat à Chopin). Il manque, de plus, de probabilité, jurant complètement avec la retenue et la réserve habituelles de Chopin, incapable d’y renoncer tout à coup devant un inconnu. Il est de même tout à fait improbable qu’en donnant plus tard à Lenz un autographe, tracé sur la première feuille de la Valse mélancolique, Chopin si peu prodigue de lettres et même de billets, ait dit qu’il ne s’abstenait d’écrire, que « parce que Mme Sand écrivait si bien, qu’on n’avait pas le droit d’écrire… ».

Si on imitait le style de Lenz, on déclarerait que tout cela, a pour être ben trovato, n’est nullement vero et pas même véridique ». De plus, autant Lenz est sérieux et mérite toute confiance quand il traite la musique pure (quoiqu’il tombe parfois dans la métaphysique musicale et dans un certain mysticisme), autant il est insipide quand il veut être un « aimable conteur », à la manière des feuilletonistes de 1840-1850, chose absolument insupportable pour un lecteur contemporain. Grâce à cette constante préoccupation de faire de l’esprit et des mots, Lenz se rend parfois ridicule à son insu. C’est ce qui lui arriva avec George Sand. L’incident rapporté par Lenz n’en est pas moins très précieux pour le biographe, parce qu’il reflète (quoique ce soit dans un miroir concave) des faits et des états d’âme très réels. Ceci passé, laissons la parole à l’auteur de Beethoven et ses trois styles :

Enfin je pus me rendre chez Chopin. La cité d’Orléans est une nouvelle bâtisse de grandes dimensions, avec une vaste cour, première entreprise de ce genre, un composé d’appartements numérotés, et quant au nom (cité) les Parisiens en ont toujours un de prêt ! La cité était située derrière la rue de Provence, dans le beau quartier de Paris. Cela avait l’air si distingué et c’est cela qui était et qui est encore l’important à Paris… Dans la cité d’Orléans, où demeurait Chopin, habitaient aussi Dantan, George Sand, Pauline Viardot. Le soir ils se réunissaient dans la même maison, chez une vieille comtesse espagnole, une émigrée politique. Le tout comme Liszt me l’avait raconté. Une fois Chopin me prit avec lui. Dans l’escalier il me dit : « Vous devez jouer quelque chose, mais rien de moi ; jouez votre chose de Weber. » (L’Invitation à la valse.)

George Sand ne dit pas un mot lorsque Chopin me présenta. C’était peu aimable. C’est justement pour cela que je m’assis à côté d’elle.

Chopin voltigeait tout autour comme un petit oiseau effrayé dans sa cage, il voyait venir quelque chose. Que n’avait-il toujours à craindre sur ce terrain-là ?… À la première pause de la causerie dont les frais étaient faits par l’amie de la Sand, Mme Viardot, la grande cantatrice que je devais plus tard connaître à Saint-Pétersbourg, Chopin me prit sous le bras et me conduisit auprès du piano. Ami lecteur, si tu joues du piano, tu te représenteras aisément ce que j’éprouvais alors ! C’était un pianino ou un petit piano vertical qu’ils tiennent pour un pianoforte à Paris. Je jouai l’Invitation par fragments ; Chopin me tendit la main très aimablement. George Sand ne dit pas un mot. Je m’assis encore une fois à côté d’elle. Je poursuivais visiblement une intention quelconque. Chopin me regardait avec préoccupation par-dessus la table sur laquelle brûlait le carcel inévitable.

« Est-ce que vous ne viendrez pas un jour à Saint-Pétersbourg ? dis-je à George Sand du ton le plus aimable du monde, où l’on vous lit tant et où vous êtes tant admirée. »

« Je ne m’abaisserai jamais à un pays d’esclaves[387] ! »

C’était se montrer impolie après s’être montrée peu aimable.

« Vous avez raison de ne pas venir, repris-je sur le même ton, vous auriez pu trouver la porte fermée ! » (Je venais de penser à l’empereur Nicolas !) George Sand me regarda avec étonnement ; je plongeai sans broncher dans ses beaux grands yeux bruns de génisse. Chopin ne paraissait point mécontent, je connaissais ses hochements de tête.

En guise de réponse George Sand se leva d’une manière théâtrale et se dirigea d’une allure toute masculine à travers le salon, vers la cheminée flamboyante.

Je la suivis du même pas et m’assis une troisième fois à ses côtés, tout prêt à l’escarmouche.

Elle devait enfin me dire quelque chose ! George Sand tira un énorme cigare trabucco de la poche de son tablier et cria à travers le salon :

« Frédéric, un fidibus ! »

Cela m’outragea pour lui, mon grand seigneur et maître ; je compris le mot de Liszt : pauvre Frédéric ! dans toute sa valeur.

Chopin oscilla docilement vers elle avec un fidibus. Ce n’est qu’au premier horrible nuage de fumée que George Sand daigna m’adresser la parole : « A Saint-Pétersbourg, commença-t-elle, je ne pourrais probablement pas même fumer un cigare dans un salon ? »

« Dans aucun salon, madame, je n’ai jamais vu fumer un cigare », dis-je non sans appuyer et avec un salut profond.

George Sand me dévisagea : le coup avait porté. Je regardai tranquillement les beaux tableaux du salon, qui étaient éclairés chacun par une lampe spéciale. Chopin devait ne rien avoir entendu ; il était retourné auprès de la table de la maîtresse de la maison.

Pauvre Frédéric ! Combien il me faisait pitié, le grand artiste !

Le lendemain le portier de mon hôtel, M. Armand, me dit : « Un monsieur et une dame sont venus : je leur ai dit que vous n’y étiez pas, vous ne m’aviez pas dit de recevoir. Le monsieur a laissé son nom, il avait oublié ses cartes… Je lus : Chopin et Mme George Sand.

Deux mois durant j’ai gardé rancune à M. Armand……

Chopin me dit pendant la leçon : « George Sand (c’est ainsi qu’on avait donc l’habitude d’appeler Mme Dudevant) avait été avec moi chez vous ; quel dommage que vous n’y étiez pas ! je l’ai bien regretté ! George Sand croit avoir été impolie envers vous. Vous auriez vu combien elle peut être aimable, vous lui avez plu ! »

Cette visite dépendait assurément de la comtesse espagnole ; c’était une grande dame, elle avait bien sûr désapprouvé l’impolitesse, pensai-je. J’allai chez George Sand. Elle n’y était pas. Je demandai : « Comment s’appelle-t-elle donc cette dame effectivement, Mme Dudevant ? » « Ah, monsieur, elle a tant de noms ! » telle fut la réponse de la brave vieille concierge.

Dès lors je jouis d’une attention toute particulière de la part de Chopin. « J’avais plu à George Sand ! » c’était un diplôme ! George Sand me fit l’honneur d’une visite ! c’était un avancement.

Liszt ou Chopin, l’homme reste le même.

, « Vous avez plu », m’avait dit Liszt un mois plus tôt en parlant d’une dame du grand monde parisien à laquelle il avait toujours voulu plaire et avait toujours plu ! Quant à moi, je n’avais que redit à la dame les triomphes de Liszt à Saint-Pétersbourg, ce qu’il ne lui était pas commode de faire à lui-même.

C’est là que gît notre point d’attraction à nous tous, hic jacet homo

Ce qu’il y a d’intéressant dans ce récit, ce n’est certes point l’autoportrait de l’auteur, qu’il esquisse là, sans s’en douter le moins du monde, mais bien les sentiments hostiles dont George Sand fit preuve à l’égard de la Russie[388]. Et cela est absolument naturel et compréhensible non seulement de la part de l’amie de Chopin et de Mickiewicz, mais encore de la part du rédacteur de la Revue indépendante, de l’amie des poètes prolétaires, de l’auteur des articles socialistes et de l’adoratrice de la liberté politique des peuples. Dans une lettre de Balzac à l’Étrangère, écrite treize ou quatorze mois plus tard, le 31 janvier 1844, nous trouvons le reflet de cette même indignation républicaine, de cette même animosité de George Sand à l’égard de la Russie et des Russes. Balzac, à peine revenu de Pétersbourg, très sympathique à la Russie (patrie de son Ève chérie), et admirant, en artiste, maintes choses russes, — la beauté et le caractère privé de l’empereur Nicolas Ier, en première ligne, — dépeint les sentiments russophobes de George Sand fort humoristiquement, et avec une pointe de sarcasme bien marquée :

Il est impossible de dire plus de sottises qu’il ne s’en dit sur mon tour en Russie, et il faut laisser dire. Ce qui me cause le plus de contrariétés, c’est le sot rôle qu’on me donne, ainsi qu’aux plus grands personnages… Je ne peux même pas parvenir à établir que je n’ai pas eu l’honneur de voir l’empereur autrement que, comme dit Rabelais, un chien regarde un évêque, c’est-à-dire à la revue de Krasnoë-Sélo. Avant-hier, dînant avec G. Sand, je lui disais : « Si vous le voyiez, vous en tomberiez folle et vous passeriez d’un bond de votre bousingotisme à l’autocratie. » Elle était furieuse. On me questionne beaucoup partout ; mais je dis à tout le monde que je n’ai point d’impressions de voyage, étant excessivement ennuyé des impressions quand je pars. Et comme on ne me croirait pas si je ne faisais pas quelques épigrammes, je dis que, comme tous les gens très corrompus, les Russes sont extrêmement aimables et faciles à vivre, qu’ils sont excessivement littéraires, puisque tout se fait avec du papier et que c’est le seul pays du monde où l’on sache obéir. Oh ! si là-dessus vous aviez entendu ce qu’a fulminé George Sand, vous auriez bien ri ! Je l’ai tuée en pleine table par ceci : « Aimeriez-vous que dans un grand danger vos domestiques délibérassent sur ce que vous leur commandez de faire, sous prétexte que vous êtes frères et compatriotes du Tour de la Vie ?… » Vous savez l’effet de la goutte d’eau dans les raisonnements de la bouilloire ; le train philosophico-républico-communico-Pierre-Lerouxico-germanico-Deisto-Sandique s’est arrêté net. Alors Marliani a dit qu’on ne pouvait pas raisonner avec les poètes. « Vous l’entendez ? » ai-je dit à, George Sand en m’inclinant avec grâce. « Vous êtes un affreux satirique, a-t-elle dit, faites la Comédie humaine. »

« Moi, leur ai-je dit, je suis bon enfant ; j’admire tout ce qui est beau : Danton à l’échafaud, Socrate buvant la ciguë, d’Assas mourant, Marceau, d’Orthez, Catherine de Médicis, et, s’il y a de la grandeur et de la poésie en Russie, je ne superpose pas là-dessus les idées de nos écrivains démocratiques. Restez dans vos journaux et laissez-moi croire qu’un Russe, dans sa peau de mouton et devant un samovar, est heureux au moins autant que notre portier.

« Voilà, belle dame, un échantillon de la belle France. On m’a dit éclectique, satirique, car on m’a supposé le cœur trop noble pour ne pas avoir été profondément affligé de la servitude de tout un peuple. Notez que le portier-libre de la place d’Orléans fera couper le cou à tout ce monde s’il devient président de section de la République.

« Oh ! tenez, il faut vivre chez soi, aussi loin des théories que des grands fleuves[389] !… »

Ces lignes moqueuses de Balzac relèvent le récit passablement plat de Lenz et lui donnent du relief. Mais si on relit attentivement ce même récit et les pages traitant de Chopin, qui le précèdent dans le livre de Lenz, alors, en outre de ces sentiments hostiles à l’égard de la Russie si caractéristiques chez George Sand, une autre impression s’impose. C’est la différence, l’opposition des deux natures : douceur presque féminine et retenue aristocratique, dans les manières de Chopin, — simplicité toute démocratique, absence de toute contrainte, droiture et même une certaine brusquerie presque masculine dans les allures de George Sand. Le livre de Lenz reflète inconsciemment ces divergences de nature, comme sur une plaque photographique apparaissent, à l’insu du photographe, non les lettres du document qu’il est en train de reproduire, mais les lignes et les caractères du texte primitif, tracés précédemment sur la même feuille et soigneusement grattés. À travers le récit si franchement pauvre de Lenz, sous son agaçante préoccupation de faire de l’esprit, apparaissent les traits des caractères, très importants pour le biographe, et nous trouvons fortuitement la clef de certains désaccords entre Chopin et Mme Sand. On a maintes fois signalé que les rôles étaient intervertis : George Sand était un caractère tout masculin, Chopin, une nature toute féminine. De plus, Chopin, avait reçu une éducation extrêmement soignée, suivie, régulière. Aurore Dupin fut élevée au contraire à l’aventure, ballottée entre deux extrêmes contradictoires, sans aucune suite ou système (on peut dire que ce fut un manque de toute vraie éducation). Mais sans parler du passé, les milieux où se mouvaient depuis leur liaison le grand musicien et la romancière étaient parfaitement dissemblables. Chopin vivait presque exclusivement entouré d’artistes de grand talent, d’hommes d’un esprit et d’un goût raffinés, ou dans les cercles de l’aristocratie polonaise, française et étrangère. La première nourrissait des rêves de liberté, mais de liberté nationale et nullement sociale ; la seconde se composait de purs légitimistes. Quant à Mme Sand, elle était alors presque exclusivement entourée de révolutionnaires, de démocrates d’opinions et de naissance : tout les dénonçait : leurs habitudes, leurs manières et leur langage. Musset avait déjà été choqué par le laisser aller et les manières passablement grossières des amis berrichons de la grande femme. Il fallait à présent leur ajouter Leroux : Chopin admirait sa doctrine, mais sa malpropreté et sa chevelure mal peignée l’horripilaient[390]. Il n’était pas le seul ! La maison de George Sand était encore fréquentée par une foule de « prolétaires », poètes ou non ; de camarades d’atelier de Maurice, rappelant très peu par leurs manières et leurs allures leur professeur Delacroix, ce dandy accompli. On y voyait aussi des membres de l’allègre confrérie des tréteaux, qui n’étaient souvent que des bohèmes fort débraillés. On y rencontrait aussi certains parents de la mère et du demi-frère de George Sand, dont nous aurons à parler plus loin. Dans une lettre de Mrs Elisabeth Browning-Barrett[391] qui visita George Sand en 1852, nous trouvons la page que voici, qui, selon nous, peint parfaitement le milieu dans lequel se mouvait George Sand, aussi bien en 1842-1847 qu’en 1852 :

Je n’ai pu aller chez elle avec Robert[392] que trois fois, et un jour elle n’y était pas. Il a été vraiment bon et aimable de m’y laisser revenir après avoir vu la société qui rampe autour d’elle. Il rien avait guère envie, mais comme il est le prince des maris, il a cédé à mon désir sur ce point.

Elle paraît vivre, comme entourage, dans l’abomination de la désolation : des foules d’hommes mal élevés l’adorent à genoux bas entre des bouffées de tabac et en lançant leur salive, mélange de loqueteux groupés autour du haillon rouge et de cabotins du dernier ordre. Elle est si différente, si loin de tous, si seule dans son dédain mélancolique. J’ai été profondément intéressée par cette pauvre femme. J’ai senti une compassion immense pour elle. Je ne m’occupais guère du Grec en costume grec qui la tutoyait et l’embrassait, je crois (à ce que dit Robert), ou de cet autre homme de théâtre si vulgaire qui se jetait à ses pieds en l’appelant « sublime ». Caprice d’amitié, disait-elle avec son mépris tranquille et doux. C’est une noble femme qui marche ainsi dans la boue bien sûrement ! Je voudrais aussi m’agenouiller devant elle, si elle consentait à laisser tout cela, à rejeter loin d’elle ce qui est indigne et rester seulement elle-même, telle que Dieu l’a faite.

Quoiqu’il ne faille aucunement se souvenir à ce propos du proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es », il n’en est pas moins sûr, qu’en vivant continuellement en telle compagnie, Mme Sand s’habituait à son insu à ne pas faire attention aux apparences ; ne voulant voir que le fond, généralement bon et estimable, elle tâchait de passer sur certains détails extérieurs, fût-ce une mise peu élégante ou même malpropre, un langage peu choisi, des allures débraillées, des éclats de rire trop retentissants ou trop grossiers, des vociférations, des disputes. Nous soulignons ici, une fois de plus, le côté bohème de son entourage, dont nous avons déjà parlé au début de ses relations avec Chopin. Le lecteur a dû voir dans les chapitres précédents combien les idées émancipatrices et leurs adeptes — gens de conditions les plus diverses et surtout politiques de profession — entouraient alors Mme Sand et jouaient le premier rôle dans son existence et dans ses aspirations.

Dans les premières années de leur vie commune, 1838-1842, l’influence de Chopin, les intérêts purement artistiques et philosophiques auxquels George Sand était elle-même portée par sa nature, l’emportèrent sur les tendances politiques ou sociales, puis ce fut le tour de ces dernières. Chopin partageait la plupart de ses croyances et de ses espérances ; fils de la Pologne opprimée, il sympathisait avec tout ce qui était libre, courageux et sublime, mais la forme sous laquelle lui apparaissaient parfois ces croyances et ces doctrines, les politiques et les politiciens lui inspiraient du dégoût. Il les vit d’abord d’un œil indifférent, mais après plusieurs années d’existence commune, il commença à protester. Il attachait une valeur exagérée à des faits sans importance, mais il en remarquait parfois d’autres qui importent plus que les grands et qu’on ne peut ne pas prendre à cœur. Nature nerveuse et impressionnable il s’affligeait profondément d’une contradiction ou d’un manque de compréhension ; ne pas remarquer ses révoltes lui semblait une preuve d’absence de délicatesse morale. De son côté, George Sand, nature moins fine, moins complexe, plus robuste et plus saine, s’étonnait fort candidement de ce qu’on pouvait ainsi « prendre une mouche pour un éléphant », taxait toutes ces afflictions de « maladives et d’incompréhensibles » et les traitait comme les caprices d’un enfant de génie malade, qu’il était inutile de combattre par des remontrances logiques ou par la discussion et dont il ne fallait qu’éloigner les prétextes, comme on éloigne des enfants tout ce qui éveille leurs caprices.

Déjà, en l’été de 1841, il y eut un petit malentendu, au sujet de Mlle de Rozières, une protégée de Chopin et son admiratrice dévouée : il l’avait d’abord beaucoup estimée, mais elle avait alors (George Sand croyait sans aucune raison) excité l’animosité de son grand maître. Chopin semblait si exaspéré contre elle que Mme Sand, qui avait pris son parti, ont la prier de ne pas venir, cet été-là, à Nohant.

Voici deux lettres inédites de George Sand se rapportant à cet épisode :


À mademoiselle de Rozières.
Nohant, 20 juin 1841.

Merci, chère enfant, de vos aimables lettres et de tout ce que vous me dites de Solange. Mme Marliani et Mlle Crombach me disent qu’elle se plaint de trop travailler, et même qu’elle a les yeux fatigués, mais je n’y crois pas beaucoup. Je la sais trop paresseuse pour qu’il soit possible de l’amener à un excès de travail, et je pense que Mme Bascans sait ce que peut porter sa tête sans danger et sans altération.

Maintenant, que je vous dise encore de nos secrets. Il y a ici une irritation contre vous que je ne sais plus à quoi attribuer, qui ne rime à rien, et qui ressemble à une maladie. Je croyais que l’autre motif d’humeur détourné, celui-là s’en irait comme il était venu. Mais en vérité, je ne sais pas en quoi vous avez pu le blesser si fort. Il est très méchant à votre égard, non qu’il dise un seul mot contre vous que vous ne puissiez entendre, vous savez qu’il n’a réellement aucune amertume dans le cœur et il n’en a pas non plus de sujet réel avec vous. Mais il vous fait un crime de mon amitié pour vous et de la manière dont j’ai défendu vos droits à l’indépendance. Il en est malheureusement ainsi toutes les fois que je prends parti contre son jugement et son opinion pour une personne quelconque et son dépit est d’autant plus grand que je tiens plus à la personne et que je la soutiens plus chaudement. Si je n’étais témoin de ces engouements et de ces désengouements maladifs depuis trois ans, je n’y comprendrais rien, mais j’y suis malheureusement trop habituée pour en douter. Je me suis donc bien gardée de lui parler du nécessaire et de lui lire les phrases de votre lettre qui le concernent. Il y en aurait eu pour tout un jour de silence, de tristesse, de souffrance et de bizarrerie. J’ai essayé de lui remettre l’esprit en lui disant que Wz… ne viendrait pas, qu’il pourrait y compter. Il a sauté au plafond en disant que si j’en avais la certitude, apparemment c’est parce que je lui avais fait savoir la vérité. Là-dessus j’ai dit oui, j’ai cru qu’il deviendrait fou. Il voulait s’en aller, il disait que je le faisais passer pour fou, pour jaloux, pour ridicule, que je le brouillais avec ses meilleurs amis, que tout cela venait des caquets que nous avions faits ensemble, vous et moi, etc. Jusque-là j’avais parlé en riant, mais en voyant que cela lui faisait tant de mal et que la leçon était trop forte, je me suis rétractée, j’ai dit que je venais de l’attraper pour le punir, mais que ni vous ni Wz… ne vous doutiez de rien. Il l’a cru et il s’est remis tout de suite, mais il était de toutes les couleurs toute la journée. Engagez donc Wz… à ne jamais lui faire entendre rien qui le mette en souci de mon indiscrétion, car je crois qu’il en ferait une maladie. Il dit que Wz… lui bat froid, qu’il voit bien qu’il y a quelque chose entre eux. Enfin, comme de coutume, il veut que personne ne sourire de sa jalousie, excepté moi, et qu’elle ne soit punie en aucune façon par le blâme de ses amis. Tout cela est fort injuste, et doit être pardonné, seulement à cause de l’état de santé qui est aussi bizarre, aussi peu égal que le caractère. J’étais forcée de vous dire tout cela, car j’ai beaucoup désiré que vous vinssiez ici. J’ai fait mon possible pour que vous y consentissiez et je ne peux pourtant pas vous attirer chez moi comme dans un guêpier où vous recevriez tous les jours quelques piqûres. Je vous ai vue pleurer pour tout cela, je vous ai vue plusieurs fois gênée, triste, au supplice, quand vous aviez quelque chose comme cela sur le cœur. Vos yeux étaient pleins de larmes parce qu’il vous arrachait un couteau des mains. Toutes ces petites souffrances vous seraient peut-être intolérables à la campagne, et moi je ne les supporterais pas, je ne pourrais pas m’empêcher de prendre votre parti et de me fâcher tout haut et très fort. Je crains donc des orages, parce que je vois qu’il y est disposé et je n’ose plus vous engager à venir. Vous ne pensez pas, j’espère, que ce soit dans la crainte de voir mon repos troublé, je n’ai jamais eu de repos et je n’en aurai jamais avec lui. D’ailleurs j’ai du courage et pour mon compte je ne sais reculer devant aucun devoir d’amitié, mais je ne voudrais pas vous tromper sur les petits chagrins que vous pourriez éprouver ici ; ce serait, je le crois, un égoïsme que vous auriez le droit de me reprocher. J’aime mieux avoir le courage de vous dire : Ne venez pas encore. Je vous écrivais, il y a huit jours, le contraire. Je croyais que la piqûre était fermée. Mais quand j’ai annoncé avec beaucoup de joie en recevant votre dernière lettre que vous paraissiez consentir à venir, j’ai bien vu qu’on faisait une drôle de grimace et que cela ne se raccommoderait pas si vite. Vous me demanderez : pourquoi piqué, pourquoi indisposé contre vous ? Si je le savais, je saurais où est la maladie et je pourrais la guérir ; mais avec cette organisation désespérante, on ne peut jamais rien savoir. Avant-hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe à qui que ce soit. Était-il malade ? Quelqu’un l’avait-il fâché ? Avais-je dit un mot qui l’eût troublé ? J’ai eu beau chercher, moi qui connais aussi bien que possible maintenant ses points vulnérables, il m’a été impossible de rien trouver et je ne le saurai jamais, non plus qu’un milliard d’autres choses pareilles dont il ne sait peut-être rien lui-même. Cependant comme un effet sans cause ne peut pas durer, je persiste à croire qu’il oubliera son humeur contre vous et qu’il redeviendra ce qu’il était auparavant, vous aimant et disant du bien de vous à toute heure. Quant à moi, je ne passerai jamais condamnation là-dessus et je ne cesserai pas de lui dire qu’il est injuste et fou en cela.

Bonsoir, bien chère petite. Ne me répondez pas à tout cela, les lettres arrivent le malin, moi je vous écris la nuit, c’est différent !

À vous de cœur, amitiés bien tendres à Wz… Je charge son amitié de vous consoler de cette blessure que je suis obligée de vous rouvrir ; que la mienne vous fasse aussi un peu de bien ; comme je veux toujours vous laisser l’honneur du camp, je persiste à dire que je vous invite et que je vous espère. Je ne veux pas qu’il se croie le maître. Il en serait d’autant plus ombrageux à l’avenir et, tout en gagnant cette victoire, il en serait désespéré, car il ne sait ni ce qu’il veut, ni ce qu’il ne veut pas.


À mademoiselle de Rosières.
Nohant, 29 août 1841.

Merci, chère bonne, de toutes les peines que vous avez prises pour m’expédier ma fille. Elle m’est arrivée fraîche comme une rose et enchantée, comme vous pouvez croire. Depuis ces trois jours elle est charmante. Il est vrai qu’elle n’a pas grand’peine : elle est toujours en course et en promenades et en embrassades. Elle a été voir aujourd’hui son père qui est venu passer quelques jours chez mon frère et qui l’a trouvée superbe. Hier nous avions été voir des amis assez loin de chez nous. De sorte que nous n’avons encore parlé ni de piano, ni d’aucun autre sujet sérieux. Je vous remercie de regretter un peu de n’être pas venue. Moi je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai une bonne blessure dans le cœur à propos de vous et non par votre faute certainement, vous en chercheriez vainement la cause, puisque vous n’avez jamais été que parfaite pour nous tous et que vous avez été longtemps appréciée : jusqu’à un certain moment inexplicable où par suite d’un cancan mystérieux, ou d’un caprice d’esprit plus mystérieux encore, vous êtes devenue un sujet de discussion assez amère de part et d’autre, car je n’aime ni les préjugés, ni les injustices. Cela m’étonne d’autant plus que la santé est infiniment améliorée et l’humeur, par conséquent, plus égale et plus enjouée. Il est si aimable quand il veut, qu’il s’est fait chérir de la plupart de mes amis. Mais il y en a encore deux ou trois contre lesquels il nourrit des préventions très mal fondées. Cela passera-t-il avec le temps ? Je l’espère toujours, parce que le fond de son cœur donne un continuel démenti aux souffrances un peu folles de son caractère. Ne revenons plus sur ce sujet maintenant, je craindrais qu’en trouvant une de vos lettres, il ne me fît un grand tort de vous avoir dit tout cela et que les choses ne vinssent à s’envenimer au lieu de se calmer, comme elles doivent le faire avec le temps et le silence. Pourquoi l’absence de W… doit-elle être si longue ? cela m’afflige et m’effraye pour vous. Je ne doute pas de sa bonté et de son affection réelle pour vous ; mais je crains sa nonchalance et sa faiblesse. Je crois qu’avec l’énergie et la décision de votre caractère vous aurez à souffrir de cette amitié, mais si vous ne souffriez pas de cela, il vous faudrait souffrir d’autre chose. Toute affection est une source de douleurs. Et il faut se consoler en se disant que si la vie du cœur est très amère, la vie de ceux qui n’aiment rien est horriblement laide et méprisable. On le sent si bien qu’on accepte tous les maux plutôt que ce néant et on a inventé l’enfer plutôt que de supposer Dieu indifférent pour les morts. Notre vie ressemble bien un peu à un supplice, mais nous avons la faculté de l’ennoblir à nos propres yeux par le courage que nous y portons, je crois que tout est là et que s’il est une satisfaction durable, toujours possible, toujours pure, c’est celle que nous donne la conscience de notre dévouement et de notre justice. Je vois bien que c’est par là que vous vous consolez et qu’en vous sacrifiant vous vous calmez un peu. Je ne désespère donc pas de votre force, parce que vous êtes une belle âme.

Bonsoir, chère amie. Vous me direz quand il faudra renvoyer ma pauvre fille. Je ne crois pas que je l’amène moi-même. Je resterai ici le plus tard possible pour remettre un peu mes affaires par le travail et l’économie ; j’ai eu sous ce rapport de grands revers, j’en sors peu à peu, mais ce n’est pas sans peine et sans fatigue.

À vous de cœur. Je vous embrasse tendrement. Solange ronfle. Elle vous écrira elle-même. Je ne sais où Maurice a pris que mon frère était scandalisé de vos plaisanteries. Il me charge de vous dire tout le contraire. Maurice a dit l’autre jour à quelqu’un d’un ton très ferme et très sec que vous étiez charmante et excellente ; cela m’a fait grand plaisir…

Dans les Lettres de Fr. Chopin à son ami Jules Fontana, publiées par Ferdinand Hœsick[393], nous trouvons des pages — se rapportant à Mlle de Rozières et expliquant les causes de l’hostilité de Chopin à son égard, qui paraissait si incompréhensible à Mme Sand. Pour les mieux apprécier citons les quelques lignes dont M. Ferd. Hœsick fait précéder ces deux lettres de Chopin. Jules Fontana qui avait fait à Paris, en l’été 1841, plusieurs commissions pour Chopin alors à Nohant, lui en rendit compte dans une lettre.

« Dans cette lettre, — dit M. Hœsick, — au milieu d’une série d’autres nouvelles familières, il annonçait à son ami qu’il avait fait cadeau de l’un des petits bustes de Chopin sculptés par Dantan, à Antoine Wodzinski qui était en train de se rendre auprès de ses parents à Poznan. Croyant que Chopin n’aurait rien à objecter, il semble ne s’être pas même douté qu’il le mettait par là dans une position équivoque, parce que Antoine Wodzinski était le propre frère de Marie Wodzinska… C’était déjà une histoire ancienne, mais elle était encore trop fraîche. Et pourtant Fontana savait fort bien que si cela n’avait dépendu que de Chopin, Marie Wodzinska aurait déjà été sa femme, à ce moment ; que si ce mariage n’avait pas eu lieu, ce n’était pas parce que Chopin avait rompu avec les Wodzinski, mais bien parce que les Wodzinski avaient rompu avec Chopin, quoiqu’il fût déjà fiancé avec « Mademoiselle Marion aux noirs sourcils »… Qui sait quelle orientation aurait pris sa vie, s’ils n’eussent pas rencontré la résistance inébranlable de la part du père de Marie, et s’ils s’étaient mariés ? Quoi qu’il en soit, Fontana, qui était initié dans les affaires de cœur de Frédéric, manqua de tact en donnant le buste à Antoine Wodzinski. La famille de Marie, sans en excepter la jeune fille elle-même, aurait pu faire là-dessus des commentaires très fallacieux, soupçonner de la part de Frédéric le désir de renouer les relations rompues, alors qu’il n’y songeait pas ! En lisant la lettre de Jules Fontana, il eut un accès d’humeur contre lui, parce qu’il savait combien peu de chose suffit pour créer un potin. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il écrivit à Fontana la lettre que voici ; malgré son air calme et tranquille, on devine combien Chopin était exaspéré contre lui à propos du petit buste :

Mardi[394].

Mon cher, je reçois ta lettre dans laquelle tu me parles de M. Troupenas… Jusqu’ici tu as tout parfaitement bien fait. Il n’y a qu’une chose que j’aie lue dans ta lettre de ce matin qui me fût sérieusement désagréable (mais tu ne pouvais le deviner), c’est que tu aies donné mon buste à Antoine. Ce n’est pas qu’il l’ait, ni que j’en aie besoin ou que j’en fisse cas (il ne faut pas même en commander un autre à Dantan), mais bien parce que si Antoine l’a pris avec lui à Poznan, il y aura de nouveaux cancans, et moi j’en ai déjà bien assez ! Si je n’ai donné à Antoine aucune commission, c’est justement à cause de cela, parce que quelle meilleure occasion aurais-je pu avoir ? Mais, tu vois, Antoine n’a pas compris ! Et s’il allait le raconter encore à son amie ? Tu saisis peut-être ? Et aux parents, combien cela leur paraîtra étrange que ce ne soient pas eux, les premiers, qui aient reçu cette argile ! Ils ne croiront jamais que ce n’est pas moi qui le lui ai donné ! Je suis considéré dans la maison d’Antoine bien autrement qu’en qualité de pianiste. À certaines personnes cela paraîtra tout autrement aussi. Tu ne les connais pas. Tout cela me reviendra ici dans une tout autre lumière. Ce sont des choses très délicates auxquelles il ne faudrait pas toucher. Assez là-dessus ! Je te prie, mon chéri, de ne rien dire à personne de ce que je viens de t’écrire là, que cela reste entre nous ! Si je ne l’ai point biffé, c’est afin que tu me comprennes. Ne te fais point de reproches. Aime-moi et écris-moi. Si Antoine n’était pas encore parti, laisse tout tel que, parce que cela serait pire, il raconterait tout cela à Mlle de Rozières, parce qu’il est un honnête homme, mais faible, et elle est indiscrète, aime à faire montre de son intimité, se mêle volontiers des affaires d’autrui ; embellira, exagérera tout cela et fera un taureau d’une grenouille, ce qui ne lui arrivera pas pour la première fois. C’est (entre nous) un cochon insipide qui d’une manière étonnante sut se creuser un passage dans mon enclos, y remue la terre et y cherche des truffes même parmi les roses ! C’est une personne à laquelle il ne faut point toucher, parce que dès qu’on y touche il en résulte une indiscrétion inénarrable ! Enfin une vieille fille ! Nous autres, vieux cavaliers, nous valons bien mieux !…

… Le 13 septembre Chopin écrit à ce même propos :

En ce qui concerne Antoine, je suis sûr que sa maladie est exagérée. Mais quant à ce que je t’avais écrit, il fut trop tard, parce que sa couveuse, immédiatement alarmée, écrivit une lettre désespérée à la maîtresse de céans [George Sand] avec l’aveu qu’elle allait le rejoindre, qu’elle méprisait les convenances, ces horribles convenances ; que sa famille c’étaient des misérables, des sauvages, des barbares atroces, la Nakwaska exceptée, dans laquelle elle avait trouvé une amie et qui lui donnait le passeport de sa gouvernante pour qu’elle puisse au plus vite aller le sauver ; qu’elle écrivait si brièvement (trois feuilles entières !) parce qu’elle ne savait pas s’il était vivant, qu’elle s’y attendait, après les terribles adieux, les nuits passées en larmes, etc. La verge, la verge à la vieille sotte ! Et ce qui me fâche le plus, c’est que tu sais combien j’aime Antoine, et non seulement je ne puis lui porter secours, mais encore j’ai tout l’air de protéger et de prêter la main à tout cela. J’y fis trop tard attention et ne sachant ce qui se passait et ne sachant point de quel genre était cette personne, je présentai cet épouvantail (wiechec) en qualité de maîtresse de piano à la fille de Mme S[and], qu’elle prit au collet et, se donnant pour une victime de l’amour et pour quelqu’un qui connaissait mon passé, grâce à mon Polonius qu’elle vit dans toutes espèces de positions, elle s’insinua de force dans l’intimité de Mme S… (et tu ne peux t’imaginer avec combien d’habileté et avec combien de ruse et comment elle sut profiter de mes relations avec Antoine !) Tu peux juger combien cela m’est agréable, d’autant plus que (comme tu as pu le remarquer) Antoine ne l’aime qu’autant qu’elle s’est accrochée à lui et ne lui coûte rien. Antoine est, malgré toute sa bonté, apathique et s’est laissé enfourcher par cette étrange et habile intrigante accomplie, tu peux te l’imaginer de quels appétits elle fait preuve ! Elle le poursuit partout, et, par ricochet, elle me poursuit ; ceci ne serait encore rien, mais ce qui est pis, elle poursuit Mme S[and] ! Il lui semble qu’une fois que je fus lié dans mon enfance avec Antoine donc… (plusieurs mots biffés et illisibles). Assez là-dessus, n’est-ce pas ? Passons à quelque chose de plus ragoûtant.

Il est très intéressant de mettre ces lignes en regard de la lettre de George Sand imprimée dans la Correspondance et qui resterait assez énigmatique, sans ces deux lettres de Chopin à Fontana, mais avec elles éclaire parfaitement et définitivement la mystérieuse raison du mécontentement de Chopin et de son malentendu avec George Sand en l’été de 1841.


À mademoiselle de Rozières, à Paris.
Nohant, 22 septembre 1841.
Chère amie,

Je ne comprends pas que vous m’accusiez de vous accuser, quand je vous approuve et vous plains de toute mon âme. Si je ne vous ai pas écrit, c’est que je ne savais pas où vous adresser ma lettre et, comme le motif de votre absence était une chose fort secrète, comme on ne sait jamais ce que peut devenir une lettre qui ne va pas directement à la personne absente, je voulais attendre votre retour à Paris pour vous écrire. Je vous réponds ce soir à la hâte, ne voulant pas attendre la lettre de Solange, qui mettra bien deux ou trois jours à tailler et retailler sa plume, et ne voulant pas vous laisser dans le mauvais sentiment de doute que vous avez sur moi.

J’ai passé la nuit à corriger des épreuves, la tête m’en craque ; je ne vous dirai donc que deux mots. Parlez-moi à cœur ouvert si cela vous soulage, je ne me fais pas fort de vous consoler ; je crois que vos douleurs sont grandes et qu’il n’est au pouvoir de personne de les guérir. Mais, si vous sentez le besoin de les dire, aucune affection ne recevra vos épanchements avec plus de sollicitude que la mienne.

Où avez-vous pris que je pouvais vous blâmer ? et par où êtes-vous blâmable ? Je ne suis pas catholique, je ne suis pas du monde. Je ne comprends pas une femme sans amour et sans dévouement à ce qu’elle aime. Soyez aussi prudente que possible, pour que ce monde hypocrite et méchant ne vous fasse pas perdre Y extérieur et le nécessaire de l’existence matérielle.

Mais notre vie intérieure, nul n’a droit de vous en demander compte. Si je puis quelque chose pour vous aider à lutter contre les méchants, vous me le direz dans l’occasion et vous me trouverez toujours. Bonsoir, amie ; parlez-moi de vous, de lui, de votre santé à tous deux. Ce que vous me faites pressentir me laisse dans un grand effroi. Est-il plus malade ? Est-ce vous qui le seriez ?

Personne ici n’a su que vous étiez absente, je n’en ai rien dit. Je crois que, s’il y a eu et s’il y a encore des cancans, ils viennent de M. F…[395] qui écrit toutes les semaines et qui cause toujours par ses lettres (je ne sais si elles contiennent des nouvelles ou des ragots) un notable changement dans l’humeur. Je ne connais ce monsieur que de vue ; mais je le crois écorché vif et toujours prêt à en vouloir à tout le monde de ses propres disgrâces. Ce caractère est peut-être plus digne de pitié que de blâme, mais il fait bien du mal à Vautre qui a la peau si délicate qu’une piqûre de cousin y fait une plaie profonde.

Mon Dieu, n’y a-t-il pas assez de maux véritables sans en créer d’imaginaires ?

À vous de cœur et à toujours.

On se représente la pauvre « sensitive » qu’était Chopin au milieu de toutes ces pénibles, grossières, banales et brutales impressions, qui le froissaient, le faisaient souffrir ou appréhender toutes sortes de complications ! Il y avait d’abord la crainte d’être soupçonné de manquer de délicatesse vis-à-vis de la famille de Marie Wodzinska, — son ancien amour ; la peur que toute cette histoire à propos de la statuette ne revînt de Poznan « exagérée et embellie », par l’intermédiaire d’Antoine et de la demoiselle de Rozières, via Paris à Nohant, auprès de Mme Sand, — son amour nouveau (il croyait, en jugeant par lui-même, que cet incident devait la blesser et l’affliger). Il y avait aussi l’indignation contre cette « intrigante accomplie », cette indiscrète demoiselle de Rozières caquetant, profitant grossièrement et sournoisement de ses relations actuelles avec « l’ami Antoine » et des relations d’antan du même Antoine avec Chopin, pour s’insinuer dans l’intimité de George Sand. Il éprouvait encore du dépit contre lui-même, d’avoir présenté cette femme à Mme Sand. Puis il avait du dégoût pour toutes ces grandes phrases, ces grandes inconvenances, tous ces manques à la bienséance, cette ostentation de Mlle de Rozières de partir à grand fracas à la suite d’Antoine ; et du mépris pour l’acharnement de cette vieille fille amoureuse à poursuivre son cher ami d’enfance, à se cramponner « à cet honnête, mais apathique et faible Antek ». Il y avait surtout l’indignation d’un homme de goût pour toutes ces déclamations contre « le monde hypocrite » et les « horribles convenances ». Il y avait enfin du chagrin à constater que Mme Sand prêtait la main à toute cette histoire, croyant, dans son idéalisme, que c’était là la preuve d’un « grand amour », d’une abnégation, et « d’un sacrifice » dignes de toute sympathie.

Comment s’étonner que le pauvre Frédéric souffrît et boudât silencieusement pendant des journées entières, qu’il cachât les causes de son mécontentement et qu’il redoutât l’arrivée de Mlle de Rozières à Nohant.

George Sand, elle, s’étonnait que, sans aucune raison apparente, subitement, Chopin se mît à détester son ex-élève, sans qu’il lui fût possible d’expliquer pourquoi. Et au lieu d’arranger les choses en parlant de tout cela délicatement, entre quatre yeux, George Sand écrivit et raconta le fait à cette même Mlle de Rozières, et Maurice porta la mesure au comble en déclarant « d’un ton très sec, » que cette demoiselle était « excellente ». Quant à cette dernière, il est bien certain qu’elle était incapable d’apprécier l’excessive confiance et l’amitié de Mme Sand. Chopin par contre avait bien raison de se défier d’elle et de l’appeler « indiscrète ». Voici ce que cette demoiselle racontait à ce même Antek, l’objet de son adoration, dans les deux lettres que le comte Wodzinski publia dans son livre : Les trois romans de Chopin. Elles serviront de conclusion à l’histoire de ce petit malentendu :

… D’ailleurs, l’harmonie est rentrée au logis. Chopin n’a plus sa figure de bonnet de nuit. Il essaye de composer et nous sommes tous bons amis. Pourtant ce que j’ai dit l’autre jour est vrai. L’amour n’est plus ici, au moins d’un côté, mais bien la tendresse et le dévouement, mêlés, selon les jours, de regrets, de tristesse, d’ennui, par toute sorte de causes, et surtout par le choc de leurs caractères, par la divergence de leurs goûts, par leurs opinions opposées. Je ne puis que lui dire : « Prenez garde, vous ne changerez pas ses idées », et d’autres choses analogues. Elle lui parle quelquefois trop nettement, et cela lui va droit au cœur. De son côté, il a ses manies, ses vivacités, ses antipathies, ses exigences, et il doit évidemment plier, parce qu’elle est elle et qu’il n’est pas de force à lutter. D’où je conclus que la vie à deux doit être un échange d’indulgences ineffables et d’affection profonde. Pour moi, je dois dire avec reconnaissance qu’elle a été adorablement bonne ; elle m’a écrit de longues lettres, la nuit, quand elle tombait de sommeil ; elle m’a prêchée, consolée, défendue ; il y a si longtemps qu’elle a écrit de moi : « Cette fille est douce à voir, j’en fais grand cas. » Elle a fait mon portrait et parlé de mon amour, quand elle nous connaissait à peine… Oui, je l’ai vu écrit de sa main, tel qu’elle l’a pensé, ce portrait physique et moral. J’ai vu mes petites mains « de chatte », ma bouche « fine et close » et mes longs regards qui le suivaient sans cesse comme pour l’envelopper d’amour. Il y a bien deux grandes pages sur toute ma personne…

La seconde lettre semble devoir être rapportée à une époque un peu antérieure :

Hier Mme Sand a gardé le lit jusqu’au dîner. C’est alors qu’il faut voir Chopin dans l’exercice de ses fonctions de garde-malade, zélé, ingénieux, fidèle. Malgré son caractère, elle ne retrouverait pas une autre Chipette et ce serait alors qu’elle l’apprécierait, non pas peut-être plus justement, mais qu’elle se sentirait moins Sand pour tolérer ses manies et bien des petites choses qui prennent leur source dans une appréciation assez rigoureuse de certains faits… Chip est revenu chez moi, puis nous sommes remontés auprès d’elle et comme elle nous défendait d’entrer, nous avons joué, en attendant, l’Invitation à la Valse. Elle a fini par nous admettre ; nous sommes toi descendus, et le soir son frère est venu tapager ! mais quel tapage ! On en a la tête cassée. C’est à croire qu’il va démolir le billard ; il lance les billes en l’air, il crie, il saute sur ses bottes ferrées et, ainsi que le dit Mme Sand, on le supporte parce qu’on n’y est pas obligé ; si on y était obligé, ce serait un supplice. Il est loin d’être propre ; il est vulgaire dans ses propos. Quel échantillon de gospodarz[396] berrichon… Avec cela, il est presque toujours gris. On dit que la maison était peuplée de gens de la sorte avant le règne de Chopin… Le voyez-vous là et comprenez-vous maintenant les zizanies, les tiraillements, ses antipathies à lui et notamment celle pour H…, que je conçois[397]. Elle est bonne, dévouée, désintéressée, donc elle est dupée ! oui… elle est bien bonne. Il l’appelle son ange, mais l’ange a de grandes ailes qui vous heurtent parfois.

Si cette fois « l’harmonie était revenue au logis », il y eut dans la suite encore maint incident — et partant maint sujet de discorde — du genre de l’escapade romantique de Mlle de Rozières, paraissant « incompréhensible » à George Sand, ou « incompréhension » de sa part à Chopin. Il serait plus exact de dire que ces sujets de malentendus devenaient toujours plus fréquents, surtout à mesure que les enfants de Mme Sand grandissaient et s’imposaient comme des individualités. Et pourquoi, nous allons le dire.

Ils sont toutefois injustes ceux qui (comme la plupart des biographes de Chopin) n’accusent que George Sand, l’accablent d’injures, et se lamentent sur le « malheureux » Chopin. Cela provient d’une erreur de logique, d’une certaine inaptitude à rejeter les idées toutes faites, les adages consacrés. Une seule fois, nous rencontrâmes dans la presse l’exposé d’une opinion ou d’un jugement libre de toute routine et versant sur cette question la lumière d’un entendement réel. C’est le jugement porté par M. Pierre Mille, qui mérite selon nous toute attention, nous le citerons donc en entier. Notons seulement que M. Mille l’émet à propos de la rupture de Chopin et de Mme Sand, donnant foi à la déclaration de Liszt, qui prétend que ce fut Mme Sand qui « quitta » Chopin : il cite la phrase assez emphatique de Liszt : « Elle se réservait toujours le droit de propriété sur sa personne, lorsqu’elle s’exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté. »

Mais c’est au fond un droit que tout le monde possède, commence par répondre M. Mille, cette femme extraordinaire avait tout simplement une probité masculine, une santé superbe et le bon sens le plus clairvoyant. Le plus sage, c’est de la juger comme Chopin, qui souffrit certes, comme une femme abandonnée, mais garda de ses six mois de Majorque « une reconnaissance toujours émue ».

Puis voici ce que dit M. Mille, et que nous trouvons parfaitement vrai et bien pensé :

Je voudrais bien savoir, après tout, pourquoi nous trouvons tout naturel qu’un homme quitte une femme, alors que nous affectons d’être si fort scandalisés quand les rôles se renversent. On connaît la célèbre anecdote de Majorque. George Sand partant un jour d’orage à travers la pluie et le vent déchaînés, par pure joie de vivre, pour marcher, pour lutter contre les éléments ; Chopin, fou d’inquiétudes nerveuses, se disant : « Elle va mourir », composant l’admirable prélude en fiss moll et quand Lélia revint, tombant évanoui à ses pieds. Elle en fut peu touchée, fort agacée même, dit la Biographie (écrite par Liszt). Mais enfin, si vous êtes homme, imaginez que vous êtes monté à cheval, que vous reveniez ivre de grand air, le sang fouetté par la bonne pluie tiède et qu’une personne d’un sexe différent du vôtre vous fasse cette scène. Vous penserez : « Mon Dieu, que les femmes sont donc ennuyeuses ! » C’est ce qui arriva à George Sand. Et elle resta encore longtemps fidèle à sa passion morte, par indulgence, par charité peut-être, et surtout par instinct maternel, pour ne pas rendre malheureux « cet éternel malade… »

Il faudrait en effet se représenter, à la place de Chopin, une femme éternellement gémissante de l’incompréhension de son amant, et à la place de George Sand un homme s’étonnant de ces incompréhensibles caprices, chagrins et exigences de la part de sa maîtresse, de ces éternelles explications, disculpations et consolations, pour que tous ces malentendus entre Chopin et George Sand, éveillant tant de pitié pour Chopin et tant de condamnation pour George Sand, prissent une tout autre signification aux yeux de ces juges sévères. Et nous les entendons d’ici, ces juges, s’exclamant : « Ah ! ces femmes à nerfs et à scènes ! Ah ! combien nous comprenons qu’il l’ait lâchée… »

Quant à nous qui ne sommes ni les défenseurs, ni les détracteurs jurés de femmes, nous dirons que si généralement dans des cas pareils c’est celui des deux qui est supérieur à l’autre qui pâtit, — fût-il le plus sensible ou le plus raisonnable, — dans le cas présent, tous les deux étant supérieurstous les deux souffrirent, chacun selon sa nature. C’est que chacun portait en lui une raison particulière de souffrance profonde : son génie.

Il y eut toutefois une autre cause encore de fréquents chagrins et malentendus : les enfants de Mme Sand, — Maurice et Solange. Maurice, qui d’après sa mère eut d’abord beaucoup de sympathie pour Chopin, se mit peu à peu à nourrir contre lui une animosité, qui devint avec le temps de l’hostilité.

Entre 1842 et 1846 cette hostilité ne paraissait point encore, mais des querelles assez déplaisantes survenaient déjà, et Maurice Dudevant, en sa qualité de favori de sa mère et assez égoïste de nature, se souciait fort peu d’éviter ces conflits, il jouissait tranquillement de l’existence avec l’insouciance d’un artiste et l’aplomb juvénile d’un enfant gâté. Dès son plus jeune âge, il n’avait presque jamais été soumis à aucune discipline, soit scolaire, soit sociale, et depuis la séparation de ses parents, il vivait auprès de sa mère qui l’adorait, en pleine liberté, à Nohant ou dans le milieu tant soit peu bohème de la rue Pigalle, de la cour d’Orléans ou de l’atelier de Delacroix. À l’exception d’un assez court séjour au collège Henri IV, d’où il sortit dès 1837, ayant à peine terminé trois ou quatre années d’études, il n’eut que des leçons privées, assez peu régulières, sans système arrêté ; en 1841 cette espèce d’éducation à domicile prit fin, et le jeune homme s’adonna à la peinture, n’ayant donc jamais reçu aucune instruction sérieuse. George Sand déclare dans l’Histoire de ma vie que les lectures qu’il fit avec elle « pouvaient suffire à remplacer par des notions d’histoire, de philosophie et de littérature le grec et le latin du collège » (elle semble ne pas se douter qu’il y eût autre chose à étudier dans les écoles). Elle dit un peu plus loin que Maurice « n’avait jamais mordu aux études classiques », mais qu’il « prit avec M. Eugène Pelletan, Loyson et Zirardini le goût de lire et de comprendre et fut bientôt en état de s’instruire lui-même et de découvrir tout seul les horizons vers lesquels sa nature d’esprit le poussait. Il put aussi commencer à recevoir des notions de dessin qu’il n’avait reçues jusque-là que de son instinct… » (Notons qu’il avait déjà dix-huit ans au moment auquel se rapportent ces lignes.) Dans ses lettres, George Sand revient souvent sur « l’acharnement » et la furia que Maurice apportait dans l’exercice de cet art, mais on sait, par les mêmes lettres, que même quand il s’agissait de ces études de peinture, il ne travaillait qu’à bâtons rompus, en dilettante, que sa mère devait continuellement le pousser à étudier sérieusement, à ne pas manquer ses leçons d’atelier ou d’amphithéâtre anatomique, en s’attardant à chasser en Gascogne ou en se divertissant auprès de son oncle à Montgivray. Elle l’exhortait à ne pas perdre de temps, à piocher consciencieusement, parce qu’autrement il n’acquerrait jamais de vrai savoir, ne se rendrait point maître de la forme, « ne ferait que de la drogue » et resterait toujours un amateur[398].

C’était une nature diversement, extraordinairement bien douée, vraie nature d’artiste ; malheureusement sa mère eut raison, il resta toujours un amateur de talent. Il ne travailla que par élans, s’engouant tantôt de peinture, tantôt d’histoire, tantôt d’entomologie, de minéralogie, de théâtre (soit de la commedia dell’ arte, soit du théâtre de marionnettes et aussi de l’histoire du théâtre). Tous ces engouements l’amenaient à des résultats fort respectables, sans lui faire remporter de vraies victoires, sans le faire arriver à la maîtrise dans aucune branche donnée. Ses dessins et ses peintures, quoiqu’ils lui aient acquis plus tard une certaine notoriété, une médaille au Salon et une décoration, paraissent de nos jours fort naïfs et même d’un dilettantisme assez maladroit. Ses croquis, ses portraits au crayon et ses caricatures sont très ressemblants ; ses illustrations des légendes berrichonnes et des types de la Comédie italienne sont pleines de verve et de fantaisie, mais pourtant ce ne sont pas là des œuvres d’un véritable artiste ; on n’y trouve ni la possession de la forme, ni la perfection du métier, sans lesquelles il n’y a point d’artiste.

Ses collections de lépidoptères et de minéraux sont extraordinaires par leur richesse, par la science et l’amour avec lesquels elles ont été rassemblées, mais elles ne firent point de Maurice Sand un de ces hommes qui font avancer la science. Ses recherches et ses travaux d’histoire n’ont pas laissé de traces, quoiqu’ils témoignent encore de connaissances très considérables et présentent une quantité d’hypothèses spirituelles. Enfin ses romans démontrent beaucoup d’imagination, de facilité à faire revivre une époque lointaine, une capacité littéraire héréditaire hors de doute, mais à côté des romans de sa mère, ils pâlissent et n’ont pas de valeur.

Mais comme nature, comme personnalité, Maurice Sand était bien le fils de sa mère il lui ressemblait par sa figure, ses goûts, ses inclinations. Il l’adorait passionnément. Dès son enfance, il sut être son ami et sa consolation ; depuis l’hiver de 1836-37, il était son inséparable, et peu à peu, il se mit à l’aider faisant pour elle des recherches dans les livres historiques et en copiant des citations[399]. Avec les années, cette intimité de la mère et du fils devint de plus en plus profonde et intense. On ne doit pas s’étonner que lorsque Maurice devint adulte, — il eut en 1844 ses vingt et un ans révolus, — il comprît ce qu’il y avait d’anormal dans la vie de famille de Nohant, et, d’autre part, il prît à cœur tous les désaccords entre sa mère et Chopin. Tous les petits faits qu’elle, en sa qualité de grande psychologue, savait comprendre, expliquer par le déséquilibre de cet homme de génie, sa nervosité ou l’excès de sa sensibilité, et que son cœur de femme aimante savait pardonner, ces faits exaspéraient Maurice et le mettaient hors de lui. Il protestait contre ce qui chagrinait sa mère, et souvent ses protestations étaient âpres, cassantes. Le temps envenima tout : il y eut des disputes, des heurts, des discordes ; d’un côté, des sorties véhémentes ; de l’autre, des mécontentements et de sourdes fâcheries.

George Sand parle de tout cela dans les termes suivants :

… De toutes les amertumes que j’avais non plus à subir, mais à combattre, les souffrances de mon malade ordinaire n’étaient pas la moindre. Chopin voulait toujours Nohant et ne supportait jamais Nohant…

Chopin n’était pas né exclusif dans ses affections ; il ne l’était que par rapport à celle qu’il exigeait ; son âme, impressionnable à toute beauté, à toute grâce, à tout sourire, se livrait avec une facilité et une spontanéité inouïes. Il est vrai qu’elle se reprenait de même : un mot maladroit, un sourire équivoque le désenchantant avec excès. Il aimait passionnément trois femmes dans la même soirée de fête et s’en allait tout seul ne songeant à aucune d’elles, les laissant toutes trois convaincues de l’avoir exclusivement charmé…

Il était de même en amitié, s’enthousiasmant à première vue, se dégoûtant, se reprenant sans cesse, vivant d’engouements pleins de charmes pour ceux qui en étaient l’objet, et de mécontentements secrets, qui empoisonnaient ses plus chères affections… Ce n’est pas que son âme fût impuissante ou froide. Loin de là, elle était ardente et dévouée, mais non pas seulement et continuellement envers telle ou telle personne. Elle se livrait alternativement à cinq ou six affections qui se combattaient en lui et dont une primait tour à tour toutes les autres.

Il n’était certainement pas fait pour vivre longtemps en ce monde, ce type extrême de l’artiste. Il y était dévoré par un rêve d’idéal que ne combattait aucune tolérance de philosophie ou de miséricorde à l’usage de ce monde. Il ne voulut jamais transiger avec la nature humaine. Il n’acceptait rien de la réalité. C’était là son vice et sa vertu, sa grandeur et sa misère. Implacable envers la moindre tache, il avait un enthousiasme immense pour la moindre lumière, son imagination exaltée faisant tous les frais possibles pour y voir un soleil.

Il était donc à la fois doux et cruel, d’être l’objet de sa préférence, car il vous tenait compte avec usure de la moindre clarté et vous accablait de son désenchantement au passage de la plus petite ombre… J’acceptai toute la vie de Chopin telle qu’elle se continuait en dehors de la mienne. N’ayant ni ses goûts, ni ses idées en dehors de l’art, ni ses principes politiques, ni son appréciation des choses de fait, je n’entreprenais aucune modification de son être. Je respectais son individualité, comme je respectais celle de Delacroix et de mes autres amis engagés dans un chemin différent du mien.

D’un autre côté, Chopin m’accordait, et je peux dire m’honorait d’un genre d’amitié qui faisait exception dans sa vie. Il était toujours le même pour moi. Il avait sans doute peu d’illusions sur mon compte, puisqu’il ne me faisait jamais redescendre dans son estime. C’est ce qui fit durer longtemps notre bonne harmonie.

Étranger à mes études, à mes recherches et par suite à mes convictions, enfermé qu’il était dans le dogme catholique, il disait de moi, comme la mère Alicia dans les derniers jours de sa vie : Bah ! bah ! je suis bien sûre qu’elle aime Dieu.

Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel, sinon une seule fois, qui fut, hélas ! la première et la dernière. Une affection si élevée devait se briser et non s’user dans des combats indignes d’elle…

Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l’obligeance et la déférence en personne, il n’avait pas, pour cela, abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m’entouraient. Avec eux l’inégalité de son âme, tour à tour généreuse et fantasque, se donnait carrière, passant toujours de l’engouement à l’aversion et réciproquement. Rien ne paraissant, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure, dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance. Du moins telle fut sa réserve pendant sept ans que moi seule pus les deviner, les adoucir et en retarder l’explosion.

Fort souvent, Chopin eut à souffrir du laisser aller, du sans-gêne de langage et de manières des camarades d’atelier de Maurice et des habitués de Nohant. Ses accès d’humeur se prolongeaient d’autant plus que Chopin trouva une alliée et un soutien dans la personne de Solange.

Solange Dudevant présente un assemblage de traits héréditaires encore plus étonnant et plus étrange que George Sand, elle est aussi le produit d’une éducation malheureuse.

Blonde, fraîche, admirablement bien faite comme sa bisaïeule, Marie-Aurore de Saxe, douée de son esprit froid, vif et brillant, Solange hérita en même temps du caractère indomptable, du tempérament facilement excitable, de la vanité, de la passion du brillant, de l’inquiète recherche de distractions de son aïeule, Sophie Dupin. De son « papa », M. Dudevant, elle tint l’amour de l’argent et des « épargnes », une grande dose de prosaïsme. De sa mère, elle reçut une imagination éveillée, de grandes capacités littéraires, une nature assez artiste, la faculté de comprendre le beau et les grandes idées, — sans pourtant avoir ni son génie, ni son grand cœur, ni sa grande âme.

Les premières années de Solange correspondirent aux années les plus orageuses de la vie de George Sand. Tout en aimant passionnément ses enfants, Mme Dudevant les laissait à la garde de son époux, de différentes bonnes, de Jules Boucoiran ou de ses amis berrichons : elle habitait Paris (d’abord sans ses enfants), et ne revenait à Nohant que tous les trois ou tous les six mois. Puis elle prit Solange avec elle dans la petite mansarde du Quartier Latin ; il n’y avait point de nursery, la petite jouait sur le parquet du salon, au bruit des conversations des visiteurs les plus divers, des écrivains, des politiciens en herbe, des cabotins, des rapins et des carabins. Lorsque George Sand partit, pour Venise, Solange resta d’abord à Paris sous la tutelle de ses deux aïeules, Mmes Dirpin et la baronne Dudevant (qui se ressemblaient comme le feu et la glace !), puis elle fut reprise par son « cher père », ramenée à Nohant et remise entre les mains de la femme de chambre Julie (qui joua un rôle abject dans le procès des époux), elle traitait l’enfant fort rudement, et lui infligeait des corrections[400]. Lors des dernières rentrées de Mme Sand sous le toit conjugal le désaccord entre elle et son mari s’accentua, il y eut en septembre et octobre 1835 des scènes brutales et révoltantes, dont les enfants furent malheureusement témoins : nous en avons parlé dans le chapitre xi de notre deuxième volume. George Sand dit dans l’Histoire de ma vie que Solange était trop petite pour comprendre. Nous croyons qu’un enfant de sept ans (elle les eut en septembre 1835), aussi intelligent et éveillé qu’était Solange, voyait et comprenait bien des choses. Lors du procès en séparation, la fillette fut placée dans le pensionnat de Mlles Martin ou Martins. Le procès terminé, Maurice et Solange furent remis à leur mère et firent avec elle, comme nous le savons, le voyage de Genève et de Chamounix, pendant lequel la blonde Solange, équipée en garçon, à l’instar de sa mère[401], charmait tout le monde par sa fraîcheur éblouissante, sa beauté enfantine, sa bravoure infatigable et intrépide. Mme Sand passa la fin de l’automne et le commencement de l’hiver en compagnie de Liszt et de Mme d’Agoult à l’Hôtel de France, rue Laffitte : Maurice et Solange rentrèrent dans leurs écoles respectives. Mais Maurice tomba malade, et au mois de janvier 1837 il fut, pour cause de maladie (réelle ou un peu exagérée par sa mère), retiré du collège et emmené à Nohant, avec le consentement de M. Dudevant. Quant à Solange, sa m ère la laissa en pension, ce fut la première goutte de fiel, d’envie et de jalousie versée dans ce petit cœur, nullement doux par nature. Elle faisait peu de progrès dans l’institution des demoiselles Martins ; George Sand l’en retira, après la variole dont les enfants furent atteints au printemps de cette année. Elle songea alors à faire faire à ses enfants des études sérieuses à domicile et leur donna d’abord des leçons, puis remit ce soin à Pelletan, à Rey, à Mallefille et de nouveau à Rey, confiant Solange plus spécialement à la sœur de son ami Rollinat, Marie-Louise, surnommée Mademoiselle Tempête. Cette existence régulière ne dura pas longtemps, si l’on peut donner l’épithète de régulière à ce perpétuel changement de précepteurs, de systèmes d’enseignement et même de règlement des heures d’études. Au mois de juillet, la mère de Mme Sand tomba mortellement malade. Mme Sand ace unit à Paris, laissant Maurice, à la garde de Gustave Papet, au château d’Ars, ensuite Mallefille l’amena à Fontainebleau, où elle s’installa après la mort de Mme Dupin. Quant à Solange, on la laisse avec Mlle Tempête à Nohant : c’est alors que son « papa chéri » l’enleva et l’emmena à Guillery. George Sand dut aller délivrer sa fille de la maison paternelle, comme une princesse captive, avec l’aimable concours des préfet, sous-préfet et maire, et l’aide des gendarmes ! (On imagine quelle impression fit tout cela sur l’enfant.) La fillette, remise à sa mère, voyagea huit jours dans les Pyrénées, puis tout le monde rentra à Nohant où l’on passa presque sans bouger[402], toute l’année, jusqu’en l’automne de 1838, époque du voyage à Majorque. Eh bien, quelque romantiques que furent ce heu de séjour, les motifs qui réunirent s eus le toit de la vieille chartreuse une famille constituée si étrangement, — ce dont l’intelligente enfant de dix ans devait se rendre parfaitement bien compte, — cet hiver-là, Maurice et Solange le passèrent dans une vraie atmosphère de famille. Ils jouaient et couraient, comme il sied aux enfants, sous la surveillance constante de leur mère, ils prenaient leurs leçons à des heures fixes, on leur faisait la lecture à voix haute, etc. Lors du retour en France, cette vie de famille entra définitivement dans une voie régulière. À Nohant et à Paris elle coula calme et paisible dans un cadre d’occupations réglées et de temps bien divisé. On confia Solange, sur la recommandation de Mlle de Rozières, à une institutrice d’origine suisse, Mlle Suez. Aux heures libres la jeunesse s’ébattait au jardin en compagnie d’amis des deux sexes. Enfin, c’était une vie comme il en faut une aux enfants.

Mais il était trop tard ; Solange, cette fillette si bien douée, si intelligente, ne pouvait pis supporter aucune discipline domestique ; nature entêtée, capricieuse, indomptable, elle ne voulait ni apprendre, ni se soumettre à la volonté d’autrui ; elle faisait le désespoir de ses précepteurs et de sa mère. On essaya de tout avec elle, mais il fallut se résigner à la replacer dans une pension ; ce fut d’abord chez Mme Héreau, puis chez Mme Bascans. George Sand dit à ce propos :

Son esprit impatient ne pouvait se fixer à rien, et cela était désespérant, car l’intelligence, la mémoire et la compréhension étaient magnifiques chez elle. Il fallut en revenir à l’éducation en commun, qui la stimulait davantage, et à la vie de pension qui, restreignant les sujets de distraction, les rend plus faciles à vaincre. Elle ne se plut pourtant pas dans la première pension où je la mis. Je l’en retirai aussitôt pour la conduire à Chaillot, chez Mme Bascans où elle convint qu’elle était réellement mieux que chez moi. Installée dans une maison charmante et dans un heu magnifique, objet des plus doux soins et favorisée des leçons particulières de M. Bascans, un homme de vrai mérite, elle daigna enfin s’apercevoir que la culture de l’intelligence pouvait bien être autre chose qu’une vexation gratuite. Car tel était le thème de cette raisonneuse ; elle avait prétendu jusque-là qu’on avait inventé les connaissances humaines dans l’unique but de contrarier les petites filles…

Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui désireraient savoir comment s’opéra ce taming of the shrew, c’est-à-dire de quelle manière on parvint à dompter Solange, à lui suggérer le désir de travailler, et qui, plus est, à la plier à un régime et à une discipline pédagogique quelconque, au livre curieux de M. d’Heylli que nous avons déjà mentionné plusieurs fois[403]. On peut lire dans cet ouvrage que le miracle se fit par un moyen toujours efficace, par le sentiment. M. et Mme Bascans surent trouver le chemin du cœur de Solange, elle s’attacha à eux, et cet attachement dura toujours. On eut pour elle des procédés paternels et maternels, elle répondit par une confiance filiale ; sans le remarquer elle-même, elle se plia à l’autorité morale de ces deux personnes de mérite et bientôt à leur autorité intellectuelle. Les études marchèrent alors.

Néanmoins, il était trop tard : le caractère était déjà formé, l’hérédité de Solange était des plus complexes, sa nature n’était ni douce, ni équilibrée. Ces tendances commencèrent à se faire jour de plus en plus puissamment, chaque fois qu’il fallait agir non dans le cadre du régime scolaire si soigneusement réglé, mais bien en toute liberté, aux vacances, vis-à-vis des habitués de la maison ou des étrangers. Solange avait énormément d’esprit ; comme on le sait, sa mère en manquait complètement[404], mais cet esprit frisait souvent la raillerie froide et blessante. Elle avait une vaste et brillante intelligence, mais très peu de cœur[405]. Elle avait des capacités éminentes, une imagination vibrante, un intérêt éveillé pour l’art, la littérature, la politique, pour beaucoup de choses qui préoccupaient sa mère. Ce n’est pas sans raison que George Sand lui dédia le Meunier d’Angibault, en inscrivant en tête : Mon enfant, cherchons ensemble. Elle hérita même, jusqu’à un certain point, du talent de sa mère (sans hériter de son génie). Elle avait le don de plaire, de charmer, elle savait être adorable, et fort souvent nous trouvons sous la plume de George Sand des expressions enthousiastes devant l’esprit, la grâce, la beauté, la bravoure de sa blonde enfant. Mais elle avait un naturel froid ; l’abandon, le sacrifice désintéressé lui étaient inconnus ; ce manque de désintéressement s’accentua avec les années, fit de Solange une intéressée, même dans ses aventures amoureuses ; à la fin de sa vie il se changea en une avarice et un amour du lucre et des spéculations financières, qui trahissaient bien la fille de Casimir Dudevant. George Sand apportait dans ses passions la soif de l’idéal, elle s’engouait presque exclusivement des hommes personnifiant quelque grande idée. Solange concilia ses amours avec… l’amour du luxe. George Sand fut bonne à l’excès. Solange fut souvent simplement méchante, méchante pour la méchanceté, comme on fait de l’art pour l’art, selon l’expression d’une grande et célèbre artiste qui nous conta à ce propos l’anecdote suivante :

Oui, Solange avait été méchante dès son plus jeune âge… Un jour la famille Sand vint sur mon invitation passer quelque temps avec nous à notre campagne en B… Moi, comme toutes les châtelaines, je me mis à leur faire les honneurs du domaine, à les mener un peu partout : dans la cour, dans les étables, dans le jardin. Il y avait dans ce jardin une grande allée qui descendait tout droit de la maison, bordée de lis, d’iris, de glaïeuls, de narcisses. Je marchais avec Mme Sand en avant, la jeunesse suivait. Mais, tout en causant avec Mme Sand, j’entends tout le temps un sifflement de fouet derrière moi ; je me retourne et je vois que Solange, en marchant, allonge des coups de cravache aux têtes des fleurs, et immédiatement leur tige se casse et les fleurs se penchent, brisées. « Mais, ma chère enfant, que faites-vous donc là ? » Je me fâchai franchement et ce qui me révolta surtout, ce fut cette grossière et vilaine méchanceté, odieuse parce qu’elle n’avait aucun but ou plutôt n’avait d’autre que celui de causer un déplaisir à autrui. Et ce fut toujours ainsi : Solange faisait du mal comme on fait de l’art pour l’art, par amour de l’art

C’est ainsi que termina son récit la grande cantatrice[406].

Et avec cela, Solange faisait beaucoup de cas de sa noblesse, de son titre de baronne, de sa descendance de Maurice de Saxe et de son alliance avec la maison royale de France ; dès son enfance, elle aima à « faire la grande dame ». C’est probablement pour cela que dans son journal George Sand la nomme continuellement « baronne », « princesse », « sublime », « marquise[407] ». Même dans un naïf petit morceau de poésie, sorte de gracieuse aubade, composée en l’honneur de Solange, lorsqu’elle eut huit ans, en 1836, que nous avons retrouvée transcrite sur une petite feuille rose collée dans le Journal de Piffoël, George Sand lui donne ce titre de « baronne » :

      Pour toi, Solange,
      Mes amours,
      Je chanterai toujours ;
      Moi, la mésange
      Des beaux jours
      Au chapeau de velours,
      Je rêve à toi, petit ange,
      Et vers toi j’accours,
      Solange, mes amours.

      Pour ma baronne,
      Ce matin,
      Fleurit mon beau jardin,
      Pour ma baronne
      Mon doux refrain ;
      Pour elle un jour serein,
      Maurice, pour ma mignonne,
      Se lève au matin
      Et cueille le jasmin.

      Allons, Solange,
      Le soleil est aux cieux,
      Allons, mon ange
      Aux blonds cheveux,
      Levez-vous, je le veux,

      Écoutez de la mésange
      Le refrain joyeux,
      Le soleil est aux cieux[408].

Tant que Solange fut enfant, ce vain désir de paraître, de passer pour une aristocrate, sa passion de la parure, ses railleries, ses méchancetés malignes ou ses excès de vraie fureur ne se manifestèrent qu’assez innocemment, en de petits faits insignifiants. On s’en moquait en famille. C’est ainsi par exemple que Mme Sand écrit à ce propos :

Solange est si gentille que vous ne l’aimeriez peut-être plus, puisque vous l’aimiez tant, quand elle avait le diable au corps. Il y a de grandes vérités qui bravent le temps et semblent éternelles comme Dieu, quoique tout change autour d’elles, même Gévaudan en artiste vétérinaire, même moi en Sophie, même Solange en agneau[409].

Ce qu’il y a de vraiment beau ici, écrit-elle de Majorque, c’est le pays, le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice, et le radoucissement de Solange[410].

Solange est presque toujours charmante, depuis qu’elle a eu le mal de mer ; Maurice prétend qu’elle a rendu tout son venin[411].

Solange prend force leçons et perd beaucoup de temps à sa toilette. Elle tombe dans une coquetterie dont je te prierai de te moquer beaucoup quand tu la verras, pour la corriger[412].

Solange a été sage pendant deux ou trois jours ; mais hier elle a eu un nouvel accès de fureur. Ce sont les Reboul, des voisins anglais, gens et chiens, qui l’hébètent. Je les vois partir avec joie. Mais je crois bien que je serai forcée de la mettre en pension si elle ne veut pas travailler. Elle me ruine en maîtres qui ne servent à rien[413].

La grosse est fort sage à la pension, à ce qu’on dit. Je ne m’en aperçois guère à la maison. Elle se porte toujours bien. Dieu veuille qu’elle devienne un peu moins hérisson en grandissant. Quand je vois Léontine, qui n’était pas commode, douce et bonne comme elle l’est à présent, j’espère que Solange tournera de même quelque jour[414]. La sublime Solange va reprendre ses leçons[415].

Et ainsi de suite !

Mais avec le temps, tout cela prit un caractère de plus en plus sérieux et commença à inquiéter Mme Sand. Dans l’intéressante étude de M. Rocheblave, George Sand et sa fille[416], écrite d’après la correspondance, pour la plupart inédite, des deux femmes, aussi bien que dans le livre de M. d’Heylli, nous trouvons toute une série de lettres de George Sand à Solange, à M. et Mme Bascans, qui montrent combien d’attention Mme Sand prêtait à chaque pas, à chaque acte de sa fille, combien elle se donnait de peine pour combattre ses défauts, diriger sa volonté, développer son application, lui apprendre à savoir se maîtriser, à penser aux autres ; combien elle tenait à lui insuffler de saines idées sur toutes choses, combien elle craignait de lui voir perdre son temps en ne s’appliquant pas assez aux leçons. Elle s’inquiétait des institutrices trop passives, qui ne la faisaient pas assez travailler et de la faiblesse desquelles Solange abusait. Elle craignait surtout de lui voir attacher trop d’importance aux pratiques du culte. À ce propos, George Sand eut le tort d’agir vis-à-vis de sa fille comme son aïeule avait agi à son égard. Arrivée, après une longue série de doutes, de combats intérieurs et de désespoirs, à la dernière étape de ses croyances, — un déisme libre, dans le goût de Leibniz et de Leroux, — Mme Sand crut devoir préserver sa fille des aspérités de cette longue route, elle voulut la sauvegarder des pratiques superstitieuses, de la foi aux sacrements, etc. Solange, déjà matérialiste et sceptique par nature, niant tout idéal, devint, grâce à ces soins dangereux, d’abord simplement athée et plus tard n’accepta de la religion que ce qui convenait aux usages de la « bonne compagnie » (dont elle fut toujours esclave), c’est-à-dire la pratique la plus formaliste, la plus extérieure des rites, dépourvue de tout sentiment intérieur, de toute foi intime, quelque chose comme l’accomplissement d’un paragraphe du Manuel de la bienséance honnête et civile.

Mme Sand était très occupée de bien élever sa fille, mais voici ce qui est étrange : presque toutes ses lettres à Solange, ultérieures à 1838, semblent froides, on y sent une mère très soucieuse, mais parfois trop sensée, raisonnant trop rationnellement.

George Sand prétend dans l’Histoire de ma vie qu’en 1841, par exemple, elle s’appliqua à cacher à Solange le regret et l’effort de se séparer d’elle quand elle la fit entrer chez Mme Bascans[417], afin que Solange ne profitât pas de ce moment de faiblesse. On constate la même chose dans une lettre du commencement de cette année, citée par M. Rocheblave, qui remarque fort judicieusement que « le ton de rudesse affectée de cette lettre s’explique parla crainte de paraître trop sensible à certaines plaintes. Solange en eût abusé[418]… ». Mais tout cela est vraiment trop raisonnable, cela ressemble trop peu à la George Sand des lettres à son fils. Solange devait certes s’en apercevoir et s’en affliger. Il semble toutefois que même dans l’amour qu’elle avait pour sa mère, la jalousie et l’envie l’emportèrent sur la tendresse filiale : elle souffrait non pas d’être moins aimée, mais de ce que ce fût Maurice qu’on aimait le plus. Autre chose d’étrange à signaler encore : on remarque dans les lettres de Solange un constant et malin désir d’attraper sa mère, de la prendre au mot, agrémenté de pointes et de coups d’épingle nullement enfantins. On y rencontre à chaque pas des réfutations et des reparties ingénieuses et spirituelles : cette correspondance a tout l’air d’un duel entre la mère et la fille. Solange fut toujours profondément malheureuse, quoiqu’elle ne le fût pas autant qu’elle le prétendit plus tard, restant fidèle à cette constante préoccupation de toute sa vie de « paraître » et de « poser » pour quelque chose. Tant que sa mère vécut, elle ne cessa d’être pour elle la cause d’une série ininterrompue d’afflictions, de chagrins, d’offenses et de blessures ; la maltraitant dans ses propos, parfois d’une manière inqualifiable, prétendant même qu’elle n’était pas fille de son père ! Elle poussait si loin la malignité et la rancune, qu’elle força George Sand à se tenir toujours sur ses gardes, à se défendre et à protéger Maurice contre elle, et cela très sérieusement. Mais après la mort de sa mère et surtout dans les années qui précédèrent sa propre mort, Solange s’efforça de se poser en enfant malheureuse et incomprise, en fille qui aurait passionnément aimé sa mère, mais qui n’en aurait point été appréciée et qui aurait souffert de sa « froideur ». Nous verrons combien cela est faux. Durant toute sa vie, à l’exception de sa toute première enfance, elle n’abreuva sa mère que de craintes, de chagrins, de grandes et de petites avanies, d’ingratitude, d’amertumes et de douleurs qui, maintes fois, poussèrent Mme Sand à un vrai désespoir devant l’abîme de méchanceté qu’était ce cœur « dont elle aurait voulu faire le sanctuaire et le foyer du bon et du bien[419] ». Solange fut néanmoins toujours malheureuse à la façon des égoïstes, incapables d’abandon et d’amour, n’exigeant que la tendresse des autres, mais assez intelligents pour s’affliger en voyant que cette tendresse leur échappe toujours et qu’ils restent seuls, éternellement seuls.

Dans l’étude de M. Rocheblave, nous trouvons une peinture impartiale du sort tragique de cette nature si grandement douée, nullement ordinaire, forte, volontaire et indomptable, mais d’une âme incomplète, qui ne fut réchauffée ni par le feu du génie, ni par une étincelle de simple tendresse féminine.

On ne doit pas toujours la juger sévèrement, c’est la nature et une éducation irrégulière qui la firent telle. Elle vit autour d’elle beaucoup de choses qu’une jeune fille aurait dû ne jamais voir. Son intelligence innée reçut un large développement, mais quant à ses instincts, ils ne furent contre-balancés par aucun code moral, et tandis que son esprit se nourrissait des doctrines et des théories sociales et humanitaires les plus diverses, elle n’apprit jamais à se plier ni à un principe, ni même à une simple exigence de convenance, de dignité. Oui, on ne peut pas toujours la juger sévèrement. Mais on peut la rendre responsable de tout ce qu’elle faisait sciemment, nullement retenue par sa rare intelligence, mais en en usant encore comme d’une arme. Nous nous rappelons à ce propos la phrase de notre grand et vénéré ami, A.-Th. Koni : L’intelligence privée de cœur ne vaut rien. L’intelligence, c’est une arme, c’est un couteau ; on peut, avec cela, couper un morceau de pain pour un malheureux, on peut aussi assassiner quelqu’un sur la grand’route… Il est clair que tous ces traits de caractère, toutes ces singularités et ces vices de Solange ne se firent jour que plus tard. Mais dès 1842-46, certains de ces défauts inquiétèrent sérieusement Mme Sand, lui faisant faire de douloureuses réflexions, la blessant profondément et lui donnant de grandes appréhensions pour l’avenir de la jeune fille et le bonheur de ceux qu’elle rencontrerait sur son chemin. Elle tâchait de combattre ces tendances inquiétantes ou de les atténuer. Et ce fut souvent en pareille occurrence que le doux, le délicat, le bien élevé Chopin non seulement n’aida pas Mme Sand, mais lui tint tête. Cela provenait en partie de ce que Solange savait parfaitement profiter des faiblesses de Chopin, des goûts qui leur étaient communs à tous les deux, ainsi que de beaucoup de ses sympathies et de ses antipathies. (Nous citerons comme exemples leur commune aversion pour Augustine Brault, la jeune parente que Mme Sand prit auprès d’elle, et leur engouement pour toutes les apparences, les élégances, les bienséances de la bonne compagnie.) Cela provenait aussi de ce que Solange devina trop précocement les rapports de sa mère et de Chopin. Sa nature perverse s’essaya à enlever Chopin à George Sand, et tout enfant (de quatorze à seize ans), elle fit la coquette avec lui, lui fit des avances fort peu innocentes. Cela constituait un ordre de choses absolument anormal, odieux, compliquant les malentendus dé o’à survenus à propos de Solange chaque fois que Mme Sand avait désiré, en toute confiance et en toute sincérité, consulter Chopin et lui parler du caractère difficile de sa fille, de ses sorties, de ses défauts. Elle continuait toutefois à le faire, et cela amenait souvent de fâcheux résultats. Malheureusement, les lettres de George Sand à Chopin traitant de ce sujet furent détruites par elle. Nous en parlerons en son lieu. Dans la lettre imprimée de George Sand qui se rapporte à cette correspondance, nous lisons les lignes suivantes :

… Certes, il n’y a pas là de secret et j’aurais plutôt à me glorifier qu’à rougir d’avoir soigné et consolé comme mon enfant ce noble et inguérissable cœur. Mais le côté secret de cette correspondance, vous le savez maintenant. Il n’est pas bien grave, mais il m’eût été douloureux de le voir commenter et exagérer. On dit tout à ses enfants quand ils ont âge d’homme. Je disais donc alors à mon pauvre ami ce que je dis maintenant à mon fils. Quand ma fille me faisait souffrir par les hauteurs et les aspérités de son caractère d’enfant gâté, je m’en plaignais à celui qui était mon autre moi-même. Ce caractère, qui m’a bien souvent navrée et effrayée, s’est modifié, grâce à Dieu et à un peu d’expérience. D’ailleurs l’esprit inquiet d’une mère s’exagère ces premières manifestations de la force, ces défauts qui sont souvent son propre ouvrage, quand elle a trop aimé ou gâté. De tout cela, au bout de quelques années, il n’est plus sérieusement question. Mais ces révélations familières peuvent prendre de l’importance à certains yeux malveillants ; et j’aurais bien souffert d’ouvrir à tout le monde ce livre mystérieux de ma vie intime à la page où est écrit tant de fois, avec des sourires mêlés de larmes, le nom de ma fille[420]

Il n’y eut certes aucune jalousie dans le sens exact du mot, mais des comparaisons involontaires devaient surgir aux yeux d’une femme ayant déjà derrière elle sa première et… sa seconde jeunesse, et sa fille éblouissante de fraîcheur juvénile. 11 semble aussi que des réflexions sur la possibilité dans l’avenir d’un sentiment entre Chopin et Solange n’étaient point étrangères à Mme Sand. Solange, elle, s’évertua à faire entendre ultérieurement et même à dire que Chopin fut réellement amoureux d’elle. Les femmes du naturel de Solange, qui ne peuvent comprendre la pureté des rapports entre homme et femme, s’imaginent fort souvent et se répandent encore plus volontiers sur les tendres sentiments qu’elles ont inspirés à des gens qui, en réalité, ne furent qu’aimables et courtois envers elles. C’est, de leur part, une espèce de daltonisme moral.

Maupassant a peint le sort tragique d’une femme dont la beauté vieillit avant le cœur et qui ne peut pas se résoudre à perdre son amour. George Sand semble avoir su vieillir. Nous avons une œuvre d’elle dans laquelle nous trouvons comme un écho de réflexions amères qui se rattachent à ce moment de sa vie. C’est Isidora, écrite en 1844-45.

Isidora est une œuvre assez faible. Elle manque d’homogénéité, et la charpente en est imparfaite, surtout au début du roman où, sous forme d’extraits de deux cahiers de Jacques Laurent, — son journal intime et son travail littéraire, — nous sont présentées les propres doctrines et les propres pensées de l’auteur sur les femmes, leur rôle dans la société contemporaine, leur éducation en particulier, l’éducation des enfants en général, etc.[421]. L’auteur semble croire que cette exposition de ses idées générales sert à nouer l’intrigue. Mais le lecteur reste interdit et se demande ce qu’il doit conclure de toutes ces théories. Doit-il les prendre au pied de la lettre, les considérer comme des idées que l’auteur expose catégoriquement comme absolues, ou bien n’est-ce qu’un moyen de peindre Jacques Laurent, de pénétrer au plus profond de son être ? Ces idées nous frappent pourtant par leur profondeur, leur droiture, leur force de protestation contre l’ordre de choses actuel. Dès la seconde partie, changement de manière, et l’action du roman se développe en lignes brèves et concises : l’amour silencieux de la jeune veuve Alice S…, femme du plus grand monde, pour le précepteur de son fils, et l’amour caché de ce dernier pour elle ; la rencontre de Jacques Laurent avec son ex-maîtresse de quelques jours, la courtisane Isidora, devenue, par son mariage avec le frère d’Alice, sa belle-sœur, et fraîchement débarquée à Paris pour y prendre dans le monde la place qui lui appartenait comme veuve du comte de T… En retrouvant son premier et unique amour pur, — ce jeune homme qui fut aussi le seul homme qui l’ait aimée, — Isidora, par trop experte en matière d’intrigues amoureuses, ne peut se défendre de la tentation d’essayer encore une fois sa puissance sur cet homme. Elle réussit : bien que, sincèrement et profondément amoureux d’une autre femme, Jacques Laurent devient son amant. Mais l’ivresse sensuelle une fois dissipée, il ne peut se pardonner sa trahison envers la femme aimée ; Isidora se convainc une fois de plus que son âme blasée est incapable de ressentir la vraie tendresse, et qu’elle n’a fait que gâter son roman, resté inachevé, en voulant lui donner une conclusion. Leur faute a fait le malheur d’une troisième personne : Alice. Sans se l’avouer à elle-même, ne se trahissant ni par un geste ni par un mot, ce fier et grand cœur aime passionnément Jacques Laurent. Lorsqu’elle le prie de reconduire Isidora, elle ne songe nullement à lui imposer une épreuve : rien encore ne fut prononcé entre Jacques et Alice, ni l’un ni l’autre ne savent pas s’ils s’aiment. Alice sent néanmoins que toute son existence future dépend du retour de Jacques. S’il revient immédiatement, il a dit la vérité : son passé (c’est-à-dire Isidora) est mort pour lui, et Alice peut… l’aimer. Si non, tout est fini. Jacques ne revient pas avant minuit. Il se passe alors une scène émouvante par sa tragique simplicité : Jacques, revenu à la maison, torturé par le remords, ne peut dormir, il s’approche de la fenêtre et voit dans le crépuscule d’une nuit d’été une silhouette de femme aller et venir lentement sur la terrasse au fond du jardin. Il se passe une heure, deux heures, la silhouette va et vient toujours sans accélérer ni ralentir ses pas, avec la régularité méthodique d’un automate. Jacques s’endort ; il se réveille à l’aube, il regarde par la fenêtre : la femme silencieuse est toujours là. Enfin le soleil dore de ses premiers rayons la cime des arbres, et la femme mystérieuse qui avait marché sans trêve pendant toute la nuit, interrompt enfin sa marche machinale et se dirige vers la maison. Jacques reconnaît Alice, pâle, calme, ne trahissant ses souffrances par aucun geste, toujours parfaitement maîtresse d’elle-même. Alice vient de traverser quelque horrible combat intérieur, elle doit avoir pris quelque résolution suprême, mais personne n’en saura jamais rien.

Il est difficile de lire cette page sans émotion ; on y sent une souffrance vécue, une vraie douleur, il n’y a pas un mot qui ne soit sorti tout saignant du cœur de l’auteur. Nous ne savons ni comment, ni quand, ni pourquoi George Sand a dû traverser une heure aussi terrible, mais qu’elle l’ait traversée, cela n’est point douteux. Cette page est palpitante de vie et de passion.

Le dénouement ne tarde pas. Alice, brisée par cet excès de souffrance, tombe malade. Cette fois encore, elle est tellement maîtresse d’elle-même, que la catastrophe et sa maladie sont ignorées de Jacques Laurent ; il ne les devine même pas. Sur tout ce drame plane un mystère profond. Deux jeunes existences, deux grandes amours sont à jamais brisées ; deux cœurs humains s’adorant à la folie, vivant sous le même toit, ne trahiront leur secret par nul regard, par nulle parole, et aucun d’eux ne saura jamais rien de l’autre.

Si le roman finissait là, il serait excellent. Mais George Sand trouva nécessaire, on ne sait pas trop pourquoi, d’atténuer ce douloureux dénouement. D’abord, elle tenta de faire croire au lecteur, par quelques lignes hâtives ajoutées à la fin du roman, qu’Isidora, guérie de son impuissance morale, se met à aimer Jacques Laurent d’un vrai amour et que lui aussi retrouve sa tendresse d’autrefois.

Mais il restait encore une note triste dans ce dénouement : Alice. Et l’auteur, qui avait commencé par la faire dépérir de chagrin, ce qui était assez conforme à la vérité, passa définitivement l’éponge sur toute cette conclusion en écrivant une troisième partie qui gâte l’impression si vive des deux premières parties.

Jacques, auprès d’Isidora, ne peut oublier Alice. Isidora l’apprend et se sacrifie : elle rend Jacques à Alice. Dix ans plus tard, aux dernières pages du roman, devenue vieille, elle renonce à toute satisfaction personnelle, et trouve sa joie dans la tendresse maternelle qu’elle porte à sa fille adoptive et le désir qu’elle a de la rendre heureuse. Le roman se termine par la perspective du mariage de cette jeune personne avec le fils d’Alice. Est-ce afin de faire plaisir aux lecteurs vertueux choqués de ce qu’Isidora avait dans le temps épousé son comte de T… « pour de l’argent » ? Cet « argent » revient ainsi à l’héritier légitime du comte de T…, son neveu Félix de S…, le fils d’Alice. Cette restitution des richesses héréditaires ne justifie vraiment pas cette troisième partie. On y trouve certainement de belles pages, surtout les réflexions d’Isidora sur la manière de vieillir et la nécessité de savoir vieillir pour les femmes. Mais ces réflexions ne sont nullement indispensables au roman, et elles ne conviennent aucunement au caractère d’Isidora. Ce sont les observations et les conclusions personnelles d’Aurore Dudevant. Le roman, ainsi complété, produit une impression vague, mal définie ; sa pensée générale nous reste inconnue. Si George Sand avait voulu écrire l’histoire de la renaissance et de la réhabilitation d’une courtisane, c’est justement la peinture de cette évolution, de ce changement moral qui y manque-Nous y voyons au commencement une pâle silhouette de femme galante, rappelant tantôt Manon Lescaut, tantôt la Marion Delorme, ou Thisbé de Hugo. Dans la deuxième partie, nous voyons une femme ayant traversé maintes aventures dans sa jeunesse, fatiguée par la vie et… raisonnant avec beaucoup de finesse et d’esprit. Toutefois, entre ces deux femmes-là, il n’y a aucun trait d’union. Nous le répétons, Isidora n’est pas l’histoire de la courtisane régénérée par l’amour. C’est Alice qui est le personnage le plus réussi, le plus en relief de tout le roman : cette femme impose par son calme extérieur, sa froideur, sa retenue, et elle est en même temps toute vibrante de passion réprimée, de feu intérieur ; elle vit d’une existence pleine de douleurs, de joies profondes et cachées. Le portrait d’Alice et certains traits de sa biographie, son mariage forcé, à seize ans, avec un grand seigneur, et les horribles amertumes de son union conjugale, ont été probablement décrits d’après nature par Mme Sand ; une amie à elle, Mme de Rochemur, en premières noces duchesse de Caylus, lui servit de modèle. Nous avons déjà raconté dans le chapitre xi du deuxième volume de cet ouvrage comment George Sand fit, en 1836, la connaissance de cette dame, d’abord par l’intermédiaire de Mme d’Agoult, puis parce que Mme de Rochemur s’installa dans ce même appartement situé au rez-de-chaussée du quai Malaquais, qui, en 1835, servit de cabinet de travail à George Sand : elle y pénétra par le jardin envahi d’herbes folles et s’en empara par droit du primo occupanti, les portes et les fenêtres étant alors enlevées et la demeure réduite à l’état de « maison déserte[422] ».

Le roman d’Isidora porte en tête, en guise de dédicace, la mystérieuse notice que voici :

À Paris, 1845. — C’était une très belle personne, extraordinairement intelligente et qui vint plusieurs fois « verser son cœur à mes pieds », disait-elle. Je vis parfaitement qu’elle posait devant moi et ne pensait pas un mot de ce qu’elle disait la plupart du temps. Elle eût pu être ce qu’elle n’était pas. Aussi n’est-ce pas elle que j’ai dépeinte dans Isidora.

Il est difficile de dire à qui font allusion ces lignes mystérieuses. Nous sommes très porté à reconnaître dans beaucoup d’épanchements d’Isidora l’écho des confessions faites à George Sand par Mme Hortense Allart.

Le roman nous intéresse surtout par le reflet de l’état d’âme et des réflexions tirées par l’auteur de sa propre expérience à cette époque de sa vie, telles les pensées d’Isidora sur l’art de vieillir et les comparaisons qu’elle fait entre elle et la jeune… Agathe.

Une autre œuvre datant de cette même année : Les Mères de famille dans le grand monde, porte également ce caractère personnel, nous dirions trop personnel. Cet écrit n’a aucun rapport ni avec Solange, ni avec Mme Sand : il se rapporte à Chopin.

Nous avons cité plus haut une page des Souvenirs d’Ed. Grenier nous peignant une soirée chez Mme Marliani : la porte s’ouvre, une vieille femme entre décolletée, parée, empanachée, fardée, et George Sand, qui se promène de long en large par le salon, s’écrie avec une expression indéfinissable : Oh ! la femme ! puis elle ne sort de son indifférence que lorsqu’elle remarque que Chopin s’excite trop échauffé en parlant littérature avec Grenier, ce qui peut lui faire du mal, alors elle s’approche de lui et pose maternellement sa douce main sur sa tête. Eh bien, les Mères de famille n’est qu’une variation sur ce thème : Oh ! la femme !

George Sand y parle avec indignation, mépris et fiel, de ces femmes — qu’elle eut souvent l’occasion de rencontrer à cette époque — vieilles mondaines qui veulent rester jeunes ; peintes, teintes et parées malgré leur âge ou à cause de leur âge, elles ne peuvent se résoudre à quitter le monde, ni leurs habitudes de jolies femmes, elles ne veulent pas céder la place à leurs filles, et ne comprennent pas que chaque âge peut avoir sa beauté, son genre de parure, plein de goût et non pas ridicule ou pitoyable. Ce petit article, fort judicieux et plein de précieuses observations, dénote chez l’auteur un goût et un sens très artistes, mais trahit une irritation, hors de propos à l’égard d’une chose qui n’a, au fond, aucune importance, aucune valeur. Cette énigmatique irritation est l’écho des disputes et des discordes qui avaient souvent lieu au square d’Orléans entre Mme Sand et Chopin, à propos de toutes ses relations aristocratiques, de toutes ces coutumes mondaines, de tout ce fatras de petites vanités, de sottises et de prétentions à la mode. En lisant les Mères de famille[423], on sent que l’auteur vise quelqu’un, il attaque un état de choses qui lui est particulièrement odieux. Le sujet de tant d’animosité — et de discordes continuelles — fut justement ce high life cosmopolite, cette bonne compagnie, que fréquentait Chopin et que détestait George Sand. C’étaient aussi les habitudes et les exigences de l’un qui déplaisaient à l’autre. Mme Sand, accoutumée à une vie bien plus simple, était également horripilée à l’idée que le valet de Chopin « recevait les gages d’un rédacteur de journal provincial » et à la pensée que tous les amis mondains de Chopin étant très arriérés en matière de politique, leurs opinions influençaient le grand musicien. Tout cela la peinait, d’autant plus que si elle et Chopin étaient peu d’accord sur les questions pratiques, ils appréciaient leur mutuel génie : ils avaient la même compréhension générale de l’art, la même sensibilité ; leurs natures artistiques aspiraient de façon constante ver^s les choses les plus sublimes. Et si Mme Sand écrivit à propos de la visite de la sœur de Chopin à Nohant en 1844 : « Chopin, grâce à sa sœur qui est bien plus avancée que lui, est maintenant revenu de tous ses préjugés. C’est une conversion notable dont il ne s’est pas aperçu lui-même…[424] », d’autre part, dans une quantité d’autres lettres, elle parle avec enthousiasme des « chefs-d’œuvre que Chopin emporte avec lui à Paris », de ce que « de nouveau il compose des merveilles », elle parle de sa « bonté angélique », de la « pureté tout enfantine de son âme », etc. Et Chopin, de son côté, lui écrit que « tout ce qu’elle fait est grand et beau ». La lettre où se trouvent ces mots étant inédite, nous sommes heureux de pouvoir citer ici ces lignes de l’immortel artiste, absolument inconnues :

Sans date. Vendredi[425].

Voici ce que Maurice vous écrit. Nous avons reçu de vos bonnes nouvelles et nous sommes heureux que vous soyez contente. Tout ce que vous faites doit être grand et beau, et si on ne vous écrit pas sur ce que vous faites, ce n’est pas parce que cela nous intéresse peu. Maurice vous a envoyé sa boîte hier soir. Écrivez-nous, écrivez-nous ! À demain. Pensez à vos vieux.

Ch…
À Sol

Maurice va bien et moi aussi.

Citons aussi la page suivante du livre de Niecks sur Chopin, dans laquelle cet auteur exprime d’abord sa propre opinion sur le bonheur profond que Chopin et George Sand puisaient dans leur commerce spirituel et intellectuel, puis raconte, sur la foi d’autrui, deux petits épisodes fort caractéristiques de leur vie commune :

… Dès qu’il est question de la liaison de Chopin avec George Sand on n’entend parler que de ses malheurs et très peu ou presque rien de félicités qui lui échurent en partage. On ne fait que glisser sur les années de tendre amour, d’abnégation et de sacrifice (de la part de G. S…), mais au contraire on relève outre mesure son infidélité, son indifférence croissante et son abandon définitif. Mais quoi qu’en disent les amis de Chopin, qui n’étaient pas toujours en même temps ceux de George Sand, nous pouvons être sûrs que les joies qu’il goûta prévalaient sur ses souffrances. La décision qu’elle montrait en toutes choses devait être un soutien inestimable pour un caractère aussi vacillant que celui de Chopin, et si leurs natures divergeaient sous bien des rapports, l’élément poétique qui lui était propre, à elle, devait néanmoins trouver chez lui un écho sympathique. Chaque caractère a ses côtés différents, mais le monde est peu porté à prendre en considération plus d’un côté du caractère de George Sand, et surtout ne semble remarquer que sa tendance d’être en opposition contre les mœurs et les lois, qui s’exhale dans ses plaintes et ses récriminations. Pour apprendre à la connaître d’un côté plus aimable, il nous faudrait nous transporter du salon de Chopin dans le sien propre. Louis Enault raconte qu’un soir George Sand qui avait l’habitude de penser tout haut devant Chopin — c’était sa manière de causer — se mit à parler de la vie paisible à la campagne. Et comme si elle avait transporté dans le square d’Orléans un coin de son Berry, elle traça un tableau aussi plein de charme et de grâce rustique qu’une idylle champêtre. « Comme c’est beau, ce que vous nous avez raconté là, dit Chopin naïvement. — Le trouvez-vous ? dit-elle. Eh bien, mettez-le-moi en musique !… » Et là-dessus Chopin improvisa une véritable symphonie pastorale ; quant à elle, elle se plaça auprès de lui, lui mit doucement sa main sur l’épaule, disant : « Courage, doigts de velours ! »

Et voici une autre anecdote de son intimité. Elle avait un petit chien[426], qui avait l’habitude de tourner en rond, voulant attraper le bout de sa queue. Un soir qu’il s’adonnait à cette occupation, George Sand dit à Chopin : « Si j’avais votre talent, je composerais un morceau de musique pour ce chien. » Chopin se mit immédiatement au piano et improvisa l’adorable valse en ré dièze majeur (op. 64), qui reçut le surnom de la Valse au petit chien[427]. Cette histoire était bien connue des amis et des élèves du maître, mais parfois on la raconte un peu autrement. D’après l’une des versions, Chopin aurait improvisé cette valse pendant que le petit chien jouait avec une pelote de laine, quoique cette variante ne fasse vraiment rien à l’affaire…[428].

Ces lignes nous sont d’autant plus précieuses que Niecks, qui considère George Sand comme « peu musicienne » et lui témoigne peu de sympathie, donne ici la preuve de l’action bienfaisante qu’ont exercée l’une sur l’autre ces deux natures artistes.

D’autre part, nous avons déjà noté combien Consuelo reflète les idées de Chopin sur la musique nationale. Nous avons aussi donné les pages de George Sand sur la musique à programme et l’harmonie imitative dans les Impressions et Souvenirs, à l’occasion de la soirée qui réunit, rue Pigalle, Chopin, Mickiewicz et Delacroix. Ces pages furent certainement écrites sous l’influence directe des doctrines que Chopin, généralement très avare de paroles, se mettait parfois à professer.

Enfin nous avons cité[429] la note de l’Histoire de ma vie (toujours à propos de cette même « harmonie imitative ») : « J’ai donné dans Consuelo une définition de cette distinction musicale qui l’a pleinement satisfait, et qui, par conséquent, doit être claire…[430]. »

Il faut noter, à cette occasion, que George Sand faisait généralement lire à Chopin tous ses romans, avant de les donner à l’impression, et qu’elle écoutait et acceptait souvent ses critiques et ses conseils. C’est ainsi que nous apprenons de sa bouche qu’il avait lu Lucrezia Floriani « chaque jour sur son bureau », à mesure que le roman avançait. Et dans une lettre de Leroux à Mme Sand, datée du 2 novembre 1843 et répondant aux objections de Chopin — transmises à Leroux par Mme Sand — contre la manière d’agir de Consuelo vis-à-vis de Frédéric II, nous lisons :

… Il est inutile que je réponde que je ferai ce que vous me commandez relativement à Consuelo. Je lirai, mais je crois d’avance qu’il n’y aura rien à retrancher. Je suis rarement de l’avis de Chopin contré vous, et quant aux rois, ils ont trompé tant de fois les peuples, que je ne trouverais pas plus mauvais que vous que Consuelo (elle-même) les trompe un peu…[431].

Bien certainement qu’ayant pris connaissance du manuscrit de la Comtesse de Rudolstadt, Chopin avait trouvé l’image de l’héroïne amoindrie ou ternie par les mensonges qu’elle faisait au roi de Prusse.

Nous ne reviendrons plus sur les sympathies slaves et polonaises, qui se reflétèrent si manifestement dans les œuvres de George Sand de cette époque, ni sur l’influence purement artistique exercée par l’individualité de Chopin ; nous soulignerons seulement encore la profonde satisfaction que Chopin et George Sand devaient trouver dans leur commerce intellectuel et moral.

Malgré toutes leurs petites disputes et tous les malentendus douloureux, leur attachement mutuel était profond comme par le passé. Cet attachement soutint Chopin aux moments de deux cruelles épreuves : il perdit, coup sur coup, son ami Jean Matuszynski en 1842, et son père en 1844.

La mort du père de Chopin fut pour Mme Sand une douleur presque personnelle, elle ne savait vraiment pas ce qu’elle n’aurait pas fait pour consoler son pauvre cher Fritz, pour préserver sa frêle santé contre la trop dure épreuve. Son cœur aimant comprenait combien la mère et les sœurs de son ami devaient s’inquiéter à son sujet, elle écrivit à la mère de Frédéric la lettre que voici[432] :


Paris, le 29 mai 1844.
Madame,

Je ne crois pas pouvoir offrir d’autre consolation à l’excellente mère de mon cher Frédéric, que l’assurance du courage et de la résignation # le cet admirable enfant. Vous savez si sa douleur est profonde et si son âme est accablée ; mais, grâce à Dieu, il n’est pas malade, et nous partons dans quelques heures pour la campagne, où il se reposera d’une si terrible crise.

Il ne pense qu’à vous, à ses sœurs, à tous les siens, qu’il chérit si ardemment et dont l’affliction l’inquiète et le préoccupe autant que la sienne propre.

Du moins, ne soyez pas de votre côté inquiète de sa situation extérieure. Je ne peux pas lui ôter cette peine si profonde, si légitime et si durable, mais je puis du moins soigner sa santé et l’entourer d’autant d’affection et de précaution que vous le feriez vous-même. C’est un devoir bien doux que je me suis imposé avec bonheur et auquel je ne manquerai jamais.

Je vous le promets, madame, et j’espère que vous avez confiance en mon dévouement pour lui. Je ne vous dis pas que votre malheur m’a frappée autant que si j’avais connu l’homme admirable que vous pleurez. Ma sympathie, quelque vraie qu’elle soit, ne peut adoucir ce coup terrible, mais en vous disant que je consacrerai mes jours à son fils et que je le regarde comme le mien propre, je sais que je puis vous donner de ce côté-là quelque tranquillité d’esprit. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de vous écrire, pour vous dire que je vous suis profondément dévouée, comme à la mère adorée de mon plus cher ami.

George Sand.

Cette lettre dut tranquilliser la famille de Chopin. Sa mère lui écrivit qu’elle voudrait bien être auprès de lui et le soigner, que malheureusement cela ne se pouvait pas, mais que « le Tout-Puissant dans sa miséricorde lui enverrait des amis qui la remplaceraient auprès de lui ». Et sa sœur Isabelle, tout en le priant d’exprimer « son entière reconnaissance à sa protectrice pour les soins si tendres dont elle l’entourait et pour le cœur qu’elle leur a témoigné », ajoutait :

Les quelques mots qu’elle a écrits ont tranquillisé maman et nous tous sur ta santé. Quel trésor qu’un cœur pareil ! Sans connaître les personnes on peut toucher leur cœur et verser la consolation dans leur âme affligée. Remercie-la, mon chéri, le plus affectueusement que tu pourras et ne t’adonne pas trop aux regrets justement dus à la mémoire de notre père[433].

À la fin de cette lettre, Isabelle priait son frère de lui dire au juste « où Nohant était situé », prétendant que tout le monde la questionnait là-dessus et qu’elle ne savait que répondre.

Or, il se trouva que ce renseignement était réclamé par la sœur aînée de Chopin, Louise Jedrzeiewiez, qui se mit, avec son mari, en route pour la France, afin de voir son frère. Mme Sand, dès qu’elle eut pris connaissance de ce projet, écrivit immédiatement à Mme Jedrzeiewiez, en l’invitant gracieusement à venir passer quelques jours à Nohant et en la priant de s’arrêter provisoirement dans son appartement du square d’Orléans.


Nohant, 1844.

Chère madame, je vous attends chez moi avec une vive impatience. Je pense que Fritz arrivera avant vous à Paris, mais si vous ne l’y trouviez pas, je charge une de mes amies de vous remettre les clefs de mon appartement, dont je vous prie de disposer comme du vôtre. Vous me feriez beaucoup de peine, si vous ne l’acceptiez pas. Vous allez trouver mon cher enfant bien chétif et bien changé depuis le temps que vous ne l’avez vu, mais ne soyez pourtant pas trop effrayée de sa santé. Elle se soutient sans altération générale depuis plus de six ans que je le vois tous les jours. Une quinte de toux assez forte, tous les matins, deux ou trois crises plus considérables et durant chacune deux ou trois jours seulement, tous les hivers, quelques souffrances névralgiques, de temps à autre, voilà son état régulier. Du reste sa poitrine est saine et son organisation délicate n’offre aucune lésion. J’espère toujours qu’avec le temps elle se fortifiera, mais je suis sûre du moins qu’elle durera autant qu’une autre, avec une vie réglée et des soins. Le bonheur de vous voir, quoique mêlé de profondes et douloureuses émotions qui le briseront peut-être un peu le premier jour, lui fera pourtant un grand bien, et j’en suis si heureuse pour lui que je bénis la résolution que vous avez prise. Je n’ai pas besoin de vous recommander de soutenir son courage qu’une si longue séparation de tout ce qu’il aime a éprouvé continuellement. Vous saurez mêler à l’amertume de vos regrets mutuels tout ce qui pourra lui donner l’espérance de votre bonheur et de la résignation de sa mère chérie. Il y a longtemps qu’il ne s’occupe que du bonheur de ceux qu’il aime, à la place de celui qu’il ne peut partager avec eux. Pour ma part, j’ai fait tout ce qui dépendait de moi pour lui adoucir cette cruelle absence, et bien que je ne la lui aie pas fait oublier, j’ai du moins la consolation de lui avoir donné et inspiré autant d’affection que possible après vous autres. Venez donc me voir avec lui et croyez que je vous aime d’avance comme ma sœur. Votre mari sera aussi un ami que je recevrai comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Je vous recommande seulement de faire bien reposer le petit Chopin, c’est comme cela que nous appelons le grand Chopin votre frère, avant de lui permettre de se remettre en route avec vous pour le Berry, car il y a quatre-vingts lieues, et c’est un peu fatigant pour lui.

Au revoir, donc, chers amis, croyez que votre visite me rendra bien heureuse et que je vous retiendrai jusqu’au dernier jour de votre liberté.

À bientôt et à vous de cœur.

George Sand.

Mme Sand reçut et traita la sœur et le beau-frère de Chopin comme de vrais parents. Les Jedrzeiewicz firent un assez long séjour à Nohant ; une amitié sincère, une sympathie réelle et cordiale s’établit d’emblée entre Mme Sand et Mme Louise Jedrzeiewicz et, après le départ de cette dernière, il en résulta une correspondance des plus amicales, témoignant que la sœur de Chopin fut vraiment pour Mme Sand une véritable « sœur ». Nous ne pouvons nous priver du plaisir de donner ici les deux lettres que Mme Sand écrivit à Louise immédiatement après son départ de Nohant, en septembre 1844[434] :

Chère Louise. Je vous aime. J’ai le cœur gros de vous avoir perdue et tout plein de tendresse et de besoin de vous revoir. Laissez-moi espérer que vous reviendrez et que vous retrouverez un moyen pour que nous allions tous vous voir à quelque frontière. Ne nous dites pas adieu, mais au revoir ! Souvenez-vous que je vous aime de toute mon âme, que je vous comprends bien, que je vous mets à côté de Frédéric dans mon cœur. C’est tout vous dire. Embrassez-le mille fois pour moi et donnez-lui du courage. Ayez-en aussi, ma chérie, que Dieu vous parle, vous soutienne et vous bénisse comme je vous aime. Mille tendresses au bon Kalasante[435].

George Sand.

La seconde lettre est écrite sur la même feuille que la lettre de Chopin à Louise, elle est datée du 18 septembre 1844 dans le livre de Karlowicz, mais en réalité doit avoir été écrite le 28 septembre, parce que Chopin n’était rentré à Nohant que le 26 septembre, comme on peut le voir par une lettre inédite de lui que nous donnons plus loin.

Ma Louise chérie, nous ne vivons que de vous depuis votre départ. Frédéric a souffert de la séparation, comme vous pouvez bien le croire, mais le physique a assez bien supporté cette épreuve. En somme votre bonne et sainte résolution de venir le voir a porté ses fruits. Elle a ôté toute l’amertume de son âme et l’a rendu fort et courageux. On n’a pas goûté tant de bonheur pendant un mois, sans en conserver quelque chose, sans que bien des plaies se soient fermées et sans avoir fait une nouvelle provision d’espérance et de confiance en Dieu. Je vous assure que vous êtes le meilleur médecin qu’il ait jamais eu, puisqu’il suffit de lui parler de vous, pour lui rendre l’amour de la vie. Et vous, ma chérie bonne, comment s’est passé ce long voyage ? Malgré toutes les distractions que votre mari s’imaginait de vous y faire trouver, je suis sûre que vous n’aurez eu de consolation véritable qu’en retrouvant vos enfants, votre mère et votre sœur. Goûtez donc ce bonheur profond de presser dans vos bras les objets sacrés de votre tendresse et consolez-les d’avoir été privés de vous, en leur disant tout le bien que vous avez fait à Frédéric. Dites-leur à tous que je les aime aussi et donnerais ma vie pour les réunir tous avec lui un jour sous mon toit. Dites-leur comme je vous aime, ils le comprendront mieux que vous qui ne savez peut-être pas tout ce que vous valez. Je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que le mari et les enfants.

La lettre inédite suivante à Mme Marliani est comme un commentaire et un complément à la première de ces deux lettres de Mme Sand à Louise Jedrzeiewicz ; nous en avons déjà cité plus haut quelques lignes se rapportant à l’influence bienfaisante de cette dernière sur son frère.


Nohant, fin septembre 1844.

Chère amie, je ne vous dirai pas tous mes regrets d’avoir été si longtemps privée de vous écrire, j’aurai plutôt fait de vous raconter tous mes empêchements. Tout le mois dernier, j’ai été à la tâche depuis dix heures du soir jusqu’à six et sept heures du matin pour faire mon nouveau roman qui a été enfin terminé vers le 28. Aussitôt après, Chopin ayant été encore à Paris reconduire sa sœur et son beau-frère, je suis allée courir, pour me remettre le corps et l’esprit, dans nos petites montagnes de la Marche avec Leroux, qui venait d’arriver de Boussac à l’instant même, Solange et mon frère. Nous avons couru par des chemins perdus et des hameaux aussi sauvages qu’on pourrait les désirer dans un voyage autour du monde. Nous avions montré au gros Manuel les roses de notre pays et encore il n’était pas trop enchanté.

Et Chopin, grâce à sa sœur, qui est bien plus avancée que lui, est maintenant revenu de tous ses préjugés. C’est une conversion notable dont il ne s’est pas aperçu lui-même. Ainsi au milieu des fatigues et des soucis, il arrive toujours quelque chose d’heureux et de réconfortant.. De semblables excursions avaient été faites également par Mme Sand dans les années précédentes et suivantes ; Chopin, absent en 1844, y prenait part aussi. On peut même dire que Mme Sand les organisait surtout et avant tout pour le distraire de son méticuleux et douloureux labeur. Ses créations qui naissaient avec la facilité merveilleuse et la spontanéité inconsciente du génie, étaient soumises ensuite à mille changements, à une critique sans merci ; des doutes lui venaient, torturants et cuisants, il refaisait son œuvre de fond en comble ; bref, toujours mécontent de lui-même, il travaillait jusqu’à se rendre complètement malade. C’est alors que Mme Sand qui, par la nature même de sa propre production spontanée et facile, était incapable de comprendre ce travail opiniâtre d’un artiste avide de perfection et ne pouvait que plaindre l’homme, s’empressait de l’entraîner à quelque excursion. On côtoyait les bords de la Creuse, de la Vauvre ou de la Sédelle, on visitait les dolmens dans les environs de Tulle (décrits dans Jeanne), la forteresse de Crozant ou le village de Fresselines, au confluent des deux Creuses (théâtre de quelques scènes du Péché de M. Antoine) ; on allait dans les environs de Saint-Sévère pour voir les champs de bataille des Anglais du temps de Jeanne d’Arc, ou bien au château de Boussac pour admirer les tapisseries historiques, datant du quinzième siècle[436]. Nous trouvons, tant dans l’Histoire de ma vie que dans les lettres imprimées et inédites de Mme Sand, le compte rendu de ces courses. Elles lui donnèrent, de plus, la matière de plusieurs de ses articles[437].

J’avais eu longtemps l’influence de le faire consentir à se fier à ce premier jet de l’inspiration. Mais quand il n’était plus disposé à me croire, il me reprochait doucement de l’avoir gâté et de n’être pas assez sévère pour lui. J’essayais de le distraire, de le promener. Quelquefois, emmenant toute ma couvée dans un char à bancs de campagne, je l’arrachais malgré lui à cette agonie ; je le menais aux bords de la Creuse, et pendant deux ou trois jours, perdus au soleil et à la pluie dans des chemins affreux, nous arrivions, riants et affamés, quelque site magnifique où il semblait renaître. Ces fatigues le brisaient le premier jour, mais il dormait ! Le dernier jour, il trouvait la solution de son travail sans trop d’efforts[438].

Le 6 juin, elle écrit à son fils, — cette seconde moitié de lettre est inédite, elle manque[439] dans la Correspondance :

… En t’attendant, nous faisons, Chopin et moi, de grandes promenades, lui monté sur son âne, et moi sur mes jambes, car j’éprouve le besoin de marcher et de respirer. Nous avons été hier à Montgivray, où nous avons trouvé toute la famille réunie, sauf le pauvre Polite, et très gaie malgré son absence, et on dirait même à cause de son absence…

… Le père Gatiau[440] se porte bien. Que je te dise un de ses scrupules qui te fera rire. Il ne voulait pas se servir pour équiper son âne de ta petite selle de velours à la française. J’avais beau lui dire que tu ne pouvais plus t’en servir. Il veut te l’acheter. J’espère que tu l’enverras promener, mais tu ne pourras peut-être pas l’empêcher de te faire un cadeau en échange…

Dans la lettre du 13 juin 1843, à Mme Marliani, on a également omis en l’imprimant les lignes suivantes (venant après les mots : « Cet affreux temps ne contribue pas peu à m’accabler. Nous aussi nous faisons du feu tous les jours[441] ») :

Et Chopin qui avait commencé de belles promenades sur son âne, est forcé d’en revenir à son piano. Malgré ce triste printemps, je ne peux pas dire qu’excepté vous et mes amis, je regrette Paris…

À la fin de cette lettre il manque encore la phrase suivante que nous transcrivons sur l’autographe :

Bonsoir, chère Lolo, Chopin vous dit mille tendresses, il va assez bien et la tranquillité lui réussit cette année mieux que les autres. J’attends Maurice et mon frère dans quinze jours, etc.[442].

Le 2 octobre 1843, Mme Sand écrit toujours à Mme Marliani (la lettre est tronquée dans la Correspondance et nous donnons, en les soulignant, les lignes omises) :

Chère bonne amie, j’arrive d’un petit voyage aux bords de la Creuse, à travers de fort petites montagnes, mais très pittoresques et beaucoup plus impraticables que les Alpes, vu qu’il n’y a guère ni chemins, ni auberges. Chopin a grimpé partout sur son âne, il a couché sur la paille et ne s’est jamais mieux porté que pendant ces hasards et ces fatigues. Mes enfants se sont amusés à courir comme des chevaux en liberté. Enfin nous avons fait une bonne partie pour nous reposer de trois jours et trois nuits de bals et fêtes rustiques, à l’occasion du mariage de Françoise[443].

En septembre 1845, dans une lettre adressée à Maurice, qui séjournait alors à Courtavenel chez Mme Viardot, un peu avant le départ de cette dernière pour Bonn, pour les fêtes données en l’honneur de Beethoven[444], Mme Sand parle d’une autre promenade de ce genre :

Cher Bouli, nous voici revenus de Boussac et des Pierres-Jomâtres, où nous avons été faire un déjeuner monstre avec toute la famille Leroux, ton oncle Polyte, Tortillard[445] ; tous à pied, excepté Solange à cheval et Chopin à âne…

Nous te raconterons tout notre voyage en détail, à présent ce serait trop long. Leroux est très bien établi à Boussac…[446].

À Charles Poncy, Mme Sand décrit aussi ces petits voyages et la vie à Nohant en l’été de cette même année 1845 :

J’ai été à Paris jusqu’au mois de juin, et depuis ce temps, je suis à Nohant jusqu’à l’hiver, comme tous les ans, comme toujours ; car ma vie est réglée désormais comme un papier de musique[447]. J’ai fait deux ou trois romans, dont un qui va paraître. Il a fait un été affreux ; je suis peu sortie de mon jardin, j’ai peu monté à cheval et en cabriolet, comme j’ai coutume défaire aux environs tous les ans[448]. Tous les chemins de traverse qui conduisent à nos beaux sites étaient impraticables et ma fille n’est pas du tout marcheuse. Je lui ai acheté un petit cheval noir qu’elle gouverne dans la perfection et sur lequel elle paraît belle comme le jour.

Mon fils est toujours mince et délicat, mais bien portant d’ailleurs. C’est le meilleur être, le plus doux, le plus égal, le plus laborieux, le plus simple et le plus adroit qu’on puisse voir. Nos caractères, outre nos cœurs, s’accordent si bien, que nous ne pouvons guère vivre un jour l’un sans l’autre. Le voilà qui entre dans sa vingt-troisième année et moi dans ma quarante-deuxième, et Solange dans sa dix-huitième ! Nous avons des habitudes de gaieté peu bruyante, mais assez soutenue, qui rapprochent nos âges, et quand nous avons bien travaillé toute la semaine, nous nous donnons pour grande récréation d’aller manger une galette sur l’herbe à quelque distance de chez nous, dans un bois ou dans quelque ruine, avec mon frère, qui est un gros paysan, plein d’esprit et de bonté, et qui dîne tous les jours de la vie avec nous, vu qu’il demeure à un quart de lieue. Voilà donc nos grandes fredaines.

Maurice dessine le site, mon frère fait un somme sur l’herbe. Les chevaux paissent en liberté. Les filleuls ou filleules sont aussi de la partie et nous réjouissent de leurs naïvetés. Les chiens gambadent et le gros cheval qui traîne toute la famille dans une espèce de grande brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement, nous avons peu joui de la campagne de cette façon cet été. Il a toujours plu, et les rivières ont effroyablement débordé. Mais l’automne s’annonce plus beau et j’espère que nous reprendrons bientôt nos excursions. Puis nous allons marier une filleule de Maurice et faire la noce à la maison[449].

À partir de 1841, presque tous les étés ou aux vacances venaient à Nohant les Viardot, Eugène Delacroix ou l’un des amis polonais de Chopin, tous gens au milieu desquels Chopin se sentait dans sa sphère favorite, avec lesquels il pouvait parler à cœur ouvert, faire de la musique, leur confier ses idées sur l’art. Leur seule présence avait une action bienfaisante sur sa nature nerveuse et impressionnable et lui rendait sa bonne humeur, parce qu’ils apportaient un changement et une animation inaccoutumée dans la vie calme de Nohant. Il retrouvait sa verve et son esprit, il exécutait ces incomparables scènes mimiques, que Balzac mentionne dans son Homme d’affaire et dont George Sand parle, outre l’Histoire de ma vie[450], dans plusieurs de ses lettres. C’était ainsi qu’en racontant à Mme Marliani l’arrivée du vieux Mendizabal à Nohant, en 1843, Mme Sand écrit à cette amie :

J’ai eu la visite de Mendizabal[451] un beau soir, au moment où je ne l’attendais guère, comme bien vous pensez. Il a passé ici trois heures, une à dîner et à bavarder, deux à entendre chanter Pauline et à faire faire à Chopin toutes les charges de son répertoire. Il est parti à minuit, toujours actif, brave, jovial et entreprenant…

On voit par tout ce qui précède, que si même Chopin n’aimait pas beaucoup la campagne, il y menait néanmoins une vie assez douce et agréable. Il faut en général tenir pour certain que si les années passées au square d’Orléans et à Nohant, de 1842 à 1846, n’étaient plus aussi intimement heureuses que celles qui coulèrent rue Pigalle, que si même il y existait un certain désaccord intime, cela n’empêchait point Chopin d’adorer passionnément son Aurore… aux yeux noirs, et d’en être aimé bien tendrement, bien doucement. Ce qui équivaut à dire, pour parler simplement, que lui, il était toujours amoureux comme par le passé, et elle, l’aimait de cet amour doucement condescendant que les femmes un peu âgées portent souvent aux jeunes hommes amoureux d’elles. Il ne faut pas oublier que le cas échéant ce jeune adorateur était charmant, frêle, sensitif et de plus, marqué au coin du génie !

C’est à tort, encore une fois, qu’on s’est efforcé de faire croire que George Sand « se refroidit bien vite à l’égard de Chopin », et que lui ne faisait que « souffrir et supporter son malheur ». Les lettres publiées et inédites, les journaux intimes et les mémoires nous peignent ces relations tout autrement. Nous le répétons : si les habitudes et le train extérieur de l’existence étaient différents chez ces deux grands artistes, s’ils s’aimaient aussi de manières conformes à la nature de chacun, ils n’en étaient pas moins intimement liés par les côtés les plus sublimes et les plus poétiques de l’âme, par la compréhension de la part de Mme Sand des œuvres de son ami, par la sympathie et la compréhension de Chopin pour ses croyances et ses aspirations humanitaires à elle. Ajoutons encore : par l’appréciation réciproque de leurs individualités artistiques qui se faisaient sentir en toutes choses ; ils voyaient bien cette empreinte de génie que des amis communs étaient assez peu aptes à remarquer. Et enfin, par un attachement mutuel, tel qu’il ne s’en rencontre pas souvent dans des mariages légitimes. Il suffisait à Chopin de s’absenter, pour que Mme Sand se prît immédiatement à s’inquiéter, elle se donnait toutes les peines du monde pour le préserver du froid, pour faire déjeuner et dîner à temps ce « petit Chopin », si distrait, si oublieux de sa personne, pour l’entourer de tout le confort possible. Nous lisons dans une lettre inédite, datée du 12 août 1843 à Mme Marliani :


Nohant, 12 août 1843.

Chère bonne amie, Chopin se décide tout d’un coup à aller passer deux ou trois jours à Paris pour voir son éditeur de musique et s’entendre avec lui sur quelques affaires. Il me ramènera Solange que je comptais me faire amener par Mme Viardot, mais il paraît que l’arrivée de celle-ci à Paris sera encore retardée de quelques jours. Chopin part dimanche et arrivera cour d’Orléans lundi de neuf à dix ou onze heures du matin. Aurez-vous la bonté de prier Enrico d’avertir le portier du numéro 5, pour que Chopin trouve sa chambre ouverte, aérée et de l’eau chaude pour sa toilette. Si le portier du numéro 9 n’est pas changé, ce que Dieu veuille, Chopin en aura sans doute besoin pour faire ses commissions, et Enrico ferait bien de l’avertir aussi. Je suis bien aise que Chopin me rapporte des nouvelles de votre santé après vous avoir vue par ses yeux. Je voudrais bien aussi qu’il pût voir Leroux et me rapporter de lui une réponse soit écrite, soit verbale sur les questions que je lui ai faites à propos de Consuelo dans ma dernière lettre. Chopin me promet bien d’aller le voir, mais il aura si peu de temps et tant de courses, et Leroux demeure si loin, que vous seriez bien gentille de les faire dîner ensemble un jour, où l’on ne jouera pas Œdipe, la seule chose que Chopin veuille entendre au théâtre.

Si vous êtes libre et tranquille, ce serait une bonne occasion pour venir nous voir avec Chopin pour chevalier. Mais je conçois que dans ce moment-ci vous pensiez à tout autre chose. Enfin Manuel est en route, je suppose, et qui sait si Chopin ne le trouvera pas à Paris ? Dans ce cas, qui vous empêcherait de venir tous ensemble ? Ce serait un repos nécessaire pour vous et pour Manuel. Tâchez, bonne amie, si cela se peut.

À vous de cœur.

G…

Chopin, de son côté, sachant combien Mme Sand s’inquiète à son sujet et voulant aussi lui donner au plus tôt des nouvelles de Solange, lui écrit, à peine arrivé à Paris, la lettre que voici :

Lundi[452].

Me voilà arrivé à onze heures et me voilà aussitôt chez Mme Marliani, vous écrivant tous deux. Vous verrez Solange jeudi à minuit, il n’y avait pas de place ni vendredi, ni samedi, jusqu’au mercredi prochain et cela aurait été trop tard pour tous. Je voudrais déjà être de retour, vous n’en doutez pas, et je suis bien aise que le sort a voulu que nous partions jeudi ; donc à jeudi, et demain, je vous écrirai de nouveau, si vous permettez.

Votre très humble.

Ch…

Bouli, je l’embrasse de cœur.

(Il faut que je choisisse les mots dont je connais l’orthographe.)[453].

Lorsque deux mois plus tard, en octobre, Chopin revint à Paris avec Maurice, Mme Sand restant encore à Nohant, elle le recommande une fois de plus aux soins de Mme Marliani :


Nohant (fin octobre) 1843.

Chère bonne amie, voilà mon petit Chopin, je vous le confie, ayez-en soin malgré lui. E se gouverne mal, quand je ne suis pas là, et il a un domestique bon, mais bête. Je ne suis pas en peine de ses dîners, parce qu’il sera invité de tous les côtés et qu’à cette heure-là, d’ailleurs, il n’y a pas de mal qu’il soit forcé de se secouer un peu. Mais le matin, dans la hâte de ses leçons, je crains qu’il n’oublie d’avaler une tasse de chocolat ou de bouillon, que je lui entonne malgré lui quand j’y suis. Enrico et Marie seraient bien gentils d’y penser. Rien n’est plus facile à son Polonais que de lui faire un petit pot-au-feu et une côtelette. Mais il ne le lui dira pas et peut-être même le lui défendra-t-il. Il faut donc que vous sermonniez Chopin et que vous le menaciez du gendarme Enrico.

Chopin est bien portant maintenant, il n’a besoin que de manger et de dormir comme tout le monde. Je suis forcée de rester encore une quinzaine pour faire des travaux de jardinage : un renouvellement total d’arbres fruitiers et de plus l’assainissement de la maison qu’une certaine fosse non inodore mal construite infecte d’un côté. Ces travaux que je commande tous les ans depuis quatre ans sont toujours oubliés ou mal faits en mon absence. En outre, j’ai quelques affaires d’argent à régler, je vais me débarrasser de tout cela, afin de vous rejoindre vite, je compte sur vous pourtant pour m’avertir au cas où Chopin serait malade tant soit peu gravement, car je laisserais tout pour aller le soigner. Gardez-moi ma place au coin de votre feu, empêchez Enrico d’user ma petite chaise de tapisserie avec son gros postérieur. Donnez-moi de vos nouvelles en attendant. Embrassez mon gros Manuel, et vous, portez-vous aussi bien que je vous aime tendrement…[454].

Mais cela ne suffit pas à Mme Sand, après avoir recommandé Chopin aux soins maternels de la bonne Charlotte, elle écrit encore à Mlle de Rozières :

Je reste quelques jours encore à Nohant, ma bonne petite amie, pour des travaux de maison et des affaires qui ne sont pas terminées tout à fait. J’ai forcé Chopin à aller reprendre ses leçons et à fuir la campagne qui lui deviendrait malfaisante avec la mauvaise saison, car il fait un froid du diable dans nos grandes chambres. Maurice aussi a besoin de reprendre le travail de l’atelier. Il aurait bien fallu renvoyer aussi Solange à sa besogne, mais Chopin m’a supplié de la garder pour le rassurer sur ma solitude. Elle ne s’en plaint pas, comme vous pouvez le croire. Voyez mon petit Chopin souvent, je vous prie, et forcez-le à se soigner. Vous pouvez bien, sans scandale, aller chez ces deux garçons, personne dans la maison n’y trouvera à redire. Allez-y donc flâner sous un prétexte ou sous un autre, pour surveiller mon dit Chopin, pour voir s’il déjeune, s’il ne l’oublie pas, et pour me le dénoncer au cas où il se conduirait comme un ustuberlu, sous le rapport de la santé. Il est bien portant maintenant, parce qu’il a une vie bien réglée. Dieu veuille qu’il ne fasse pas tout le contraire à Paris, mais je compte sur vous pour le gronder et pour m’avertir s’il était malade, car je laisserais tout là et j’irais le trouver. Ne lui dites pas que je vous mets ainsi à ses trousses.

À revoir bientôt, ma bonne petite. Prenez pour vous-même un peu du sermon, et soignez-vous, comme je vous recommande de soigner Chopin. Je vous embrasse tendrement, et Solange en fait autant.

G. S…

Je vais recommander au domestique polonais d’aller vous avertir à l’insu de son maître, au cas où il serait indisposé. Vous verriez ce que, c’est et vous feriez venir tout de suite M. Mollin, l’homéopathe, qui le soigne mieux que personne. Vous voulez bien, n’est-ce pas ? Vous savez que j’en ferais autant pour vous en pareil cas[455].

À son fils elle écrit le 30 octobre 1843, — dans une lettre qui devait lui parvenir à son arrivée à Paris, — qu’elle se fait des soucis à leur propos, Chopin ayant dû souffrir du froid et de fatigue en route, et elle termine sa lettre par ces mots :

Chopinet doit avoir ma broche de malachite dans ses affaires, qu’il n’oublie pas de me la faire raccommoder… Adieu, adieu, écrivez-moi et portez-vous bien tous les deux[456].

Apprenant par Chopin et par Mme Marliani elle-même combien toutes ses recommandations et tous ses désirs avaient été respectés, Mme Sand s’empresse de remercier toute la famille Marliani pour sa sollicitude à l’égard de Chopin :

Il est si bon et si excellent, notre pauvre cher enfant, qu’il mérite bien qu’on le dorlote un peu. Et il a besoin surtout de l’amitié dont les soins sont le témoignage extérieur. Souvent il s’impatiente contre ces soins, mais l’amitié le touche toujours ; malgré cela avec vous il sera sage, j’espère…

Elle termine sa lettre en priant son amie d’embrasser Enrico, parce qu’il est bien gentil pour Chopin.

Je vous assure que mes deux enfants mâles me manquent beaucoup…[457].

Le 7 novembre elle termine sa lettre, dans laquelle elle disait à son fils de prier Chopin de ne point lui envoyer l’argent qu’il recevrait de Falempin[458], parce qu’elle espérait que l’argent reçu de l’éditeur de Potter lui suffirait[459], par cette locution campagnarde : Nous te bigeons, nous bigeons Chopin.

Le 26 novembre (cette lettre est datée du « 16 novembre » dans le volume II de la Correspondance, mais nous avons déjà donné dans le chapitre iv les raisons qui nous font croire qu’elle fut écrite le 26 novembre 1843)[460], elle écrit :

Non, mon pauvre Mauricaud, je ne veux plus rester plus longtemps. La campagne est bella invan. J’ai plus soif de toi et de Chopinet[461] que de tout le reste, et je ne pourrais tenir une seconde fois à l’inquiétude de vous savoir tous deux malades en même temps.

George Sand avait raison de s’inquiéter de Chopin : infiniment préoccupé de son repos moral à elle, il ne voulait point lui donner de soucis et tâchait toujours de lui cacher ses maladies. Mme Sand dut à plusieurs reprises écrire à Mlle de Rozières, à. Mme Marliani, ou à Maurice, afin de les prier de lui dire la vérité, parce qu’elle était tourmentée par des pressentiments. Dans la lettre imprimée du 17 novembre (que nous avons déjà citée à propos de Fanchette) où Mme Sand parle des travaux faits au jardin et dans la maison, et où elle déclare ne plus songer qu’à partir au plus vite, nous lisons les mots[462] :

Dis-moi si Chopin n’est pas malade ; ses lettres sont courtes et tristes. Soigne-le, s’il est plus souffrant. Remplace-moi un peu. Lui me remplacerait avec tant de zèle auprès de toi, si tu étais malade[463].

Mme Sand n’avait pas été trompée par ses pressentiments. Chopin était tombé malade dès son arrivée à Paris. Elle écrit à son fils en novembre 1843 :

J’étais bien sûre que Chopin était malade, je l’avais si bien deviné que j’étais au moment d’aller à Paris, profitant de l’occasion du retour de François, sauf à revenir ici pour faire mon bail. Ainsi voilà mon pauvre petit toussant, crachant, dormant mal ou ne dormant pas, et tout cela sans que je sois là pour le consoler et le dorloter, je vois bien que nos amis le soignent, mais ce n’est pas la même chose. Mes soins le soulagent, ceux des autres l’impatientent[464]. Chopin de son côté s’empresse de tranquilliser son amie, on le voit par la lettre inédite, sans date, mais qui fut sûrement écrite à la fin de novembre 1843 et notamment : dimanche, le 26 novembre :

Ainsi vous avez fait vos expertises et vos étables vous ont fatiguée[465]. Mon Dieu, ménagez-vous pour votre départ et amenez-nous votre beau temps de Nohant[466], car nous sommes dans la pluie. Malgré cela, comme j’ai fait venir un coupé hier après avoir attendu le beau temps jusqu’à trois heures, je suis allé chez Rothschild et Stockhausen[467], et je n’en suis pas plus mal. Aujourd’hui dimanche je me repose et ne sors pas, mais par goût, non par nécessité. Croyez que nous sommes bien portants tous les deux. Que la maladie est loin de moi, que je n’ai que du bonheur devant moi. Que jamais je n’ai eu plus d’espoir que pour la semaine qui vient, et que tout ira à votre gré. Vous nous dites encore que votre palais est écorché, de grâce, ne prenez pas cette drogue. Nous avons bien dîné hier chez Mme Marliani. Après quoi les uns sont allés en soirée, les autres aux Crayons et les autres encore au lit. J’ai dormi dans mon lit, comme vous sur votre fauteuil, fatigué comme si j’avais fait quelque chose pour cela, je crois que ma drogue me calme trop, et je vais en demander à Molin une autre. À demain, nous vous écrirons toujours jusqu’à mercredi[468]. Pensez à vos vieux, toujours bien vieux qui ne font que penser à vous autres comme de raison. Maurice est sorti. Encore quatre jours. Chopin.

Ce fut la même chose en 1844. Au mois de septembre Chopin avait été à Paris, pour reconduire sa sœur et son beau-frère et s’était empressé de donner de ses nouvelles à Nohant, dès son arrivée à Paris, car il savait combien on s’inquiétait.

Au verso :

Madame George Sand, à La Châtre.
Château de Nohant. Indre.
L’estampille porte 23 septembre 1844[469].


Lundi, 4 h. 1/2.

Comment vous trouvez-vous ? Me voilà à Paris. J’ai rendu votre paquet à M. Joly[470]. Il a été charmant. J’ai vu Mlle de Rozières qui m’a fait déjeuner. J’ai vu Franchomme[471] et mon éditeur. J’ai vu Delacroix qui garde sa chambre. Nous avons causé pendant deux heures et demie musique, peinture et surtout vous. J’ai arrêté ma place pour jeudi ; je serai vendredi chez vous. Je vais à la poste, puis chez Grzym., puis chez Léo[472]. Demain, j’essaye des sonates avec Franchomme. Voici une feuille de votre jardinet. Grzymala vient d’entrer, il vous dit bonjours (sic) et vous écrit deux mots. Je ne dis plus rien, seulement que je me porte bien et suis votre fossile le plus fossile.

Chopin.

Je n’oublierai aucune commission. Je vais chez la princesse[473]. Embrassez vos chers fanfi de ma part. Czart[oryski] avec Grzym[ala].

Grzymala avait écrit au haut de la feuille :

Je me mets à vos pieds. Hier j’ai écrit une lettre longue que Chopin aurait pu lire et traduire de notre français sarmate en français académical (mot illisible). Écrivez-moi un mot, je vous prie. La princesse est malade. Il fait bien beau, j’espère que votre promenade a réussi…[474]

Chopin revint à Nohant et y passa les deux mois qui suivirent, — octobre et novembre, — puis vers la fin de novembre, il prit ses quartiers d’hiver à Paris, où ses leçons l’attendaient. Maurice qui avait passé la première partie de ses vacances chez les Viardot à Courtavenel, était allé les terminer en Gascogne, chez son père ; son oncle Hippolyte Chatiron l’y avait suivi[475] ; mais une épidémie s’était déclarée dans les environs de Nohant, (il paraît que c’était la diphtérie, mal connue à cette époque), la nièce de Mme Sand, Léontine Chatiron, manqua mourir de cette maladie, Maurice et M. Chatiron revinrent en toute hâte à Nohant[476]. À ce moment même mourut subitement à Paris Pierret, l’ami des parents de Mme Sand, qu’elle avait connu dès son enfance[477]. Tout cela fit que Chopin et Mme Sand se tourmentaient l’un à cause de l’autre, et s’efforçaient de se tranquilliser réciproquement. Voici encore quelques lettres inédites de Chopin et de George Sand se rapportant à ces derniers mois de 1844. C’est par elles que nous croyons pouvoir le mieux clore ce chapitre.

À madame Marliani, rue de la Ville-l’Évêque, 18.
Nohant, 21 novembre 1844.

Chère amie, je me dispose à aller vous rejoindre dans une quinzaine. Je crois que Chopin vous arrivera quelques jours avant moi. J’ai arrangé mes affaires avec Véron, je vous raconterai cela. Nous sortons ici d’une crise affreuse. Une fièvre muqueuse accompagnée de typhus faisait des ravages épidémiques. J’en ai été atteinte assez pour me rendre fort malade, mais très légèrement en comparaison des autres. Ma nièce a été tenue pour morte. La voilà sauvée. Mon pauvre frère, qui était avec Maurice chez M. Dudevant, est arrivé plein de terreur et l’a trouvée, Dieu merci, en voie de guérison. Mais toutes ces anxiétés m’ont bien fait souffrir. Solange n’a rien eu, le beau temps enlève la mauvaise influence et nous rassure. Chopin, pour lequel je ne craignais rien à cause de sa faiblesse même, est souffrant d’une névralgie, mais ce n’est rien de grave, et sa santé s’est assez bien soutenue cette année.

Maurice me revient dans quelques jours pour m’aider à faire mes paquets. Chère amie, je serais bien heureuse de passer tous mes soirs avec vous en dînant chez vous, ou en vous engageant à dîner avec moi. Mais chez moi, cela irait à la diable, et je ne sais rien ordonner. Chez vous, ce serait impossible à cause de la santé de Chopin qui souffrirait de ces allées et venues par le froid. Vous êtes mille fois bonne et aimable de songer à continuer notre phalanstère, mais le phalanstère n’est guère commode sous des toits différents. Et puis il m’est resté comme un remords et une crainte que cet arrangement n’ait été économique et commode que pour moi. Vous faites trop bien les choses pour que cela n’ait pas été plus dispendieux pour vous que vous ne vouliez me le dire. Mais nous nous verrons souvent et je vous saurai près de moi. Si vous êtes bien là où vous êtes maintenant, je serai un peu consolée que ce ne soit plus tout à fait près.

Je ne veux pas dire à Chopin que vous êtes revenue un peu exprès pour lui. Il s’en désolerait ! Vous le lui direz vous-même, et il pourra vous en remercier tout son soûl, comme on dit en Berry pour dire beaucoup. Embrassez pour nous le gros Manuel. Certainement il rentrera en Espagne autrement qu’il n’en est sorti. Mais qu’il ne se presse pas trop, le terrain est encore trop ébranlé. Salut à Enrico et amitiés à Pététin. Ne dites qu’à nos intimes l’époque de mon retour, afin que je puisse être tranquille les premiers jours. Bonsoir, amie, à bientôt. Je vous aime. J’ai dit qu’on vous envoie l’Éclaireur, et j’ai payé. Le rédacteur était absent, mais le voilà revenu et vous serez servie[478].

À mademoiselle de Rozières.
Nohant, 28 novembre 1844.

Chère petite, je vous annonce l’arrivée de Chopin pour vendredi soir. Je suis sûre que vous serez assez mignonne pour songer à lui faire du feu et tenir sa clef à sa disposition.

Nous, nous le suivons de près, nous serons à Paris le 4 ou le 5 décembre. Mes affaires se sont arrangées ; sans être brillantes, elles me rendent ma liberté, c’est tout ce que je désirais. Léontine est toujours sauvée, mais ne se rétablit pas, ce sera long et pénible.

Bouli est revenu, nous allons tous bien ici. Chopin pas mal, mais je n’aime pas ce froid pour son voyage. Soignez-le bien, ma chère mignonne, je m’en rapporte à vous[479].

G. S.

Madame George Sand[480],
à la Châtre,
Château de Nohant (Indre).
Lundi, 3 heures[481].

Comment chez vous ? Je viens de recevoir votre excellente lettre. Il neige ici tant que je suis bien aise que vous ne soyez pas en route et je me reproche de vous avoir pu susciter peut-être l’idée du voyage en poste par ce temps-là. La Sologne doit être déjà mauvaise, car il neige depuis hier matin. Votre décision d’attendre quelques jours me paraît la meilleure et j’aurai plus de temps à vous faire chauffer vos appartements. L’essentiel, c’est de ne pas vous mettre en route par ce temps avec des perspectives de souffrances. Jean a mis vos fleurs dans la cuisine. Votre jardinet est tout en boules de neige, en sucre, en cygne, en hermine, en fromage à la crème, en mains de Solange et dents de Maurice. Les fumistes viennent de venir, car je n’osais pas hier faire beaucoup de feu sans eux.

Votre robe est en levantine noire, tout ce qu’il y a de meilleur. Je l’ai choisie selon vos ordres. La couturière l’a emportée avec toutes vos instructions. Elle a trouvé l’étoffe bien belle, simple, mais bien portée. Je crois que vous en serez contente. La couturière m’a paru bien intelligente. L’étoffe a été choisie parmi dix autres, elle est de neuf francs le mètre, ainsi tout ce qu’il y a de meilleur en qualité, elle sera, à ce qu’il paraît, excellente ; tout a été prévu du côté de la couturière, qui veut bien faire.

Il y a ici beaucoup de lettres pour vous. Je vous envoie une qui me paraît être de la mère Garcia. Il y a une des Colonies, une de la Prusse à Mme Dudevant, née Francueil, que je vous enverrais aujourd’hui si elles étaient moins grandes. Je vous les enverrai, si vous les voulez. Il y a tout plein de journaux (V Atelier, le Bien public, le Diable), quelques livres, quelques cartes, entre autres celle de M. Martins. J’ai dîné hier chez Franchomme, je ne suis sorti qu’à quatre heures à cause du mauvais temps et j’ai été le soir chez Mme Marliani. Je dînerai aujourd’hui chez elle avec Leroux, m’a-t-elle dit, si la séance du procès de son frère qui doit être plaidé aujourd’hui finit de bonne heure[482]. J’ai trouvé les Marliani assez bien portants, sauf le rhume. Je n’ai vu ni Grzym. ni Pleyel, c’était dimanche. Je compte aller aujourd’hui les voir, si la neige cesse un peu. Soignez-vous, ne vous fatiguez pas trop avec vos paquets. À demain une nouvelle lettre, si vous permettez. Votre toujours plus vieux que jamais, et beaucoup, extrêmement, incroyablement vieux.

Ch…

Et puis voilà !

À vos enfants.

Franchomme a passé la matinée avec moi. Il est bien bon pour moi. Il se met à vos pieds. Je reçois à l’instant une lettre qui me paraît de Delatouche, et je la joins.

Madame George Sand[483],
à la Châtre,
Château de Nohant (Indre).
Jeudi, 3 heures[484].

Je viens de recevoir votre excellentissime lettre, et je vous vois toute tracassée par vos retards. Mais par pitié pour vos amis, prenez patience, car vraiment, nous serions tous peines de vous savoir en chemin par ce temps-là et pas en parfaite santé. Je voudrais que vous n’ayez des places que le plus tard possible, afin qu’il fasse moins froid, ici c’est fabuleux, tout le monde prétend que l’hiver s’annonce beaucoup trop brusquement. Tout le monde, c’est M. Durand et Franchomme, que j’ai vu déjà ce matin, et chez lequel j’ai dîné hier au coin du feu dans ma grosse redingote et à côté de son gros garçon. Il était rose, frais, chaud et jambes nues. J’étais jaune, fané, froid et trois flanelles sous le pantalon. Je lui ai promis du chocolat de votre part. Vous et le chocolat, c’est synonyme maintenant pour lui. Je crois que vos cheveux qu’il racontait être si noirs sont devenus dans son souvenir couleur chocolat. Il est drôle tout plein, et je l’aime tout particulièrement. Je me suis couché à dix heures et demie. Mais j’ai dormi moins fort que la nuit après le chemin de fer.

Que je suis fâché que vos plantations soient finies ; j’aurais voulu que vous ayez quelque chose à faire en sabots et dehors, car malgré le froid et le glissant ici il fait beau. Le ciel est pur et ne s’embrume que pour laisser tomber un peu de neige. J’ai écrit à Grzym. Il m’a écrit, mais nous ne nous sommes pas encore vus. J’étais cependant chez lui, mais il est introuvable. Je sortirai comme toujours porter cette lettre à la Bourse, et avant d’aller chez Mlle de Rozières, qui m’attend à dîner, j’irai voir Mme Marliani que je n’ai vue ni hier, ni avant-hier.’ Je ne suis pas allé non plus chez Mme Doribeaux, car je suis sans beaux habits, ce qui fait que je ne ferai pas des visites inutiles. Mes leçons ne sont pas encore en train. Primo, je viens de recevoir seulement un piano. Secondo, on ne sait pas encore trop que je suis arrivé, et je n’ai eu qu’aujourd’hui seulement quelques visites intéressées. Cela viendra peu à peu, je ne m’en inquiète pas. Mais je m’inquiète de vous savoir quelquefois impatientée, et je mets mon nez à vos pieds pour vous prier de vous armer d’un peu d’indulgence pour les voituriers qui ne vous rapportent pas de réponse de Châteauroux, et pour des choses semblables. À demain. Je vous envoie une lettre pour vous éveiller mieux encore. Je pense qu’il fait matin et que vous êtes dans votre robe de chambre, entourée de vos chers fanfi que je vous prie de vouloir bien embrasser de ma part, ainsi que de me mettre à vos pieds. Pour les fautes d’orthographe, je suis trop paresseux pour voir dans Boiste. Votre momiquement (de momie) vieux.

Ch…

Jean nettoie dans ce moment le salon. Il est fort occupé des glaces et il y met du temps…

Au-dessus de la première page :


Ne souffrez pas, ne souffrez pas.

Disons, pour terminer le récit de ces années 1842-1846, que toutes les autres lettres inédites de Mme Sand, adressées à son frère, à son fils, à Mmes Marliani et de Rozières, que nous ne citons pas, sont également remplies de tendres soucis, de préoccupations maternelles à l’égard de Chopin. Elle est toujours en peine de son confort, de son repos, de ses déjeuners, de son appartement bien chauffé, et en même temps, elle a toujours bien soin d’ajouter : il ne faut pas qu’il sache que je m’occupe de lui. Et tantôt elle déclare qu’elle ne peut se passer de ces préoccupations, parce qu’elles font son bonheur et sa vie[485], tantôt elle confesse qu’elle n’avait pas pu donner cours à son projet de quitter Paris dès le mois d’avril, parce que « les occupations de Chopin et de Maurice les retenant jusqu’aux premiers jours de mai, elle n’avait pas eu le courage de les laisser seuls, leurs figures s’allongeaient à cette proposition et elle-même, elle ne sait plus se passer de l’un ni de l’autre[486] », ou tantôt enfin, elle répète la même chose à Maurice lui-même : « Décidément, je ne pourrais pas vivre sans toi et sans mon petit souffreteux[487]… ».


CHAPITRE VI

(1846-1847)


Le rôle des enfants dans les romans des parents. — Solange, Maurice et Augustine Brault. — L’été de 1846. — Lucrezia Floriani. — Le 29 juin 1846. — Excursions dans la Creuse. — Victor de Laprade et Louis Blanc à Nohant. — L’automne de 1846. — La commedia dell’arte à Nohant. — Fernand des Préaulx. — L’hiver de 1846-47. — Encore quelques lettres de Chopin. — Le printemps de 1847 à Paris. — Clésinger. — Mlle Merquem. — Mariage de Solange. — Rupture avec Chopin. — Événements tragiques de 1847 à Nohant, — L’hiver de 1847-48. — Mort d’Hippolyte Chatiron. — Mort de Chopin en 1849. — La correspondance entre Chopin et George Sand. — Dumas père et Dumas fils.


Dans une union légitime et vraie, c’est-à-dire unique, les enfants sont une bénédiction et une joie, c’est un lien de plus entre les deux époux. Les enfants illégitimes lors d’une liaison nouvelle ou les enfants du mariage légitime lors d’une liaison illégitime deviennent presque toujours ou victimes, ou un sujet de discorde ou même une cause de rupture. Et si cette règle générale s’applique souvent lorsque les enfants sont petits et irresponsables, elle devient presque infaillible quand les enfants sont adultes, quand ils deviennent des individualités et ont le droit de parler haut.

La vie d’Anna Karénine aurait été moins tragique, si le petit Serge n’avait pas existé. Ce furent les enfants de George Sand : Maurice, Solange et sa fille adoptive, Augustine Brault, qui jouèrent le rôle d’un semblable réactif chimique dans la liaison de Chopin et de George Sand. De quelque point qu’on envisage ce conflit psychologique, il apparaît profondément tragique. Ceux même qui ne croient point à la morale sociale, peuvent voir par cet exemple avec quelle néfaste irrévocabilité le sort sévit contre ceux qui l’enfreignent, contre leurs proches et leurs descendants, si ce n’est jusqu’au septième degré, du moins jusqu’au second ! Quant à nous, nous ne pouvons que plaindre ce fils et cette fille, dont le premier était arrivé à haïr l’ami de sa mère, à le traiter en ennemi, et la seconde, à juger sa mère. Nous plaignons aussi cette fille adoptive, détestée par l’ami de sa mère adoptive. Et nous plaignons encore ce malheureux Chopin, détestant le fils de la femme aimée, haïssant la fille adoptive de cette dernière et traitant avec une tendresse et un a partialité exagérée la vraie fille. Voici une occasion parfaitement choisie pour se souvenir du verset de saint Paul que Tolstoï mit en tête son de chef-d’œuvre : « À Moi appartient la vengeance, c’est Moi qui le rendrai », en prenant certes ce verset non dans son sens religieux, mais bien comme l’expression de l’infaillibilité irrévocable des lois morales, de la fatalité toute-puissante, qui gît à l’état latent, mais inévitable, dans chaque fait, dans chacun de nos actes.

Au square d’Orléans le bonheur n’était plus sans nuage, l’harmonie intime était moins parfaite que rue Pigalle. Il surgissait parfois à l’horizon de légères brumes, de petits nuages gris, puis de lourdes nuées couleur de plomb, qui voilaient la lumière ; elles venaient et passaient. Mais au commencement du printemps de 1846, l’horizon se rembrunit soudain très visiblement et les premiers indices de l’orage encore lointain, mais imminent se laissèrent sentir. Cependant, quoiqu’il y ait bien des choses qui ne soient plus all right dans le petit ménage, les impressions gaies, joyeuses dominent.

Il faut noter que dès 1844, à la mort de son père, la santé de Chopin reçut une rude atteinte et il se mit visiblement à descendre la pente fatale. Son irritation nerveuse augmenta extrêmement : l’état général de son organisme, déjà si faible et si frêle, empira.

Mon attachement, dit George Sand, n’avait pu faire ce miracle de le rendre un peu calme et heureux que parce que Dieu y avait consenti en lui conservant un peu de santé. Cependant il déclinait visiblement, et je ne savais plus quels remèdes employer pour combattre l’irritation croissante des nerfs. La mort de son ami le docteur Mathusinski et ensuite celle de son propre père lui portèrent deux coups terribles…[488].

Le séjour de sa sœur à Nohant fut un bienfait pour le pauvre grand artiste et lui apporta un certain calme, ses nerfs semblèrent se détendre, la présence de Mme Iedrzeiewicz aplanit même certains sujets de discorde entre lui et Mme Sand. Mais l’hiver rigoureux de 1844-45 aggrava la phtisie d’une manière notoire, et dès cette époque, Chopin eut à lutter chaque hiver contre un catarrhe aigu, parfois deux, coup sur coup : cette saison lui devint une rude épreuve. Mme Sand écrit à Mme Iedrzeiewicz au printemps de 1845[489] :

Chère et bien-aimée Louise, vous êtes bonne de m’aimer et moi, je vous aime de toute mon âme. J’aime mieux ma chambre de Paris depuis que vous l’avez habitée et je ne peux pas renoncer au rêve de vous voir l’habiter encore. Notre cher petit a été bien fatigué par l’hiver rigoureux qui s’est tant prolongé ici, mais depuis qu’il fait beau, il est tout rajeuni et tout ressuscité. Quinze jours de belle chaleur lui ont mieux valu que tous les remèdes. Sa santé est liée à l’état de l’atmosphère, aussi je songe sérieusement, si je peux réussir à gagner cet été assez d’argent pour voyager avec ma famille, à l’enlever pendant les trois mois les plus rigoureux de l’hiver prochain et à le conduire dans le Midi. Si l’on pouvait, pendant une année entière, le tenir préservé du froid, l’été venant ensuite, il aurait dix-huit mois de répit pour se guérir de sa toux. Il faudra que je le tourmente, parce qu’il aime Paris, quoi qu’il en dise. Mais pour ne pas le trop priver et ne pas l’enlever trop longtemps à sa clientèle, on peut lui laisser passer ici septembre, octobre et novembre, puis revenir au mois de mars et lui donner encore jusqu’à la fin de mai avant de retourner à Nohant. Voilà mes projets pour l’année présente et l’année prochaine. Les approuvez-vous ?

Un autre remède bien nécessaire, c’est que vous lui écriviez souvent et qu’il n’ait jamais d’inquiétude sur votre compte à tous, car son cœur est toujours avec vous et à toute heure il se tourmente et s’élance vers sa chère famille…

Presque à la même date, Mme Sand disait à M. Alexandre Thies, dans sa lettre du 25 mars 1845 :

Monsieur,

Nous sommes bien coupables envers vous, moi surtout ; car lui (Chopin) écrit si peu et il a tant d’excuses dans son état continuel de fatigue et de souffrance, que vous devez lui pardonner. J’espérais toujours l’amener à vous écrire, mais je n’ai eu que des résolutions et des promesses, et je prends le parti de commencer, sauf à ne pas obtenir, entre sa toux et ses leçons, un instant de repos et de calme. C’est vous dire que sa santé est toujours aussi chancelante. Depuis les grands froids qu’il a fait ici, il a été surtout accablé ; j’en suis presque toujours malade aussi et aujourd’hui je vous écris avec un reste de fièvre[490].

Quoique la plus grande partie de l’été de 1845 ait été, comme nous savons, horriblement pluvieuse, Chopin se sentit bien mieux, tellement mieux, que George Sand put écrire, en novembre de cette année, à Mme Marliani :

… Chopin est assez bien portant, dormant, mangeant, et n’ayant pas eu d’indisposition de tout l’été, mais s’affectant toujours, comme font tous les hommes maladifs, et s’enterrant d’avance à tout instant, avec un certain plaisir. Il lui faudrait aussi des distractions, à lui mais il ne sait pas être seul et je ne peux pas toujours vivre à Paris. Papet l’a examiné, palpé, ausculté, encore cette année, avec la plus grande attention. Il a trouvé tous ses organes parfaitement sains, mais il le croit porté à l’hypocondrie et destiné à s’alarmer toujours, jusqu’à ce qu’il ait pris quarante ans et que ses nerfs aient perdu leur sensibilité excessive…[491].

Et à la sœur de Chopin elle écrit :

Notre cher Frédéric ne va pas mal, et l’automne est superbe, après ce déplorable été, qu’il a portant supporté assez bien[492].

Chopin lui-même écrivait à sa sœur, le 20 juillet 1845 :

Je ne suis pas créé pour la campagne, cependant je jouis de l’air frais…

Se fiant à cette amélioration de santé, Mme Sand remit à plus tard son projet d’emmener Chopin passer les mois d’hiver dans le Midi et resta avec lui à Paris. Mais l’hiver de 1845-1846 se trouva être encore plus mauvais : point froid, mais humide à l’excès ; l’influenza sévit à Paris ; Chopin attrapa une grippe qui dura presque tout l’hiver et qui le fit surtout souffrir au printemps. À cette époque, Chopin parle déjà dans ses lettres de sa « toux habituelle », mais assure que cela n’a pas d’importance, qu’il a « survécu déjà à tant de gens plus jeunes et plus forts, qu’il se croit éternel[493] », et il ^e plaint au contraire de ce que Mme Sand ne se laisse pas traiter par un médecin, tout en étant très malade d’un mal de gorge, il se plaint de ce qu’elle se fâche contre l’hiver à Paris et ne sache point supporter patiemment sa maladie, tandis que lui, Chopin, trouve que « l’hiver est partout l’hiver, et qu’à la campagne c’est bien pis encore ». Il ajoute toutefois « qu’il aurait volontiers donné plusieurs années de sa vie pour une heure ou deux de soleil », et convient que « cette couple de mois est difficile à passer[494] ».

Au printemps de cette année de 1846, il fut tout particulièrement souffrant, Mme Marliani aussi : Mme Sand, en soignant ses deux amis, se fatigua à outrance : elle voulait au plus vite soustraire Chopin à la poussière, à la chaleur parisiennes et l’emmener à « l’air frais de la campagne », qu’il n’aimait pas, mais qui lui avait fait tant de bien. Elle avait hâte devrait être placée avant les numéros 3, 4 et 5. (Voir plus haut au chapitre v la lettre du 20 juillet 1845, dans laquelle George Sand dit que « la chaleur qui fit suite au déluge lui réussit cette année mieux que les autres ».) aussi d’aller se reposer ; on avait donc décidé de quitter Paris dès les premiers jours de mai.

Or, Maurice était allé au mois d’avril faire un séjour à Guillery, chez son père, auquel il ne faisait généralement sa visite annuelle qu’aux vacances d’automne. Nous avons dit (au chapitre xi du deuxième volume) que les malentendus d’autrefois étaient si bien oubliés, à cette époque, que les deux époux s’invitaient l’un et l’autre, par l’intermédiaire de Maurice, à venir passer quelques jours dans leurs domaines respectifs.

Mme Sand annonce à son fils, dans l’une de ses lettres inédites, que Chopin est allé faire une petite course à Tours. Elle accompagne cette nouvelle de quelques lignes humoristiques, où résonne l’écho de cette gaieté un peu bruyante et de drôleries sans nombre dont la « jeunesse » faisait retentir les murs du logement parisien de Mme Sand :

… Chopin est allé à Tours avec un rhume, et en est revenu guéri. Seulement un peu plus taquin et cherchant des poux dans la tête des gens plus que de coutume. J’en ris, Mlle de Rozières en pleure. Solange lui rend coup de dents pour coup de griffes, Bignat[495] fait : « Aïe ! aïe ! » Titine se jette dans le sein de Briquet, Briquet serre la queue et prend son galop à travers la chambre. Pierre[496] rit d’un rire agréable et met ses pieds en dehors, la Luce[497] relève ses sourcils jusqu’aux cheveux par un bout et Suzanne[498] souffle comme un cachalot. D’Arpentigny[499] est pour le moment la bête noire, mais le capitaine ne s’en aperçoit point et va son train avec une gravité sublime…[500].

Les leçons de Chopin l’empêchèrent toutefois d’aller à Nohant en même temps que toute la famille, il partit quelques jours plus tard. La veille même du départ de Mme Sand il arrangea chez lui une petite soirée d’adieu, donnée comme toujours dans l’intimité la plus restreinte. George Sand la décrit ainsi dans une lettre inédite à son fils, adressée encore à Guillery : Hier Chopin nous a donné de la musique, des fleurs et des boustifailles chez lui. Il y avait le prince et la princesse Czartoryski, la princesse Sapieha, Delacroix, Louis Blanc, qui a fait des déclarations superbes à Titine, dont Bignat s’est beaucoup moqué. Il y avait aussi d’Arpentigny, Duvernet et sa femme, d’Aure, etc., enfin Pauline et Viardot…[501].

Le 9 mai, déjà à Nohant, Mme Sand écrit à Mme Marliani : Je ne vous demande pas de vos nouvelles, j’en ai tous les jours par un mot de Chopin[502].

À Nohant, George Sand travailla comme toujours assidûment, elle terminait alors sa Lucrezia Floriani. Quant à la jeunesse, elle s’amusait et s’adonnait au sport, Mme Sand dit dans une de ses lettres inédites à Mme Marliani que, « debout au milieu du manège comme un vrai maître d’équitation, elle fait galoper Solange et Augustine… ».

Cette année, Nohant fut visité par la comtesse Laure Czosnowska[503], — amie de Chopin et de sa famille, — par Delatouche, par le comte Savary de Lancosme-Brèves[504], par Eugène Delacroix, professeur de Maurice, par. Eugène Lambert, par Victor de Laprade et Emmanuel Arago, et enfin par Louis Blanc. Comme toujours, on arrangea des parties de plaisir, et on entreprit des excursions dans les environs ; c’est ainsi qu’on alla, au mois de juin, en nombreuse compagnie aux courses de Mézières-en-Brenne, fondées par le Cercle hippique de Mézières. L’un des compagnons de cette partie de plaisir, qui laissa les plus joyeux souvenirs chez tous ceux qui y prirent part, fut Victor de Laprade. Il avait gagné tous les cœurs à Nohant, et surtout celui de Solange qui se querellait à tout propos avec lui, lui faisait mille agaceries et ne semblait pas insensible à ses prévenances. C’est à cet épisode que se rapporte une très longue et très intéressante lettre de George Sand à M. de Laprade dont nous devons citer la plus grande partie[505] :

Maintenant, causons d’autre chose, de vous, par exemple. Vous avez dû profiter de ces deux ou trois jours de chaleur qui viennent de passer et qui nous ont fait plaisir, parce qu’ils nous rappelaient la Brenne et ce joyeux épisode dont notre vie casanière et uniforme a été si gracieusement traversée. Vous avez dû barboter dans toutes les eaux dont vous êtes susceptible ; vous ne trouverez à Nohant ni fleuve, ni cours d’eau digne du nom de rivière, mais un ruisselet, un rio, comme disent nos paysans, l’Indre, que l’on enjambe pendant l’été, et qui, l’hiver, devient parfois large et impétueux comme le Rhône à Lyon. On ne croirait jamais cela à le voir dans son habit d’été. Il n’y a rien de si tranquille, de si humble, de si caché sous le feuillage, de si bon enfant quand il se promène, la canne à la main, à travers nos prés. C’est une baignoire de poche, mais elle est bien jolie, bien claire, courante, ombragée, avec des monticules de sable pour s’asseoir et fumer son cigare en voyant courir les goujons, des iris, des joncs et des demoiselles. Ah ! quelles demoiselles ! Vous en seriez fou et il y en a par milliers. Je ne parle pas des miennes. Celles qui voltigent sur l’Indre ont le corsage encore plus fin, des ailes d’or, d’azur, d’émeraude. Elles ne pincent ni n’égratignent, elles ne font aucun tort aux cravates, elles ne volent pas les lorgnons, elles ne cassent point les cannes. Elles fuient et reviennent sans cesse ; en cela elles sont femmes, mais elles ne mettent pas deux heures et demie à leur toilette[506]. Elles naissent et meurent, parées et splendides comme les lys des champs. Pour les approcher et les admirer sur les herbes du rivage, je me flanque souvent dans des trous, car l’Indre vous en a d’assez perfides, mais cela ne me corrige pas, je fais ce que vous ferez souvent dans votre vie, je m’enfonce et je risque de me noyer, ou je barbote dans la vase, le tout pour attraper des demoiselles qui se moquent de moi. Les naturalistes appellent ces beaux êtres agrillons. Quel vilain nom ! et comme le nom populaire est plus joli et plus poétique. Ce sont de vraies demoiselles du temps de Charles VII, avec leurs coiffures larges en bourrelet et leurs corsages longs et carrés. Mais j’ai remarqué, en les pourchassant, qu’elles avaient une grande prédilection pour les ronces et les orties. Encore un trait de caractère qui les rapproche de la jeune race féminine. Il faut se piquer et s’écorcher pour en approcher. Je parle de cela avec beaucoup de détachement, parce que je n’ai jamais été demoiselle ; j’ai toujours été garçon, c’est-à-dire bête, crédule et mystifié. C’est ce qui a fait le malheur de ma jeunesse et le bonheur de mon âge mûr. Mais comme il est insensé de sacrifier le plus beau temps de la vie, je ne pousse pas mes filles dans la même voie. Je les laisse se féminiser tant qu’elles veulent. Il y en a une que son intelligence conduira bien dans la vie et une autre que son cœur mènera droit en paradis…

Vous me faites bien grand plaisir en m’annonçant aussi votre hôte[507]. J’ai mille choses à lui dire et à lui demander sur la Brenne[508]. Savez-vous que dans la Vie à cheval[509] il y a deux ou trois chapitres sur les chasses qui sont charmants et qui ont l’air d’épisodes de Walter Scott. Quant aux faits, je vais lui demander la permission de lui en voler pour un roman, et j’ai quelque idée de faire le parfait gentilhomme dont je vous ai parlé. Mais n’en parlez à personne, on me le volerait et mon idée gâchée ne me plairait plus. J’allais faire un roman sur l’Irlande, l’hiver dernier, quand j’ai commencé à lire la Molly Maynires de P. Féval. Moi qui ne lis jamais de romans, c’était bien touché ! L’admiration m’a coupé la parole au bout de la plume.

J’ai pourtant commencé le Martin d’Eugène Sue. Jusqu’à présent, il y a de l’intérêt, des caractères tracés brutalement, comme toujours, mais avec une couleur forte et vraie. Scipion est très bien et ses paysans hideux sont d’une réalité désolante. Malheureusement le besoin d’événements et de drames grossiers, auxquels il sacrifia toujours, va le forcer bientôt à sortir de cette vérité de tons. Il voit les paysans avec une autre lorgnette que moi. Peut-être ceux qu’il a vus sont-ils laids comme ça. Je veux que vous examiniez ceux de la Vallée Noire, et vous reconnaîtrez que je n’ai pas été poète, mais tout bonnement juste dans la Mare au Diable. À propos de la Mare au Diable, je vous confesse notre ignorance. Personne ne peut me dire ce que c’est que Picciola et ce qu’on lui a fait à l’Académie. Est-ce qu’ils vont consigner dans les dictionnaires pour faire plaisir à Solange et à moi qu’on peut se priver dans les dialogues de l’imparfait du subjonctif ? J’espère que c’est assez causé et j’ai honte de vous envoyer une lettre qui coûtera plus de port qu’elle ne vaut. Si j’osais, je l’affranchirais, comme j’aurais payé cette voiture que nous avons fait attendre quatre heures à Nohant, à vos frais. Mais vous vous seriez fâché et je n’ai pas osé.

Bonsoir à vous et bonjour à votre jeune sœur qui est charmante, j’en suis sûre, à condition, disent mes petites pestes, que vous ne vous mêliez pas de son éducation. Il ne faudrait point, ajoute Solange, que vous vous en mêlassiez, que vous la taquinassiez, ni que vous l’embêtassiez. On vous attaque. Répondez. Vous avez bec et ongles. Toute à vous de cœur.

George Sand.

Si vous lisez Lucrezia Floriani, comme vous en avez l’intention, soyez averti d’avance que c’est très ennuyeux, surtout à lire par feuilletons. Je vous demande seulement une chose ; c’est de me dire si vous méprisez et détestez Lucrezia. C’est une étude pour moi, et je tiens à connaître l’impression du lecteur, de certains lecteurs, sans ménagements…[510]).

On voit que la gaieté et l’animation régnaient cet été à Nohant plus que jamais. Mais entre temps, les rapports entre Chopin et Maurice devinrent tout à fait hostiles, et enfin on en vint à des disputes ouvertes, il paraît que ce fut à cause d’Augustine. Nous n’avons pas dit encore les raisons qui amenèrent Mme Sand à prendre chez elle cette jeune parente et à l’adopter Le lecteur se souvient sans doute que Sophie Delaborde, la mère de George Sand, était d’extraction fort basse, et sur tout qu’elle appartenait par son éducation, ses relations et son entourage aux couches sociales les moins cultivées. L’une de ses cousines, Adèle Brault, une fille entretenue, s’était mariée avec un artisan. Sophie l’avait toujours secourue, mais il était défendu à la petite Aurore Dupin, par son aïeule, de jamais frayer avec elle même chez sa mère ; elle ne la revit qu’au chevet de mort de cette dernière. Adèle Brault avait une fille, Augustine. Cette jeune fille fréquenta souvent la maison de Mme Sand, dès son installation rue Pigalle : elle prenait part aux ébats de la jeunesse et se trouva être une charmante personne, attirant tous les cœurs par son caractère doux et égal, son enjouement et sa simplicité. Elle devint bientôt la favorite de toute la jeunesse et de Mme Sand. Cette dernière la prit souvent chez elle, à Paris, aussi bien qu’à Nohant[511], parce qu’Augustine avait ce qui manquait tant à Solange : une âme candide et aimante, et parce que son existence dans sa famille était par trop pénible. Sa mère, une femme grossière et inculte, ne pensait qu’à placer sa fille plus ou moins lucrativement, ou bien à tirer bénéfice de ses dons naturels, elle arrivait ainsi à commettre des actes sinon criminels, du moins parfaitement préjudiciables[512]. Augustine aimait la musique et travaillait sérieusement et consciencieusement, espérant plus tard gagner sa vie, soit en donnant des leçons, soit en se vouant à la carrière artistique. George Sand vit bientôt qu’Augustine n’avait ni le talent ni la santé nécessaires pour aborder le théâtre, mais elle lui donna de bons maîtres de musique pour la préparer à donner des leçons de piano. Puis voyant la triste existence d’Augustine et voulant la soustraire aux manèges indignes de sa mère, Mme Sand offrit de la prendre tout à fait chez elle comme fille adoptive. Mme Brault n’accepta pas tout de suite : comme toutes les personnes de son espèce, elle prétendit que cet arrangement s’accomplirait à son détriment, qu’elle y perdrait, mais lorsque Mme Sand promit de lui verser une certaine somme, soit annuelle, soit mensuelle, à titre de dédommagement, elle consentit, et une espèce de traité fut passé entre les Brault et Mme Sand. L’affaire ne se termina pas sans quelques nouvelles sorties grossières de la mère Brault. Néanmoins, au printemps de 1846, Augustine s’installa chez Mme Sand et, à sa grande joie et à celle de toute la famille, la suivit à Nohant. George Sand écrit à ce propos à son fils à Guillery :

… La mère Brault laisse Augustine parfaitement tranquille maintenant. Quand elle a vu que je lui tenais tête, elle en a pris son parti et lui a demandé pardon. Mais moi, je fais semblant d’être irritée…[513].

Mais à peine d’accord, les Brault, comme il est encore naturel aux individus de leur espèce, regrettèrent d’avoir cédé à « trop bon marché » et se mirent à soutirer à George Sand, sous différents prétextes, des sommes tantôt minimes, tantôt assez rondes. À peine quelques semaines après la lettre précitée, George Sand écrit, le 18 « juin, à Mlle de Rozières que « les Brault lui tirent encore de l’argent ». Mais fort heureusement, après quelques nouveaux pourparlers et quelques nouvelles admonestations de Mme Sand, ils la laissèrent en repos ainsi que leur fille.

Malheureusement, il y avait des personnes dans la famille même de Mme Sand, qui n’étaient pas bien disposées en faveur d’Augustine. Solange, qui dès son enfance traitait sa cousine du haut de sa grandeur, et, en sa qualité d’enfant gâtée, la tyrannisait un peu, la considérant comme une plébéienne, à côté de son aristocratique petite personne, se mit dès lors à la détester pour de bon, à la tirailler, à lui faire expier sa propre mauvaise humeur, enfin à la traiter avec une hostilité ouverte. Mme Sand s’efforça en vain de faire cesser ces discordes. Hélas ! cela ne servit qu’à amener des conflits entre elle et Chopin. Celui-ci avait rien moins que delà sympathie pour Augustine, il la haïssait franchement et prenait toujours le parti de Solange, eût-elle absolument tort, contre elle et Mme Sand. Quant à Maurice, autant par sympathie pour sa cousine que par inimitié pour Chopin, se mettait immédiatement en guerre pour Augustine et contre Chopin. Ces dissensions de famille déplorables et compliquées ne faisaient que s’envenimer de jour en jour ; elles prirent enfin un caractère tragique et rendirent la vie intime intolérable. Les Brault osèrent, plus tard, incriminer la pureté des relations de Maurice et d’Augustine ; ils dirent et imprimèrent qu’il y eut entre eux un roman protégé par Mme Sand. Mais George Sand le nia catégoriquement déclarant qu’elle avait « effectivement rêvé, en voyant l’amitié de Maurice pour Augustine, de les marier un jour, mais que, malheureusement, ces deux enfants, tout en s’aimant fraternellement, n’étaient nullement amoureux l’un de l’autre : se connaissant depuis leur enfance, ils ne voyaient l’un dans l’autre que des compagnons de jeux », d’autant plus que Maurice nourrissait alors un amour sans espoir pour une grande artiste[514]. Malheureusement encore il y eut des personnes bien plus proches que les Brault qui s’efforcèrent de calomnier ces relations fraternelles : elles portèrent un coup mortel non à la réputation irréprochable d’Augustine, mais au cœur maternel de Mme Sand[515]. Ceci arriva plus tard. Durant l’été de 1846, des disputes, des querelles, des explications, des réconciliations se succédèrent sans trêve. Chacun avait les nerfs surexcités. C’est ainsi que Mme Sand se décida brusquement à se séparer de sa vieille femme de chambre Françoise, dont elle avait fêté la noce avec pompe trois ans plus tôt. Cette rupture soudaine parut inexplicable à Chopin : tout changement dans le personnel de la maison lui semblait, grâce à sa sensibilité aiguisée, une vraie calamité[516]. Dans le cas présent, la disgrâce qui frappait ainsi « l’honnête Françoise » et le vieux jardinier Pierre parut à Chopin une chose inqualifiable, exorbitante, Françoise servant dans la maison depuis vingt et un ans, Pierre vivant au château depuis quarante ans, depuis la grand’mère de Mme Sand. Chopin crut qu’ils étaient les victimes d’Augustine et de Maurice. Il fait part à sa sœur qui avait connu à Nohant les deux vieux serviteurs de leur renvoi et il ajoute ironiquement : « Fasse le ciel, que les nouveaux plaisent davantage au jeune maître et à la cousine…[517]. » Quant à Mme Sand, elle s’étonnait de l’étonnement de Chopin. Dans sa lettre à Mlle de Rozières, datée du 18 juin, en déclarant de son côté qu’elle avait renvoyé sa vieille servante, elle ajoute :

Françoise m’a fait des scènes de poissarde. Chopin est effaré de ces actes tardifs de rigueur. Il ne conçoit pas qu’on ne supporte pas toute la vie ce qu’on a supporté vingt ans. Je dis, moi, que c’est parce qu’on l’a supporté vingt ans qu’on a besoin de s’en reposer… Il nous semble que ces « actes de rigueur » contre une femme à laquelle, il y avait deux ans à peine, Mme Sand avait dédié, dans des termes les plus touchants, le roman de Jeanne et qu’elle appelait son « ange », ne furent que l’expression d’une tension de nerfs et d’une irritation, qui s’étaient accrues après une longue suite de désagréments et de chagrins d’un tout autre ordre.

En automne, on entreprit de nouveau une série d’excursions. On alla à Châteauroux reconduire Delacroix et rencontrer Emmanuel Arago ; on visita les bords de la Creuse. Puis on s’amusa à arranger à Nohant des tableaux vivants, à se costumer, à jouer des charades et de petits ballets improvisés Ceux-là prirent peu à peu le caractère de vraies pièces de théâtre improvisées, dans le genre de la commedia dell’arte et furent l’origine de ce théâtre de Nohant, qui tint une si grande place dans l’œuvre de George Sand. Elle-même raconte ainsi comment ces petits ballets prirent naissance, dans son article sur les Marionnettes de Nohant, qui fait partie de ses Dernières Pages :

… Le tout avait commencé par la pantomime, et ceci avait été de l’invention de Chopin ; il tenait le piano et improvisait, tandis que les jeunes gens mimaient des scènes et dansaient des ballets comiques. Je vous laisse à penser si ces improvisations admirables ou charmantes montaient la tête et déliaient les jambes de nos exécutants. Il les conduisait à sa guise et les faisait passer, selon sa fantaisie, du plaisant au sévère, du burlesque au solennel, du gracieux au passionné. On improvisait des costumes, afin de jouer successivement plusieurs rôles. Dès que l’artiste les voyait paraître, il adaptait merveilleusement son thème et son accent à leur caractère. Ceci se renouvela durant trois soirées et puis le maître partant pour Paris, nous laissa tout excités, tout exaltés et décidés de ne pas laisser perdre l’étincelle qui nous avait électrisés…

On faisait prendre part à ces pantomimes, généralement exécutées par Solange, Augustine, Maurice et Lambert, les hôtes séjournant à Nohant, tels que Louis Blanc et Emmanuel Arago. Ce dernier fut tellement entraîné par ce courant de gaieté que toutes ses lettres écrites après son départ de Nohant sont pleines d’allègres souvenus et d’allusions drolatiques, adressées à la reine et la saltimbanque, ainsi qu’aux autres personnages de ces charades en actions. Ce séjour d’Arago à Nohant, en 1846, trouva son écho dans la dédicace du roman de Piccinnino, que George Sand écrivait alors, et qui parut l’année suivante portant en tête :

À mon ami Emmanuel Arago,
Souvenir d’une veillée de famille.

Louis Blanc, à son tour, garda longtemps le souvenir de ces soirées de Nohant, et nous retrouvons dans ses lettres de 1847-48, au beau milieu de la tourmente révolutionnaire, des allusions à Mlle Galley et Mlle de Graffenried ! — c’étaient les noms que portait Solange et Augustine dans l’une de ces pantomimes et qu’il continua à leur donner dans ses lettres et ses causeries[518].

D’autre part, ces relations plus suivies et plus amicales avec l’auteur de l’Histoire de la Révolution, dont le premier volume parut l’automne suivant, eurent pour résultat l’article de George Sand sur cet ouvrage, publié dans le Siècle le 7 novembre 1847. Nous avons dit plus haut que l’article sur l’Histoire de dix ans fut écrit en 1845. Les causeries avec Louis Blanc et la lecture de son ouvrage sur la Révolution de 1789 suggérèrent, de plus, à Mme Sand le projet de faire un roman se passant à cette époque. Mais la Révolution de février 1848 arrêta ce projet et ce ne fut qu’en 1868 que Mme Sand le mit à exécution en écrivant Nanon. Or, le roman commencé en 1847[519] n’eut qu’un chapitre paru en 1851 dans la Politique nouvelle sous le titre de Monsieur Rousset ; dans les Œuvres complètes il fait partie du volume de Simon.

Donc l’été et l’automne de 1846 semblent avoir été un temps de ris et de jeux. Ils furent en même temps pleins d’amertumes, de discordes et de disputes domestiques. Et au commencement de cet été survinrent des incidents qui changèrent de fond en comble l’état de choses durant depuis des années et préparèrent le terrain pour l’épilogue tragique de l’année suivante.

George Sand le dit elle-même dans l’Histoire de ma vie, sans dater son récit, racontant comme toujours les faits selon leur lien intérieur et logique, sans aucune allusion chronologique. Mais il nous est possible de rattacher ces remarques générales, ces vagues développements et ces morceaux d’histoire intime, qui se suivent dans sa biographie, à des faits exacts, des dates et des personnes, en les confrontant avec les lettres précitées de Chopin à ses parents, les lettres de George Sand à Mme Iedrzeiewicz et ses lettres inédites à d’autres personnes, ainsi qu’avec tout ce que nous savons par ce qui précède et enfin avec une œuvre de George Sand, ayant une valeur biographique. En confrontant tous ces documents le lecteur acquerra’ la certitude que la page de l’Histoire, que nous citons plus loin, se rapporte à des accidents arrivés en l’été de 1846. (Empressons-nous de dire que pour des raisons de narration nous sommes obligé d’intervertir l’ordre des trois passages de George Sand que nous donnons ici.)

Nohant lui était devenu antipathique, son retour, au printemps, l’enivrait encore quelques instants. Mais dès qu’il se mettait au travail, tout s’assombrissait autour de lui…

(Viennent les lignes se rapportant à la manière de travailler de Chopin que nous avons citées dans le chap. ii.)

J’avais eu longtemps l’influence de le faire consentir à se fier à ce premier jet de l’inspiration. Mais quand il n’était plus disposé à me croire, il me reprochait doucement de l’avoir gâté et de n’être pas assez sévère pour lui. J’essayais de le distraire, de le promener…

(Puis viennent les lignes qui se rapportent aux courses aux bords de la Creuse, citées dans le chapitre v.)

Mais il n’était pas toujours possible de le déterminer à quitter ce piano qui était bien plus souvent son tourment que sa joie, et peu à peu il témoigna de l’humeur quand je le dérangeais. Je n’osais pas insister. Chopin fâché était effrayant, et comme avec moi il se contenait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir.

Ma vie, toujours active et rieuse à la surface, était devenue intérieurement plus douloureuse que jamais. Je me désespérais de ne pouvoir donner aux autres ce bonheur auquel j’avais renoncé pour mon compte, car j’avais plus d’un sujet de profond chagrin contre lequel je m’efforçais de réagir.

L’amitié de Chopin n’avait jamais été un refuge pour moi dans la tristesse. Il avait bien assez de ses propres maux à supporter. Les miens l’eussent écrasé, aussi ne les connaissait-il que vaguement et ne les comprenait-il pas du tout. Il eût apprécié toutes choses à un point de vue très différent du mien. Ma véritable force me venait de mon fils, qui était en âge de partager avec moi les intérêts les plus sérieux de la vie et qui me soutenait par son égalité d’âme, sa raison précoce et son inaltérable enjouement. Nous n’avons pas, lui et moi, les mêmes idées sur toutes choses, mais nous avons ensemble de grandes ressemblances d’organisation, beaucoup de mêmes goûts et de mêmes besoins, en outre un lien d’affection naturelle si étroit qu’un désaccord quelconque entre nous ne peut durer un jour et ne peut tenir à un moment d’explication tête à tête. Si nous n’habitons pas le même enclos d’idées et de sentiments, il y a du moins une grande porte toujours ouverte au mur mitoyen, celle d’une affection immense et d’une confiance absolue.

À la suite des dernières rechutes du malade, son esprit s’était assombri extrêmement et Maurice, qui l’avait tendrement aimé jusque-là[520], fut blessé tout à coup par lui d’une manière imprévue pour un sujet futile. Ils s’embrassèrent un moment après, mais le grain de sable était tombé dans le lac tranquille, et peu à peu les cailloux y tombèrent un à un. Chopin fut irrité souvent sans aucun motif et quelquefois irrité injustement contre de bonnes intentions. Je vis le mal s’aggraver et s’étendre à mes autres enfants, rarement à Solange, que Chopin préférait, par la raison qu’elle seule ne l’avait pas gâté ; mais à Augustine avec une amertume effrayante et à Lambert même qui n’a jamais pu deviner pourquoi. Augustine, la plus douce, la plus inoffensive de nous, à coup sûr, en était consternée. Il avait été d’abord si bon pour elle ! Tout cela fut supporté ; mais enfin, un jour, Maurice, lassé de coups d’épingles, parla de quitter la partie. Cela ne pouvait pas et ne devait pas être. Chopin ne supporta pas mon intervention légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l’aimais plus.

Quel blasphème, après ces huit années de dévouement maternel ! Mais le pauvre cœur froissé n’avait pas conscience de son délire. Je pensais que quelques mois passés dans l’éloignement et le silence guériraient cette plaie et rendraient l’amitié calme, la mémoire équitable…

Immédiatement après ces lignes, George Sand dit : « Mais la Révolution de février arriva et… » et ainsi de suite, comme si l’incident à propos de Maurice s’était produit juste avant les journées de février. Ce n’est qu’une rencontre toute fortuite dans un même passage, dans une même ligne, de deux faits séparés par presque deux années de distance, car nous savons que la querelle entre Chopin et Maurice n’eut pas lieu à la veille de la Révolution de février, ou même dans l’été de 1847, mais bien réellement au commencement de l’été 1846. Relisons un autre passage de l’Histoire (précédant celui-là, venant immédiatement après les lignes citées dans le chapitre v et peignant les exigences outrées de Chopin par rapport à la « nature humaine », les « engouements et désillusions » qui en résultaient, sa sensibilité extrême par rapport à toute chose grossière ou inélégante, à toute ombre, toute tache chez les personnes qu’il fréquentait).

On a prétendu que dans un de mes romans j’avais peint son caractère avec une grande exactitude d’analyse. On s’est trompé, parce que l’on a cru reconnaître quelques-uns de ses traits, et procédant par ce système, trop commode pour être sûr, Liszt lui-même dans une Vie de Chopin un peu exubérante de style, mais remplie cependant de très bonnes choses et de très belles pages, s’est fourvoyé de bonne foi.

J’ai tracé dans le Prince Karol le caractère d’un homme déterminé dans sa nature, exclusif dans ses sentiments, exclusif dans ses exigences.

Tel n’était pas Chopin. La nature ne dessine pas comme l’art, quelque réaliste qu’il se fasse. Elle a des caprices, des inconséquences, non pas réelles probablement, mais très mystérieuses. L’art ne rectifie ces inconséquences que parce qu’il est trop borné pour les rendre.

Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques que Dieu seul peut se permettre de créer et qui ont leur logique particulière. Il était modeste par principe et doux par habitude, mais il était impérieux par instinct et plein d’un orgueil légitime qui s’ignorait lui-même. De là des souffrances qu’il ne raisonnait pas et qui ne se fixaient pas sur un objet déterminé.

D’ailleurs, le prince Karol n’est pas artiste. C’est un rêveur et rien de plus ; n’ayant pas de génie, il n’a pas les droits du génie. C’est donc un personnage plus vrai qu’aimable, et c’est si peu le portrait d’un grand artiste que Chopin, en lisant le manuscrit chaque jour sur mon bureau, n’avait pas eu la moindre velléité de s’y tromper, lui si soupçonneux pourtant !

Et cependant, plus tard, par réaction, il se l’imagina, m’a-t-on dit. Des ennemis (j’en avais auprès de lui qui se disaient ses amis, comme si aigrir un cœur souffrant n’était pas un meurtre), des ennemis lui firent croire que ce roman était une révélation de son caractère. Sans doute, en ce moment-là, sa mémoire était affaiblie : il avait oublié le livre, que ne l’a-t-il relu !

Cette histoire était si peu la nôtre ! Elle en était tout l’inverse. Il n’y avait entre nous ni les mêmes enivrements, ni les mêmes souffrances. Notre histoire, à nous, n’avait rien d’un roman ; le fond en était trop simple et trop sérieux pour que nous eussions jamais eu l’occasion d’une querelle l’un contre l’autre, à propos l’un de l’autre !…

Puis viennent les lignes citées au chapitre v et que nous devons reprendre ici :

… Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel, sinon une seule fois, qui fut, hélas ! la première et la dernière. Une affection si élevée devait se briser et non s’user dans ces combats, indignes d’elle. Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l’obligeance et la déférence en personne, il n’avait pas pour cela abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m’entouraient. Avec eux l’inégalité de son âme tour à tour généreuse et fantasque se donnait carrière, passant toujours de l’engouement à l’aversion et réciproquement.

Rien ne paraissait, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance. Du moins telle fut sa réserve pendant sept ans, que moi seule put les deviner, les adoucir et en retarder l’explosion.

Pourquoi une combinaison d’événements en dehors de nous ne nous éloigna-t-elle pas l’un de l’autre avant la huitième année

Cette huitième année de leur vie commune ce fut bien l’année 1846.

Pour bien comprendre et pour apprécier à sa juste valeur le troisième passade de l’Histoire de ma vie, précédant ces deux extraits, il est indispensable de le confronter avec l’exposition du moment décisif de la lutte entre le héros et l’héroïne de la Lucrezia Floriani. Nous devons noter que ce roman commença à paraître dans le Courrier français le 25 juin 1846 et fut terminé la même année. Donc l’épisode réel décrit dans le chapitre xxix du roman et dans l’Histoire de ma vie, avait dû avoir lieu avant que la fin du manuscrit fût envoyée à l’impression, c’est-à-dire au commencement de l’été. Nous avons même tout lieu de croire que le fait réel se rapporte à la veille de l’anniversaire de Maurice, c’est-à-dire le 29 juin

Nous osons réfuter absolument et catégoriquement l’assertion de George Sand de n’avoir nullement tracé le caractère de Chopin dans la personne du prince Karol et que ceux qui le croient « se fourvoient de bonne foi ». Ce sont les auteurs, souvent de très bonne foi, qui se fourvoient par rapport à leurs œuvres, à leur signification, leur valeur, leurs défauts et leurs qualités. Et puis « qui s’excuse, s’accuse ».

Il est certain que George Sand n’avait point décrit dans la Lucrezia Floriani son roman vécu avec Chopin, ni ses propres actes, ni les raisons qui, en réalité, amenèrent la discorde, le refroidissement et la rupture. Ils se « fourvoient » donc effectivement ceux qui cherchaient et qui cherchent dans ce roman des faits réellement arrivés. Ceux qui croient et écrivent que ce roman fut l’une des causes de la rupture entre George Sand et Chopin, s’abusent plus encore : Lucrezia Floriani, c’est la conclusion, c’est la réflexion qui suit tout conflit sentimental, tout roman vécu, lorsque tout devient clair, lorsqu’il n’y a plus rien de cette brume rosée ou bleuâtre qui enveloppe tout de son voile enchanteur, et que les rêves poétiques cèdent la place à la critique sobre, prosaïque et pleine de raison. Est-ce sciemment ou inconsciemment que George Sand prit pour objet de son analyse le caractère de Chopin ou plutôt un caractère semblable à celui de Chopin ? Il importe peu, le fait est là. Le nier, c’est nier l’impression du lecteur qui n’a point à juger les intentions de l’auteur, mais son œuvre. Celui qui a attentivement suivi notre récit de la vie de George Sand, pourra moins qu’un autre se défendre contre les analogies, il sera frappé des traits de ressemblance qui s’imposeront à son esprit et à sa mémoire.

George Sand a certainement raison de dire que l’art n’est pas la vie, que ses moyens de créer les êtres, d’établir les caractères sont très différents, moins complexes, plus rectilignes.

Mais on peut dire d’une œuvre d’art ce que Tolstoï dit des rêves : « Comme dans tous les rêves, tout fut faux dans ce rêve, hormis le sentiment qui l’avait évoqué. » Dans une œuvre d’art tout peut être fantastique et autre que dans la réalité. Les actes des personnages et les lieux où ces actes se passent ; les noms et l’ordre chronologique des faits ; le degré d’intensité du coloris général et des sentiments particuliers des héros ; la proportion gardée entre leurs grands défauts et leurs faibles vertus, tout cela n’est certes pas servilement copié sur nature. Mais la source ou le noyau, dont découle ou se forme toute l’œuvre, est vrai. Dans Lucrezia, ce noyau vrai, c’est la différence des natures de George Sand et de Chopin, et notamment (George Sand a beau le nier), l’exclusivisme du prince Karol.

Lucrezia Floriani n’est certes pas l’histoire vraie de la romancière et du grand musicien, pourtant ce n’est pas parce que « Karol, n’ayant pas de génie, n’aurait pas les droits du génie », ou parce qu’il n’aurait point ressemblé à Chopin, mais bien parce que Lucrezia elle-même est bien moins une femme de génie dans le roman écrit qu’elle ne le fut dans le roman vécu. Grâce à cela il y a dans le roman bien moins de raisons et de causes qui doivent amener des discordes et des conflits qu’il n’y en eut dans la vie réelle. Elles sont toutes simplifiées et ramenées à cette unique synthèse : un amour exclusif, une jalousie rétrospective de Karol pour le passé de Lucrezia, qui a quatre enfants de quatre pères différents et maint autre « souvenir ». Dans l’histoire réelle le nombre de ces causes et de ces raisons était légion, elles provenaient toutes d’une façon de vivre et d’une éducation différentes. C’est là le thème caché et vrai du roman, un thème développé magistralement, mais c’est justement à cause de cette maestria, qu’en dépit des efforts de l’auteur à déguiser la réalité, ce thème se laisse deviner. C’est comme une géniale « sonate en forme de variations », ou une symphonie où le compositeur « varie le thème », avec un art inimitable, nous le présente sous différents aspects, mais chaque amateur de musique, sans même être très versé dans le contrepoint, le reconnaît néanmoins immédiatement.

Or, en dehors de cette analogie des données générales dans les deux romans, — vécu et écrit, — il existe entre Chopin et le héros de George Sand tant de ressemblance que la comparaison s’impose.

1° Karol ne compose ni nocturnes, ni mazurkas, mais ce n’est certes pas un homme ordinaire, et Lucrezia (qui ne pouvait savoir qu’elle écrirait plus tard son Histoire où elle assurerait que « le prince Karol n’est pas artiste »), dit carrément à son ami Salvator Albani : C’est une nature d’artiste.

2° Il est très curieux aussi qu’aucun des défenseurs et des amis de George Sand qui la crurent sur parole, et qu’aucun de ses ennemis, qui l’attaquèrent à cause de Chopin, ne remarqua que Karol est un nom polonais, c’est Charles en polonais. Le prince Karol, quoiqu’il porte le nom allemand de Roswald, est un Polonais, un Slave. On peut arguer que « cela ne veut rien dire », — c’est un petit trait qu’il faut noter !

3° Karol n’est ni un génie, ni, dit-on, un artiste, et surtout il n’est pas musicien, oh ! que non. Mais voici qui est étrange : lorsqu’il tombe malade au bord d’un lac (ne faudrait-il pas lire : au bord de la Méditerranée ?), qu’il divague, que tout ce qui l’entoure apparaît à son imagination morbide sous un aspect fantastique et que tous les sons et toutes les images arrivent transformés à son cerveau, — il lui semble alors que l’une des fillettes de Lucrezia, au lieu de parler, ne fait que chanter du Mozart et l’autre du Beethoven ! Il est tout à fait musicien ce prince polonais-là !

4° Karol n’est point Chopin, mais lorsqu’il fait connaissance de Lucrezia, il a juste six ans de moins qu’elle.

5° Lucrezia n’est point une romancière, c’est une actrice (néanmoins elle écrit aussi, tantôt un drame, tantôt une comédie !). Elle n’écrit point de lettre à l’ami du prince Karol, et cet ami ne s’appelle pas le comte Albert (Grzymala), mais bien le comte (Salvator) Albani, mais… mais elle s’empresse de lui raconter l’histoire de ses entraînements passés, avec la même loyauté que Mme Sand. Elle sait que Karol en outre a eu un premier amour, une fiancée, qu’il fut « inconsolable » en la perdant, c’est pour cela qu’elle croit — tout comme Mme Sand dans sa lettre à Grzymala — que Karol peut n’éprouver pour elle qu’un entraînement passager.

Lucrezia s’aperçoit qu’elle et le prince sont aussi dissemblables que le feu et l’eau. Lui est un aristocrate, par sa naissance, ses instincts, elle une plébéienne ; c’est un juste, elle une pécheresse ; elle est pleine de condescendance pour les faiblesses humaines, lui exige la perfection absolue et ne peut pardonner une seule tache, une seule ombre ; lorsque Karol apprendra son histoire, il sera épouvanté, elle en est sûre. Mais elle ne veut pas qu’il s’abuse sur son compte, et elle raconte sa vie à l’ami de Karol, Albani, un autre Grzymala, qui connaît à fond son ami et le surveille avec une tendresse paternelle.

Écoute, dit Lucrezia à Salvator, j’ai eu des entraînements violents, aveugles, coupables, je ne le nie pas, mais ce n’étaient pas des caprices. On appelle ainsi une intrigue de plaisir qui dure huit jours. Mais il y a aussi des passions de huit jours !… Peut-être aurais-je mieux fait d’être galante que d’être passionnée. Je n’aurais nui qu’à moi-même, au lieu que ma passion a brisé d’autres cœurs que le mien.

Mais on n’échappe pas à la destinée : au bout de quelques semaines, pendant lesquelles Lucrezia se dévoue à soigner le prince malade (cela ne se passe certainement pas à Majorque, mais aux bords du lac Iséo), elle devient sa maîtresse.

6° Pourquoi, dit l’auteur du roman (croyant fermement qu’il ne parle ni de Chopin ni de Mme Sand), pourquoi cette femme qui n’était plus très jeune, ni très belle, dont le caractère était précisément l’opposé du sien, dont les mœurs imprudentes, les dévouements effrénés, la faiblesse du cœur et l’audace d’esprit semblaient une violente protestation contre tous les principes du monde et de la religion officielle, pourquoi enfin la comédienne Floriani avait-elle, sans le vouloir et sans même y songer, exercé un tel prestige sur le prince de Roswald ? Comment cet homme si beau, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il inopinément et presque sans combat sous l’empire d’une femme usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l’égard de celles qu’il respectait le plus, crédule jusqu’au fanatisme, à l’égard de celles qu’il avait toujours niées et qu’il devait nier toujours ?…

Aucun des biographes de George Sand n’a jamais exprimé avec autant de force l’antithèse des deux natures. En lisant ces lignes le lecteur n’a qu’à faire un bien faible effort de mémoire pour repasser mentalement les années vécues rue Pigalle, au square d’Orléans et à Nohant.

7° Le plus rayonnant bonheur règne d’abord entre les deux amants, bonheur d’autant plus sublime et plus exalté que le prince Karol apparaît an commencement du roman comme un être pur, idéal, angélique, enthousiaste, vivant dans le monde des rêves, se refusant à voir tout ce qui est bas et obscur.

… C’était une adorable nature d’esprit que la sienne, dit l’auteur. Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes les grâces de l’adolescence réunies à la gravité de l’âge mûr. Il resta délicat de corps comme d’esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté charmante, une physionomie exceptionnelle qui n’avait, pour ainsi dire, ni âge ni sexe. Ce n’était point l’air mâle et hardi d’un descendant de cette race d’antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer ; ce n’était point non plus la gentillesse efféminée d’un chérubin couleur de rose. C’était quelque chose comme ces créatures idéales, que la poésie du moyen âge faisait servir à l’ornement des temples chrétiens ; un ange, beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme, comme un jeune dieu de l’Olympe, et pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée. C’était là le fond de son être. Rien n’était plus pur et plus exalté en même temps que ses pensées ; rien n’était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement dévoué que ses affections…[521].

8° Par sa nature et par son éducation, le prince Karol était porté à mener une existence exclusive, renfermée, s’abstenant de toute sociabilité. Dans ses croyances religieuses, morales et politiques il tenait fermement à la division de l’humanité en deux parties inégales : une minorité d’élus, — les justes dans le ciel, les gens nobles, instruits, honnêtes, recherchés dans leur mise et dans leurs mœurs sur la terre, et la vile multitude, — la foule des pécheurs aux enfers, la foule des hommes malpropres, grossiers, vicieux et ignorants, sur la terre. Il ne pouvait vivre qu’avec les premiers et se détournait avec dégoût des seconds.

Les âmes naturellement bonnes et généreuses qui tombent dans cette erreur en sont punies par une éternelle tristesse…

Donc Karol était, dès son enfance, incliné à la mélancolie.

Karol n’avait point de petits défauts. Il en avait un seul, grand, involontaire et funeste, l’intolérance de l’esprit. Il ne dépendait pas de lui d’ouvrir ses entrailles à un sentiment de charité générale pour élargir son jugement à l’endroit des choses humaines. Il était de ceux qui croient que la vertu est de s’abstenir du mal, et qui ne comprennent pas ce que l’Evangile, qu’ils professent strictement d’ailleurs, a de plus sublime, cet amour du pécheur repentant qui fait éclater plus de joie au ciel que la persévérance de cent justes, cette confiance au retour de la brebis égarée ; en un mot, cet esprit même de Jésus, qui ressort de toute sa doctrine et qui plane sur toutes ses paroles : à savoir que celui qui aime est plus grand, lors même qu’il s’égare, que celui qui va droit par un chemin solitaire et froid…

Tous ces détails qui servent à nous peindre la personne du prince Karol, toute cette exposition de ses croyances et de ses idées, peuvent paraître une superfétation dans le roman écrit. Mais dans le roman vécu c’est justement ces idées, ces croyances, cette manière de Chopin de traiter les faits de la vie réelle qui creusèrent, peu à peu, un gouffre entre lui et Mme Sand.

9° Lucrezia, à l’instar de l’auteur de l’Histoire de ma vie, dit au comte Albani :

Je connais ses principes et ses idées d’après ce que tu m’en dis tou les jours ; car, quant à lui, je dois avouer qu’il ne m’a jamais fait de morale.

Mais tout comme Mme Sand, elle sait parfaitement combien leurs principes et leurs idées étaient dissemblables, combien cette dissemblance créait à tout moment une différence dans leur manière de juger les choses.

Dans le roman, voici le fait qui éveille le plus grand mécontentement du prince Karol :

« Lucrezia s’inquiéta en entendant dire que Boccaferri, un pauvre artiste qu’elle avait sauvé plusieurs fois des désastres de la misère, quoiqu’elle n’eût jamais eu pour lui le moindre amour, ni la plus légère velléité d’engouement, était retombé dans un état de gêne et de privation. » Elle s’empresse de venir au secours de son ex-camarade, ce qui pousse Karol à un accès de mécontentement profond, presque de jalousie. N’est-ce pas une irritation toute semblable qui perce dans la lettre de Chopin à ses parents, écrite en l’automne de 1845, citée en partie plus haut[522] ? Il critiquait ces continuels secours pécuniaires de Mme Sand à Leroux. Il ne voyait pas d’un œil plus favorable l’aide pécuniaire qu’elle prêtait à Bocage, dont le nom même ressemble à Boccaferi.

10° Autre trait de ressemblance entre Chopin et le prince Karol. On sait qu’à part ses parents et ses sœurs Chopin n’aima jamais que trois ou quatre de ses camarades d’école et de jeunesse. En présence de tous les autres, des nombreux amis mondains ou artistes, il se dérobait, cachait son moi intime derrière un mur infranchissable d’amabilité, de politesse et d’agréable causerie mondaine. Mme Sand raconte dans l’Histoire de ma vie comment, après une soirée passée dans quelque salon à charmer tout le monde par son jeu enchanteur, ses pantomimes et ses allègres disputes avec les jeunes filles, à peine revenu à la maison, Chopin semblait ôter avec son frac toute cette gaieté superficielle et passait des nuits blanches, en proie à mille tristesses. Lenz, Liszt, Marmontel, Schulhof, Hiller et d’autres après eux, soulignent dans leurs souvenirs combien l’être intime de Chopin était inaccessible, sous des dehors de l’amabilité la plus charmante. Niecks assure catégoriquement que Chopin se laissait lien plus aimer qu’il n’aimait lui-même ses amis[523] ; que fort souvent il avait pour les absents de tout autres paroles que pour les présents, et que son cœur était fermé même pour les plus intimes amis à l’exception de trois ou quatre[524]. L’auteur de Lucrezia Floriani écrit à propos du prince Karol : Mais cet être n’avait pas assez de relations avec ses semblables. Il ne comprenait que ce qui était identique à lui-même, sa mère dont il était un reflet pur et brillant ; Dieu, dont il se faisait une idée étrange appropriée à sa nature d’esprit, et enfin une chimère de femme qu’il créait à son image et qu’il aimait dans l’avenir sans la connaître. Le reste n’existait pour lui que comme une sorte de rêve fâcheux auquel il essayait de se soustraire en vivant seul au milieu du monde. Toujours perdu dans ses rêveries, il n’avait point le sens de la réalité. Enfant, il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se blesser ; homme, il ne pouvait se trouver en face d’un homme différent de lui sans se heurter douloureusement contre cette contradiction vivante. Ce qui le préservait d’un antagonisme perpétuel, c’était l’habitude volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de ne pas entendre ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses yeux comme des espèces de fantômes et, comme il était d’une politesse charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui n’était chez lui qu’un froid dédain, voire une aversion insurmontable *. Il est fort étrange qu’avec un semblable caractère le jeune prince pût avoir des amis. Il en avait pourtant qui l’aimaient ardemment et qui se croyaient aimés de lui. Lui-même pensait les aimer beaucoup, mais c’était avec l’imagination plutôt qu’avec le cœur. Il se faisait une haute idée de l’amitié et, dans l’âge des premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient jamais d’opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord formel…

Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation et de sa grâce naturelle, qu’il avait le don de plaire, même à ceux qui ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur ; la faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des femmes ; la culture abondante et facile de son esprit, l’originalité douce et flatteuse de sa constitution lui gagnaient l’attention des hommes éclairés. Quant à ceux qui étaient d’une trempe moins fine, ils aimaient son exquise politesse, et ils y étaient d’autant plus sensibles qu’ils ne concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l’exercice d’un devoir et que la sympathie y entrât pour rien. Ceux-là, s’ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu’il était plus aimable qu’aimant ; et en ce qui les concernait, c’eût été vrai. Mais comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient si vifs, si profonds et si peu récusables ?

Ainsi donc, on l’aimait toujours, sinon avec la certitude, du moins avec l’espoir d’être payé de quelque retour…

Dans le détail de la vie, Karol était d’un commerce plein de charmes. Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce inusitée, et quand il exprimait sa gratitude, c’était avec une émotion profonde qui payait l’amitié avec usure[525]. Même dans sa douleur, qui semblait éternelle, et dont il ne voulait pas prévoir la fin, il portait un semblant de résignation, comme s’il eût cédé au désir que Salvator éprouvait de le conserver à la vie…

11° Outre le trait commun à Chopin et au prince Karol, — l’intolérance morale, — tous deux cherchent la perfection absolue ou plutôt l’absolu ici-bas et sont incapables d’accepter la réalité.

Il est curieux de comparer le passage de l’Histoire cité p. 447 avec ce passage de Lucrezia :

Elle avait beaucoup parlé à Karol de choses réelles pour la première fois… Mais il est des thèses que l’esprit accepte sans qu’elles s’emparent du cœur. Karol sentait que la Floriani venait de faire un sage plaidoyer en faveur de la tolérance et en vue de la réhabilitation de la nature humaine. Il n’en était pas moins révolté de la réalité et incapable d’accepter les travers humains avec un autre sentiment que celui de la politesse, cette générosité perfide qui laisse le cœur froid et les répugnances victorieuses. Il eût fallu à la Floriani, selon lui, un milieu plus digne d’elle, c’est-à-dire un milieu tel qu’il n’en existe pour personne… une gloire moins chèrement acquise, sans cesser d’être aussi brillante, et surtout un père (lisons : une mère) plus distingué, plus poétique[526], sans cesser d’être un pêcheur de truites. Il n’avait point le sens aristocratique étroit et aimait cette origine rustique, cette chaumière natale… mais un paysan de poème ou de théâtre, un montagnard de Schiller ou de Byron lui eût été nécessaire pour mettre à cet égard son esprit à l’aise. Il n’aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions : il trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai[527]. Il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissent dans l’ombre les pauvres détails de l’humanité ; c’est pourquoi il parlait peu et n’écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine élévation[528]. Et puis la Floriani parlant d’elle-même lui avait fait encore beaucoup de mal. Elle avait prononcé des mots qui l’avaient brûlé comme un fer rouge… elle avait peint les mœurs de ses pareilles avec une terrible vérité. Elle avait raconté ses premiers amours et nommé elle-même son premier amant. Karol aurait voulu qu’elle n’en eût pas seulement l’idée, qu’elle ignorât que le mal existe ici-bas, ou qu’elle ne s’en souvînt pas en lui parlant. Enfin il aurait voulu, pour compléter la somme de ses exigences fantastiques, que sans cesser d’être la bonne, la tendre, la dévouée, la voluptueuse et la maternelle Lucrezia, elle fût la pâle, l’innocente, la sévère et la virginale Lucie. Il n’eût demandé que cela, ce pauvre amant de l’impossible…

12° Il ne faut point voir Chopin dans la personne du prince’ Karol, nous dit-on, mais nous lisons dans la lettre de Mme Sand à Maurice, datée du 3 mai 1846, « qu’à ce moment, c’est le capitaine d’Arpentigny qui est sa bête noire… » tout comme antérieurement nous avons constaté maintes fois sa répulsion pour tels autres amis de Mme Sand. Rappelons-nous la lettre de Mlle de Rozières à propos des personnes qui « peuplaient la maison avant le règne de Chopin » et de son courroux contre ces personnes. Voici maintenant ce que nous lisons dans la Lucrezia Floriani :

Les anciens amis accoururent ; il y en eut de toutes sortes… Aucun ne causa le plus léger motif de jalousie à Karol ; tous fuient l’objet de sa mortelle jalousie et de son irréconciliable aversion. La Floriani combattit avec bravoure, pour préserver la dignité de ceux qui méritaient des égards. Elle en abandonna, en riant, quelques-uns à la férule de Karol et se préserva du plus grand nombre. Elle ne voulut pourtant pas être lâche et chasser pour lui complaire des êtres malheureux et dignes d’intérêt et de pitié. Il lui en fit des crimes irrémissibles…

13° Dans l’une de ses lettres, la demoiselle de Rozières raconte, comme nous l’avons vu, de quels soins Chopin entourait Mme Sand lorsqu’elle était malade.

Nous avons vu aussi Chopin écrire à Mme Sand : « Ne souffrez pas, ne souffrez pas. » Il s’efforce de la préserver d’un voyage par un temps froid, craint qu’elle ne reste toute seule à Nohant, privée des soins de sa fille, enfin il se tourmente de mille manières à propos de sa santé, de son bien-être, de son confort, de son repos. Et dans Lucrezia nous lisons :

Si par hasard la Floriani, accablée de fatigue et de chagrin, ne parvenait point à cacher ce qu’elle souffrait, Karol, rendu tout à coup à sa tendresse pour elle, oubliait sa mauvaise humeur et s’inquiétait avec excès. Il la servait à genoux, il l’adorait dans ces moments-là plus encore qu’il ne l’avait adorée dans leur lune de miel. Que ne pouvait-elle dissimuler !… Il se fût oublié pour elle, car ce féroce égoïste était le plus dévoué, le plus tendre des amis lorsqu’il voyait souffrir…

14° Il nous est défendu de reconnaître Chopin dans le prince Karol d’après « certains traits de ressemblance », et nous devons toujours ne pas oublier que « procéder ainsi serait un système trop commode pour être sûr », mais il n’y a qu’à comparer la page 466 de l’Histoire de ma vie citée plus haut[529] et la lettre de Mme Sand à Mlle de Rozières[530], où nous avons trouvé les passages :

… Si je n’étais témoin de ces engouements et de ces désengouements maladifs depuis trois ans, je n’y comprendrais rien, mais j’y suis malheureusement trop habituée pour en douter.

… Avec cette organisation désespérante, on ne peut jamais rien savoir. Avant-hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe à qui que ce soit. Était-il malade ? quelqu’un l’avait-il fâché ? avais-je dit un mot qui l’eût troublé ? J’ai eu beau chercher, moi, qui connais aussi bien que possible maintenant ses points vulnérables, il m’a été impossible de rien trouver, et je ne le saurai jamais.

— avec ce que Lucrezia dit des perpétuels et énigmatiques changements d’humeur de son amant :

… Moi, qui le connais, je ne puis rien te dire, sinon qu’il était gai hier soir, ce qui était un signe certain qu’il serait triste ce matin. [Il n’a jamais eu une heure d’expansion dans sa vie, sans la racheter par plusieurs heures de réserve et de taciturnité. Il y a certainement à cela des causes morales, mais trop légères ou trop subtiles pour être appréciables à l’œil nu. Il faudrait un microscope pour lire dans une âme où pénètre si peu de la lumière que consomment les vivants[531].] Je m’interroge en vain, je ne vois pas en quoi j’ai pu contrister le cœur de mon bien-aimé. Mais la froideur de son regard me glace jusqu’à la moelle des os, et quand je le vois ainsi, il me semble que je vais mourir.

L’auteur de Lucrezia ajoute :

Il (Salvator) ne se rendait donc pas bien compte de tout ce qu’il avait de fort et de faible, d’immense et d’incomplet, de terrible et d’exquis, de tenace et de mobile dans cette organisation exceptionnelle. Si, pour l’aimer, il lui eût fallu le connaître à fond, il y eût renoncé bien vite, car il faut toute la vie pour comprendre de tels êtres : et encore n’arrive-t-on qu’à constater, à force d’examen, de patience, le mécanisme de leur vie intime. La cause de leurs contradictions nous échappe toujours…

Ces derniers mots répètent presque les lignes mêmes de l’Histoire de ma vie, par lesquelles George Sand nie que le prince Karol soit le portrait de Chopin :

Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques…[532].

L’accroissement graduel de ces changements d’humeur, ’animosité grandissante de Karol envers l’entourage, le train de vie de la Lucrezia, enfin la source principale du conflit entre les deux héros du roman, — les enfants, — tout cela est raconté dans le roman presque identiquement que dans l’Histoire de ma vie :

Salvator Albani avait toujours connu son ami inégal et fantasque, exigeant à l’excès, ou désintéressé à l’excès[533]. Mais les bons moments, jadis, avaient été les plus habituels, les plus durables ; et chaque jour, au contraire, depuis qu’il était revenu à la villa Floriani, Salvator voyait le prince perdre ses heures de sérénité et tomber dans une habitude de maussaderie étrange ; son caractère s’aigrissait sensiblement[534]. D’abord ce fut une heure mauvaise par semaine, puis une mauvaise heure par jour et enfin une bonne heure par semaine. Elle essaya de le distraire, de le faire voyager, de le quitter même pendant quelques moments de Vannée…[535]. Quand il était séparé de Lucrezia pendant quelques semaines, dévoré des mêmes inquiétudes, il tombait malade, parce qu’il ne voulait les confier à personne et ne pouvait en faire retomber l’amertume sur celle qui les causait innocemment. Elle était forcée de le rappeler. Il reprenait la santé et la vie dès qu’il pouvait la faire souffrir. Il l’aimait tant, il était si fidèle, si absorbé, si enchaîné, il parlait d’elle avec tant de respect que c’eût été une gloire pour une femme vaine…[536]. Mais la Lucrezia ne haïssait personne assez pour lui désirer un bonheur pareil…

Son supplice fut lent, mais sans relâche. Il faut des années pour détruire à coups d’épingles un être robuste au moral et au physique. Elle s’habituait à tout ; personne ne savait renoncer comme elle aux satisfactions de la vie. Elle céda toujours, tout en ayant l’air de se défendre ; elle n’eût résisté qu’à des caprices qui eussent fait le malheur de ses enfants. Mais Karol, malgré ce qu’il souffrait de ce partage, n’essaya jamais de les éloigner un seul instant de leur mère. Il employa tout ce qu’il possédait d’empire sur lui-même à ne leur jamais laisser voir qu’elle était sa victime, qu’il s’arrogeait sur elle un droit de propriété absolue.

La comédie fut si bien jouée et Lucrezia fut si calme et si résignée que personne ne se douta de son malheur…

Les enfants de la Lucrezia avaient commencé par ne pas aimer le prince, quoiqu’il les admirât. À présent, ces enfants étaient arrivés à l’aimer, excepté Celio qui était poli avec lui et ne lui parlait jamais. (Ce Celio signait Celio Floriani, du nom de guerre de sa mère, soit dit par parenthèse, il fut le fondateur de la troupe improvisée jouant la commedia dell’arte au château de Nohant, pardon !… au Château des Désertes, — une suite de Lucrezia Floriani)

Mais les autres enfants de Lucrezia furent aussi une cause constante de discorde entre leur mère et le prince Karol, maladivement jaloux de tous et de tout ce qui approchait de la femme aimée. Quoique l’auteur de l’Histoire aborde d’emblée la première querelle entre Chopin et Maurice, arrivée, dit-elle, « tout d’un coup et pour un sujet futile », car Chopin « fut souvent irrité sans aucun motif et quelquefois injustement contre de bonnes intentions », elle constate en passant que c< le mal s’aggrava et s’étendit à ses autres enfants ». Elle raconte enfin qu’un jour Maurice, lassé des coups d’épingles, parla de quitter la partie. Alors elle dut intervenir. Le point sur lequel ni Mme Sand ni Lucrezia ne pouvaient céder est le même : le bonheur des enfants.

Dans l’Histoire de ma vie, George Sand assure qu’entre elle et Chopin il n’y eut « ni les mêmes enivrements ni les mêmes souffrances » qu’entre Lucrezia et le prince Karol. Sur ce point l’auteur de l’Histoire de ma vie semble en contradiction avec l’auteur du roman. Mais un troisième auteur, celui des Lettres inédites à Mme Marliani, répète carrément toutes les dépositions du second et réfute cette assertion du premier. Il existe une lettre datée du 2 novembre 1847, écrite après la rupture définitive et que nous donnerons à sa place : cette lettre sert d’appendice à l’Histoire de ma vie, en racontant ce qui ne s’y trouve pas, et relie les pages de Lucrezia peignant ces « souffrances » aux lignes si brèves de l’Histoire. Voici ce que Mme Sand y dit entre autres :

… Son caractère s’aigrissait de jour en jour, il en était venu à me faire des algarades de dépit, d’humeur et de jalousie, en présence de tous mes amis et de mes enfants ; Solange s’en était servie avec l’astuce qui lui est propre. Maurice commençait à s’en indigner contre lui. Connaissant et voyant la chasteté de mes rapports, il voyait aussi que ce pauvre esprit malade se posait sans le vouloir et sans pouvoir s’en empêcher peut-être, en amant, en mari, en propriétaire de mes pensées et de mes actions. Il était sur le point d’éclater et de lui dire en face qu’il me faisait jouer à quarante-trois ans un rôle ridicule et qu’il abusait de ma bonté, de ma patience et de ma pitié pour son état nerveux et maladif. Quelques mois, quelques jours peut-être de plus dans cette situation et une lutte impossible, affreuse éclatait entre eux…

… Je ne puis plus, je ne dois, ni ne veux retomber sous cette tyrannie occulte qui voulait par des coups d’épingles continuels et souvent très profonds m’ôter jusqu’au droit de respirer. Je pouvais faire tous les sacrifices incroyables, jusqu’à celui de ma dignité, exclusivement. Mais le pauvre enfant ne savait plus même garder ce décorum extérieur dont il était pourtant l’esclave dans ses principes et dans ses habitudes. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tout lui était un objet d’horreur et de jalousie furieuse, insensée ; s’il s’était borné à me le montrer à moi, je l’aurais supporté, mais les accès se produisant devant mes enfants, devant mes domestiques, devant des hommes qui, en voyant cela, eussent pu perdre le respect auquel mon âge et ma conduite depuis dix ans me donnent droit, je ne pouvais plus l’endurer…

Voici maintenant comment ces mêmes accès de jalousie à propos de n’importe qui et de n’importe quoi sont décrits dans le roman. Karol en était arrivé à faire des scènes tantôt à propos d’un commis voyageur manquant un peu de savoir-vivre et qui avait vendu à Lucrezia un fusil de chasse pour l’anniversaire de Celio et tantôt à propos de la visite de Lucrezia à un vieillard mourant qui, une vingtaine d’années auparavant, l’avait demandée en mariage.

Un autre jour Karol fut jaloux du curé qui venait faire une quête. Un autre jour il fut jaloux d’un mendiant qu’il prit pour un galant déguisé. Un autre jour il fut jaloux d’un domestique qui, étant fort gâté, comme tous les serviteurs de la maison, répondit avec une hardiesse qui ne lui sembla pas naturelle. Et puis, ce fut un colporteur, et puis un médecin, et puis un grand benêt de cousin, demi-bourgeois, demi-manant, qui vint apporter du gibier à la Lucrezia, et que bien naturellement elle traita en bonne parente, au lieu de l’envoyer à l’office. Les choses en arrivèrent à ce point qu’il n’était plus permis à la malheureuse de remarquer la figure d’un passant, l’adresse d’un braconnier, l’encolure d’un cheval, Karol était même jaloux des enfants. Que dis-je même ? il faudrait dire surtout. C’était bien là, en effet, les seuls rivaux qu’il eût, les seuls êtres auxquels Lucrezia pensât autant qu’à lui… il prit bientôt les enfants en grippe, pour ne pas dire en exécration. Il remarqua enfin qu’ils étaient gâtés, bruyants, entiers, fantasques, et il s’imagina que tous les enfants n’étaient pas de même. Il s’ennuya de les voir presque toujours entre leur mère et lui. Il trouvait qu’elle leur cédait trop, qu’elle se faisait leur esclave. En d’autres moments aussi il se scandalisa quand elle les mettait en pénitence…

L’excès de familiarité de Lucrezia envers les enfants, les bruyantes réprimandes qui suivaient parfois des caresses non moins bruyantes, le laisser aller des enfants, leurs manières trop libres, le manque de système dans leurs études et aussi leur manque de tenue exaspéraient le prince tout comme ils exaspéraient Chopin : cette espèce d’éducation à l’avenant, appliquée à la petite Aurore Dupin avait jadis horripilé sa grand’mère, Marie-Aurore Dupin de Francueil[537]. Karol aurait voulu « faire tout l’opposé de ce que faisait et voulait faire Floriani ».

De même que dans l’Histoire de ma vie, après avoir parlé de ces changements d’humeur, George Sand nous dit que « rien ne paraissait, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance », de même dans Lucrezia nous lisons :

Mais comme il était souverainement poli et réservé, jamais personne ne pouvait seulement soupçonner ce qui se passait en lui. Plus il était exaspéré, plus il se montrait froid, et l’on ne pouvait juger du degré de sa fureur qu’à celui de sa courtoisie glacée. C’est alors qu’il était véritablement insupportable, parce qu’il voulait raisonner et soumettre la vie réelle, à laquelle il n’avait jamais rien compris, à des principes qu’il ne pouvait définir. Alors il trouvait de l’esprit, un esprit faux et brillant, pour torturer ceux qu’il aimait. Il était persifleur, guindé, précieux, dégoûté de tout. Il avait l’air de mordre tout doucement pour s’amuser et la blessure qu’il faisait pénétrait jusqu’aux entrailles. Ou bien, s’il n’avait pas le courage de contredire et de railler, il se renfermait dans un silence dédaigneux, dans une bouderie navrante[538]. Tout lui paraissait étranger et indifférent. Il se mettait à part de toutes choses, de toutes gens, de toute opinion et de toute idée. Il ne comprenait pas cela. Quand il avait dit cette réponse aux caressantes investigations d’une causerie qui s’efforçait en vain de le distraire, on pouvait être certain qu’il méprisait profondément tout ce qu’on avait dit et tout ce qu’on pouvait dire…

Dans l’Histoire de ma vie, nous lisons : « Chopin fâché était effrayant et comme avec moi il se contenait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir. » De même Karol n’accable jamais son amie de reproches. Même en proie à un accès de jalousie, il la quitte sur une phrase absolument polie et glacée. Il s’enferme chez lui. Elle force sa porte et le trouve dans un état indescriptible.

Karol était assis sur le bord de son lit, la figure tournée et enfoncée dans les coussins en lambeaux, ses manchettes, son mouchoir avaient été mis en pièces par ses ongles crispés et frémissants comme ceux d’un tigre : sa figure était effrayante de pâleur, ses yeux injectés de sang. Sa beauté avait disparu comme par un prestige infernal. La souffrance extrême tournait chez lui à une rage d’autant plus difficile à contenir qu’il ne se connaissait pas cette faculté déplorable et que, n’ayant jamais été contrarié, il ne savait point lutter contre lui même…

Enfin, dans les dernières pages du roman, nous voyons reflétés cette même rupture morale et ce même esprit de jugement dont les indices se laissent sentir dans la lettre de Chopin à ses parents du 11 octobre 1846[539] et dans plusieurs autres lettres de la même époque.

Karol… trouva enfin moyen de lutter contre les idées, les études et les opinions de la Floriani. Il la persécutait poliment et gracieusement sur toutes choses, il n’était de son goût et de son avis sur aucune… La pauvre Floriani vit sa dernière consolation empoisonnée, lorsque l’esprit de contradiction et l’âpreté d’une controverse puérile et irritante la poursuivirent jusque dans le sanctuaire de sa vie le plus respectable et le plus pur… Elle avait tort de consentir à ce que Celio fût comédien, c’était un métier infâme. Elle avait tort d’enseigner le chant à Béatrice et la peinture à Stella : des femmes ne doivent point être trop artistes. Elle avait tort de laisser le père Ménapace amasser de l’argent ; enfin elle avait tort de ne pas contrarier la vocation et les instincts de tous les siens, outre qu’elle avait tort d’aimer les animaux, de faire cas des scabieuses, de préférer le bleu au blanc, que sais-je ! elle avait tou joins tort…

L’auteur de Lucrezia et l’auteur de l’Histoire arrivent à la même conclusion : ils prononcent l’arrêt sur toute cette longue période d’années passées avec Chopin : rien n’y fera plus, on ne peut rien changer, tout est désormais inutile, irréparable. Il n’y a plus d’espoir, plus d’illusion, plus de rêves de bonheur.

Elle essaya de tout, de la douceur, de l’emportement, des prières, du silence, des reproches. Tout échoua. Si elle était calme et gaie en apparence, pour empêcher les autres de voir clair dans son malheur, le prince ne comprenant rien à cette force de volonté qui n’était pas en lui, s’irritait de la trouver vaillante et généreuse. Il haïssait alors en elle ce qu’il appelait dans sa pensée un fond d’insouciance bohémienne, une certaine dureté d’organisation populaire. Loin de s’alarmer du mal qu’il lui faisait, il se disait qu’elle ne sentait rien, qu’elle avait, par bonté, certains moments de sollicitude, mais qu’en général, rien ne pouvait entamer une nature si résistante, si robuste et si facile à distraire et à consoler. On eût dit qu’alors il était jaloux même de la santé, si forte en apparence, de sa maîtresse et qu’il reprochait à Dieu le calme dont il l’avait douée. Si elle respirait une fleur, si elle ramassait un caillou, si elle prenait un papillon pour la collection de Celio[540], si elle apprenait une fable à Béatrice, si elle caressait le chien, si elle cueillait un fruit pour le petit Salvator : « Quelle nature étonnante !… se disait-il tout bas, tout lui plaît, tout l’amuse, tout l’enivre. Elle trouve de la beauté, du parfum, de la grâce, de l’utilité, du plaisir dans les moindres détails de la création. Elle admire tout, elle aime tout ! Donc, elle ne m’aime pas, moi, qui ne vois, qui n’admire, qui ne chéris, qui ne comprends qu’elle au monde ! Un abîme nous sépare. »

C’était vrai, au fond : une nature riche par exubérance et une nature riche par exclusivité ne peuvent se fondre l’une dans l’autre. L’une des deux doit dévorer l’autre et n’en laisser que des cendres. C’est ce qui arriva…

Oui, c’est ce qui arriva, seulement, ce ne fut pas Lucrezia qui fut la victime.

Dans le roman, Lucrezia meurt subitement, ne pouvant supporter plus longtemps une existence remplie de mesquines discordes, de méfiance, de soupçons, de « coups d’épingles », de récriminations continuelles ; elle meurt torturée par cette éternelle impossibilité de se pénétrer mutuellement. « Cette simple, brave et forte nature ne pouvait qu’aimer ou mourir, elle mourut quand elle n’aima plus Karol. »

Un beau jour la Floriani eut quarante ans… Elle se sentit tout à coup lasse d’arriver aux souffrances et aux infirmités d’une vieillesse prématurée sans en recueillir les fruits, sans inspirer de confiance à son amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d’être aimée de lui comme une maîtresse et non comme une amie. Elle soupira en se disant qu’elle avait travaillé en vain dans sa jeunesse pour inspirer l’amour et dans l’âge mûr pour inspirer le respect. Elle sentait pourtant qu’à ces différents âges elle avait mérité ce qu’elle cherchait…

Il est impossible de dire si, à ce moment de sa vie, Mme Sand n’aimait plus d’amour. D’après certaines lettres (surtout d’après celles du printemps de 1847, écrites après sa rupture avec Chopin, au moment où le sachant malade, elle était dévorée d’inquiétude, de tristesse, désespérée à l’idée d’avoir à tout jamais perdu son amitié), l’amour subsistait encore. Cependant durant l’été de 1846, Mme Sand avait déjà senti qu’elle n’avait plus rien à attendre du bonheur, que ce bonheur n’existait plus. Mme Sand arriva à cette conclusion après cette « seule et unique querelle » entre Maurice et Chopin, dans laquelle elle dut intervenir et se prononcer ouvertement contre Chopin. Nous trouvons dans l’Histoire de ma vie le récit de cette heure suprême, où révoltée par des injustices sans nombre, Mme Sand alla pleurer « dans le petit bois du jardin de Nohant » ; là, assise sur une pierre, elle « épuisa son chagrin dans des flots de larmes », puis « après deux heures d’anéantissement, passa deux autres heures en méditations » ; elle jugea le passé, pesa le présent, supputa l’avenir et prit une résolution inébranlable : de ne plus faire de rêve de bonheur personnel, mais de s’abandonner à son instinct de tendresse en se dévouant au bonheur des autres. Or, ce que l’auteur de l’Histoire semble avoir si parfaitement oublié au moment où il affirmait qu’il n’y avait eu entre elle et Chopin « ni ces enivrements, ni ces souffrances », et ce que ceux qui ont cru et affirmé que la rupture n’eut lieu qu’en 1847 n’ont pas remarqué non plus, c’est que le chapitre xxix de la Lucrezia Floriani n’est rien qu’une paraphrase développée de ce troisième passage de l’Histoire de ma vie (pp. 462-64). Nous regrettons de ne pouvoir placer les deux textes en regard pour mieux faire voir leur identité presque absolue.

Cela se passe au moment où la Floriani eut quarante ans, et où Mme Sand avait, comme elle dit, environ quarante ans, ou plutôt, pour parler exactement, quarante-deux ans :

En face de la villa il y avait un petit bois d’oliviers qui rappelait à la Floriani des souvenirs d’amour et de jeunesse. C’est là qu’elle avait, quinze ans auparavant, donné de fréquents rendez-vous à son premier amant. C’est là qu’elle lui avait dit pour la première fois qu’elle l’aimait, c’est là qu’elle avait plus tard concerté avec lui sa fuite[541]. Depuis son retour au pays, elle n’avait pas voulu retourner dans ce bosquet que son premier amant avait nommé, dans son jeune enthousiasme, le bois sacré. On le voyait des fenêtres de la villa[542]. Elle s’enfonça dans l’épaisseur mystérieuse du bois.

Elle chercha bien longtemps un gros arbre sous lequel son amant avait coutume de l’attendre et qui portait encore ses initiales, creusées par lui avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien difficiles à reconnaître, elle les devina plutôt qu’elle ne les vit. Enfin elle s’assit sur l’herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dans ses réflexions.

Elle repassa dans sa mémoire les détails et l’ensemble de sa première passion et les compara avec ceux de la dernière, non pour établir un parallèle entre deux hommes qu’elle ne songea pas à juger froidement, mais pour interroger son propre cœur sur ce qu’il pouvait encore ressentir de passion et supporter de souffrances. Insensiblement, elle se représenta avec suite et lucidité toute l’histoire de sa vie, tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de bonheur, toutes ses déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut effrayée du récit qu’elle se faisait de sa propre existence, et se demanda si c’était bien elle qui avait pu se tromper tant de fois et sans s’apercevoir sans mourir ou sans devenir folle. Il n’était peut-être pas arrivé à la Floriani de s’examiner et de se définir trois fois en sa vie.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne l’avait encore jamais fait aussi complètement et avec une si entière certitude. Ce fut aussi la dernière fois qu’elle le fit, tout le reste de sa vie étant la conséquence prévue et acceptée de ce qu’elle put constater en ce moment solennel.

Suis-je encore capable d’aimer ? Oui, plus que jamais, puisque c’est l’essence de ma vie et que je me sens vivre avec intensité par la douleur ; si je ne pouvais plus aimer, je ne pourrais plus souffrir. Je souffre, donc j’aime et j’existe. Alors, à quoi faut-il renoncer ? À l’espérance du bonheur ? Sans doute ; il me semble que je ne peux plus espérer : et pourtant l’espérance, c’est le désir, et ne pas désirer le bonheur, c’est contraire aux instincts et aux droits de l’humanité. La raison ne peut rien prescrire qui soit en dehors des lois de la nature… Mon bonheur, je ne le puiserai plus dans les satisfactions qui eurent mon moi pour objet. Est-ce que j’aime mes enfants à cause du plaisir que j’ai à les voir et à les caresser ? Est-ce que mon amour pour eux diminue quand ils me font souffrir ? C’est quand je les vois heureux que je le suis moi-même. Non, vraiment, à un certain âge, il n’y a plus de bonheur que celui qu’on donne. En chercher un autre est insensé… J’essayerai donc plus que jamais de rendre heureux ceux que j’aime, sans m’inquiéter, sans seulement m’occuper de ce qu’ils me feront souffrir. Par cette résolution, j’obéirai au besoin d’aimer, que j’éprouve encore, et aux instincts de bonheur que je puis satisfaire. Je ne demanderai plus l’idéal sur la terre, la confiance et l’enthousiasme à l’amour, la justice et la raison à la nature humaine. J’accepterai les erreurs et les fautes, non plus avec l’espoir de les corriger et de jouir de ma conquête, mais avec le désir de les atténuer et de compenser, par ma tendresse, le mal qu’elles font à ceux qui s’y abandonnent. Ce sera la conclusion logique de toute ma vie. J’aurai enfin dégagé cette solution bien nette des usages où je la cherchais… Alors la Floriani fut saisie d’une immense douleur en disant un éternel adieu à ses chères illusions. Elle se roula par terre, noyée de larmes. Elle exhala les sanglots qui se pressaient dans sa poitrine en cris étouffés. Elle voulut donner cours à une faiblesse qu’elle sentait devoir être la dernière, et à des pleurs qui ne devaient plus couler.

Quand elle fut apaisée par une fatigue accablante, elle dit adieu au vieil olivier, témoin de ses premières joies et de ses derniers combats. Elle sortit du bois et elle n’y revint jamais ; mais elle souhaita toujours d’exhaler son dernier soupir sous cet ombrage tutélaire, et chaque fois qu’elle se sentait faiblir, des fenêtres de sa villa elle regarda le bois sacré, songeant au calice d’amertume qu’elle y avait épuisé et cherchant dans le souvenir de cette dernière crise un instinct de force pour se défendre et de l’espérance et du désespoir.


C’est avec intention que nous avons pas à pas suivi l’auteur du roman dans son analyse du caractère de Karol et du trafique conflit psychologique entre lui et Lucrezia. Nous n’avons omis aucun trait de cette nature complexe. En procédant ainsi, et ne « jugeant pas par quelques traits de ressemblance », nous croyons avoir prouvé que ceux qui reconnaissent Chopin dans Karol ne se « fourvoient » point, et que l’auteur lui-même savait parfaitement qui il peignait, quoiqu’il le niât catégoriquement plus tard.

L’été de 1846 fut donc un moment décisif dans ce drame intime.

Notons que dans la Correspondance imprimée de George Sand, on ne trouve de mai à septembre 1846, qu’une seule lettre, à Mme Marliani, et aucune lettre de septembre 1846 jusqu’au 6 mai 1847. Le biographe doit donc s’appuyer exclusivement sur des documents inédits ou imprimés ailleurs. Heureusement ils sont assez nombreux et plus qu’intéressants. Avant de les aborder, arrêtons-nous sur quelques incidents de cet automne.

Dès son enfance et pendant toute sa vie Solange se laissait souvent aller à des accès de spleen, d’ennui, de caprices envers tout ce qui l’entourait. Elle eut un de ces accès vers la fin de Tété de 1846. Bien que les invités fussent nombreux, elle s’ennuyait à Nohant, elle devint capricieuse, tracassière, elle avait mal aux nerfs, elle perdit l’appétit et le sommeil, elle était fatiguée sans aucune raison ; bref, elle souffrit de chlorose et tomba malade. Mme Sand s’alarma, consulta les médecins. On prescrivit le grand air, des promenades point fatigantes, des excursions, la distraction ; on conseilla de ne revenir à Paris que le plus tard possible.

En voyant Solange toujours maussade ou nerveuse, les amis de Mme Sand lui conseillèrent de la marier et discutèrent avec elle les mérites de plusieurs prétendants. Une lettre de de Latouche retrouvée dans les papiers de Mme Sand nous prouve que ce vieil ami était au courant de son projet de marier Solange avec Louis Blanc[543] :

Il a une âme noble et un beau talent. De combien d’hommes en pourrait-on dire autant dans le monde ? Mais je lui crois peu de facultés aimantes, et dans la carrière d’ambition qu’il suivra constamment, ardemment, quelquefois imprudemment, verrai-je des conditions toutes rassurantes pour le bonheur de notre princesse ? Il sera toute sa vie estimable et digne, mais préoccupé de parvenir bien plus que de faire des heureux et de l’être lui-même. Esprit du dehors, amoureux d’éclat, plutôt que résigné à se vouer aux intérêts de la famille, je lui crois l’esprit plus riche que le cœur ; mais je n’entends parler que de l’avenir de ses affections, car il a été admirable de dévouement pour son père et son frère. Il n’a point subi quelques faiblesses qui honorent. Il n’a jamais été dupé de sa vie ; est-il destiné à être auprès d’une femme bien sensible aux exceptions de la vertu ? Il est à cent mille lieues de penser à rien qui ressemble à la stabilité dans un avenir. S’il est un être qui lui inspire de l’enthousiasme, c’est vous. Et vous n’avez point à rougir de cet hommage. La femme est là pour un tiers, le reste s’adresse à un talent hors de ligne. Je sais qui l’a élevé, je sais à quelle digne école il a puisé le culte du bien et de la probité exclusive. S’il aime, et s’il est jamais aimé, vous ne ferez pas un meilleur choix, mais ces conditions il faut les attendre et en les attendant nous causerons beaucoup de ce qui vous intéresse. À bientôt.

Votre vieux ami.

Mais bientôt ce projet fut abandonné et un autre prétendant à la main de la belle femme, c’est ainsi que Mme Viardot appelait alors Solange[544], apparut en scène. C’était Victor de Laprade, jeune poète que Pierre Leroux avait, dès 1841, recommandé à George Sand ; il s’était lié avec tous les Sand, lors de son séjour à Nohant en 1846. Mais la famille très catholique de ce jeune homme semble avoir, dès le début, envisagé d’un œil malveillant les rapports de Victor avec l’écrivain libre penseur et la possibilité de s’apparenter à une famille si étrangement constituée aux yeux de la société bourgeoise. Nous supposons que la venue de Victor de Laprade à Nohant, en qualité de fiancé présomptif, suivant de près la querelle entre Chopin et Maurice, décida Mme Sand à y rester avec sa famille, en laissant partir Chopin seul pour Paris ; on montrait ainsi qu’il ne passait l’été au château que comme un simple ami de la maison. Toutes les familles tiennent aux apparences d’une irréprochable correction au moment de marier leurs filles. Que Mme Sand se soit soumise à ces traditions, cela nous étonne certes, mais ce qui nous étonne bien plus, c’est qu’après avoir souffert cruellement d’avoir contracté un mariage non d’amour, mais de raison, poussée par des considérations pratiques et prosaïques de son entourage, voulant lui « faire faire un bon parti », George Sand, l’apôtre de l’amour et du mariage idéal, ait agi, en cette, occurrence, comme la plus ordinaire de ces « mamans » bourgeoises qui veulent faire un « sort » à leur progéniture. Bref, on fit cas de Victor de Laprade, mais les fiançailles n’eurent pas lieu : la famille s’empressa de rappeler le jeune homme à Lyon.

Alors apparut un troisième prétendant. Cette fois, ce fut un hobereau berrichon, ayant quartiers et blason, M. Fernand des Préaulx. Non seulement Solange accepta ses prévenances avec bonne grâce, mais elle fit montre de sentiments bien plus tendres.

Ayant exposé ces faits, citons à présent les lettres inédites de ces été, automne et hiver 1846, que nous avons mentionnées :


À madame Louise Jedrzeiewicz.
Nohant, 1846 (probablement juillet).
Chère bonne amie,

Nous attendons et nous espérons que Laure[545] viendra passer quelques jours avec nous. J’en suis heureuse pour Frédéric, qui a tant d’amitié pour elle et qui parlera tant de vous ! Le temps est superbe, la campagne magnifique et notre cher enfant va se porter, j’espère, aussi bien que les miens sous l’influence de la vie paisible et du beau, soleil. Nous pensons à vous à chaque pas que nous faisons dans toutes les allées, dans tous les chemins où vous avez posé le pied. Nous vous aimons autant que vous l’aimez. Dites à votre mère tous mes respects et toutes mes tendresses. Je suis à vous et avec vous de cœur et d’âme[546].


À la même.
Chère bonne Louise,

Aimez-moi toujours et moi je vous chéris de toute mon âme, comme toujours. J’ai eu bien du bonheur à parler de vous avec Mme Laure. Elle vous adore, elle a bien raison. Frédéric est assez bien portant, ma fille assez souffrante. Soyez heureuse et bénie entre toutes, ainsi que vos chers enfants, votre bonne mère, votre mari et tout ce qui vous touche. C’est le vœu de mon cœur[547].


À la même.
Chère bonne amie,

Je vous aime, c’est mon refrain éternel et je n’en connais pas d’autre avec vous. Aimez-moi aussi. Soyez heureuse. Elevez vos chers enfants avec votre âme, ils seront parfaits. Pensez à votre bon Fritz. Vous n’y penserez jamais plus qu’il ne pense à vous. Il se porte bien. Il a encore passé cet été sans être alité un seul jour. Ma fille a été fort souffrante des pâles couleurs, la voilà guérie et triomphante. Mon fils vous baise les mains. Nous vous aimons tous, mais moi, je vous adore.

Bon, bon bonjour à Kalasant[548].

Et Chopin écrit à ses parents, le 11 octobre 1846 :

… Ici l’été a été si beau qu’on ne se souvient pas d’en avoir eu un pareil et quoi qu’il ne soit pas très fructueux, et que dans beaucoup de contrées on craigne l’hiver, ici on ne se plaint pas, car la vendange est admirable…

Sol, qui a été fortement indisposée, est tout à fait bien portante, et qui sait si, dans quelques mois, je ne vous écrirai pas qu’elle épouse le jeune et beau garçon dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre ! Tout l’été s’est passé en différentes promenades et excursions dans les contrées inconnues de la Vallée Noire. Je n’étais jamais de la partie, parce que ces choses me fatiguent plus qu’elles ne valent. Quand je suis fatigué, je ne suis pas gai, cela déteint sur l’humeur de chacun et les jeunes n’ont aucun plaisir avec moi. Je ne suis non plus allé à Paris, comme je croyais le faire, mais j’ai eu une très bonne, occasion et très sûre pour envoyer mes manuscrits de musique ; j’en ai profité et n’ai plus besoin de me déranger[549]. Dans un mois je pense être de retour au square, où j’espère trouver encore Nowak[owski] ; je sais par Mlle de Rozières qu’il a déposé sa carte chez moi[550]. Je voudrais bien le voir ; malheureusement, ici, on ne le veut pas. Il va me rappeler bien des choses. Avec lui au moins je parle notre langue, car ici je n’ai plus Jean, et depuis le départ de Laure, je n’ai pas dit un mot de polonais. Je vous ai parlé aussi de Laure. Quoi qu’on lui ait témoigné de i’amabilité, on n’a pas gardé d’elle un bon souvenir. Elle ri a pas plu à la cousine et par conséquent au fils ; de là des plaisanteries, d’où on passe aux grossièretés et comme cela ne me plaisait pas, il n’est plus question d’elle du tout. Il faut avoir une bonne âme comme Louise pour avoir laissé ici un bon souvenir à chacun. Mon hôtesse m’a dit souvent devant Laure : « Votre sœur vaut cent fois mieux que vous. » À quoi je répondais : « Je crois bien… »

… Le soleil aujourd’hui est admirable : on est allé à la promenade en voiture ; je n’ai pas voulu accompagner, et je profite de ce moment pour être avec vous. Le petit chien « Marquis » me tient compagnie, il est couché sur le sofa… Je voudrais remplir ma lettre des meilleures nouvelles, mais je ne sais rien, sinon que je vous aime et encore que je vous aime. Je joue un peu, j’écris un peu aussi.

De ma sonate avec violoncelle je suis parfois content, parfois mécontent ; je la jette dans un coin, puis je la reprends. J’ai trois mazurkas nouvelles ; je ne crois pas qu’elles puissent être comparées aux anciennes… mais il faut du temps pour bien juger. Quand on les compose, il semble que ce soit bien ; s’il en était autrement, on n’écrirait jamais. Plus tard vient la réflexion et on rejette ou on accepte. Le temps est le meilleur juge, et la patience le meilleur maître…

Je ne me porte pas mal, parce qu’il fait beau. L’hiver ne s’annonce pas mauvais, et, en se soignant quelque peu, il passera comme le précédent et, grâce à Dieu, pas plus mal. Combien de personnes vont plus mal que moi ! Il est vrai que beaucoup vont mieux, mais à celles-là je ne pense pas.

J’ai écrit à Mlle de Rozières qu’elle fasse poser par mon tapissier les tapis, les rideaux et les portières. Bientôt il faudra penser à mon moulin, c’est-à-dire aux leçons. Probablement je partirai d’ici avec Arago et je laisserai pour un certain temps encore mon hôtesse à la maison ; son fils et sa fille ne sont pas pressés de rentrer en ville. Il a été question cette année d’aller passer l’hiver en Italie, mais la jeunesse préfère la campagne. Malgré cela, au printemps, si Sol ou Maurice se marient (les deux affaires sont sur le métier), ils changeront probablement d’avis. Entre nous, je crois que cela finira par là cette année. Le garçon a vingt-quatre ans et la jeune fille dix-huit. Mais que tout ceci reste encore entre nous.

Cinq heures ! et il fait déjà si sombre que je n’y vois presque plus. Je termine cette lettre. Dans un mois, quand je serai à Paris, je vous en écrirai davantage…


Nous avons omis dans cette lettre les passages où Chopin fait part à ses parents de toutes les nouvelles scientifiques, artistiques et mondaines du moment. Eh bien, c’est justement par ces nombreuses nouvelles indifférentes et par des récits de choses qui n’avaient aucune importance pour lui que Chopin voulait masquer ce qui le préoccupait véritablement et ce qui se laisse pourtant si bien lire dans les passages que nous avons copiés. Tout y arrête notre attention : le blâme évident de tout le train de Nohant, qui ne se laissait jamais voir auparavant dans les lettres de Chopin à sa famille, l’inimitié marquée pour Maurice et pour cette « cousine », le désir de cacher sous un babillage sans importance sa vraie tristesse actuelle, l’attente de « changements » à l’occasion des mariages des enfants de Mme Sand, l’éloignement conscient et voulu de Chopin de la bruyante jeunesse, — il semble qu’il y avait des choses ou des gens qui lui déplaisaient, — la morne solitude en compagnie du petit Marquis, la critique sévère de ses œuvres, le mécontentement de soi-même, rendant le travail lent, et enfin le ton général de tristesse et d’abattement jamais sensible auparavant.

Il n’y a pas à en douter, cette lettre fut écrite après l’événement qui se passa cet été, la rupture morale avec George Sand déjà consommée, et lorsqu’il n’existait entre eux que de bons rapports d’habitude, amicaux, mais tout extérieurs. Ces rapports-là durèrent encore près d’un an. Mais c’est au commencement de l’été de 1846 qu’il fut décidé que Chopin ne se mêlerait plus des affaires de la famille, qu’il partirait seul pour Paris, tandis que Mme Sand et ses enfants passeraient l’hiver à Nohant. Bref, l’existence commencée en 1838 prit fin en 1846, la huitième année de leur liaison, comme George Sand le dit en toute justesse. C’est ce changement brusque du statu quo qui explique le refus de Chopin d’accompagner la jeunesse dans ses excursions, sa claustration volontaire de plus en plus fréquente et le changement du ton dans ses lettres à ses parents, cette liberté de jugement et de blâme sur les affaires et les personnes de Nohant qui s’y laisse subitement voir. Nous donnons plus loin les lettres de Chopin à Mme Sand écrites en l’hiver de 1846-47 ; elles sont amicales comme par le passé, pleines de gentillesse et de sollicitude pour toute la famille de Nohant, parfois elles sont même gaies. Mais le bonheur, l’harmonie intime ont disparu ; la méfiance réciproque, la condamnation mutuelle à propos de beaucoup de choses, l’amertume respective les remplacent ; mais surtout et avant tout Chopin et George Sand se jugent l’un l’autre avec cette liberté qui ne peut jamais exister quand on s’aime d’amour et qui se fait si clairement voir dans Lucrezia Floriani, George Sand a beau le nier ! Un prétexte plus ou moins sérieux suffisait pour amener une rupture définitive. Ceci arriva quelques mois plus tard, au printemps de 1847.

Durant l’automne 1846, Chopin partit pour Paris, prétextant ses leçons ; la famille Sand resta à Nohant, mais il n’y revint jamais plus, et il faut noter ceci, vu les nombreuses légendes, les récits et les prétendus extraits du journal intime, d’après lesquels il aurait été à Nohant en juin ou mai 1847. Nous avons et nous donnons plus loin des preuves qui ne laissent pas même l’ombre d’un doute sur ce fait irrécusable : Chopin quitta Nohant en novembre 1846 et n’y revint plus. D’autre part en lisant attentivement les lettres de Mme Sand écrites pendant l’été, l’automne et l’hiver de 1846-1847 et en les confrontant aussi avec le passage de l’Histoire de ma vie qui n’est rattaché à aucune date précise, nous éprouverons l’impression que George Sand avait de longue date préparé ses amis à voir Chopin rentrer seul à Paris. Nous sentirons qu’il y eut d’autres raisons que la maladie de Solange ou les leçons de Chopin, des raisons cachées, non officielles, qui empêchèrent Mme Sand de cuivre son ami en ville, que la « décision des enfants à passer l’hiver à la campagne » annoncée le 7 janvier par Mme Sand à Charles Poncy comme quelque chose de soudain et de subit, avait été prise par elle depuis bien longtemps, quoiqu’elle se soit tue là-dessus, et enfin qu’un changement s’était opéré dans son esprit justement durant cet été de 1846.

Le 21 août, Mme Sand écrit à Poncy que Chopin « compose des chefs-d’œuvre », elle ajoute que, pour sa part, elle se repose parce qu’il est impossible de travailler quand l’anxiété vous suce l’esprit[551].

Le 24 août, elle lui dit que Solange est malade, que les médecins conseillent le déplacement et que bientôt on va partir pour un petit voyage aux bords de la Creuse[552].

Le 1er  septembre, elle écrit à Mme Marliani qu’elle ne profitera point de son aimable hospitalité et ne viendra pas consulter pour Solange les médecins de Paris, parce qu’elle n’a pas plus de confiance en eux qu’en Papet, et parce que Solange n’est pas en état de supporter un long voyage et ne peut aller qu’à petites étapes.

À la fin de cette lettre, Mme Sand ajoute :

… Moi, je n’ose pas vous répondre de l’emploi de mon mois de septembre. Je suis tourmentée et je suis décidée à tout essayer pour que ce triste état de Solange ne s’installe pas chez elle pour tout l’hiver. Vous êtes mille fois bonne de m’offrir un gîte. Nous avons toujours notre appartement du square Saint-Lazare et rien ne nous empêcherait d’y aller. Mais Papet ne me conseille pas du tout les longues étapes pour Solange ; au contraire, elles irritent beaucoup notre malade. Nous la promenons une lieue à cheval, une lieue en voiture ; puis on se repose, on reprend et toujours ainsi. Je tâche de l’égayer ; mais je ne suis pas gaie au fond[553].

Le 20 septembre, Mme Sand annonce à la même correspondante qu’elle et sa famille sont rentrés, il y a deux jours, de ce petit voyage, mais on repart pour un autre, ce qui fait qu’elle ne termine cette lettre que douze jours plus tard. Et c’est alors qu’elle parle pour la première fois d’un projet de mariage pour Solange, « quant à Chopin, dit-elle, sa santé est bien meilleure, cette année-ci, ses nerfs se sont calmés, bien sûr qu’il a doublé le cap, ce qui fait que son caractère est aussi devenu meilleur et plus égal ».

Quelques jours plus tard, au commencement d’octobre, Mme Sand communique à son frère, M. Chatiron, le nom du fiancé présomptif de Solange : c’est M. Fernand des Préaulx.

Le 3 novembre, elle écrit à Mlle de Rozières que le mariage est sur le tapis[554], et elle ajoute que, quant à Chopin, « il tousse, comme de rigueur, un peu plus en automne, mais que surtout c’est la campagne qui l’ennuie comme toujours au bout d’un certain temps[555] ».

Le 11 novembre Chopin est déjà à Paris, et, presque immédiatement, Mme Sand annonce à Mme Marliani que le mariage s’arrange définitivement, qu’il n’y a que quelques difficultés pécuniaires à aplanir, et aussitôt après elle lui apprend que Chopin a été malade à son arrivée à Paris, mais le lui avait caché, que néanmoins elle croit qu’il lui survivra, parce qu’elle ne veut pas traîner longtemps. Et elle donne les raisons de sa lassitude de vivre :

Vous savez bien que dans mon intérieur aussi il y a des couleuvres de longueur à avaler. Je me suis habituée à aimer les gens quand même, sans espoir et sans tentative de les changer. Il faut bien se faire un caractère de toile cirée sur laquelle le monde extérieur coule tant qu’il veut. Il n’y a qu’une chose vraie, certaine, consolante, éternelle : c’est l’accomplissement du devoir. Avec cela on arrive au bout et on s’endort tranquille. Je crois à une récompense après…[556].


Puis elle ajoute, tout d’u coup, que « Chopin n’aime pas Augustine », et elle revient à sa maladie, en disant qu’elle se fait donner des nouvelles de sa santé par Mlle de Rozières, ne pouvant se fier à ses assertions à lui.

Il nous semble que cette lettre par ses réticences mêmes, et son vague voulu n’a point besoin de commentaires. D’autre part on y trouve, bien notées, toutes les causes de la rupture intime accomplie et celles des chagrins qui amenèrent la catastrophe finale l’été suivant.

Enfin le 7 janvier 1847, Mme Sand annonce à Charles Poncy que « les enfants ont décidé de passer l’hiver à la campagne[557] ».

Lorsque tous les invités de Nohant durant les vacances de 1846 eurent quitté le château et qu’il ne resta dans la vaste vieille maison que la famille qui se composait cette année de Solange, Augustine, Maurice et Lambert, Mme Sand pour abréger les longues soirées d’automne reprit ces représentations improvisées dans le genre de la commedia dell’arte, inaugurées pendant le séjour de Chopin et dont il avait été le promoteur. Lui présent, la jeunesse avait dansé, excitée par ses improvisations musicales, des ballets fantastiques. Cet orchestre incomparable manquant, on se mit à jouer des comédies où tous les acteurs devaient improviser un texte, d’après un plan arrêté d’avance.

… Cela ressemblait aux charades que l’on joue en société, — dit George Sand dans son article déjà cité sur les Marionnettes de Nohant, — et qui sont plus ou moins développées, selon l’ensemble et le talent qu’on y apporte. Nous avions débuté par là. Peu à peu le mot de la, charade disparut et l’on joua d’abord des saynètes folles, puis des comédies d’intrigues et d’aventures, puis enfin des drames à événements et émotions.

On trouve sur ces représentations des détails d’un pittoresque exquis dans la préface du Château des Désertes et dans les pages intitulées l’Acteur, récemment insérées dans le volume des Souvenirs et Idées.

Durant plusieurs hivers consécutifs, raconte George Sand dans cette Préface, étant retirée à la campagne avec mes enfants et quelques amis de leur âge, nous avions imaginé de jouer la comédie sur scénario et sans spectateurs, non pour nous instruire en quoi que ce soit, mais pour nous amuser. Cet amusement devint une passion pour les enfants et à peu près une sorte d’exercice littéraire qui ne fut point inutile au développement intellectuel de plusieurs d’entre eux. Une sorte de mystère que nous ne cherchions pas, mais qui résultait naturellement de ce petit vacarme prolongé assez avant dans les nuits, au milieu d’une campagne déserte, lorsque la neige ou le brouillard nous enveloppaient au dehors et que nos serviteurs mêmes, n’aidant ni à nos changements de décor, ni à nos soupers, quittaient de bonne heure la maison où nous restions seuls ; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements du tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait quelque chose de fantastique et les rares passants qui en saisirent de loin quelque chose n’hésitèrent pas à nous croire fous ou ensorcelés…

Il y a une douzaine d’années[558], — écrit Mme Sand en 1857, en réponse à un ami qui lui demandait des renseignements sur Nohant, — que, nous trouvant ici en famille durant l’hiver, nous imaginâmes de jouer une charade, sans mot à deviner, laquelle charade devint une saynète, et, rencontrant au hasard de l’inspiration une sorte de sujet, finit par ne pouvoir pas finir, tant elle nous semblait divertissante. Elle ne l’était peut-être pas du tout, nous n’en savons plus rien, il nous serait impossible de nous la rappeler ; nous n’avions d’autre public qu’une grande glace qui nous renvoyait nos propres images confuses dans une faible lumière et un petit chien, à qui nos costumes étranges faisaient pousser des cris lamentables ; tandis que la brise gémissait au dehors et que la neige entassée sur le toit tombait devant les fenêtres en bruyantes avalanches.

C’était une de ces nuits fantastiques comme il y en a à la campagne, une nuit de dégel assez douce, avec une lune effarouchée dans des nuages fous.

Nous n’étions que six : mon frère et moi, mon fils et ma fille, une jeune et jolie parente et un jeune peintre ami de mon fils. Excepté ma fille, qui était la plus jeune et qui s’amusait fort tranquillement de ce jeu, nous nous étions tous peu à peu montés ; il est vrai qu’il y avait là un délicieux piano dont je ne sais pas jouer, mais qui se mit à improviser tout seul sous mes doigts je ne sais quoi de fantasque.

Un grillon chanta dans la cheminée, on ouvrit la persienne pour faire entrer le clair de lune. À deux heures du matin, mon frère, craignant d’inquiéter sa famille, alla lui-même atteler sa carriole pour rejoindre ses pénates, à une demi-lieue de chez nous. Dans la confusion des changements de costumes, il ne put retrouver son paletot. « À quoi bon ? dit-il, me voilà très chaudement vêtu. »

En effet il était couvert d’une longue et lourde casaque de laine rouge, provenant de je ne sais plus quel costume de l’atelier de mon fils, et d’un de ces bonnets également en laine rouge dont se coiffent les pêcheurs de la Méditerranée. Il partit ainsi en chantant, au galop de son petit cheval blanc, à travers le vent et la neige. S’il eût été rencontré, il eût été pris pour le diable, mais on ne rencontre personne à pareille heure dans nos chemins. Le lendemain, la pièce recommença, c’est-à-dire qu’elle suivit son cours fantastique et déréglé avec autant d’entrain que la veille. J’étais vivement frappée de la facilité avec laquelle nos enfants (l’aîné avait alors une vingtaine d’années) dialoguaient entre eux, tantôt avec une emphase comique, tantôt avec l’aisance de la réalité. Là ce n’était pas de l’art, puisque la convention disparaissait. Il n’y avait pas ce qu’en langage d’art théâtral on appellerait du naturel. Le naturel est une imitation de la nature. Nos jeunes improvisateurs étaient plus que naturels, ils étaient la nature même. Cela me donna beaucoup à penser sur l’ancien théâtre italien appelé comme l’on sait : commedia dell’arte. Ce devait être un art tout différent du nôtre et où l’acteur était réellement créateur, puisqu’il tirait son rôle de sa propre intelligence et créait à lui seul son type, ses discours, les nuances de son caractère et l’audace heureuse de ses reparties…

On verra par les lettres inédites de Chopin de novembre 1846 à janvier 1847, qu’il n’y avait point un seul, mais bien deux spectateurs naïfs et bénévoles à ces représentations fantastiques : les petits chiens Dib et Marquis. On verra encore que l’orchestre représenté par les dix doigts miraculeux de Chopin manquant alors à Nohant, ce fut Mme Sand elle-même qui dut tant bien que mal prendre sur elle ces fonctions et jouer « sur le piano délicieux » des airs de danse lorsqu’il y avait dans la pièce un pas ou un ensemble dansé à exécuter.

La première lettre porte, écrite au crayon, la date : « 25… 1846 ». C’est mercredi 25 novembre 1846 qu’il faut lire, le 25 novembre tombant cette année un mercredi.


Mercredi, 3 heures.

Je compte que votre migraine est passée et que vous voilà mieux •disposée que jamais. Je suis bien aise du retour de tout votre monde et je vous souhaite du beau temps. Il fait ici noir et humide, on ne peut vivre qu’enrhumé. Grzym. est mieux. Il a dormi hier une petite heure pour la première fois depuis dix-sept jours[559]. J’ai vu Delacroix, qui vous dit mille tendresses à tous. Il souffre, mais va cependant à son travail au Luxembourg. Je suis allé hier soir chez Mme Marliani. Elle sortait avec Mme Scheppard[560], M. Aubertin (qui a eu l’audace de lire votre Mare au diable en plein collège comme exemple du style) et M. d’Arpentigny. Ils allaient entendre un nouveau prophète que le capitaine protège. Je ne sais pas le nom du prophète (ce n’est pas un apôtre). Sa nouvelle religion est celle des Fusionistes, le prophète en a eu la révélation au bois de Meudon où il a vu Dieu. Il promet pour comble de bonheur, dans une certaine éternité, qu’il n’y aura plus de sexe. Cette idée ne plaît pas beaucoup à Mme de M[arliani], mais le capitaine est pour et déclare la baronne en ribote chaque fois qu’elle se moque de son fusionisme. Je vous enverrai demain la fourrure et vos autres commissions. Le prix de votre pianino est de neuf cents francs. Je n’ai pas vu Arago, mais il doit se porter bien, car il était sorti, quand Pierre lui a porté votre billet. Remerciez, je vous prie, Marquis de ses flairaisons à ma porte. Soyez heureuse et bien portante. Écrivez quand vous aurez besoin de quelque chose.

Votre dévoué. Ch…

À vos chers enfants.

Je reçois votre lettre, qui est en retard de six heures. Elle est bonne, bonne et parfaite ! Ainsi je n’enverrai pas demain vos commissions. J’attendrai. Ne m’enverrez-vous pas votre camail pour le faire arranger ici ? Avez-vous des ouvrières capables ? Ainsi j’attendrai vos ordres. Je suis bien aise que les bonbons ont eu du succès. Je suis fautif du briquet, mais je ne sais pas s’il y a suffisamment d’amadou. Je vais à la grande poste avec cette lettre, avant d’aller chez Grzym.[561]. Votre Ch…

Samedi, 2 heures et demie[562].

Comme c’est bien à votre salon d’être chaud, à votre neige de Nohant d’être charmante, et à la jeunesse de faire le carnaval ! Avez-vous un répertoire suffisant de contredanses pour faire l’orchestre ? Borie[563] est venu me voir et je lui enverrai le morceau de^drap dont vous me parlez. Grzym. est presque rétabli ; mais voilà Pleyel avec une récidive de fièvre. Il est devenu invisible. Je suis bien aise que le mauvais temps d’ici ne se fait pas sentir chez vous. Soyez heureuse et bien portante, ainsi que les vôtres.

Votre tout dévoué. Ch…

À vos chers enfants. Je vais bien[564].

Mardi, 2 heures et demie[565].

Mlle de Rozières a trouvé le morceau de drap en question (il était dans le carton à camail de Mlle Aug…) et je l’ai envoyé de suite hier soir à Borie, qui, à ce que l’on a dit à Pierre, ne part pas encore aujourd’hui. Ici il fait un petit soleil et de la neige de Russie. Je suis bien aise de ce temps pour vous et je me figure que vous marchez beaucoup. La pantomime d’hier a-t-elle fait danser Dib ? Soyez bien portante, ainsi que les vôtres.

Votre tout dévoué.

À vos chers enfants.

Je vais bien, mais je n’ai pas le courage de quitter ma cheminée un instant[566].

Mercredi, 3 heures et demie[567].

Vos lettres m’ont rendu fort heureux hier. Celle-ci doit vous arriver le jour de l’an même, avec les bonbons d’usage, le stracchino et le coald-cream de Mme de Bonne Chose[568].

J’ai dîné hier chez Mme Marliani et je l’ai menée à l’Odéon voir Agnès[569]. Delacroix m’a envoyé une bonne loge et j’en ai fait hommage à Mme Marliani. À vous dire vrai, je n’ai pas eu un bien grand plaisir et j’aime mieux Lucrèce[570], mais je ne suis pas juge de ces choses-là. Arago est venu me voir un peu maigri et enroué, toujours bon et charmant. Il fait un temps froid, mais agréable pour ceux qui peuvent marcher, et j’espère que votre migraine est chassée et que vous vous promenez comme avant dans votre jardin. Soyez heureuse et tous heureux dans l’année qui vient et quand vous pouvez, écrivez-moi, je vous prie, que vous allez bien. Votre tout dévoué. Ch…

À vos chers enfants.

Je me porte bien. Grzym. est toujours mieux ; j’irai aujourd’hui avec lui à l’hôtel Lambert[571], avec tous les manteaux possibles[572].


Madame George Sand, à La Châtre.
Château de Nohant (Indre).
(Sur le timbre : 13 janvier 1847. La Châtre.)
Mardi, 3 heures[573].

Votre lettre m’a amusé. Je connais beaucoup de mauvais jours, mais en fait des Bonjours, je n’ai jamais rencontré que l’éternel candidat de l’Académie, M. Casimir Bonjour. Mon ami improvisé m’a rappelé le monsieur mélomane de Châteauroux, dont je ne sais pas le nom et qui disait à M. de Préaux de me connaître beaucoup. Si cela continue, je finirai par me croire un personnage important. Vous êtes donc maintenant tout entière à l’art dramatique. Je suis sûr que votre prologue sera un chef-d’œuvre et que les répétitions vous amuseront beaucoup, seulement n’oubliez jamais votre wilchura ou votre muse. Ici il refait froid. J’ai vu les Veyret, qui vous présentent leurs hommages. Je n’oublierai pas (vos fleurs) votre note du jardinier. Soignez-vous, amusez-vous, soyez bien portants tous.

Votre dévoué. Ch…[574].

À vos chers enfants.

Dimanche, 1 heure et demie[575].

J’ai reçu hier votre bonne lettre de jeudi. Vous faites donc aussi de la Porte-Saint-Martin ? La Caverne du crime[576] ! mais c’est intéressant au possible. Vos Funambules, devenus les Français ou même l’Opéra avec Don Juan, deviennent maintenant tout ce qu’il y a de plus romantique. Je me figure les émotions de Marquis et de Dib. Heureux spectateurs, naïfs et peu instruits ! Je suis sûr que les portraits qui sont au salon vous regardent aussi avec les yeux de circonstance. Amusez-vous aussi bien que possible. Ici il n’y a, comme je vous ai écrit la fois passée, que maladie sur maladie. Portez-vous tous bien, soyez heureux.

Votre tout dévoué. Ch…

À vos chers enfants.

Je vais comme je peux.

Chopin fait allusion, dans cette lettre, à Don Juan. Les acteurs de Nohant composèrent leur pièce en partie d’après Molière et en partie d’après Mozart, c’est-à-dire qu’ils introduisirent dans le scénario de Molière des scènes tirées du livret de Da Ponte et exécutèrent même quelques morceaux de l’opéra de Mozart. (Il paraît que ce fut Augustin e qui les chanta.) Tout cela est compté au long dans le roman de George Sand, le Château des Désertes ; l’auteur nous dit carrément dans la préface, que nous avons citée en partie, que c’est bien la vieille maison de Nohant qu’il faut sous-entendre par le mystérieux Château où une compagnie de jeunes gens plus ou moins artistes, allègres dilettanti dramatiques, s’évertuent à mettre en scène un Don Juan de leur composition.

Dans la même préface George Sand signale à l’attention du lecteur que « ce roman renferme plutôt l’analyse de certaines questions d’art que celles de sentiments ». Il est en effet principalement consacré à une fine et spirituelle critique et à l’explication des types et des épisodes du Don Juan de Molière et de Mozart. L’auteur fait cette analyse tout en racontant avec verve comment on avait improvisé une représentation de cette comédie dans le Château des Désertes. Cela rappelle beaucoup la célèbre analyse de Hamlet donnée par Gœthe dans Wilhelm Meister à propos de la représentation de l’immortelle tragédie de Shakespeare par la troupe ambulante de Philine et de Jarno.

Le personnage principal et le chef de la bande joyeuse des acteurs au Château des Désertes, c’est… le fils de Lucrezia Floriani, ce même Celio Floriani, dont nous avons déjà fait la connaissance et qui certes n’est autre que Maurice Sand. On peut reconnaître Augustine sous les traits de Cécile qui improvise et chante le rôle de la Donna Elvira. On retrouve au Château des Désertes les autres enfants de la Lucrezia, devenus adultes, ainsi que maint personnage du roman précédent : Béatrice, le petit Salvator, Boccaferri, etc.

Comme de coutume, George Sand s’empresse de prévenir le lecteur, toujours dans la même préface, de ne pas voir dans ce roman la reproduction exacte de faits réellement arrivés. Elle dit (à propos des représentations improvisées à Nohant) :

Lorsque j’introduisis un épisode de ce genre dans le roman qu’on va lire, il y devint une étude sérieuse, et y prit des proportions si différentes de l’original que mes pauvres enfants, après l’avoir lu, ne regardaient plus qu’avec chagrin le paravent bleu et les costumes de papier découpé qui avaient fait leurs délices. Mais à quelque chose sert toujours l’exagération de la fantaisie, car ils firent eux-mêmes un théâtre aussi grand que le permettait l’exiguïté du local, et arrivèrent à y jouer des pièces qu’ils firent, eux-mêmes aussi, les années suivantes…

Et ceci donne à Mme Sand l’occasion de s’étendre avec complaisance sur « l’effet détourné » que « la fantaisie, le roman, l’œuvre d’imagination, en un mot, a sur l’emploi de la vie : la fiction commence par transformer la réalité, mais elle est transformée à son tour et fait entrer un peu d’idéal non pas seulement dans les petits faits, mais dans les grands sentiments de la vie réelle ».

Nous confessons que les brèves indications précises sur la naissance et l’évolution du « théâtre de Nohant » que renferme cette préface, nous intéressent bien plus que les réflexions abstraites de George Sand sur l’influence respective de la fantaisie sur la vie réelle. On peut aussi suivre pas à pas cette évolution de l’art dramatique au château Sand, se rendre compte du répertoire successif de cette scène, et enfin admirer les portraits des acteurs dans leurs costumes divers, en feuilletant les deux albums d’aquarelles de Maurice Sand conservés à Nohant. Nous y découvrons entre autres que dans les commencements Mme Sand prenait souvent part aux représentations ; c’était elle qui remplissait les rôles que les jeunes acteurs appréhendaient d’aborder, généralement des rôles masculins très dramatiques, c’est ainsi qu’elle joua Don Juan. Elle prit aussi part aux représentations du mélodrame émouvant auquel Chopin fait allusion dans sa lettre : la Caverne ou la Taverne du crime, lorsqu’il fut joué aux fêtes de Noël de 1846-1847 et redonné au réveillon de 1848, le 31 décembre 1847. Plus tard, pour mettre en scène des pièces de cape et d’épée dans le genre de la Taverne, la petite troupe de Nohant se trouva souvent ne pas être assez nombreuse : on invita alors des amis de la Châtre à venir s’essayer dans certains emplois. Ce furent d’abord les familles Dutheil et Duvernet qui partagèrent les lauriers dramatiques des Sand. Lorsqu’une pareille « tournée artistique » des Coquelin lachâtrois était réclamée à Nohant, on leur expédiait l’affiche avec la recommandation expresse d’apporter avec eux tels objets ou costumes qui étaient nécessaires au vestiaire théâtral. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à jeter les yeux sur la deuxième page de l’affiche annonçant la « Rereprésentation de l’Oberge du Querime » pour le 31 décembre 1847, affiche rédigée en une orthographe fantaisiste des plus drôles.

Le Château des Désertes qui nous raconte les tout premiers débuts de la troupe de Nohant, fut dédié à W. G. Macready, le célèbre tragédien et écrivain anglais [577]. La dédicace est datée du 30 avril 1847. Mais en ce mois printanier les questions d’art théâtral et les allègres passe-temps avaient été depuis longtemps relégués au second plan, à Nohant, et Mme Sand, tout comme les jeunes émules de Melpomène, était à ce moment occupée par des questions bien autrement sérieuses.

Pour les apprécier, revenons un peu en arrière, aux premiers mois de l’hiver de cette année. Cet hiver-là, par suite d’une mauvaise récolte, une horrible misère régnait dans les provinces du Centre : Mme Sand, toujours prête à secourir largement, travailla avec une ardeur redoublée pour venir au secours des indigents de la campagne. Mais la brave et intrépide travailleuse ne se laissait pas intimider par ce surcroît de besogne. « Enfin Dieu m’aidera, et un nouveau roman comblera le déficit », voici la conclusion qui termine le récit, fait par elle, de maux innombrables, dans sa lettre inédite à Poncy, du 7 janvier 1847.

Dans cette même lettre, elle parle des représentations improvisées à Nohant et aussi du mariage projeté de Solange avec M. des Préaulx, « le grand et beau cavalier », dont la jeune fille parait « très éprise », et qui de son côté « ne respire que par elle ».

Il fallut donc songer au trousseau, au règlement de certaines affaires pécuniaires ainsi qu’au contrat, et dans ce but aller à Paris. Chopin les attendait dès les derniers jours de janvier, mais on voit par les lettres inédites de Mme Sand que, le 3 février, il y eut encore une « représentation grandiose » au théâtre de Nohant : on ne partit que le 4 ou le 5. La famille Sand passa à Paris deux mois, du commencement de février au commencement d’avril. Mais ce séjour eut des résultats absolument inattendus et contraires à la conclusion du mariage avec M. des Préaulx. On présenta à Mme Sand et à sa fille le sculpteur Clésinger[578], qui un an plus tôt avait adressé à la grande romancière une lettre pleine d’enthousiasme, d’emphase… et de fautes d’orthographe, lui demandant la permission de lui dédier sa statue de la Mélancolie, lui exprimant sa gratitude pour le « bonheur qu’elle lui avait procuré » par ses chefs-d’œuvre littéraires[579]. En février 1847, Clésinger exécuta les bustes de Mme Sand et de sa fille : il paraît qu’il s’éprit subitement de cette jeune personne, et qu’elle aussi « reçut le coup de foudre[580] ». De sorte que lorsqu’il fallut signer le contrat avec M. Fernand des Préaulx, Solange refusa. On annonça que le mariage « était remis à un peu plus tard », et dès les premiers jours de Pâques toute la partie féminine de la famille Sand revint précipitamment à Nohant. Chopin, resté à Paris, parle de tous ces événements dans une longue lettre à ses parents. (Il faut remarquer que cette lettre fut commencée un jour de la semaine sainte, — le dimanche de Pâques tombant cette année le 4 avril, — que Chopin la continua une semaine après, puis la reprit encore trois jours plus tard, qu’il récrivit le 15, le 18 avril et qu’il ne la termina enfin que le 19 avril 1847. Ceci montre assez clairement que lorsque Chopin écrivait cette lettre et lorsqu’il avait tant à communiquer à sa famille, il était tourmenté, agacé.)

Depuis deux mois Mme S[and] est ici, mais aussitôt après les fêtes, elle retournera à Nohant, Sol. ne se marie pas encore, et quand ils sont tous arrivés à Paris pour faire le contrat, elle n’en a plus voulu. Je le regrette et je plains le jeune homme, qui est très honnête et très épris ; mais il vaut mieux que cela soit arrivé avant le mariage qu’après. Soi-disant, c’est remis à plus tard, mais je sais ce qui en est. Vous me demandez ce que je pense faire pour l’été : rien d’autre que toujours. J’irai à Nohant dès qu’il commencera à faire chaud ; en attendant, je reste ici pour donner, chez moi comme toujours, une quantité de leçons peu fatigantes… Cette année, mes crises (pour ne pas dire comme la garde-malade d’Albert, quand il était indisposé : la cerise de Monsieur), cette année donc mes crises sont rares, malgré le dur hiver. Je n’ai pas encore vu Mme Ryszczewska. Mme Delphine Potocka, que j’aime énormément, vous le savez, devait venir avec elle, mais elle est partie pour Nice, il y a quelques jours. Avant son départ j’ai joué chez moi, pour elle, ma sonate avec Franchomme. J’avais aussi le même soir le prince et la princesse Chartoryski et la princesse de Wurtemberg, ainsi que Mme S[and] ; il faisait une agréable chaleur ce soir-là chez moi…

Je vous ai raconté un tas de choses inutiles, mais il y a huit jours de cela. Aujourd’hui me voilà de nouveau seul à Paris. Hier Mme S[and] est partie avec Solange, cette cousine, vous savez, et Luce ; puis trois jours encore se sont écoulés. J’ai déjà reçu hier une lettre de la campagne ; ils sont tous bien portants et gais ; mais ils ont de la pluie, comme nous ici. L’exposition annuelle des tableaux et de la sculpture est ouverte depuis quelques semaines, mais il n’y a rien de très important fait par les maîtres connus ; cependant de nouveaux talents très réels se sont révélés, ce sont : d’abord un sculpteur qui expose depuis deux ans à peine ; il s’appelle Clésinger ; puis le peintre Couture, dont l’immense tableau, représentant un festin à Rome, à l’époque de la décadence, attire l’attention universelle. Retenez bien le nom du sculpteur : je vous en parlerai, je crois, souvent, car il a été présenté à Mme S[and] avant son départ et a fait son buste, ainsi que celui de Solange ; tout le monde les admire énormément ; ils seront sans doute exposés l’année prochaine. Voici la quatrième fois aujourd’hui que je reprends ma lettre ; nous sommes le 15 avril et je ne sais pas si je la terminerai, parce que je dois aller tantôt chez Scheffer, où je pose pour mon portrait et donner cinq leçons… J’envoie à Louise une petite lettre de Mlle de Rozières, mais aucune de Mme S[and], elle se pressait trop à partir. Je viens encore de recevoir des nouvelles de Nohant : on se porte bien et on change de nouveau l’arrangement de la maison ; on aime à changer, à arranger[581]. Luce, qui était partie d’ici avec eux, a été renvoyée dès son arrivée, d’après ce qu’on m’écrit, de sorte qu’il ne reste plus un seul des anciens serviteurs que les Jedrzeïewicz ont vus. Le vieux jardinier qui, pendant quarante ans, a servi la famille, puis Françoise, qui y est restée dix-huit ans, et maintenant Luce, qui y est née et qui a été portée au baptême avec Solange, dans le même berceau : tous sont restés jusqu’au moment où est entrée dans la maison cette cousine qui compte sur Maurice, tandis que celui-ci profite d’elle. Que ceci reste entre nous… Nous avons encore eu ce matin une petite gelée, par bonheur très petite et probablement peu nuisible pour les récoltes, dont on espère beaucoup cette année. Le blé est extrêmement cher, comme vous savez, et il y a une grande misère, malgré l’inépuisable charité. Mme S[and], comme vous avez pu le remarquer, fait beaucoup de bien dans le village et dans les environs, et c’est une des deux causes pour lesquelles, sans compter le mariage rompu de sa fille, elle a, cet hiver, quitté sitôt la ville. Son dernier ouvrage publié est Lucrezia Floriani. Dans quatre mois la Presse publiera son nouveau roman intitulé (jusqu’à présent) Piccinnino, ce qui signifie « petit ». L’action se passe en Sicile. Il y a là beaucoup de belles choses. Je ne doute pas qu’il plaise mieux à Louise que Lucrèce, qui a excité ici moins d’enthousiasme que les autres. Piccinnino est un sobriquet donné à un bandit de Sicile, à cause de sa taille. Ce roman renferme de beaux caractères de femmes et d’hommes, beaucoup de naturel et de poésie ; je me rappelle avec quel plaisir j’en ai écouté la lecture. Maintenant encore mon hôtesse écrit quelque chose de nouveau, mais à Paris elle n’a pas un moment de tranquillité… Trois jours encore viennent de s’écouler, nous voilà au 18. Hier j’ai dû donner sept leçons, quelques-unes à des personnes sur le point de partir…

… Nous voici au 19. Hier j’ai été interrompu par une lettre de Nohant. Mme S[and] m’écrivait qu’elle arrivera à la fin du mois prochain et qu’il faudra l’attendre. Probablement l’affaire du mariage de Sol. avance, mais non plus avec celui dont je vous ai parlé. Que Dieu leur accorde tous ses dons ! Dans cette dernière lettre, ils étaient tous d’excellente humeur, j’ai donc bon espoir. Si quelqu’un est digne de bonheur, c’est bien Mme S[and]…

Il paraît qu’en quittant Paris, Mme Sand espérait gagner du temps, prendre des renseignements sur Clésinger, enfin savoir qu’est-ce que c’était que cet homme qui avait ainsi subitement gagné le cœur de Solange et dont on lui disait, d’autre part, les choses les plus déplorables. À peine arrivée à Nohant, Mme Sand s’empresse, comme de coutume, de tranquilliser Chopin sur leur voyage, et le 8 avril elle écrit à Maurice, resté à Paris :

Nous sommes arrivés… Dis à Chopin que nous nous portons bien, que nous avons fait bon voyage, que je l’embrasse…[582]. Le lendemain elle envoie également son bulletin à Chopin qui l’en remercie comme toujours par un de ses billets familiers, brefs, mais pleins de sollicitude pour toute la maisonnée.


Samedi[583].

Merci pour vos bonnes nouvelles. Je les ai communiquées à Maurice, qui doit vous écrire. Il va bien, moi aussi. Tout est ici comme vous l’avez quitté. Pas de violettes, pas de jonquilles, pas de narcisses dans le petit jardin. On a emporté vos fleurs, on a descendu vos rideaux, voilà tout. Soyez heureuse, bien disposée, soignez-vous et un petit mot de tout cela quand vous pourrez. Votre dévoué.

Ch… [584].

À la jeunesse.

Mais voici que moins d’une semaine plus tard, le 16 avril, Mme Sand écrit tout d’un coup à son fils que comme un deus ex machina Clésinger est apparu à la Châtre, qu’il a exigé une réponse catégorique et que Solange a dit oui… Mme Sand ajoute que le sculpteur est « un vrai forcené », qu’il ne mange, ni ne dort, tant qu’il ne parvient pas à ses fins et que son énergie vient à bout de tous les obstacles. À la fin de cette lettre nous lisons toutefois une phrase absolument en désaccord avec la franchise accoutumée de George Sand, une phrase qui nous rend tout perplexe et qui, selon nous est, à elle seule, plus néfaste dans la question de la rupture avec Chopin que tous les accidents réellement arrivés ou simplement inventés par messieurs les biographes :

Pas un mot de tout cela à Chopin, cela ne le regarde pas et quand le Rubicon est passé, les si et les mais ne font que du mal.

Mme Sand ajoute que le 8 mai, elle partira pour Guillery, pour conclure le mariage de Solange chez M. Dudevant (maire de la commune de Nérac), mais qu’on reviendra à Nohant pour célébrer le mariage religieux[585].

Le 18 avril, Mme Sand annonce le fait à Charles Poncy, tout en assurant — nous ne savons pas trop pourquoi — que « c’est un secret grave que Maurice lui-même ne sait pas ». Elle ne parle pas à Poncy du voyage à Nérac, mais au contraire d’un départ pour Paris.

… En six semaines elle a rompu un amour qu’elle éprouvait à peine, elle en a accepté un autre qu’elle subit ardemment. Elle se mariait avec celui-ci, elle le chasse et épouse celui-là. C’est bizarre, c’est hardi surtout, mais enfin c’est son droit et le destin lui sourit. À un mariage modeste et doux elle substitue un mariage brillant et brûlant[586]. Elle domine tout et m’emmène à Paris à la fin d’avril… Le travail et l’émotion prennent tous mes jours et toutes mes nuits… Il faut que ce mariage se fasse impétueusement, comme par surprise. Aussi est-ce un secret grave que je vous confie et que Maurice lui-même ne sait pas (il est en Hollande)[587].

Ne « disant pas un mot » sur ce qui se passait à Chopin, Mme Sand le prévient toutefois de son prochain retour à Paris, peut-être ne fût-ce que pour prévenir son arrivée à Nohant. D’une manière ou d’une autre, Chopin les attendait à Paris, comme on le voit par sa lettre précitée du 19 avril et les deux billets inédits et non datés que voici :

Maurice est parti hier matin bien portant et par une belle journée. Votre lettre m’est arrivée après son départ. J’espère encore de vous une lettre qui fixera le jour de votre arrivée, afin de faire du feu dans vos chambres. Ainsi donc, ayez beau temps, belles idées et tout le bonheur du monde.

Votre tout dévoué.

À la jeunesse.

Mercredi.


Vous faites des prodiges de travail et cela ne m’étonne pas. Dieu vous aide ! Vous allez bien et vous irez bien. Vos rideaux sont encore ici. Le 30, c’est demain. Mais je ne vous attends pas, n’ayant encore reçu de mot définitif. Il fait beau, les feuilles commencent à vouloir pousser. Vous aurez belle route, sans prendre sur votre sommeil, un mot la veille de votre départ, s’il vous plaît, car il faut encore du feu dans vos chambres. Soignez-vous. Soyez tranquille et heureuse.

Votre tout dévoué.

À la jeunesse.

Jeudi, le 29[588].

Presque simultanément avec sa lettre à Poncy Mme Sand écrivait à M. Bascans :

… Notre enragé sculpteur est ici. L’idylle fleurit à la Châtre ; la « grande princesse » s’est humanisée jusqu’à dire oui. Vous aviez été plus clairvoyant que moi, elle avait ce oui dans le cœur depuis longtemps et ne voulait pas le dire sitôt, voilà tout. Ils paraissent enchantés tous les deux ; je le suis aussi par conséquent.

Et à la princesse Galitzine, née comtesse de la Roche-Aymon, sa petite-cousine et petite-fille de son cousin René de Villeneuve[589], Mme Sand se hasarde même à émettre des prophéties tant soit peu orgueilleuses :

Clésinger fera la gloire de sa femme et la mienne ; il gravera ses titres sur du marbre et sur du bronze, et cela dure autant que les plus vieux parchemins…[590].

Le 6 mai Mme Sand écrit à Mme Marliani dans la seule lettre imprimée dans la Correspondance après septembre 1846 :

… Solange se marie dans quinze jours avec Clésinger, sculpteur, homme d’un grand talent, gagnant beaucoup d’argent, et pouvant lui donner l’existence brillante qui est, je crois, dans ses goûts. Il en est très violemment épris et il lui plaît beaucoup. Elle a été aussi prompte et aussi ferme, cette fois, dans sa détermination qu’elle était jusqu’à présent capricieuse et irrésolue. Apparemment elle a rencontré ce qu’elle rêvait. Dieu le veuille ! Pour mon compte, ce garçon me plaît beaucoup aussi, de même qu’à Maurice. Il est peu civilisé au premier abord, mais il est plein de feu sacré et, il y a déjà quelque temps, que le voyant venir je l’étudié sans en avoir l’air. Je le connais donc autant qu’on peut connaître quelqu’un qui veut plaire. Vous me direz que ce n’est pas toujours suffisant, c’est vrai. Mais ce qui me donne confiance, c’est que la principale face de son caractère, c’est une sincérité qui va jusqu’à la brusquerie. Il pécherait donc par excès de naïveté plus que par toute autre chose, et il a encore d’autres qualités qui rachèteront tous les défauts qu’il peut et doit avoir. Il est laborieux, courageux, actif, décidé, persévérant. C’est quelque chose que la force et il en a beaucoup, au physique comme au moral. Je me suis trouvée amenée par une circonstance fortuite à faire sur son compte une véritable enquête, telle qu’un procureur du roi l’eût faite pour un accusé de Cour d’assises.

Quelqu’un m’avait dit de lui tout le mal qu’on peut dire d’un homme. Je ne savais pas encore alors qu’il songeât à ma fille ; mais il faisait nos bustes. Il voulait les faire en marbre, gratis, et il ne me convenait pas d’être comblée de pareils présents par un homme dont on me disait pis que pendre. Et puis je voulais savoir si la personne qui le traitait de la sorte était une bonne ou mauvaise langue. Quelques explications, auxquelles je n’attachais pas d’abord toute l’importance qu’elles eurent ensuite, amenèrent une foule de renseignements particuliers, et j’arrivai à pouvoir juger sur preuves ; car vous savez que, dans ces sortes de choses, il se fait un enchaînement imprévu de découvertes. J’acquis donc la certitude que Clésinger était un homme irréprochable dans toute la force du mot, et son accusateur un homme d’esprit un peu léger. De sorte que je connaissais tous les faits de sa vie la plus intime, le jour où il me demanda ma fille. Le hasard avait amené à cet égard plus de lumières que je n’en aurais eu en l’examinant par mes yeux pendant des années. Néanmoins je n’avais rien conclu en quittant Paris et c’est depuis un mois que son activité a levé tous les obstacles et réduit à néant toutes les objections possibles. M. Dudevant, qu’il a été voir, consent. Nous ne savons pas encore où se fera le mariage. Peut-être à Nérac, pour empêcher M. Dudevant de s’endormir dans les éternels lendemains de la province.

Je vous écrirai dans quelques jours, car jusqu’ici nous n’avons rien fixé et j’attends Clésinger demain ou après, pour déterminer avec lui le jour et le lieu. Mais ce sera dans le courant de mai. Les bans se publient et on coud la robe blanche. Pourtant on ne sait encore rien dans ce pays-ci, et nous nous préservons des grandes annonces. Il a fallu ménager un chagrin encore assez vif, qui n’est pas loin de nous. Il y a eu un échange de lettres sincères très satisfaisant. Le pauvre abandonné est un noble enfant qui se montre, comme dit, avec raison, son oncle, M. de Grandeffe, un vrai chevalier français. Je regrette bien ce cœur-là ; mais nous mettons dans la famille une meilleure tête, et il faut bien que la fatalité apparente soit une volonté d’en-haut. Je n’aurais pas voulu d’abord qu’on fît si vite un autre choix. Mais, le choix étant fait (et vous savez que les parents n’empêchent rien de ce côté-là), je crois qu’il faut le ratifier bien vite.

À la fin de cette lettre, à propos de « la misère qui augmente à Nohant tous les jours » et de la nécessité, afin d’y pourvoir et « de gagner quelques billets de banque », de faire un roman[591], au milieu de toutes ces préoccupations de mariage, Mme Sand ne parvient plus à soutenir le ton joyeux un peu factice des premières pages, elle déclare qu’elle ne peut rien dire d’elle-même « sinon qu’elle est fatiguée à mourir » et termine par le conseil inattendu que voici :

Gouvernez votre volonté, à l’effet de conserver votre santé. Créez-vous des devoirs qui vous ôtent le temps de penser à vous-même. Je crois que c’est le seul moyen de supporter le terrible poids de la vie. Plus il est lourd, mieux on marche peut-être…

Voilà des mots qui sonnent bien étrangement au milieu des gais préparatifs du mariage, dans une lettre annonçant à une amie l’avenir brillant et bienheureux des fiancés. Il est évident que Mme Sand parlait, plus qu’elle n’y croyait réellement, de l’irréprochabilité de Clésinger et du bonheur de sa fille. Il est probable qu’elle eût déjà l’occasion de douter de la véracité de son enquête sur son futur gendre, ou qu’elle dût au contraire voir que « l’accusateur » de Clésinger n’était pas aussi « léger » qu’il parut dans un moment d’espérances optimistes.

Dans toute une série de lettres inédites encore, datant du printemps de 1847, comme dans cette seule lettre imprimée et la lettre à la princesse Galitzine, Mme Sand s’efforce d’affirmer qu’elle est contente de ce mariage, que les jeunes fiancés sont heureux et qu’un brillant avenir les attend. Mais on sent à travers toutes ces phrases une inquiétude cachée, — disons plus, on sent le chagrin, le désespoir. Et cela n’est pas étonnant. Mme Sand se rendait parfaitement compte que ses cachotteries à l’égard de Chopin lors des brusques fiançailles de Solange étaient indignes de leur amitié et de leur longue liaison, indignes d’elle et de lui ; cette manière d’agir devait justement sembler impardonnable à Chopin.

La conduite de Clésinger commençait aussi à suggérer à George Sand des craintes, des appréhensions, et même de l’effroi.

La personne ou les personnes qui s’étaient efforcées de la prévenir contre Clésinger avaient raison.

C’était, dit M. Edmond Poinsot, un artiste de grand talent, mais il était dissipateur, brutal, grossier de gestes et de langage et d’existence par trop bohème, nullement fait pour le mariage.

Et il ajoute en note à cette page :

Arsène Houssaye, qui l’a beaucoup connu, nous donne en trois lignes au troisième volume de ses intéressantes Confessions, page 241, le portrait suivant de Clésinger : « Un monsieur bruyant et désordonné, un ci-devant cuirassier devenu un grand sculpteur, se conduisant partout comme au café du régiment et à l’atelier… »

Il faut s’étonner que Solange, toujours entichée du bon ton et du grand monde, ait pu condescendre à accepter les prévenances de ce « cuirassier-sculpteur ». Une très célèbre artiste assurait même que ce dernier nom lui allait bien moins que celui de marbrier, c’est ainsi que l’appela plus tard George Sand, tandis que son mari, M. Dudevant, le qualifiait de tailleur de pierres. Mais il arriva, comme toujours, ce à quoi on pouvait le moins s’attendre. Solange rompit avec l’élégant et charmant M. Fernand des Préaulx, ce « parfait gentilhomme », qui convenait tant à ses goûts aristocratiques, et prit pour mari le « sculpteur enragé » et désordonné, qui ne pouvait écrire correctement deux lignes. Bien plus, elle faillit commettre une sottise irrémédiable !

Nous avons déjà fait allusion à un roman ultérieur de George Sand, Mademoiselle Merquem, où l’auteur peint la manière de Solange de traiter son premier fiancé, en racontant l’histoire des relations entre Erneste du Blossay et le gentillâtre campagnard de La Thoronay. Nous avons dit également que George Sand y esquissa le naturel froid et bizarre de Solange, toujours portée à faire n’importe quoi par esprit de contradiction, pour vexer les autres, fantasque, prosaïque et pratique fille du siècle, — c’est ainsi que la mère d’Erneste, navrée de la sécheresse de son cœur, appelle son indomptable enfant dans le roman de Mademoiselle Merquem. Nous devons, à présent, citer une page de ce roman qui nous montrera les craintes de Mme Sand en avril et mai 1847 :

« … Erneste… nous cache quelque chose : tâche donc de l’observer… », me dit Mme du Blossay. C’était mon devoir, j’observai. La petite rusée semblait se plaire beaucoup à la Canielle (lisez : à Nohant), malgré le calme et le silence… Elle s’y montrait charmante, attentive, doucement enjouée, studieuse même, contrairement à ses habitudes, et particulièrement éprise du vieux parc, où elle passait des heures à lire dans le chalet. Le soir, dans les brumes tièdes d’octobre, elle s’enveloppait de sa mantille et se plaisait à courir comme une ombre légère, du parterre qui environnait la maison au donjon qui dominait la falaise. (Lisez : au pavillon qui se trouve dans le parc à Nohant et domine la route.) Elle revenait vite sur ses pas, nous parlait en riant par la fenêtre du salon (le salon de Nohant est au rez-de-chaussée et ses fenêtres donnent sur la terrasse), et retournait faire ce qu’elle appelait son ascension ; elle répétait plusieurs fois cette gymnastique… Moi, je remarquais que chaque disparition du joli fantôme se prolongeait plus que de raison, et que chaque réapparition sur la terrasse ressemblait à une précaution de plus en plus rapide et agitée. Je feignis devant elle d’avoir à écrire et de quitter le salon sans méfiance. Je me glissai dans le parc et je la suivis. Elle ne monta pas jusqu’au donjon et s’arrêta dans le chalet (il faut entendre par chalet ce même pavillon), où elle resta quelques instants seule. Elle ressortit, se dirigea vers un gros arbre qui se penchait en dehors de la clôture (détail exact) et y cacha quelque chose dont je m’emparai dès qu’elle se fut éloignée. C’était une lettre que vint chercher au bout de cinq minutes un paysan que j’observai sans me montrer, mais qu’il me fut impossible de reconnaître, bien que son pas un peu lourd et sa respiration un peu forte me fissent penser à Montroger… (Lisez : Clésinger.)


Dans le roman de Mademoiselle Merquem, tous ces rendez-vous clandestins se terminent fort heureusement. Erneste n’avait pas le tempérament de Solange, elle rie voulait que faire ses quatre volontés, réduire à l’obéissance son adorateur, le propriétaire bon vivant Montroger, le rendre fou d’amour et l’amener à lui faire une déclaration en règle, afin de satisfaire son amour-propre, Montroger ayant commencé par adorer Mlle Célie Merquem. (Ce détail ne manque pas de valeur biographique ! Remarquons que cette Mlle Célie Merquem, nom consonant avec celui du fils de la Lucrezia Floriani, Celio, — cette Mlle Célie, disons-nous, qui mène une vie excentrique, est adorée des paysans de la Canielle et décriée par les habitants de la petite ville voisine, n’est personne d’autre que Mme Sand elle-même.) Quant à Solange Dudevant, elle faillit commettre des choses irréparables : elle avait consenti à se laisser enlever ! Sa mère découvrit ce projet et la sauva. Clésinger fut-il guidé dans ce plan insensé par son tempérament sans frein, ou bien, ce qui semble plus probable, par un infâme calcul de chantage (il était horriblement endetté), on ne peut le dire. Le fait est que l’enlèvement ne manqua que grâce à un pur hasard. Mais il fallut précipiter le mariage.

Le 7 mai, alors que Mme Marliani lisait peut-être la lettre de Mme Sand en apparence si joyeuse, envoyée la veille, George Sand écrivait en toute hâte à Maurice, qui était chez M. Dudevant :

Reviens vite avec ton père ou sans lui : Notre position n’est pas tenable[592].

Et à Mlle de Rozières, en lui annonçant que tous les projets sont subitement changés et le voyage à Nérac suspendu, Mme Sand écrit à la même date une lettre non moins désespérée. Mais cette lettre-là se rapporte à un autre, au second sujet d’inquiétudes de Mme Sand en ce néfaste printemps, — à Chopin. Elle apprit qu’il était tombé malade, et l’effroi la rendit malade à son tour. « Encore ce chagrin-là à ajouter à tout le reste. Est-il vraiment sérieusement malade ? Ecrivez-moi, je compte sur vous pour me dire la vérité et pour le soigner[593]… »

À partir de ce 7 mai, ces deux leitmotive — qu’on aurait pu appeler en langue wagnérienne les leitmotive du chagrin et du désespoir : Chopin, Solange — résonnent tantôt en se fondant, tantôt en s’entrelaçant, tantôt parallèlement, dans toutes les lettres inédites de Mme Sand et dans les peu nombreuses lettres publiées. Un peu plus tard il s’y joint un troisième, — Augustine Brault, motif tragiquement et étroitement lié au basso obligato de Solange.

… Chère amie, écrit Mme Sand à Mlle de Rozières, le 8 mai, je suis bien effrayée. Il est donc vrai que Chopin a été très mal ? La princesse[594] me l’a écrit hier, en me disant qu’il était hors d’affaire, mais d’où vient que vous ne m’écrivez pas ? Je suis malade d’inquiétude et en vous écrivant j’ai un vertige. Je ne puis quitter ma famille dans un pareil moment, lorsque je n’ai même pas Maurice pour sauver les convenances et garder sa sœur de toute supposition malhonnête. Je souffre bien, je vous assure. Écrivez-moi, je vous en supplie. Dites à Chopin ce que vous jugerez à propos sur moi. Je n’ose pourtant pas lui écrire, je crains de l’émouvoir, je crains que le mariage de Solange ne lui déplaise beaucoup et que chaque fois que je lui en parle il n’ait une secousse désagréable. Pourtant je n’ai pas pu lui en faire mystère et j’ai dû agir comme je l’ai fait. Je ne peux pas faire de Chopin un chef et un conseil de famille, mes enfants ne l’accepteraient pas et la dignité de ma vie serait perdue…[595].

À cette même date du 8 mai, George Sand écrit encore une lettre pressée à Maurice en ajoutant quelques mots à Clésinger, puis elle écrit à Clésinger seul. On voit que ses inquiétudes et ses alarmes sont arrivées à leur suprême degré.

Puis il se fait une petite accalmie : Chopin va mieux, Mme Sand se tranquillise un peu. Elle écrit à Mlle de Rozières pour la remercier chaudement de son aide et de ses soins :

… Votre lettre me rend la vie, il en était temps. Ma tête se fend d’être aux prises avec tant de choses à la fois. Il m’écrit aussi un petit mot comme si de rien n’était, et je lui réponds de même. Grzym. m’a écrit aussi et me dit que vous êtes un ange pour Chopin. J’irai à Paris avec Sol. et son mari…[596].

Voici ce « petit mot » de Chopin :

Vous dirai-je combien votre bonne lettre que je viens de recevoir m’a fait plaisir et combien les excellents détails touchant tout ce qui vous occupe maintenant m’ont intéressé. Personne plus que moi parmi vos amis, vous le savez bien, ne fait de vœux plus sincères pour le bonheur de votre enfant. Aussi, dites-le-lui de ma part, je vous prie. Je suis déjà bien. Dieu vous soutienne toujours dans votre force et votre activité. Soyez tranquille et heureuse.

Votre tout dévoué. Ch…
Samedi[597].


Toutefois dans la lettre à Grzymala datée du 12 mai, c’est-à-dire écrite trois ou quatre jours avant la dernière lettre à Mlle de Rozières, nous entendons d’autres sons, et si Mme Sand semble un peu calmée sur le compte de la santé de Chopin, elle paraît être parfaitement consciente de la rupture morale accomplie entre eux et de la nécessité de recourir à un tiers pour expliquer à Chopin ses agissements, de justifier ses cachotteries lors des fiançailles de Solange :

Au comte Albert Grzymala.
12 mai 1847[598].

Merci, cher ami, pour tes bonnes lettres. Je savais d’une manière incertaine et vague qu’il était malade, vingt-quatre heures avant la lettre de la bonne princesse. Remercie aussi pour moi cet ange. Ce que j’ai souffert durant ces vingt-quatre heures est impossible à te dire et quelque chose qu’il arrivât j’étais dans ces circonstances à ne pouvoir bouger.

Enfin, pour cette fois encore, il est sauvé, mais que l’avenir est sombre pour moi de ce côté !

Je ne sais pas encore si ma fille se marie ici dans huit jours ou à Paris dans quinze. Dans tous les cas, je serai à Paris pour quelques jours à la fin du mois, et si Chopin est transportable, je le ramènerai ici. Mon ami, je suis aussi contente que possible du mariage de ma fille, puisqu’elle est transportée d’amour et de joie et que Clésinger me paraît le mériter, l’aimer passionnément et lui créer l’existence qu’elle désire. Mais c’est égal, on souffre bien en prenant une pareille décision[599].

Je crois que Chopin a dû souffrir aussi dans son coin de ne pas savoir, de ne pas connaître et de ne pouvoir rien conseiller. Mais son conseil dans les affaires réelles de la vie est impossible à prendre en considération. Il n’a jamais vu juste les faits, ni compris la nature humaine sur aucun point ; son âme est toute poésie et toute musique et il ne peut souffrir ce qui est autrement que lui[600]. D’ailleurs son influence dans les choses de ma famille serait pour moi la perte de toute dignité et de tout amour vis-à-vis et de la part de mes enfants.

Cause avec lui et tâche de lui faire comprendre d’une manière générale qu’il doit s’abstenir de se préoccuper d’eux. Si je lui dis que Clésinger (qu’il n’aime pas) mérite notre affection, il ne le haïra que davantage et se fera haïr de Solange. Tout cela est difficile et délicat et je ne sais aucun moyen de calmer et de ramener une âme malade qui s’irrite des efforts qu’on fait pour la guérir. Le mal qui ronge ce pauvre être au moral et au physique me tue depuis longtemps, et je le vois s’en aller sans avoir jamais pu lui faire du bien, puisque c’est l’affection inquiète, jalouse et ombrageuse qu’il me porte, qui est la cause principale de sa tristesse. [Il y a sept ans que je vis comme une vierge avec lui et les autres, je me suis vieillie avant l’âge et même sans effort ni sacrifice, tant j’étais lasse de passions et désillusionnée, et sans remède. Si une femme sur la terre devait lui inspirer la confiance la plus absolue, c’était moi, et il ne l’a jamais compris ; et je sais que bien des gens m’accusent, les uns de l’avoir épuisé par la violence de mes sens, les autres de l’avoir désespéré par mes incartades. Je crois que tu sais ce qui en est. Lui, il se plaint à moi de ce que je l’ai tué par la privation, tandis que j’avais la certitude de le tuer si j’agissais autrement.] Vois quelle situation est la mienne dans cette amitié funeste, où je me suis faite son esclave, dans toutes les circonstances où je le pouvais sans lui montrer une préférence impossible et coupable sur mes enfants [où ce respect que je devais inspirer à mes enfants et à mes amis a été si délicat et si sérieux à conserver. J’ai fait, de ce côté-là, des prodiges de patience dont je ne me croyais pas capable, moi qui n’avais pas une nature de sainte comme la princesse.] Je suis arrivée au martyre ; mais le ciel est inexorable contre moi, comme si j’avais de grands crimes à expier, car au milieu de tous ces efforts et de ces sacrifices, celui que j’aime d’un amour absolument chaste et maternel, se meurt victime de l’attachement insensé qu’il me porte.

Dieu veuille, dans sa bonté, que, du moins, mes enfants soient heureux, c’est-à-dire bons, généreux et en paix avec la conscience ; car pour le bonheur, je n’y crois pas en ce monde, et la loi d’en-haut est si rigide à cet égard que c’est presque une révolte impie que de songer à ne pas souffrir de toutes les choses extérieures. La seule force où nous puissions nous réfugier, c’est dans la volonté d’accomplir notre devoir…

Parle de moi à notre Anna et dis-lui le fond de mon cœur, et puis brûle ma lettre. Je t’en envoie une pour ce brave Guttmann, dont je ne sais pas l’adresse. Ne la lui remets pas en présence de Chopin, qui ne sait pas encore qu’on m’a appris sa maladie et qui veut que je l’ignore. Ce digne et généreux cœur a toujours mille délicatesses exquises à côté des cruelles aberrations qui le tuent. Ah ! si un jour Anna pouvait lui parler et creuser dans son cœur pour le guérir. Mais il se ferme hermétiquement à ses meilleurs amis. Adieu, cher, je t’aime. Compte que j’aurai toujours du courage et de la persévérance et du dévouement malgré mes souffrances, et que je ne me plaindrai pas. Solange t’embrasse.

George.

Nous sommes convaincu que la rupture entre les deux amis qui s’était déjà déclarée en l’été de 1846 et se signala par cette ligne de démarcation nettement tracée alors par Mme Sand entre la vie de Chopin et celle de sa propre famille, s’accomplit à ce moment précis : en avril et mai 1847. Et cela parce que Mme Sand n’avait plus pour Chopin de vrai amour de femme, mais une tendresse amicale et de la pitié. Tout ce qui survint plus tard, c’est-à-dire la transformation de leurs relations intérieurement étrangères, mais amicales en apparence, en une querelle ouverte, fut causé par des événements dans lesquels Solange joua le rôle principal du personnage actif : celui des victimes échut à Mme Sand et à Augustine. Si Chopin prit le parti de Solange contre sa mère, c’est justement parce qu’il n’y avait plus entre lui et Mme Sand cette fusion intime, cet amour vrai qui nous oblige même de loin à prendre far sentiment le parti de nos amis lointains, alors même que notre raison ne sait rien encore des circonstances. Il ns restait plus aussi dans le cœur de Chopin qu’une passion jalouse, soupçonneuse et maladive, et les douloureux souvenirs d’un bonheur passé !

Le 20 mai, Solange fut mariée en toute hâte, et sous ce rapport-là du moins, Mme Sand se sentit soulagée d’un grand poids, quoique la noce ne fût nullement gaie. M. Poinsot a bien raison aussi de citer « pour la bizarrerie de leur rédaction » les deux lettres de faire part de ce mariage, dans lesquelles « le nom du père de Mlle Solange ne figurait point, quoiqu’il fût vivant et qu’il assistât à la cérémonie et où Solange elle-même n’était pas désignée sous son nom véritable et légal, mais seulement sous le pseudonyme littéraire de sa mère[601] ».

Le lendemain 21 mai, dans deux lettres absolument curieuses, peignant presque identiquement les étranges et déplaisants événements, Mme Sand raconte les faits comme suit aux époux Poncy et à Mlle de Rozières :

Mes enfants, ma fille Solange est mariée d’hier, bien mariée avec un galant homme et un grand artiste, Jean-Baptiste Clésinger. Elle est heureuse. Nous le sommes tous. Mais nous sommes sur les dents, car jamais mariage n’a été mené avec tant de volonté et de promptitude… M. Dudevant a passé trois jours chez moi et le voilà reparti. Il nous fallait le saisir au vol dans un bon moment et nous n’avons pas même eu le temps d’avertir nos amis à une lieue à la ronde. Nous avons fait venir le maire et le curé, au moment où ils y pensaient le moins et nous avons marié comme par surprise. C’est donc fini, et nous respirons[602].

En annonçant à Mlle de Rozières que le grand événement a enfin eu lieu la veille, Mme Sand s’empresse de lui dire que « Chopin lui écrit qu’il est lui-même sur le point de partir pour la campagne, et puisqu’il va tout près, il sera bien facile qu’il revienne quand je serai arrivée… » (Il est difficile de dire si ces mots répondent à une question de Mlle de Rozières ou s’ils recèlent une intention précise). Immédiatement après Mme Sand revient à la description de la noce, parle de l’arrivée du « baron et de sa suite », et dit que « jamais mariage ne fut moins gai, en apparence du moins, grâce à la présence de cet aimable personnage dont les rancunes et les aversions sont aussi vives que le premier jour. Heureusement qu’il est parti à quatre heures du matin le lendemain du mariage[603]… ». Pour comble d’agrément, dit-elle, elle-même s’était démis le pied et on dut la porter à l’église[604].

Il semble que ce mariage du moins aurait dû tranquilliser Mme Sand. Loin de là ! Il ne fut que le prologue d’une série d’événements, tragiques, repoussants par leur brutalité, leur insigne trivialité : ils creusèrent pour toujours un abîme entre la mère et la fille.

Nous raconterons à présent des faits et des événements absolument ignorés des biographes et comblerons la lacune qui, après le récit du mariage de Solange, existe chez les narrateurs les mieux renseignés des relations entre Chopin et George Sand, George Sand et Solange. Grâce à cette lacune, on ne comprenait pas pourquoi les rapports de Mme Sand et de sa fille s’envenimèrent soudain au point de se changer en animosité complète, presque en haine, au point d’amener une rupture irrévocable entre Mme Sand, Solange et Clésinger, au point que Mme Sand chassa ce dernier de Nohant, déclarant à sa fille, à peine mariée, qu’elle ne pouvait y retourner que « séparée de son mari », au point enfin d’exiger de Chopin, s’il voulait jamais revenir chez elle, la promesse formelle de ne recevoir chez lui ni Solange, ni Clésinger, etc., etc. L’ignorance des faits réels fut une pierre d’achoppement pour tous ceux qui écrivirent sur la liaison de Chopin et de George Sand. Le peu qui avait transpiré et se colportait dans la presse, on le rattachait à la rupture entre eux. De là une série interminable de légendes, de suppositions fantastiques, de calomnies contre George Sand d’une part, ou de vagues essais d’expliquer sa conduite par différentes considérations abstraites, ou encore de sincères aveux que « toute cette histoire était obscure et incompréhensible ».

Cette ignorance des faits réels fit déclarer à certains biographes de Chopin que George Sand « avait depuis longtemps voulu se défaire de son malade ordinaire, qu’elle se servit pour cela du premier prétexte venu, et que ce prétexte fut une dispute à propos du mariage de Solange ». D’autres assurèrent qu’afin de « se défaire » de Chopin, Mme Sand aurait « avec une astuce diabolique envoyé à Chopin Lucrezia Floriani, parce qu’il n’arrivait pas à comprendre qu’elle en avait assez de lui ». D’autres encore parlent de « l’inexplicable » froideur et de l’animosité que George Sand aurait — on ne sait trop pourquoi — témoignées à Solange, après son mariage, et que Chopin prit justement à cœur la triste position de la jeune femme abandonnée par sa mère. Certains supposent encore que la raison principale des différends entre Solange et sa mère fut le désordre pécuniaire de Clésinger, ses dettes, la prompte dilapidation de la fortune de sa femme, les craintes de la mère pour l’avenir de sa fille et aussi la crainte de dettes ignorées : bref ils mirent en avant la question d’argent. Cette dernière opinion parut confirmée par la publication des lettres de Solange à Chopin, lettres dans lesquelles Mme Clésinger présentait les choses de manière à faire croire que sa mère les avait abandonnés, elle et son mari, au milieu des plus horribles difficultés, les laissa en proie à ses propres créanciers, ne se souciant nullement de leur position pécuniaire. Toutes ces plaintes, en désaccord complet avec la réalité, ont déjà été réfutées d’une manière fort probante par M. Rocheblave, d’après des lettres et des données que lui communiqua M. Henry Harrisse ; ce dernier ayant participé comme avocat à la liquidation de l’héritage de Mme Sand, sut le chiffre de la dot de Solange, lors de son mariage[605]. Enfin d’autres encore, et Chopin lui-même, qui ne sut que par Solange ce qui se passa à Nohant, en l’été 1847, donc qui ne sut jamais la vérité, soupçonnèrent George Sand du désir « d’éloigner » sa fille, de se défaire d’elle, afin de cacher une nouvelle histoire amoureuse ; Chopin crut que c’était cette raison qui avait fait éloigner Solange et lui de Nohant. Or, nous savons que Chopin partit dès l’automne de 1846 et qu’en 1847, il n’y revint pas. Quant au pourquoi de l’éloignement de Solange, c’est-à-dire aux causes de la catastrophe qui éclata à Nohant en juin 1847, ladite Solange s’efforça de les cacher, ou de les travestir aux yeux de Chopin.

Voici ce qui arriva. Nous avons dit que Maurice était allé en Hollande. Il y alla avec un camarade, Théodore Rousseau. Au moment où Solange nageait en pleine lune de miel et que Mme Sand soignait son pied meurtri, Rousseau vint passer quelques jours à Nohant. À Paris déjà, il avait fait la cour à la jolie Augustine. Il paraît qu’à Nohant, son inclination pour cette jeune personne se précisa définitivement et il la demanda en mariage.

Le 7 juin, moins de trois semaines après la noce de Solange, Mme Sand annonce à sa sœur Mme Caroline Cazamajou que ce mariage-là est encore décidé et qu’Augustine est la fiancée de Rousseau. Elle confesse qu’elle avait espéré marier un jour Augustine à Maurice, mais que ces deux enfants qui se connaissaient dès leur plus jeune âge, n’avaient l’un pour l’autre que des sentiments fraternels.

Ce fut en ces jours d’accalmie à Nohant, après la noce de Solange, la guéris on de Chopin et à la veille du mariage d’Augustine que Mme Sand écrivit à Mme Louise Jedrzeiewicz la lettre que voici, publiée par M. Karlowicz, sans indication de date, mais qui se rapporte sûrement aux derniers jours de mai ou aux premiers jours de juin 1847, lorsque le premier mariage avait déjà eu lieu, où le second était décidé et où Solange était encore à Nohant :

Je n’ai ni papier, ni plume, ni temps. Je ne sais où donner de la tête, tant j’ai de choses à faire, car je marie une fille adoptive la semaine prochaine, et je suis à peine hors des affaires et des embarras du dernier mariage. Mais je vous aime et je veux vous remercier de tout ce que vous me dites de bon, de tendre et d’excellent. Chère amie, j’espère que tout sera bien. J’y fais de mon mieux. Chop[in] va assez bien. Il a appris la douloureuse nouvelle que je savais déjà de la mort de W…[606]. Adieu, ma bien-aimée Louise. Mes tendresses aux vôtres. Mon cœur à vous. Solange vous embrasse et vous aime…

Mais il paraît que les projets de mariage avaient du guignon à Nohant : déjà le 22 juin, Mme Sand annonce à Mme Caroline Cazamajou que le mariage d’Augustine est rompu. Comme raison de la rupture, elle prétexte les dettes et la mauvaise santé du jeune peintre. Mais elle ne dit cela que pour sauver les apparences : les vraies causes qui firent si brusquement casser les fiançailles à peine annoncées étaient tout autres.

Même au beau milieu de sa jeune félicité, Solange était restée fidèle à son caractère : elle était méchante par méchanceté, comme on aime l’art par amour de l’art, sans aucune autre raison et sans aucune autre cause. Mariée, elle fit un double emploi de sa méchanceté. Elle avait toujours haï Augustine ; elle voulut, on ne sait trop pourquoi, rompre son mariage, et, par ses calomnies et ses insinuations, elle y parvint. Puis, fâchée avec sa mère, elle se vengea immédiatement d’elle aussi, en faisant circuler des calomnies ! Il se passa alors à Nohant des événements tels, que, tout en ayant en main d’amples documents et un récit détaillé fait par une personne très proche de George Sand, qui l’entendit de sa propre bouche et de celle de Maurice Sand, nous préférons néanmoins ne pas narrer nous-mêmes tout ce qui se passa : nous nous bornerons à donner soit intégralement, soit en extraits six lettres inédites de Mme Sand et deux lettres publiées, toutes les huit écrites de juin à décembre 1847.


À mademoiselle de Rozières.
Nohant, juillet 1847.

… Ce que j’ai souffert de Solange depuis son mariage est impossible à raconter et ce que j’y ai mis de patience, de miséricorde intérieure et de souffrance cachée, vous seule pouvez l’apprécier, car vous savez ce que je souffre d’elle depuis qu’elle existe. Cette froide, ingrate et amère enfant a joué fort bien la comédie jusqu’au jour de son mariage et son mari avec elle, encore mieux qu’elle. Mais à peine en possession de l’indépendance et de l’argent, ils ont levé le masque et se sont imaginé qu’ils allaient me dominer, me ruiner et me torturer à leur aise. Ma résistance les a exaspérés et pendant les quinze jours qu’ils ont passés ici, leur conduite est devenue d’une insolence scandaleuse, inouïe. Les scènes qui m’ont forcée, non pas à les mettre, mais à les jeter à la porte, ne sont pas croyables, pas racontables. Elles se résument en peu de mots : c’est qu’on a failli s’égorger ici, que mon gendre a levé un marteau sur Maurice, et l’aurait tué peut-être, si je ne m’étais mise entre eux, frappant mon gendre à la figure et recevant de lui un coup de poing dans la poitrine. Si le curé qui se trouvait là, des amis et un domestique n’étaient intervenus par la force des bras, Maurice, armé d’un pistolet, le tuait sur place, Solange attisant le feu avec une froideur féroce et ayant fait naître ces déplorables fureurs par des ragots, des mensonges, des noirceurs inimaginables, sans qu’il y ait eu ici de la part de Maurice et de qui que ce soit l’ombre d’une taquinerie, l’apparence d’un tort. Ce couple diabolique est parti hier soir, criblé de dettes, triomphant dans l’impudence et laissant dans le pays un scandale dont ils ne pourront jamais se relever. Enfin, pendant trois jours, j’ai été dans ma maison sous le coup de quelque meurtre. Je ne veux jamais les revoir, jamais ils ne remettront les pieds chez moi. Ils ont comblé la mesure. Mon Dieu, je n’avais rien fait pour mériter d’avoir une telle fille.

Il a bien fallu que j’écrive une partie de cela à Chopin ; je craignais qu’il n’arrivât au milieu d’une catastrophe et qu’il n’en mourût de douleur et de saisissement. Ne lui dites pas jusqu’où ont été les choses, on le lui cachera s’il est possible. Ne lui dites pas que je vous écris, et si M. et Mme Clésinger ne se vantent pas de leur conduite, gardez-m’en le secret. Mais il est probable, d’après leur manière d’agir insensée et impudente, qu’ils me forceront à défendre Maurice, Augustine et moi des atroces calomnies qu’ils débitent.

J’ai un service à vous demander maintenant, mon enfant. C’est de prendre très positivement les clefs de mon appartement, dès que Chopin en sera sorti (s’il ne l’est déjà) et de ne pas laisser Clésinger, ou sa femme, ou qui que ce soit de leur part y mettre les pieds. Ils sont dévaliseurs par excellence, et avec un aplomb mirobolant ils me laisseraient sans un lit. Ils ont emporté d’ici jusqu’aux courtepointes et aux flambeaux… Au besoin il faudra voir en secret M. Laroc et lui dire que je ne veux pas que ma fille aille avec ou sans son mari (car je prévois qu’ils seront brouillés à mort dans peu de temps) s’installer dans mon appartement. Ils feraient quelque scandale dans le square et je n’y pourrais jamais retourner…


À la même.
Nohant, 25 juillet 1847.

Mon amie, je suis inquiète, effrayée, je ne reçois pas de nouvelles de Chopin depuis plusieurs jours, je ne sais pas combien de jours, car dans le chagrin qui m’accable je ne me rends pas compte du temps. Mais il y a trop longtemps, à ce qu’il me semble. II. allait partir et tout à coup il ne vient pas, il n’écrit pas. S’est-il mis en route ? Est-il arrêté, malade quelque part ? S’il était sérieusement malade, ne me l’écririez-vous pas en voyant son état de souffrance se prolonger ? Je serais déjà partie sans la crainte de me croiser avec lui et sans l’horreur que j’ai d’aller à Paris m’exposer à la haine de celle que vous jugez si bonne, si tendre pour moi. J’ai été inquiète d’elle aussi. La rage peut faire autant de mal que le désespoir et j’ai été ce soir à la Châtre pour savoir si ses amis avaient de ses nouvelles. Ils en ont reçu et me disent qu’elle va beaucoup mieux. C’est donc Chopin qui m’inquiète et si je ne reçois pas demain quelque nouvelle rassurante, je crois que je partirai.

C’est souffrir trop de maux à la fois, et je vous assure que sans Maurice… je sais bien que je me débarrasserais de ma pauvre vie… Par moments je pense, pour me rassurer, que Chopin l’aime beaucoup plus que moi, me boude et prend parti pour elle.

J’aimerais cela cent fois plus que de le savoir malade. Dites-moi tout franchement ce qui en est, et si les affreuses méchancetés, si les incroyables mensonges de Solange le gouvernent, soit ! Tout me devient indifférent pourvu qu’il guérisse.

À la même.
(Sans date.)

Chère amie, j’allais partir par cet affreux temps, un véritable déluge ici, et pas d’autre moyen de transport jusqu’à Vierzon qu’un cabriolet de poste. Mes chevaux étaient commandés, et, malade à mourir, j’allais voir pourquoi l’on ne m’écrivait pas. Enfin je reçois par le courrier du matin une lettre de Chopin. Je vois que, comme à l’ordinaire, j’ai été dupe de mon cœur stupide et que pendant que je passais six nuits blanches à me tourmenter de sa santé, il était occupé à dire et à penser du mal de moi avec les Clésinger. C’est fort bien. Sa lettre est d’une dignité risible et les sermons de ce bon père de famille me serviront en effet de leçon. Un homme averti en vaut deux, je me tiendrai fort tranquille désormais à cet égard.

Il y a là-dessous beaucoup de choses que je devine, et je sais de quoi ma fille est capable en fait de calomnie, je sais de quoi la pauvre cervelle de Chopin est capable en fait de prévention et de crédulité… mais j’ai vu clair enfin ! et je me conduirai en conséquence ; je ne donnerai plus ma chair et mon sang en pâture à l’ingratitude et à la perversité. Me voici désormais paisible et retranchée à Nohant, loin des ennemis acharnés après moi. Je saurai garder la porte de ma forteresse contre les méchants et les fous. Je sais que pendant ce temps ils vont me tailler en pièces. C’est bien ! Quand leur haine sera assouvie de ce côté, ils se dévoreront les uns les autres.

… Je trouve Chopin magnifique de voir, fréquenter et approuver Clésinger qui m’a frappée, parce que je lui arrachais des mains un marteau levé sur Maurice. Chopin, que tout le monde me disait être mon plus fidèle et plus dévoué ami ! C’est admirable ! Mon enfant, la vie est une ironie amère, et ceux qui ont la niaiserie d’aimer et de croire doivent clore leur carrière par un rire lugubre et un sanglot désespéré, comme j’espère que cela m’arrivera bientôt. Je crois à Dieu et à l’immortalité de mon âme. Plus je souffre en ce monde, plus j’y crois. J’abandonnerai cette vie passagère avec un profond dégoût, pour renter dans la vie éternelle avec une grande confiance… Enfin le 14 août, ayant bien certainement reçu une réponse de Mlle de Rozières, elle lui écrit le billet que voici, dont le ton assez sec prouve que Mme Sand n’a pas dû trouver en cette demoiselle un cœur sympathique et que cette amitié fut encore l’objet d’une désillusion. D’autre part, la note du désespoir s’y laisse entendre encore plus distinctement :


14 août 1847.

Je suis plus gravement malade qu’on ne pense. Dieu merci ! car j’ai assez de la vie et je fais mon paquet avec beaucoup de plaisir. Je ne vous demande pas de nouvelles de Solange, j’en ai indirectement. Quant à Chopin, je n’en entends plus parler du tout, et je vous prie de me dire au vrai comment il se porte : rien de plus. Le reste ne m’intéresse nullement et je n’ai pas lieu de regretter son affection.

Il paraît que cette lettre fut la dernière que George Sand ait écrit à Mlle de Rozières. Il aurait peut-être mieux valu qu’elle ne lui écrivît pas du tout en cette occasion, car la vieille fille indiscrète, comme l’appelait jadis Chopin, n’était certes pas capable d’apprécier la confiance et la franchise de Mme Sand ; elle ne pouvait faire rien d’autre que d’agrandir encore par ses caquets l’énorme avalanche de potins qui roulait déjà et augmentait d’heure en heure autour du désaccord entre Mme Sand et Chopin[607]. Ces quatre lettres-là sont de toute importance pour le biographe. Elles prouvent que ce n’est pas en mai ou juin 1847, au moment du mariage de Solange, que Chopin dut s’exiler de Nohant, que ce ne fut pas « Mme Sand qui l’exila » ou « lui défendit d’y revenir », ce ne fut pas elle non plus qui prononça le dernier mot. Bien au contraire, elle attendait de lui une parole de compassion : il crut Solange et prit parti pour elle ; Mme Sand était prête à aller le rejoindre à Paris, inquiète de sa santé, elle l’attendait à Nohant, et lui ne vint pas de son propre gré. Ces lettres prouvent également que Mme Sand savait parfaitement de quelles méchantes calomnies était capable Solange et prévoyait que Chopin avec sa méfiance maladive ajouterait foi à tous les racontars. C’est ce qui arriva bientôt. Dans les lettres de Chopin (qui détestait Augustine, — ce qu’il ne faut pas oublier), lettres imprimées par M. Karlowicz, dont nous avons cité des extraits, on trouve l’écho de ces racontars. Chopin fait part à sa famille des ruses et subterfuges auxquels on avait, selon lui, eu recours à Nohant, pour cacher de prétendues intrigues et aventures de Maurice, de Mme Sand elle-même, et d’autres personnes encore. George Sand recueillait les tristes fruits de sa cachotterie. Si elle avait franchement et carrément raconté à Chopin la brusque apparition de Clésinger à la Châtre, les accordailles et le projet d’enlever Solange, si, même le mariage accompli, elle était allée à Paris, eût tout conté à Chopin, lui eût parlé seul à seul, il est peu probable que les insinuations haineuses de Solange eussent atteint leur but. Le mal était maintenant irréparable, la rupture définitive.

Nous raconterons tout à l’heure la dernière entrevue de Mme Sand et de Chopin, les derniers échos de leurs relations brisées : des nouvelles réciproques reçues par des tiers, par des lettres d’amis. À présent, citons encore des fragments de deux lettres inédites et de deux lettres imprimées de Mme Sand datées de cet automne, elles renferment des détails importants.

Dans la lettre du 9 août[608], après quelques lignes consacrées au voyage manqué de la famille Poncy à Nohant, — voyage que Mme Sand semble elle-même avoir retardé, — elle écrit à Charles Poncy, devenu alors l’ami de toute la famille de Nohant, « qu’elle n’avait jamais été superstitieuse, mais qu’elle l’était devenue à force de malheur, depuis deux ans ». Puis elle s’exprime en ces termes sur les événements de cet été :

Tous les chagrins m’ont accablée par un enchaînement fatal[609] ; mes plus pures intentions ont eu des résultats funestes pour moi et pour ceux que j’aime ; mes meilleures actions ont été blâmées par les hommes et châtiées par le ciel comme des crimes. Et croyez-vous que je sois au bout ? Non ! Tout ce que je vous ai raconté jusqu’ici n’est rien, et depuis ma dernière lettre, j’ai épuisé tout ce que le calice de la vie a de désespérant. C’est même si amer et si inouï que je ne puis en parler, du moins je ne puis l’écrire. Cela même me ferait trop de mal. Je vous en dirai quelques mots quand je vous verrai. Mais si je ne reprends courage et santé jusque-là, vous me trouverez bien vieillie, malade, triste et comme abrutie. Voilà aussi, mon enfant, pourquoi je n’ose pas appeler Désirée avec l’ardeur que j’y avais mise avant tous mes chagrins. Je crains que cette chère enfant ne me trouve toute différente de ce que vous lui avez dit de moi, et que le spectacle de mon abattement ne la froisse et ne la consterne. J’étais, quand vous m’avez vue, dans un état de sérénité à la suite de grandes lassitudes. J’espérais du moins, pour la vieillesse où j’entrais, la récompense de grands sacrifices, de beaucoup de travaux, de fatigues et de vie entière de dévouement et d’abnégation. Je ne demandais qu’à rendre heureux les objets de mon affection[610]. Eh bien ! j’ai été payée d’ingratitude, et le mal l’a emporté dans une âme dont j’aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien. À présent je lutte contre moi-même pour ne pas me laisser mourir. Je veux accomplir ma tâche jusqu’au bout. Que Dieu m’assiste ! je crois en lui et j’espère !…

Mais n’ayant pas rencontré la moindre sympathie chez Mlle de Rozières, souffrant cruellement dans son isolement moral, avide de trouver ne fût-ce qu’une étincelle de condoléance, et malgré son assertion de tout à l’heure qu’elle « ne pouvait parler ou du moins ne pouvait pas écrire », le 27 août Mme Sand récrit à Poncy et lui conte franchement sa rupture avec sa fille :

Je suis brouillée avec ma fille… Jusqu’à la veille de son mariage, elle a porté pendant deux mois le masque de tendresse, d’abandon, de sincérité[611] qui me rendait trop heureuse, et je ne suis pas née pour être heureuse. À peine mariée elle a tout foulé aux pieds, elle a jeté le masque. Elle a aigri son mari, qui est une tête ardente et faible, contre moi, contre Maurice, contre Augustine, qu’elle hait mortellement et qui n’a eu d’autre tort que d’être trop bonne et trop dévouée pour elle. C’est elle qui a fait manquer le mariage de cette pauvre Augustine et qui a rendu Rousseau momentanément fou en lui disant une calomnie atroce sur Maurice et sur elle… Elle a dix-neuf ans, elle est belle, elle a une intelligence remarquable, elle a été élevée avec amour dans des conditions de bonheur, de développement, de moralité qui auraient dû en faire une sainte ou une héroïne. Mais ce siècle est maudit et elle est l’enfant de ce siècle[612]. Il n’y a pas de religion dans son âme ; et à mesure que ses moyens de séduction lui ont procuré les joies funestes de l’orgueil et de vanité, elle a tout sacrifié à cet enivrement. Depuis deux ans surtout elle était sur une pente déplorable et m’imputait à crime de vouloir la retenir. Vous serez effrayé de la puissance de cette organisation terrible qui pouvait être magnifique, qui le deviendra peut-être un jour, si Dieu lui envoie une étincelle d’amour véritable, une goutte de la rosée du ciel, la tendresse !

Mais jusqu’ici tout est passion chez elle et passion glacée, ce qui est bien profond, bien inexplicable, et bien effrayant !…

Puis Mme Sand parle des cancans, des abominables potins qui l’envahissent de toutes parts, de la trahison des amis. Mais tout cela serait supportable ; la haine de sa fille, voici ce qui l’a terrassée, ce qui la torture. Cette malheureuse enfant a découvert, on ne sait trop où ni comment, « qu’en ce monde tous sont ou bourreaux ou victimes et s’est décidée à être bourreau ; c’est horrible » !

Mme Sand conte, en plus, un petit fait à propos de la vente d’un cheval par Solange, un petit fait prouvant grandement combien cet être si jeune était pratique et incroyablement avide en matière d’argent, (Or, c’était la même Solange qui décrivait en ce même moment[613] et sous les couleurs les plus poétiques combien elle était peu faite pour la vie prosaïque, elle « qui comptait vivre dans les espaces imaginaires avec des rêves de poésie, au milieu des nuages et des fleurs » et qu’elle « était sûre » que grâce à l’impitoyable réalité elle « deviendrait avare ».) À la fin de cette lettre George Sand laisse voir un désespoir sans bornes : on la sent écrasée par son chagrin.

Sur ces entrefaites, après avoir passé quelques semaines à Paris et après y avoir fort lestement mangé presque tout leur argent, les époux Clésinger se rendirent à Nérac, chez le papa Dudevant, et à Besançon chez les parents de Clésinger. Solange s’arrêta quelques jours à la Châtre, où elle descendit chez sa cousine Léontine Chatiron, devenue depuis 1843 Mme Henri Simonnet. Ayant appris son arrivée, Mme Sand désira la voir et l’envoya chercher : Solange fit une visite à sa mère en compagnie de Charles Duvernet et de sa femme, mais sans son mari. En décrivant cette visite et la seconda qui la suivit de près, Solange se plaint amèrement : sa mère s’est montrée très froide, dit-elle, et ne lui parla qu’affaires ; Maurice, venu au-devant d’elle « avec sa bouche égoïste et vexée », joua avec son chien et « fit le prévenant avec elle », mais lui demanda seulement : « Veux-tu manger quelque chose ? » Enfin elle se plaint de ce que « sa chambre nuptiale est entièrement démeublée, qu’on y a enlevé les rideaux, le lit, qu’on a séparé la chambre en deux parties : l’une est la salle, l’autre la scène et on y joue la comédie », qu’on a fait de son cabinet, la garde-robe des costumes, et de son boudoir, le foyer des acteurs. Chopin, de son côté, redit tout cela dans sa lettre à sa famille[614]. Évidemment, ou Solange ne comprenait pas combien elle avait été coupable ou elle tâchait sciemment de déguiser la vérité aux yeux de Chopin, car elle faisait l’innocente et ne se lassait pas de se plaindre de l’ « accueil glacé de sa mère », de son manque de tendresse, de son isolement à elle, entre cette mère cruelle ne pensant qu’à s’amuser dans son théâtre et ce père inerte et égoïste ; elle ajoutait que seul « son petit Chopin » avait sympathisé à ses malheurs. Solange ne se tait sagement que sur un point : Chopin ne prit à cœur la position précaire de cette jeune personne malheureuse, de cette martyre innocente, que parce qu’elle sut, avec une astuce infernale, retourner le fer dans sa blessure à lui, toujours saignante, qu’elle calomnia sa mère et se garda bien de dire à Chopin ce qu’elle-même et son mari firent à Nohant. Les lettres citées et celles que nous citerons encore expliquent clairement la conduite de Mme Sand à l’égard de sa fille. Le lecteur verra que Solange seule inventa la calomnie inénarrable à laquelle crut Chopin. Et au moment même où elle se plaignait à Chopin de l’insensibilité de sa mère, Mme Sand écrivait le 2 novembre à Mme Marliani, — cette ancienne confidente de ses relations avec Chopin, — que Solange « ne témoignait pas le moindre repentir » : dans ces mots on devine qu’au fond du cœur ulcéré de la mère qui disait qu’elle ne s’attendait à rien de consolant, il restait pourtant une vague espérance[615]. Immédiatement après ces mots, Mme Sand dit :

… Chopin a pris ouvertement parti pour elle, contre moi, et sans rien savoir de la vérité, ce qui prouve envers moi un grand besoin d’ingratitude et envers elle un engouement bizarre. (Faites comme si-vous n’en saviez rien.) Je présume que pour le retourner ainsi, elle aura exploité son caractère jaloux et soupçonneux et que c’est d’elle et de son mari qu’est venue cette absurde calomnie d’un amour de ma part ou d’une amitié exclusive pour le jeune homme dont on vous parle. Je ne puis m’expliquer autrement une histoire si ridicule et à laquelle personne au monde n’aurait jamais pu songer. Je n’ai pas voulu savoir le fond de cette petite turpitude. C’est une entre mille, et cette défection de Chopin n’est qu’un accessoire dans le malheur de la situation. Je vous avoue que je ne suis pas fâchée qu’il m’ait retiré le gouvernement de sa vie, dont ses amis et lui voulaient me rendre responsable d’une manière beaucoup trop absolue. Son caractère s’aigrissait de jour en jour ; il en était venu à me faire des algarades de dépit, d’humeur et de jalousie, en présence de tous mes amis et de mes enfants. Solange s’en est servie avec l’astuce qui lui est propre ; Maurice commençait à s’en indigner contre lui. Connaissant et voyant la chasteté de nos rapports, il voyait aussi que ce pauvre esprit malade se posait, sans le vouloir et sans pouvoir s’en empêcher peut-être, en amant, en mari, en propriétaire de mes pensées et de mes actions. Il était sur le point d’éclater et de lui dire en face qu’il me faisait jouer, à quarante-trois ans, un rôle ridicule, et qu’il abusait de ma bonté, de ma patience, et de ma pitié pour son état nerveux et maladif. Quelques mois, quelques jours peut-être de plus dans cette’ situation et une lutte impossible, affreuse, éclatait entre eux. Voyant venir l’orage, j’ai saisi l’occasion des préférences de Chopin pour Solange et je l’ai laissé bouder sans rien faire pour le ramener. Il y a trois mois que nous ne nous sommes pas écrit un mot, je ne sais pas quelle sera l’issue de ce refroidissement. Je ne ferai rien ni pour l’empirer ni pour le faire cesser, car je n’ai aucun tort, et ceux qu’on a ne m’inspirent aucun ressentiment, mais je ne puis plus, je ne dois, ni ne veux retomber sous cette tyrannie occulte, qui voulait par des coups d’épingles continuels et souvent très profonds m’ôter jusqu’au droit de respirer. Je pouvais faire tous les sacrifices imaginables jusqu’à celui de ma dignité exclusivement. Mais le pauvre enfant ne savait plus même garder ce décorum extérieur dont il était pourtant l’esclave dans ses principes et dans ses habitudes. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tout lui était un objet d’horreur et de jalousie furieuse, insensée. S’il s’était borné à me le montrer à moi, je l’aurais supporté, mais les accès se produisaient devant mes enfants, devant mes domestiques, devant des hommes qui, en voyant cela, eussent pu perdre le respect auquel mon âge et ma conduite depuis dix ans me donnent droit, je ne pouvais plus l’endurer. Je suis persuadée que soc entourage, à lui, en jugera autrement. On en fera une victime, et on trouvera plus joli que la vérité de supposer qu’à mon âge je l’aie chassé pour prendre un amant. Je me moque de tout cela. Ce qui m’affecte profondément, c’est la méchanceté de ma fille, qui est le centre de toutes ces méchancetés. Elle me reviendra quand elle aura besoin de moi, je le sais bien. Mais ce retour ne sera ni tendre, ni consolant.

Mme Sand termine cette lettre en disant qu’elle a parlé de tout cela aux autres, mais qu’elle n’a rien dit de Chopin, parce que ce n’est qu’un détail et un contre-coup de quelque chose de plus grave.

Enfin nous citerons des fragments de la longue lettre à Charles Poncy, datée du 14 décembre 1847, qui termine le tome II de la Correspondance ; c’est comme le dernier chapitre de la triste histoire qui se déjoua en l’été de cette année :

… Vous me pardonnez ce silence… Vous avez compris, Désirée et vous, vous autres dont l’âme est délicate parce qu’elle est ardente, que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J’ai bien manqué y succomber, quoique je l’eusse prévue longtemps d’avance. Mais vous savez qu’on n’est pas toujours sous le coup d’une prévision sinistre, quelque évidente qu’elle soit. Il y a des jours, des semaines, des mois entiers, même, où l’on vit d’illusions et où l’on se flatte de détourner le coup qui vous menace. Enfin, le malheur le plus probable nous surprend toujours désarmés et imprévoyants. À cette éclosion de malheureux germes qui couvaient, sont venus se joindre diverses circonstances accessoires, fort amères et tout à fait inattendues. Si bien que j’ai eu l’âme et le corps brisés par le chagrin. Je crois ce chagrin incurable : car, plus je réussis à m’en distraire pendant certaines heures, plus il rentre en moi sombre et poignant aux heures suivantes. Pourtant je le combats sans relâche, et si je n’espère pas une victoire qui consisterait à ne plus sentir, du moins j’arrive à celle qui consiste à supporter la vie, à n’être presque plus malade, à reprendre le goût du travail et à ne point paraître troublée. J’ai retrouvé le calme et la gaieté extérieurs, si nécessaires pour les autres, et tout paraît bien marcher dans ma vie. Maurice a retrouvé son enjouement et son calme, et le voilà occupé avec Borie[616] d’un travail attrayant…[617].

J’attacherai mon nom en tiers à cette publication pour aider au succès de mes jeunes gens, et je ferai précéder l’ouvrage d’un travail préliminaire. Gardez-nous le secret, car c’en est un encore jusqu’au jour des annonces, vu qu’on peut être devancé dans ces sortes de choses par des faiseurs habiles qui gâchent tout. Voilà donc l’hiver de Maurice et de Borie bien occupé auprès de moi. Quant à ma chère Augustine, elle a donné dans le cœur d’un beau garçon, qui est tout à fait digne d’elle et qui a de quoi vivre. Cela, joint à un peu d’aide de ma part, lui fera une existence indépendante, et, quant aux qualités essentielles de l’intelligence et du caractère, elle ne pouvait mieux rencontrer. Elle ne pourra se marier que dans trois mois. Alors elle ira habiter le Limousin avec son mari et viendra passer les vacances avec moi. Nous nous regretterons donc l’une l’autre, les trois quarts de l’année, mais enfin j’espère qu’elle aura du bonheur, et que je pourrai mourir tranquille sur son compte.

Moi, j’ai entrepris un ouvrage de longue haleine, intitulé Histoire de ma vie… Ce sera en outre une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds et m’ôtera une partie de mes anxiétés sur l’avenir de Solange, qui est assez compromis par son manque d’ordre et les dettes de son mari…

Solange est venue me voir en passant pour aller chez son père, à Nérac. Elle a été roide et froide et sans repentir aucun[618]. Elle est enceinte, et je n’ai pas voulu dire un mot qui pût l’émouvoir péniblement. Du reste elle est bien portante, plus belle que jamais, et prenant la vie comme un assemblage d’êtres et de choses qu’il faut dédaigner et braver…

C’est ainsi que se termina tristement 1847 et que commença une nouvelle année qui devait amener de nouveaux chagrins sans guérir les anciens, toute calme et toute gaie que voulût Direction du Théâtre de Guignole. Messieurs les sociétaires, Du théâtre ci-dessus dénommé tous invités à ne pas oublier que c’est vendredi, 31 octobre 1847 qu’ils auront à le présenter à sa ……… pour y déguster une reDinde aux rétruffes et y redonner une rereprésentation dramatique ils vous pries d’apporter : Tournez le rideau et V. G.

1° une robe noire d’avocat 2° des bas longs (3 paires) 3° des calleçons, gilet de tricot ou de flanelle pour la santé du corps 4° la paire de bottes russes.
1° une robe noire d’avocat 2° des bas longs (3 paires) 3° des calleçons, gilet de tricot ou de flanelle pour la santé du corps 4° la paire de bottes russes.
réprésentation extraordinaire du vendredi 31 octobre 1843. 1ère représentation de loberge du querime. dramme
réprésentation extraordinaire du vendredi 31 octobre 1843. 1ère représentation de loberge du querime. dramme
signature de monsieur adolphe duteil. à la chatre.
signature de monsieur adolphe duteil. à la chatre.
paraître George Sand, à la surface du moins. Peu après la grandiose

Rereprésentation de l’Oberge du Querimme, par laquelle on avait fêté à Nohant Tannée naissante de 1848 et dont nous avons donné l’affiche, Maurice partit avec Lambert pour Paris, un peu pour arranger certaines affaires pécuniaires de sa mère, un peu pour assister à la distribution des prix au Salon, mais surtout pour s’amuser ; Mme Sand resta à Nohant, occupée à écrire son Histoire. La révolution de Février était déjà prête à éclater, mais, comme nous le verrons bientôt, George Sand ne l’attendait aucunement, et toutes ses lettres des premières semaines de février 1848 sont surtout consacrées à ses affaires personnelles. Et voici ce qu’elle écrit entre autres à son fils le 5 février 1848 [619] :

… Tu dois avoir reçu une lettre chargée de ton père. S[olange] a repris la jaunisse, à ce qu’elle écrit. Est-ce vrai ? On ne sait jamais rien. Et quel sujet de colère a-t-elle eu ? Je ne suis pas gaie au fond du cœur, mon pauvre enfant ! Dis-moi si ton père te parle d’elle…[620]. Le 7 février, ne voulant évidemment plus revenir dans son appartement du square d’Orléans et voulant y liquider tout son ménage, elle écrit encore au même :

Il faut que tu te décides à pousser une visite à la Rozières, si tu ne retrouves pas le linge et l’argenterie. Pour l’argenterie, je ne sais pas s’il en est resté, je ne sais au juste ce que nous avions en tout. Ce serait peu de chose dans tous les cas, et tu te borneras à une simple question sur ce fait. Quant au linge, il y en avait, à coup sûr, et en voici la note ci-incluse… Mais il est important de retrouver ce linge, nous en manquons ici, et si par hasard Mlle de Rozières ou Chopin l’avaient fait porter chez Solange, je saurais ce que j’ai à faire. Je retiendrai sur la somme que je destine à son mobilier. Il y avait à coup sûr de la batterie de cuisine, casseroles, etc. ; Mlle de Rozières te dira où elle l’a fait mettre. Si tu ne veux pas y aller, envoies-y Lambrouche[621], qui ne parlera pas de ton séjour à Paris et qui ne se laissera pas embêter. Les journaux disent que Chopin va donner un concert avant son départ. Sais-tu où il va ? Est-ce à Varsovie, ou simplement à Nérac ? Tu sauras cela au square. Je ne m’inquiète pas des chicanes de Clésinger. Ne parle pas du tout de la dette Moulin, et dis à Falempin de n’en pas parler. Il ne faut pas lever ce lièvre. Je ne l’ai pas payée, mais je n’ai pas envie de la payer, parce que je vois Moulin disposé à la réclamer à Clésinger et j’aime mieux donner de l’argent à Madame que payer les dettes de Monsieur. Mais si Monsieur et Madame réclament ce que j’ai touché sur les baux de l’hôtel, chose à laquelle ils ont consenti, puisque, devant témoins, ils n’ont voulu entrer en jouissance qu’à un moment fixé (je ne sais plus la date, mais c’est écrit), si, dis-je, ils font des cochonneries, je rabattrai cela sur la pension que je fais. Dis à Falempin de ne pas me laisser faire de procès, je n’en veux pas pour si peu de chose, j’en aurai peut-être assez tôt[622]. Il n’a qu’à répondre qu’il ne se mêle pas de cela, qu’il n’a pas reçu de moi d’instructions. Que seulement il connaît la convention faite chez lui en présence de Borie, et qu’il renvoie cette réclamation à moi directement pour que j’en agisse comme je l’entendrai. Maintenant, entre nous… mais non, je te mettrai cela sur un feuillet à part. Vas-tu occuper tout de suite ton appartement, puisque tu te fends d’un appartement ?… [623].

Le « phalanstère » de la cour d’Orléans allait donc être liquidé, et avec lui, toute la période de l’existence qui avait coulé entre ses murs paisibles !

À la fin de la lettre du 12 février à son fils, Mme Sand lui écrit encore, et cette fois il ne s’agit plus de meubles ou de l’immeuble, mais de la liquidation de quelque chose de bien autrement grave, des relations de toute la famille avec Chopin :

… Je suis contente d’apprendre que Solange va bien. Évite toute rencontre, toute explication, toute parole échangée avec Clésinger. Ne retourne pas chez la Rozières, et si tu as des objets à laisser à Chopin, dis-le simplement à sa portière, sans rien écrire, cela vaudra mieux. Si tu le rencontres, dis-lui bonjour, comme si de rien n’était : Vous allez bien, allons, tant mieux, rien de plus, et passe ton chemin. À moins qu’il ne t’évite, alors, fais-en autant. S’il te demande de mes nouvelles, dis-lui que j’ai été très malade par suite de mes chagrins. Ne lui mâche pas cela, et dis-lui d’un ton un peu sec, pour ne pas l’encourager à te parler de Solange ; s’il t’en parlait, ce que je ne crois pourtant pas, dis-lui que tu n’as pas à t’expliquer là-dessus avec lui. Voilà, il faut tout prévoir, et comme le moindre mot sera répété et commenté, les voilà tout préparés…[624].

Le 16 février, Mme Sand dit toujours au même :

… Mme Marliani jette les hauts cris de ce que tu ne vas pas la voir, Tu sais comme elle est avide de détails et curieuse. Tu lui diras tout ce qu’elle voudra savoir. Puisque M. Clésinger et Chopin ont embouché la trompette contre nous, souffle la vérité dans la trompette de Mme Marliani…[625].

Puis elle revient aux recommandations pratiques et dit de reprendre les clefs chez Mlle de Rozières, parce que si l’appartement est loué, on aura besoin des clefs, et si on en commande de nouvelles, il faudra payer le serrurier.

L’appartement fut loué, les meubles et les hardes bien séparés les uns des autres, repris par leurs propriétaires respectifs et emportés. Toutes les portes fermées à clef, — les cœurs aussi ! Fini !

Le 28 février, il naquit[626] une fille à Solange, alors à Guillery chez son père. Par un enchaînement de circonstances bien singulier ce ne fut personne d’autre que Chopin qui communiqua cette nouvelle à Mme Sand, arrivée à Paris après les journées de Février. Or, Chopin, désireux de voir Solange réconciliée avec sa mère, se réjouissait en apprenant qu’elles avaient échangé des lettres, etc., etc. Il s’empressa donc de conter immédiatement la circonstance à Solange :


Paris, 5 mars 1848.

Je suis allé hier chez Mme Marliani[627], et en sortant, je me suis trouvé dans la porte de F antichambre avec Madame votre mère, qui entrait avec Lambert. J’ai dit un bonjour à Madame votre mère et ma seconde parole était s’il y avait longtemps qu’elle a reçu de vos nouvelles. « Il y a une semaine, m’a-t-elle répondu. — Vous n’en aviez pas hier, avant-hier ? — Non. — Alors, je vous apprends que vous êtes grand’mère. Solange a une fillette, et je suis bien aise de pouvoir vous donner cette nouvelle le premier. » J’ai salué, et je suis descendu l’escalier. Combes, l’Abyssinien (qui, du Maroc, est tombé droit dans la révolution), m’accompagnait ; et comme j’avais oublié de dire que vous vous portiez bien, chose importante pour une mère surtout (maintenant, vous le comprendrez facilement, mère Solange), j’ai prié Combes de remonter, ne pouvant pas grimper moi-même, et dire que vous alliez bien et l’enfant aussi. J’attendais l’Abyssinien en bas, quand Madame votre mère est descendue en même temps que lui et m’a fait avec beaucoup d’intérêt des questions sur votre santé. Je lui ai répondu que vous m’avez écrit vous-même au crayon deux mots le lendemain de la naissance de votre enfant, que vous avez beaucoup souffert, mais que la vue de votre fillette vous a fait tout oublier. Elle m’a demandé comment je me portais, j’ai répondu que j’allais bien, et j’ai demandé la porte au concierge. J’ai salué et je me suis trouvé square d’Orléans à pied, reconduit par l’Abyssinien…

Mme Sand de son côté décrit sa rencontre avec Chopin à Augustine qu’elle avait laissée, durant son absence de Nohant, à la Châtre, sous la garde de Mme Eugénie Duvernet[628].

Sa lettre inédite est aussi datée du 5 mars et doit avoir été écrite dans la nuit du 4 au 5 mars : elle y raconte son entrevue avec Chopin comme arrivée « ce soir ».


Paris, 5 mars 1848.

… Solange est heureusement accouchée d’une fille. Lanière et l’enfant se portent bien. C’est Chopin que j’ai rencontré ce soir chez Mme Marliani qui m’a annoncé cette nouvelle. Il la tenait de la propre main de Solange. Il ne sait pas si Clésinger est auprès d’elle, mais il croit que c’est lui qui a mis l’adresse de la lettre.

Prends toutes les lettres qui ont dû arriver à la poste et apporte-les à Nohant. Probablement il y en aura une de Solange. Rassemble aussi les journaux, j’en aurai besoin, car je n’ai rien pu lire avec suite depuis que je suis ici…[629].

George Sand conte sa dernière rencontre avec Chopin très brièvement, mais très exactement dans son Histoire (après les lignes que nous avons citées)[630] :

Je pensais que quelques mois passés dans l’éloignement guériraient cette plaie et rendrait l’amitié calme, la mémoire équitable.

Je le revis un instant en mars 1848. Je serrai sa main tremblante et glacée. Je voulus lui parler, il s’échappa. C’était à mon tour de dire qu’il ne m’aimait plus. Je lui épargnai cette souffrance, et je remis tout aux mains de la Providence et de l’avenir.

Je ne devais plus le revoir. Il y avait de mauvais cœurs entre nous. Il y en eut de bons aussi qui ne surent pas s’y prendre. Il y en eut de frivoles qui aimèrent mieux né pas se mêler d’affaires délicates ; Gutmann n’était pas là…

Nous ne sommes pas assez compétent pour décider si Mme Sand avait tort ou raison de croire que tout se serait arrangé si Gutmann y était. (Elle s’abuse en tout cas croyant que cet élève dévoué de Chopin était aussi le « plus parfait et qu’il était devenu, un véritable maître lui-même ». Elle est aussi dans l’erreur en indiquant par une note en marge de ces lignes que « forcé de s’absenter durant la dernière maladie de Chopin il ne revint que pour recevoir son dernier soupir ». Ce fait est inexact : d’après la déclaration catégorique de Mme Ciechomska, née Jedrzeiewicz[631], Gutmann ne vit sa mère, Mme Louise Jedrzeiewicz, que lors de sa visite de condoléance après la mort de Chopin, il n’assista donc pas à l’agonie du grand maître, durant laquelle Mme Jedrzeiewicz et sa fille ne quittèrent pas leur frère et oncle.)

Notons au contraire dans ce passage de l’Histoire de ma vie la constatation du fait (indubitable et ayant sa valeur biographique) que pendant cette dernière et unique entrevue de George Sand et de Chopin, après une séparation d’une année, ou peu s’en faut, il n’y eut aucune explication, que le grand musicien et l’illustre femme se séparèrent comme de simples connaissances qui se seraient rencontrées par hasard dans l’escalier, chez des amis. Tous les racontars de Karasowski et compagnie assurant que George Sand se serait approchée de Chopin, pendant une soirée, dans un salon, en sortant subitement de derrière un treillage, qu’elle lui aurait chuchoté quelques paroles et aurait versé des larmes, sont tout aussi légendes que les légendes composées sur leur première entrevue. L’accord final, comme le premier, fut simple et ne sortit pas des limites du bon ton (qu’on nous pardonne ce calembour involontaire dans un pareil moment).

Si dans ce passage de l’Histoire de ma vie, on peut facilement reconnaître sous le nom des « bons cœurs qui ne surent pas s’y prendre » la princesse Anna Czartoryska et Grzymala ; sous celui de ceux qui « aimèrent mieux ne pas se mêler d’affaires délicates » deviner peut-être Mme Marliani, malade alors et qui mourut peu après, on doit certainement entendre Solange et Mlle de Rozières par les « mauvais cœurs ». Il est curieux que George Sand en écrivant son Histoire et en faisant comme le bilan de ses relations avec Chopin, semble avoir tiré cette expression même : « Il y eut de mauvais cœurs entre nous », d’une lettre de Louis et de Pauline Viardot, malheureusement absents alors et qui n’apprirent tous les événements que par lettres, ou à leur rentrée à Paris. Cette lettre est très intéressante et très importante. Elle témoigne qu’il y eut encore des cœurs qui eussent aimé raccommoder les deux amis d’antan, et qui essayèrent de ne dire à l’un que du bien de l’autre. Elle prouve aussi que tant que Chopin fut assez bien portant et tant que de prétendus amis n’envenimèrent point sa plaie, il parla de Mme Sand avec calme, avec une nuance de blâme à peine perceptible.

Dresde, 19 novembre 1847.

… Et maintenant, il faut que je réponde à la première phrase de votre lettre, dans laquelle vous me croyez fâchée de votre long silence. D’abord je ne suis pas fâchée, et je ne pourrais pas avoir pour motif l’histoire du mariage de Solange, puisque vous m’avez écrit deux lettres sur ce sujet, l’une qui m’annonçait ses engagements avec le jeune homme doux, l’autre qui me faisait part de son mariage comme fait accompli depuis quelques jours. Je me suis empressée de répondre à toutes les deux, et c’est depuis ce temps que je n’ai plus eu aucune nouvelle de vous. Sinon par les différents ou plutôt indifférents on-dit, qui sont la monnaie courante de la conversation à Paris. J’en ai extrait l’essence, qui m’a semblé être une situation pénible pour vous pendant laquelle vous ne jugiez pas devoir écrire à vos amis. Et il m’a semblé, toute réflexion faite, que je ne devais pas provoquer, par une deuxième lettre, une deuxième explication, ni une confidence de votre part. J’ai respecté votre silence et j’ai attendu. Que j’en aie éprouvé du chagrin, ceci je ne puis le nier, et je dirais le contraire que vous ne me croiriez pas. Merci donc mille fois d’avoir vous-même rompu cette triste glace. Je ne sais, chère mignonne, ce que l’inimitié a pu inventer contre moi, mais, à coup sûr, vous n’avez jamais pu penser que je cesserai un instant de vous aimer en fille dévouée à tout jamais. Il y a dans votre lettre un autre passage qu’il m’est impossible de laisser passer sous silence. C’est celui où vous dites que Chopin fait partie d’une faction de Solange, qui la pose en victime et vous dénigre. Ceci est absolument faux. Je vous le jure, du moins quant à lui. Au contraire, ce cher et excellent ami n’est préoccupé, affligé que d’une seule pensée, c’est le mal que toute cette malheureuse affaire a dû vous faire et vous fait encore. Je n’ai pas trouvé le moindre •changement chez lui. Aussi bon, aussi dévoué, vous adorant comme toujours, ne se réjouissant que de votre joie, ne s’affligeant que de vos chagrins. Au nom du ciel, chère mignonne, ne croyez jamais les anus officieux, qui viennent vous raconter les ragots. Puisque vous avez appris par une triste expérience qu’il ne fallait pas toujours y croire, même quand ils viennent des personnes qui vous touchent de près, à plus forte raison faut-il s’en méfier de la part d’autres personnes…

Pauline.


Oui, chère madame Sand, il faut que j’ajoute une petite page à la lettre de Pauline, pour vous parler, une seule fois et par écrit, d’une chose dont nous n’avons plus rien à dire de vive voix, car c’est un sujet trop pénible à traiter. En lisant votre dernière lettre, j’ai pleuré comme un enfant, parce que je me rappelais le temps où vous alliez avec moi chez M. Berthé réclamer le soutien du ministre de la justice pour poursuivre et reprendre votre fille qu’on vous avait enlevée. Quel changement de situation, et qui eût pu deviner alors comment vous seriez payée de votre dévouement maternel ! Je vous dis cela pour que vous connaissiez mes vrais sentiments et non ceux qu’on m’a faussement prêtés, je ne sais sur quel fondement et dans quelle intention. Pendant notre court séjour ou plutôt notre passage à Paris je ne me suis entretenu de vous et de Mme Clésinger qu’avec deux personnes : Hetzel et Chopin. Vous savez ce que pense et ce que dit le premier ; nous étions d’accord. Quant au second, je dois, par esprit de justice et de vérité, vous affirmer que l’inimitié dont vous croyez qu’il vous poursuit avec ingratitude ne s’est pas montrée, du moins avec nous, dans une seule parole, dans un seul geste. Voici en toute franchise le sens et le résumé de tout ce qu’il nous a dit : « Le mariage de Solange est un grand malheur pour elle, pour sa famille, pour ses amis. La fille et la mère ont été trompées, et l’erreur a été reconnue trop tard. Mais cette erreur partagée par toutes deux, pourquoi n’en accuser qu’une seule ? La fille a voulu, a exigé un mariage mal assorti, mais la mère, en consentant, n’a-t-elle pas une part de la faute ? Avec son grand esprit et sa grande expérience, ne devait-elle pas éclairer une jeune fille que poussait le dépit plus encore que l’amour ? Si elle s’est fait illusion, il ne faut pas être impitoyable pour une erreur qu’on a partagée. Et moi, ajoutait-il, les plaignant toutes deux du fond de mon âme, j’essaie de porter quelque consolation à la seule d’entre elles qu’il me soit permis de voir. »

Rien de plus, je vous jure, chère madame Sand, et cela sans reproche, sans aigreur, avec une profonde tristesse. Pauline s’offrait, en bonne fille et ne sachant qu’en gros cette triste affaire, à voir avec lui Mme Clésinger. Chopin l’a dissuadée très net de cette pensée : « Non, a-t-il répondu, on ne manquerait pas de dire que vous prenez le parti de la fille contre la mère. » Vous voyez que ce n’est ni la conduite, ni le langage d’un ennemi. Je crains qu’il n’y ait eu entre vous le souffle de méchantes bouches, que Dieu vous en garde ! J’achève en vous témoignant l’espoir et le désir de vous voir à Paris dans le cours d’avril. Si vous y étiez à cette époque, ne pourrons-nous prendre tous ensemble une semaine ou la moitié d’une pour aller cueillir le lilas de Courtavenel ? Ce serait pour Pauline me charmante vacance entre sa saison d’hiver et sa saison d’été. À vous de cœur et d’âme.

Louis.


Et à présent, avant de conter l’épilogue, disons quelques mots des rapports ultérieurs de Mme Sand avec les deux autres personnages de cette lamentable histoire : Solange et Augustine.

L’enfant de Solange ne vécut qu’une semaine ; le 7 mars, on l’enterra[632]. Le chagrin de Solange réconcilia Mme Sand avec sa fille. Elle écrit à Mme Viardot le 17 mars 1848 de Nohant :

Mes chagrins personnels, qui étaient arrivés au dernier degré d’amertume, sont comme oubliés et suspendus. Ma pauvre fille a pourtant perdu son enfant ! Elle est malade, éloignée, et je ne sais si elle n’est pas malheureuse de tous points. Je lui pardonnerai autant que possible, si c’est en moi qu’elle cherche sa consolation…[633].

Mais quoique des relations d’abord épistolaires, puis personnelles se renouèrent, extérieurement pacifiques, et plus tard même extérieurement tendres, entre la mère et la fille, Mme Sand n’oublia jamais les événements de 1847, elle n’eut jamais plus de confiance en Solange, elle se méfia d’elle sous tous les rapports, surtout elle ne put jamais rester indifférente devant l’étonnante froideur de cette nature.

Au printemps de 1848, lorsque Solange revint à Paris et que George Sand y séjourna, participant à l’activité du gouvernement provisoire, elles se revirent : c’est justement à propos de ces entrevues et de ces visites que Mme Sand exprime sur tous les tons son entier étonnement devant cette nature « de glace ». Elle écrit à son fils le 8 avril :

T’ai-je écrit, depuis que j’ai revu Solange ? Je n’en sais plus rien. Elle est ici et il faut bien qu’elle se soumette à vivre de peu. Elle voudrait toujours m’entortiller, ça ne prend pas. Elle est grasse, rouge, bouffie, et je ne suis pas très contente de sa santé, pourtant elle est forte et s’en tirera. Et puis elle est froide, plus sèche, plus malveillante que jamais, le cœur n’usera pas le corps…[634].

On a omis dans la Correspondance les lignes suivantes de la lettre du 19 avril 1848, se rapportant également à Solange :

J’ai vu Solange aujourd’hui. Elle se porte bien et enlaidit à vue d’œil. L’embonpoint et le coloris ne lui vont pas. Elle est toujours dans le sarcasme et le reproche indirect à tout propos. Je fais comme si je ne comprenais pas et rien d’elle ne m’émeut plus. Le mari n’essaie pas de me voir. Je me suis prononcée nettement là-dessus dès le premier moment. La statue est superbe, et lui, il est toujours absurde. Il doit quarante-cinq mille francs. Ils s’en tireront comme ils pourront, ils feront comme nous. Chopin part toujours demain…[635].

Le 5 mai, Mme Sand écrit à Charles Poncy :

Solange est ici très bien portante, son mari travaille, mais comme il leur faut du luxe, ils seront toujours misérables ou tourmentés du lendemain[636].

Le 21 mai, elle écrit au vieil ami de la famille, Jules Boucoiran et lui parle de Chopin et de sa fille avec une certaine retenue et à mots couverts, mais on sent, même dans ces lignes, la conviction de l’absence totale chez sa fille de tout sentiment profond :


Nohant, 21 mai 1848.

… Solange et son mari sont à Paris. Elle a eu le malheur de perdre une petite fille huit jours après l’avoir mise au monde. Mais elle a repris sa santé, et son caractère insouciant l’a sauvée d’une longue douleur. Son mari travaille pour la République. Il a un immense talent, mais un grand désordre et une tête assez folle. Je ne suis pas sans chagrin de ce côté-là. Heureusement Solange est un Roger Bontemps. Chopin est en Angleterre, les leçons lui ayant manqué à Paris depuis la révolution[637].

À Mme Pauline Viardot elle écrit sans ambages le 10 juin 1848 :

… Voyez-vous Chopin ? Parlez-moi de sa santé. Je n’ai pas pu payer sa fureur et sa haine par de la haine et de la fureur. Je pense à lui souvent comme à un enfant malade, aigri et égaré. J’ai beaucoup revu Solange à Paris, et je me suis beaucoup occupée d’elle, mais je n’ai jamais trouvé qu’une pierre à la place du cœur. J’ai repris mon travail, en attendant que le flot me porte ailleurs…[638].

À ce moment même Clésinger se vit finalement criblé de dettes ; pour sauver les derniers débris de la fortune de Solange on lui conseilla d’avoir recours à la justice. Mme Sand écrit à ce propos le 6 septembre 1848 de Nohant à son vieil ami Luigi Calamatta :

… Ma fille n’est pas séparée du tout de son mari. C’est une simple séparation de biens accordée par les tribunaux à la demande de Solange et avec l’assentiment de Clésinger, afin de soustraire la dot de sa femme aux exigences des créanciers du mari. Ils sont à Besançon, et je crois qu’ils y vivent en bon accord, du moins Solange dit qu’elle l’aime et qu’elle en est aimée. Je ne peux jamais rien savoir d’elle que ce qu’elle veut bien m’en dire, et elle ne dit que ce qu’elle croit utile à ses intérêts[639]. Elle est bien portante et s’amuse à Besançon. Ils veulent aller en Russie. Leurs affaires sont toujours dans un grand désordre, et je crains que tous les sacrifices qu’il me faut faire pour eux ne soient de l’eau dans le tonneau des Danaïdes… J’ai été malade en effet. C’était trop de chagrins à la fois, mais j’ai repris le dessus, et, forcée de travailler pour gagner ma vie, j’ai repris le cours de mes habitudes tranquilles et retirées…[640].

Mme Sand revient à ce projet des Clésinger d’aller en Russie, dans sa lettre du 15 septembre adressée à Mme Marliani, en ajoutant quelques mots très significatifs sur le compte de Solange.


Nohant, 15 septembre 1848.

… Solange m’écrit qu’elle part le 16 (demain) pour la Russie, sans plus d’explications. Je ne sais s’ils ont des commandes ou la certitude d’en avoir. Ils devaient aller avec Horace Vernet, mais elle daigne si peu m’écrire, que je n’ai point de détails, je n’ai guère de ses nouvelles que quand elle a besoin d’argent. Je crois que jamais son cœur ne fondra et que la Russie convient à cette nature de glace…[641].

Au mois d’avril 1848 Augustine épousa M. de Bertholdi, un homme parfait, Polonais de naissance, et le bonheur de ce ménage fut toujours une source de vraie joie pour Mme Sand. Mme Augustine de Bertholdi séjourna souvent à Nohant avec son mari et plus tard avec son enfant. Sa correspondance avec George Sand, et les lettres de cette dernière à des tiers prouvent qu’elle resta toujours sa seconde fille, aimante et aimée.

M. Charles Duvernet et sa femme aidèrent à verser le cautionnement nécessaire à M. de Bertholdi pour la place de receveur particulier à Ribérac[642]. Un peu auparavant M. Duvernet lui-même y avait été nommé receveur des finances, tous les deux, grâce à l’aide de M. Marc Dufraisse, républicain intransigeant dont Mme Sand avait fait la connaissance par Ledru-Rollin, et surtout grâce à l’influence de son ancien ami de 1835, M. Charles d’Aragon. Lorsque les Duvernet aidèrent Mme Sand à verser ce cautionnement de Bertholdi, elle les remercia en ces termes :

Nohant, 26 octobre 1848.
Mon ami,

Je te demande une chose, c’est d’être le guide moral de Bertholdi dans le commencement de son exercice. Il est fort intelligent et laborieux. Il sera vite au courant des choses matérielles ; mais dans l’appréciation des personnes et des actes qui tiennent à la politique, il aura, peut-être, besoin du conseil et du secours de ton expérience…

… Quant à Titine, je la connais d’assez longue date pour savoir que vous en serez toujours plus contents, à mesure que vous apprécierez son cœur et sa raison. Que n’est-elle ma fille ! L’autre me donne du chagrin et toujours du chagrin. À présent que nous ne sommes plus sens dessus dessous pour nos affaires d’argent, parle-moi de Ribérac, c’est-à-dire de votre vie dans ce pays. Titine me paraît enchantée de son petit nid et de votre porte à porte.

… Je te répéterai sans cesse que tu m’as donné un grand bonheur en m’aidant pour cette enfant-là, et que je m’en souviendrai tous les jours et à tous les instants. Embrasse Eugénie mignonne pour moi et tes enfants, et ta mère, et mes enfants, à moi.

George.


À madame Eugénie Duvernet.
Nohant, octobre 1848.

Chère mignonne, combien je suis heureuse du bonheur que ton amitié a réussi à procurer à mon Augustine et à son mari ! J’en ai remercié déjà Charles, et c’était te remercier en même temps ; mais j’ai besoin de te le dire à toi-même, et je te le dirai en deux mots ; c’est que je t’aime davantage si c’est possible depuis que tu t’es montrée si bonne et si dévouée à ma chère fillette. J’ai besoin qu’elle soit heureuse, car l’autre, par sa faute, ne le sera jamais, et par suite, je ne le serai jamais non plus sans qu’une épine me déchire le cœur. Mais n’en parlons plus, c’est inutile, j’ai réussi à sauver son existence matérielle pour quelque temps. Je ne puis rien sur le moral.

Que le bonheur de ceux que j’aime remplace le mien, c’est tout ce que je demande au bon Dieu. Votre petite colonie berrichonne à Ribérac me donne envie d’aller vous voir. Vienne le printemps et un peu de sous et d’heures à dépenser, et je courrai vous embrasser. J’ai reçu de Marc une lettre toute pleine d’éloges affectueux de vous tous ; je vais lui répondre. Bonsoir, chérie. Embrasse pour moi Mme Duvernet (mère), Charles et les enfants.

George.

Tout en se plaignant de la froideur de sa fille, George Sand s’efforçait de tout son pouvoir de la sauver de la faillite, elle obtint que le gouvernement de la République fit des commandes à Clésinger, elle tâchait de payer les dettes de Solange, et pour cela, elle emprunta elle-même, malgré sa position financière extrêmement précaire, ce qui n’empêcha pas Solange de prétendre dans ses lettres à Chopin et à Mme Bascans que sa mère ne s’inquiète nullement d’elle, qu’elle est « à la merci des créanciers de sa mère », etc. Tout cela est faux ; les deux lettres inédites que voici, l’une adressée à Solange, l’autre à Charles Duvernet le prouvent :


À Solange.
Nohant, 3 novembre 1848.

Si tu m’accuses de ton désordre, tu as grand tort, car tout ce qu’il est possible de faire je l’ai fait et je le fais encore. Je viens d’envoyer quelqu’un à Paris pour voir ce qui est encore possible d’obtenir en fait de délais. Mais c’est un temps exceptionnel où le crédit, source de tous les arrangements et sans lequel aucune affaire n’est arrangeable, a entièrement disparu. On veut du numéraire, et nulle part on ne trouve à emprunter. J’ai des cautions excellentes, j’ai une propriété, on a confiance en moi, et pourtant, non seulement on ne peut me prêter, mais encore on me menace pour une misérable dette de dix mille francs ; la seule que j’aie et que je n’ai pu payer cette année, parce que j’ai payé sept mille francs et plus pour liquider la possession de l’hôtel de Narbonne. Je te l’ai déjà dit. Les révolutions ne sont pas des lits de roses. Ce sont, au contraire, des lits d’épines. Toutes les plaintes et tous les soucis n’y font rien. Tu as la vie matérielle chez ton père, et il est content de te recevoir, restes-y le plus possible. Pendant ce temps, j’agirai de tout mon pouvoir pour sauver la maison. Si j’échoue, ce ne sera certainement pas ma faute. J’avais déjà reçu la note de M. Beauvais. J’espère qu’il me donnera un peu de temps pour le payer. Ta propriétaire se plaint de n’avoir absolument rien reçu, pas même un acompte depuis que tu occupes son appartement. À cela il y aurait de ta faute. Je t’avais donné cinq cents francs à Paris pour lui faire prendre patience, et tu m’avais dit que tu lui avais donné cet acompte. Est-il vrai qu’elle n’ait rien reçu du tout ? Il y aurait aussi de la faute de ton mari, car il a eu quelque argent de sa statue du Champ de Mars, et la première chose à faire, c’est de payer son propriétaire. Enfin, si l’impatience des créanciers hypothécaires de l’hôtel n’est réellement fondée que sur le non-payement de leurs intérêts, il y a de votre faute à tous les deux, je t’ai montré la note de l’argent que vous avez emprunté, gagné et touché depuis votre mariage, note fournie par M. Bouzemont[643] lui-même et dont tu n’as contesté l’exactitude qu’à très peu de chose près. C’était énorme, et il y avait vingt fois de quoi parer aux premières nécessités de votre position. Ces premières nécessités, c’était de payer les intérêts de l’hypothèque et votre logement.

J’ai dit à Perrichet de reprendre ses meubles. Si votre propriétaire veut les faire vendre, ils seront vendus très au-dessous de leur valeur, et c’est à faire de ces marchés-là qu’on se ruine. Perrichet n’étant payé que d’une faible partie, a un droit qui prime celui du propriétaire. Je lui ai écrit qu’on s’arrangerait avec lui. Si vos affaires peuvent s’arranger d’ici à peu de temps, vous retrouverez vos meubles chez lui. Mais il faut lui écrire officiellement, comme s’il devait les reprendre d’une manière absolue, autrement, il aurait l’air de se faire complice d’une fraude envers votre propriétaire, et il ne le pourrait pas sans s’exposer à une affaire désagréable. Tu comprends cela, je lui ai donc écrit de les retirer, et je lui ferai parler pour qu’il les garde jusqu’à nouvel ordre.

Rollinat et Fleury vont aller chez M. Bouzemont, il s’agit de savoir si, en payant les intérêts aux créanciers hypothécaires et en assurant le remboursement de M. Bouzemont, les poursuites cesseront. Si M. Bouzemont est de bonne foi et homme d’honneur, comme je me plais à le croire, il patientera et fera patienter les créanciers. Mais si entre les créanciers et lui il y a accord et volonté d’acquérir à bon marché une propriété dépréciée par les circonstances, personne ne pourra combattre ce mauvais vouloir et déjouer ce calcul, à moins de rembourser de suite capital et intérêts.

Voilà ce que j’ai espéré que M. Beauvais pourrait faire, en renouvelant votre hypothèque sur d’autres prêteurs et en donnant des garanties à M. Bouzemont, je crois que M. Beauvais l’aurait pu, du moins, il l’a espéré jusqu’à ce jour et il a tenté sérieusement de le faire. Mais la meilleure garantie à lui donner, c’était de mettre dans ses mains la gestion de la maison. En connaissant par lui-même la valeur et les produits de cet immeuble, il aurait pris confiance. Mais vous n’avez pas voulu agir ainsi, ou vous ne l’avez pas pu, et sa bonne volonté s’est trouvée paralysée naturellement.

Dans huit jours, je te dirai le résultat de mes démarches, mais je n’espère pas beaucoup. Je crains aussi qu’en dessous main, Clésinger ne déjoue tous mes efforts, en poussant à la vente de la maison, dans l’espérance d’un petit excédent, après les dettes payées, et que tu n’aies la folie de te prêter à cela, aimant mieux 10 000 ou 15 000 francs comptant à dépenser qu’un immeuble frappé de stérilité aujourd’hui, mais f offrant une existence plus tard. S’il en est ainsi, je fais un rôle de Cassandre et je jetterai de l’argent dans le tonneau des Danaïdes, sans que cela profite à personne. N’importe, je ferai mon devoir dans toutes les limites du possible, et si je ne peux rien, ou bien si ce que j’aurai pu ne sert à rien, je prendrai mon parti sur les récriminations et les injustices.

George Sand.


Si les créanciers ne sont pas satisfaits par la vente de l’hôtel, je ne crois pas qu’ils aient aucun droit sur les terres de Côte-Noire. Dans tous les cas, ces terres sont destinées par moi pour payer vos dettes, car vous avez chez Moulin les frais d’enregistrement de votre contrat de mariage à rembourser et chez Simonnet 2 000 francs empruntés et non soldés. Ainsi il m’est indifférent que ces terres soient vendues pour tel ou tel emploi, bien que je ne croie pas que vous ayez aucun droit. Depuis qu’elles sont en vente, un seul acquéreur s’est présenté et il s’est retiré. Si on était à Paris dans la même situation qu’ici, l’hôtel de Narbonne ne trouverait pas un seul acquéreur, car ici il ne se fait aucune espèce d’affaires.

Nous demandons excuse au lecteur de l’ennuyer par cette lettre d’affaires si sèche, mais elle est précieuse, parce qu’elle réfute catégoriquement toutes les plaintes et les assertions de Solange contre sa mère qui l’aurait « abandonnée » à la merci de « ses (?!) créanciers » sans la secourir au milieu des difficultés de sa position matérielle[644].

La lettre de Solange à Chopin datée du 30 (sans millésime), dans laquelle elle le remercie des cinq cents francs qu’elle lui avait empruntés et lui parle de M. de Bouzemont, semble être la suite directe de la lettre qu’on vient de lire et nous montre combien cette jeune dame traitait cavalièrement… la vérité ! Tous sont fautifs vis-à-vis d’elle, elle seule souffre innocemment ! Ce fut encore son vieil et fidèle ami Charles Duvernet et sa femme qui, cette année-là et la suivante, aidèrent Mme Sand dans l’arrangement de ses affaires pécuniaires. Duvernet le soutint par son crédit. Lorsque enfin, après d’innombrables démarches auprès d’une série d’usuriers, elle reçut une avance sur son travail. Mme Sand s’adressa à Charles Duvernet pour qu’il l’autorisât de dépenser cette somme afin de sauver Solange. Voici une seconde lettre inédite, très importante pour nous éclairer sur ce rôle de « mère indifférente et légère » que Solange et Chopin, après elle, attribuent à George Sand :


À monsieur Duvernet,
receveur des finances à Ribérac, Dordogne.
Nohant, 12 novembre 1848.

Voici ma situation. L’Angleterre n’a rien pu me fournir. Aucante me cherche de l’argent et espère me trouver 5 000 francs.. Je vais vendre, si on ne me fait pas encore faux bond, cinq à six volumes pour 5 000 francs, c’est-à-dire ce que j’aurais vendu 12 000 ou 15 000 francs l’année dernière. Je fais en outre demander à l’éditeur de mes mémoires de me payer deux volumes de manuscrits que j’ai tout prêts, en lui offrant un rabais de 50 pour 100 sur la totalité de l’affaire. Je ne sais pas ce que je ne ferais pas, j’irais jusqu’à 100 pour 100 pour empêcher les tracasseries de Mme Reignier de venir s’ajouter aux embarras que t’a créés le cautionnement de Bertholdi. J’écris à Papet de me chercher de l’argent. Une autre personne de Paris m’en promet. Enfin, j’écris à M. Collin de tenter une dernière démarche auprès de Mme Reignier pour l’engager à ne tourmenter que moi et à accepter son remboursement par versements successifs, si je me trouvais dans l’impossibilité de lui verser au jour dit la somme entière. Mais il faut tout prévoir. Tout ce que j’essaie et espère peut échouer, surtout si l’élection du président nous amène une nouvelle crise au 10 décembre. Mme Reignier peut se montrer intraitable. Ce que je vois de plus certain, c’est de tirer 5 000 francs de mon travail courant en fournissant même encore le fruit de beaucoup de veilles pour décider les acheteurs.

Or, voici ce qui me chagrine le plus. Si d’ici à quinze jours je puis donner ces 5 000 francs aux créanciers de Solange, sa maison ne sera pas vendue. Nous pourrons gagner le moment où cette propriété recouvrera en partie sa valeur et ne sera pas vendue par expropriation de justice. Sinon dans un mois elle le sera sans que rien puisse la sauver. Elle atteindra au plus le chiffre de 60 000 francs que Solange doit. Donc elle sera ruinée absolument, il ne lui restera pas une obole. Je dois sauver ma fille, mais, avant tout, je dois satisfaire des engagements d’honneur et ne pas te laisser courir le risque de poursuites que je voudrais assumer sur moi seule.

Je ne disposerai donc pour Solange de ces 5 000 francs que si tu m’y autorises, et je ne dormirais pas tranquille si je le faisais sans ton approbation.

Après cela, je ne m’arrêterai pas de travailler et de chercher, et si je ne trouve pas ce qu’il faut, je vendrai le mobilier de Nohant à quelque prix que ce soit. Cela me sera pénible, à cause de Maurice, qui y tient, c’est un monde de souvenirs pour lui. Je te prierai alors de passer la créance sur moi à un tiers qui ferait vendre par force majeure, et mes enfants n’auraient ni l’un ni l’autre de reproches à me faire. Bon soir, ami, la poste part, j’espère que nous n’en viendrons pas là, mais enfin, il faut mettre tout au pire, pour savoir où l’on va, et je suis sûre que tu es horriblement gêné aussi, et surtout par ma faute. Cela me cause un chagrin profond, comme tu peux le croire.

Je t’embrasse tendrement, ainsi que ta famille.

G. Sand.

Il fait ici un froid extraordinaire. La terre est couverte de neige depuis deux jours.

Les efforts de George Sand n’aboutirent à rien. L’hôtel de Narbonne fut vendu, mais ni Solange ni Clésinger ne changèrent leur genre de vie, grâce à quoi le mari dut constamment voyager d’une ville dans une autre, en quête de commandes ; Solange restait seule plus qu’il ne fallait. En 1849 elle eut un second enfant, encore une fille, Jeanne, et qui, elle aussi, ne vécut que peu d’années. Les époux prirent alors définitivement des routes différentes. Le mari mena une vie bruyante et déréglée, la femme une existence galante. Tantôt ils se brouillaient avec esclandre, tantôt ils se réconciliaient. Cela finit par un procès judiciaire et une séparation de corps. Mme Sand s’efforça de soutenir Solange moralement et matériellement, lui paya une rente annuelle, mais cela n’empêcha ni son cours d’existence désordonné, ni sa constante poursuite du luxe et du numéraire[645]. Ses relations avec sa mère furent tantôt assez paisibles, tantôt interrompues pour quelques mois, parfois pour quelques années, et cela jusqu’à la mort de George Sand[646]. Disons, dès à présent, que celle-ci se méfia toujours de sa fille, elle avait cessé de l’aimer, s’attendant toujours à tout de sa part, jusqu’à des noirceurs et des actes les plus criminels. C’est ainsi qu’en cette même année de 1851, lorsque d’après un autre biographe de Solange « le rapprochement entre la mère et la fille était complet[647] », Mme Sand écrivit à Maurice la lettre que voici, ne laissant pas l’ombre d’un doute sur la nature de ce rapprochement :


Nohant, 2 janvier 1851.

Eh bien, mon enfant, tu as eu raison de voir par tes yeux, puisque c’était la seule manière de savoir à quoi nous en tenir. D’abord et avant tout, tu me donnes en résumé une bonne nouvelle, puisque tu me dis que Solange est dans une bonne situation pécuniaire. Il te restera à l’assurer si cette situation est apparente avec un nouvel abîme au-dessous, ou si elle est réelle, assurée du moins pour un certain courant de travaux et d’affaires. Que Clésinger soit capable de faire de belles choses et d’en faire beaucoup, c’est certain. Mais je crains que l’on ne mange d’avance ce qu’on gagne et qu’on n’ait un luxe absurde au détriment du lendemain. Clésinger a toujours établi son budget ainsi, et il ne fera jamais autrement. Solange, qui avait commencé par là avec lui et qui en a senti les inconvénients, a-t-elle profité de l’expérience ? a-t-elle pris de l’ordre et de la prévoyance ? C’est ce que tu verras en examinant. Mais n’y va que modérément et très prudemment. Veux-tu que je te dise une chose bien bête, mais en tout cas bien entre nous ? Je n’aime pas que tu manges chez eux. N’y mange pas. Clésinger est fou. Solange est sans entrailles. Tous les deux ont une absence de moralité dans les principes qui les rend capables de tout, dans certains moments. Tu as vu, il s’en est fallu de peu que Clésinger ne te casse la tête d’un coup de marteau ici. Solange souriait et n’a pas versé une larme, quand cet homme en démence m’a frappée. Ils ont tout intérêt à ce que tu n’existes pas, et pour eux, l’intérêt avant tout. Une atroce jalousie a toujours dévoré le cœur de Solange. Ils te recherchent. Clésinger s’attache à tes pas. Un de ces matins qu’il aura bu du rhum et qu’il se verra sans argent, il aura un accès de fureur, il te cherchera querelle. Ou bien il leur passera par la tête je ne sais quelle idée bizarre, monstrueuse, et il ne faut qu’un moment pour la mettre à exécution. Vas-y avec une extrême prudence, et encore une fois n’y mange pas, n’y bois pas. Tu ne sais pas tout ce qu’ils ont dit et quelles menaces Clésinger a laissé follement et sottement entendre à propos de toi, je les sais, je n’ai jamais voulu te les dire, mais il y faut pourtant faire attention et ne pas tenter le diable. Tu dis que Clésinger a plus de cœur qu’elle, malgré tout. Eh bien, c’est vrai, il a du cœur et il est capable d’affection. Le fond n’était pas méchant, à l’origine, mais il est fou, il est sans principe aucun, et, à ses heures, il est capable de tout, de ce qu’il y a de pis, comme en d’autres moments il est peut-être capable aussi de très bonnes choses. C’est un être trop déraisonnable pour qu’on le juge comme un autre. Il ne mérite pas d’être haï, on ne peut pas l’estimer, mais il faut s’en garer comme d’un aliéné et n’avoir aucune relation suivie avec lui. Quant à ta sœur, maintenant son caractère est fait et ne changera plus, mon parti en est pris. Le temps de la douleur et de la consternation est passé. J’ai souffert au dedans de moi-même tout ce qu’on peut souffrir, et j’ai fini par accepter l’arrêt du destin qui, en me donnant deux enfants, ne m’en a réellement donné qu’un pour moi. L’autre est né parce qu’il avait à naître. Il a vécu et il vivra pour lui-même sans la moindre idée d’un devoir quelconque envers personne. Mes enseignements, loin de modifier ce caractère, l’ont roidi et poussé à l’extrême. Nous avons essayé de tout : rudesse, sérieux, moquerie, faiblesse, amour et gâterie le plus souvent. Rien n’y a fait, je crois que nous n’avons pas à nous reprocher d’avoir rien négligé. En définitive, elle n’a jamais fait que ce qu’elle a voulu, et il en sera toujours ainsi. Je ne l’aime plus, du moins je le crois, c’est pour moi une barre de fer froid, un être inconnu, étranger à la sphère d’idées et de sentiments où j’existe, incompréhensible, comme tu dis, car il est évident que ceux qui vivent pour aimer ne peuvent se rendre compte du mécanisme intérieur de ceux qui n’aiment pas ; j’aime le souvenir de la petite fille si belle et si drôle que nous avons trop gâtée tous les deux, qui nous battait et nous rendait malheureux déjà, mais que nous nous imaginions pouvoir changer et qui, dans nos rêves de tendresse devait devenir une jeune fille parfaite. La jeune fille a fait notre intérieur cruel, la jeune femme nous a brisé le cœur, pardonnons-lui, mais n’espérons rien. Mais, vois-tu, la raison se fait dans les esprits qui la cherchent, et la vraie raison, ce n’est autre chose que le sentiment ferme de la justice. La raison et la justice m’ont donc amenée à ce point qu’il ne dépend plus de ma fille de me faire beaucoup de peine, c’est pour toi que je vis désormais, et je ne laisserai pas détruire ma santé et ma vie dont tu as besoin. N’espérant plus changer Solange, je ne la gronderai plus, je ne discuterai rien avec elle. Je ne lui permettrai ni justification, ni récriminations, je n’irai pas chez elle. Je ne veux pas me trouver en présence de gens à qui elle a fait de moi un portrait odieux et que, du moment qu’ils la voient, sont mes ennemis. Ça m’est égal d’avoir des ennemis, mais je ne vis qu’avec mes amis. Je la recevrai chez moi, à Paris, à une seule condition que je lui ai posée l’année dernière à pareille époque et dont je ne me départirai pas, elle le sait, inutile de la lui rappeler, c’est d’ailleurs moi que ça regarde, et tu n’as pas à faire le docteur avec elle. Tout ton rôle est de juger et de pardonner ce qui te concerne, mais de te tenir sur tes gardes sous tous les rapports possibles. Nous en reparlerons, c’est assez pour aujourd’hui. Brûle cette lettre, mais ne l’oublie pas. Le crime n’est pas toujours ce qu’on croit. Ce n’est pas un parti pris, une tendance fatale qui germe lentement chez des monstres. C’est un acte de délire le plus souvent, un mouvement de rage. Les catholiques attribuent cela au souffle du diable, c’était une métaphore fantastique qui caractérisait assez bien les mouvements terribles et imprévus de l’être humain. Avec des cerveaux mal organisés, et celui de Solange a un côté absent, tandis que celui de Clésinger est parfois complètement détraqué, on n’est jamais sûr de se trouver dans les conditions normales de la vie. Tout cela est triste à dire, mais il faut se l’être dit une fois pour n’y plus penser[648].

Ta Mère.

Nous trouvons indispensable aussi de citer les deux lettres suivantes : l’une de Solange à sa mère et la réponse de George Sand, inédites et inconnues ; lorsque cette réponse retomba entre les mains de Mme Sand, elle ne permit jamais qu’on la rendît à Solange, elle la confia plus tard à, Mme Maurice Sand (des mains de laquelle nous la tenons), avec l’ordre formel de ne jamais la donner à Solange, de la garder séparément du reste de sa correspondance avec Solange, mais de ne jamais la détruire. Voici pourquoi : ayant reçu la lettre de Solange datée du 23 avril 1852, Mme Sand lui répondit le 25. On peut lire au haut de la première page de cette lettre les lignes que Mme Sand y traça plus tard : « Réponse à Solange faite le 25 avril 1852 à sa lettre du 23 et qui ne V aurait plus trouvée à Paris le mardi suivant, elle Va lue ici à Nohant et oubliée dans les balayures de sa chambre. »

On verra en la lisant pourquoi dame Solange la jeta par terre et pourquoi aussi sa mère tint à préserver de la destruction ce douloureux dialogue.

Lettre de Solange à sa mère :


Vendredi, 23 avril 1852.

Je suis en pension depuis hier. Il me semble qu’il y a déjà longtemps. Est-ce ainsi qu’elles vont passer les plus belles années de ma vie ? Sans parent, sans ami, sans enfant, sans même un chien pour interrompre le vide ? Passe la solitude des champs, où l’on a pour compagnie les rivières et les bois, les oiseaux et les nuages. Mais à Paris l’isolement entre quatre murs sales, en compagnie d’une bougie qui s’ennuie et d’une fleur étiolée qui semble vous dire : « Et moi aussi j’aurais été belle, aimée, recherchée, sans l’abandon et le manque d’espace. »

L’isolement au milieu du mouvement et du bruit, à côté des gens qui s’amusent, de chevaux qui galopent, de femmes qui chantent, d’enfants qui jouent au soleil, d’êtres qui s’aiment et qui sont heureux, ce n’est pas de l’ennui, c’est du désespoir.

Et l’on s’étonne que de pauvres filles sans esprit et sans éducation se laissent entraîner au plaisir et au vice ! Les femmes de jugement et de cœur savent-elles toujours s’en préserver ? Ah ! qu’il me faut de courage pour être encore debout !

Écris-moi encore à Paris, car je ne partirai que mardi avec mon jugement pour reprendre ma petite fille. Malheureusement ce jugement a été rendu par défaut et il est probable que les conseils de mon mari l’ont fait pour en appeler et prolonger les choses. Ils espèrent me lasser par les lenteurs qu’ils apporteront, mais ils comptent sans ma volonté et surtout sans mon aversion pour mon mari.

Adieu, ma chérie, à bientôt, j’espère. Je t’embrasse de cœur.

S…

À cette lettre, pleine d’allusions et d’insinuations aiguisées à l’adresse de sa mère et prouvant plus que parfaitement l’absence de moralité de Solange, George Sand répondit par les belles et fortes pages que voici :


Nohant, 25 avril 1852.

Je vois, ma grosse, que tu es dans un accès de spleen. Bah ! cela passera vite, comme tout ce qui te passe par la tête. Il me semble que, puisque tu as eu une première victoire, assez inespérée, quant à moi, je l’avoue ; puisque dans quelques jours tu vas ravoir ta fille et l’amener ici, où tu resteras si tu veux jusqu’à de nouvelles nécessités de ton procès, il n’y a pas à se désespérer pour quelques jours passés dans une chambre triste ; car je vois que c’est là le grand malheur du moment. Celui-là n’est pas mortel, j’ai beaucoup vécu, beaucoup travaillé seule, entre quatre murs sales, dans les plus belles années de ma jeunesse, comme tu dis, et ce n’est pas ce que je regrette d’avoir connu et accepté.

L’isolement dont tu te plains, c’est autre chose. Il est inévitable dans le moment où tu es, il est la conséquence du parti que tu as pris. €e mari (insupportable de caractère, c’est possible) n’est peut-être pas digne de tant d’aversion et d’une si fougueuse rupture. Je crois qu’on aurait pu se séparer autrement, avec plus de dignité, de patience et de prudence. Tu l’as voulu, c’est fait, je n’y reviens pas pour te dire qu’il ne fallait pas le faire, puisque la chose est accomplie. Mais je trouve que tu n’as pas bonne grâce à te plaindre des résultats immédiats d’une résolution que tu as prise seule et malgré ces parents, amis et enfant dont tu sens l’absence aujourd’hui. L’enfant aurait dû te faire patienter, les amis l’auraient voulu, et les parents, car c’est moi dont tu parles, demandaient instamment que le moment fût mieux choisi, les motifs mieux prouvés, la manière plus douce et plus généreuse. Tu veux avaler des barres de fer et tu t’étonnes qu’elles te restent en travers de l’estomac. Moi, je trouve que tu es bien heureuse de les digérer sans être plus malade. Je ne vois pas que tu aies tant à te plaindre de tout le monde et que les amis que tu as été à même de te faire, en vivant loin de moi volontairement dans le monde, te soient restés plus fidèles que ceux qui te venaient de moi : que Clotilde, la seule parente qui me reste, eût beaucoup à se louer de tes faveurs ; et pourtant elle t’a ouvert un asile dans des circonstances où tout le monde eût reculé devant des scènes fâcheuses dont le hasard seul l’a préservée de la part de ton mari. Je ne vois pas que Lambert, que tu voulais jadis faire battre et tuer par ce même mari, ne t’ait pas montré, dans sa petite sphère d’assistance, beaucoup d’intérêt et de dévouement. Il n’est pas un de mes vieux amis qui n’eût été prêt à te pardonner tes aberrations envers moi, et à t’accueillir comme par le passé, si toi-même n’eusses dédaigné et repoussé l’idée de leur devoir quelque chose. Le nombre n’en est pas grand, il est vrai, et ce ne sont pas gens d’importance et de haute volée. Cela n’est pas ma faute. Je ne suis pas née princesse, comme toi, et j’ai établi mes relations suivant mes goûts simples et mes instincts de retraite et de tranquillité. Alors le grand malheur de ta position, c’est d’être ma fille, mais je n’y peux rien changer et il faut bien que tu en prennes ton parti une fois pour toutes.

Quant aux autres amis que tu as pu faire depuis ton mariage et notre séparation, je ne peux pas croire que tous soient détestables et qu’il y ait de leur faute dans votre rupture.

Bourdet a été sévère pour toi, mais il avait quelque raison pour l’être ; je ne vois pas que j’y sois pour quelque chose, et je ne suis pas certaine non plus qu’il n’eût pas été facile de te le conserver pour appui. Sa famille t’aimait tendrement, j’ai vu sa femme te pleurer, et sa belle-mère parlait de toi avec une grande sollicitude. Le comte d’Orsay, en dépit de tout le mécontentement que lui causait le détail de ta conduite, est resté paternel pour toi au milieu de sarcasmes que je souffre de te voir mériter souvent. Sa sœur a été aimable et bien disposée pour toi, tu la détestes. Tu as vu beaucoup de personnes dans une position brillante, telles que tu les cherches de préférence, Mme de Girardin et d’autres encore.

Pourquoi ne trouves-tu pas appui et sympathie dans le monde où tu t’es lancée et auquel, moi, je suis forcément étrangère ? Le genre humain tout entier est-il détestable et n’y a-t-il que toi de parfaite ? Es-tu la victime de l’injustice générale ou de ton propre caractère, qui est dédaigneux, changeant, et qui exige tout des autres sans se croire obligé à rien envers les autres ?

Penses-y et si c’est là le mal, comme il est en toi-même, personne autre que toi n’y peut porter remède dans l’avenir. Tu auras beau te plaindre à moi de ton ennui et de ton abandon, je ne pourrai forcer personne à t’aimer si tu n’es pas aimable.

Si ton frère n’est pas ton meilleur ami, ton compagnon assidu, comme il l’aurait fallu pour notre bonheur à tous trois, est-ce parce qu’il est, selon toi, un monstre d’égoïsme ? Je ne le pense pas, moi qui vis avec lui depuis bientôt trente ans, sans un nuage sérieux entre nous. Pas plus que toi il n’est sans défaut, mais je l’ai vu verser bien des larmes sur tes injustices, donc il a quelque chose pour toi dans le ventre, tout en te rudoyant ; et toi, tu lui as dit bien des fois que tu le haïssais. C’était dans la colère, mais dans le calme tu n’as jamais dit, ni à lui, ni à moi, ni à personne que tu l’aimais, et il est très facile de voir que tu ne l’as jamais aimé ; c’est triste. Il faut que tout ce qui t’aime se résigne à être à peine toléré. Tu n’aimes pas ! Tu ne sens pas ton vrai malheur, mais il se traduit par l’ennui de l’âme et par l’isolement, et tu te plains de ceux qui t’abandonnent, sans comprendre que tu as repoussé ou blessé tout le monde.

Il te faudrait, pour te consoler, de l’argent, beaucoup d’argent. Dans le luxe, dans la paresse, dans l’étourdissement tu oublierais le vide de ton cœur. Mais pour te donner ce qu’il te faudrait, il me faudrait moi travailler le double, c’est-à-dire mourir dans six mois, car le travail que je fais excède déjà mes forces. Si je mourais dans six mois, tu ne serais pas longtemps riche, donc cela ne servirait à rien, car mon héritage ne vous fera pas riches du tout, ton frère et toi. D’ailleurs, si je pouvais travailler le double et durer quelques années encore, est-il bien prouvé que mon devoir envers toi soit de me créer cette vie de galérien, de me faire cheval de pressoir pour te procurer du luxe et du plaisir ? Non, cela ne m’est pas démontré, et tu me permettras de croire que ce n’est pas seulement la crainte de déranger mes petites aises, comme tu dis si bien, qui m’empêche de consommer ce suicide stupide et monstrueux à envisager, ne fût-ce qu’aux yeux de Maurice, c’est ce sentiment de devoir plus sérieux et plus vrai, car ayant échoué dans celui de te rendre heureuse et raisonnable, celui de t’amuser devient tout à fait contraire à mes autres devoirs en ce monde.

Donc, résume ma situation financière et la tienne. Nous avons pour trois sept mille francs de rente. Le reste sort de mon cerveau, de mes veilles, de mon sang brûlé et de mes nerfs tendus et malades. Je te donnerai le plus que je pourrai. La maison sera tienne tant que tu n’y mettras pas le trouble par des folies ou le désespoir par des méchancetés. Je garderai, j’élèverai ta fille tant que tu voudras, mais je ne m’affecterai pas des plaintes inutiles sur la gêne et les privations qu’il te faudra subir à Paris. Je ne m’en fâcherai pas, tout en les comprenant fort bien ; mais j’ai pris mon parti sur des choses sans remède, on ne rudoie que tant qu’on espère amender, je sais très bien qu’à tes yeux je serai toujours la cause de tes maux. Je ne serai pas assez riche, je ne serai pas assez grande dame, ou bien je me permettrai trop de charités, je ne priverai pas assez Maurice, V enfant chéri, pour orner ta vie de chevaux et de toilettes. J’aurai peut-être l’infamie d’aimer et d’estimer Augustine et de l’avoir chez moi aux vacances. Tous ces torts-là je les aurai, n’en doute pas. Tu me les reprocheras directement ou indirectement, j’y compte. Tu trouveras toujours quelques confidentes plus ou moins Rosières pour faire circuler, dans un certain monde de cancans où j’ai des ennemis, parce que ma droiture y écrase bien des pécores, que tu es une victime de mon abandon, de ma préférence pour mon fils et pour cette coquine d’Augustine qui a l’impudeur d’être fort pauvre sans se plaindre jamais, de travailler comme un nègre, à cinquante sous le cachet, dans une petite ville de province, de se trouver heureuse avec son mari et son enfant, et de me bénir comme si je l’avais faite millionnaire. Que veux-tu ? La vie a ses mauvais côtés, je les connais, je les subis, je laisserai dire et tu n’en seras ni plus riche ni mieux entourée.

Ouvre donc les yeux, tu n’es pas idiote, et tu auras beau enfler ta personnalité, ta conscience te criera toujours que quiconque ne se sacrifie jamais ne forcera jamais personne à se sacrifier pour lui. L’avenir est à toi, ce n’est plus un avenir de cavalcades, de beaux appartements, de loisirs, de causeries, d’indolence et de grands airs. C’est la retraite, les soins du ménage, l’éducation et la surveillance assidue de ta fille, le travail si tu peux, sinon la plus stricte économie, la plus austère simplicité dans un intérieur presque pauvre à Paris, tout à fait pauvre et misérable en comparaison de ce que tu as rêvé. Sinon la vie de campagne chez les parents, mais un peu en tutelle, car tes parents voudront rester maîtres chez eux et ne souffriront pas de cortège auquel on les accuserait de prêter la main et de tenir la. bougie.

Voilà l’avenir d’une femme qui a été malheureuse dans le mariage, autant par sa faute que par celle d’autrui ; qui a voulu rompre violemment et dès les premières souffrances, sans s’assurer l’appui et sans écouter le conseil de personne. Mais cet avenir peut tout réparer. Ce peut être celui d’une femme de bien qui a réfléchi après coup et qui a fait un grand effort de cœur, de conscience et de courage pour ramener à elle les affections gaspillées, l’approbation discutée. Dans cette austérité, dans cette simplicité de mœurs et d’habitudes, elle peut sentir son âme s’élargir, son esprit s’élever, elle peut être artiste, elle peut créer ou sentir, ce qui est aussi agréable, aussi fortifiant l’un que l’autre, aussi en dehors des jouissances matérielles, aussi indépendant du monde de la richesse et des excitations vides qu’elle procure. L’âme purifiée peut et doit arriver aux seules vraies jouissances de la vie. Dans cette situation un enfant aimable, intelligent et beau comme Nini, est un trésor dont on sent le prix et qui vous tient lieu de tout. On a de bons et solides amis qui ne vous admirent pas pour vos rubans et vos parfums, mais qui vous estiment, vous chérissent et vous protègent pour votre vraie beauté, celle de l’âme et de la conduite.

Mais il y a un autre avenir, et les réflexions de ta lettre sur les femmes de jugement et de cœur, qui succombent quelquefois comme les filles sans éducation au plaisir et au vice me font penser que ton mari ne mentait pas toujours quand il prétendait que tu lui avais fait certaines menaces. Si ton mari est fou, tu es diablement folle aussi, ma pauvre fille, en de certains moments et tu ne sais alors ni ce que tu penses, ni ce que tu dis. Tu étais dans un de ces moments-là en m’écrivant le paradoxe étrange qui est dans ta lettre. Non, des femmes de cœur et de jugement ne succombent jamais à F attrait du vice. Car le vice n’a d’attraits et de séductions que pour celles qui sont sans jugement et sans cœur. Voilà la question jugée par elle-même, par les propres termes où tu la poses. Si tu dis souvent de pareilles stupidités, je ne m’étonne pas que tu aies fait péter la cervelle de Clésinger. Une mère les lit avec pitié, mais un mari ne doit pas les entendre sans fureur ou sans désespoir.

Vraiment tu trouves difficile d’être pauvre, isolée et de ne pas tomber dans le vice ? Tu as bien de la peine à te tenir debout, parce que tu es depuis vingt-quatre heures entre quatre murs et que tu entends rire les femmes et galoper les chevaux au dehors ? Que malheur ! comme dit Maurice. Le vrai malheur, c’est d’avoir une cervelle où peut entrer le raisonnement que tu fais : Il me faut du bonheur ou du vice. Depuis quand donc le manque du bonheur est-il un prétexte au manque de dignité ? Dans quel code de morale et de religion chinoise ou sauvage as-tu donc lu que l’être humain n’avait pas de choix entre la souffrance et la honte, et qu’il n’y avait aucune consolation à souffrir sans s’abaisser ? Existe-t-il sur la terre une créature si précieuse, si différente des autres, si excellente à ses propres yeux qu’elle puisse dire : « Mon droit au bonheur est tel que si on ne le satisfait pas, je le satisferai par tous les moyens ? » Ne dis donc plus de pareilles bêtises, je ne veux pas, moi, les prendre au sérieux, comme ton fou de mari que tu as plus souvent regardé comme un niais que redouté comme un tyran. Je ne donne pas dans ces bourdes-là, Essaies-en donc un peu du vice et de la prostitution, je t’en défie bien, moi ! Tu ne passeras pas seulement le seuil de la porte pour aller chercher du luxe dans l’oubli de ta fierté naturelle. Or, le suicide moral est comme le suicide physique. Quand on n’en a pas la moindre envie, il ne faut en faire la menace à personne, pas plus à sa mère qu’à son mari. Ce n’est pas d’ailleurs si facile que tu crois de se déshonorer. Il faut être plus extraordinairement belle et spirituelle que tu ne l’es pour être poursuivie ou seulement recherchée par les acheteurs. Ou bien il faut être plus rouée, se faire désirer, feindre la passion ou le libertinage et toutes sortes de belles choses dont, Dieu merci, tu ne sais pas le premier mot ! Les hommes qui ont de l’argent veulent des femmes qui sachent le gagner, et cette science te soulèverait le cœur d’un tel dégoût que les pourparlers ne seraient pas longs. Abstiens-toi donc à jamais de ces bravades, de ces aspirations et de ces regrets. Tu en parles comme une aveugle des couleurs. Tu seras fière et honnête malgré toi, il faut en prendre ton parti et ne pas croire qu’il y ait même grand mérite à cela. Tu as de véritables accès de folie, prends-y garde. Tâche que je sois seule à le savoir. J’ai vu des jeunes femmes lutter contre des passions de cœur ou des sens et s’effrayer de leurs malheurs domestiques, dans la crainte de succomber à des entraînements involontaires. Mais je n’en ai jamais vu une seule élevée comme tu l’as été, ayant vécu dans une atmosphère de dignité et de liberté morale, qui se soit alarmée des privations du bien-être et de l’isolement, à cause des dangers que tu signales. Une femme de cœur et de jugement ne sait pas seulement si de tels dangers existent. Elle peut craindre, si forte qu’elle soit, d’être entraînée par l’amour, jamais par la cupidité. Sais-tu que si j’étais juge dans ton procès et que je lusse tes aphorismes d’aujourd’hui, je ne te donnerais certes pas ta fille ? Et pourtant tu me dis de la redemander pour toi ; ma foi, si tu veux que je continue, parle-moi autrement, je t’en prie, autrement je croirais qu’elle est mieux où elle est.

Bonsoir, ma fille. Lis cette lettre plutôt trois fois qu’une. Elle te fâchera à la première, mais à la troisième tu diras comme moi et tu ne recommenceras plus ce mauvais rêve.

Je t’embrasse quand même et tendrement.

Ta mère.


Je t’ai écrit une longue lettre. Lis-la dans un moment de calme et de raison. Elle résume tout ce que je t’ai dit, tout ce que j’ai à te dire. Je n’y reviendrai pas et t’engage seulement à la garder comme l’invariable réponse que j’aurai à faire à de certaines plaintes.

Et puis, prends ton courage à deux mains. Va chercher ta fille et amène-la ici. Évite-moi de te dire des choses qui font toujours mal à dire et à entendre. Évite aussi d’en dire aux autres qui me reviennent toujours et qui ne me feront pas varier.

Marche droit ; c’est ennuyeux, selon toi. Selon moi, c’est agréable et sain. Efforce-toi de comprendre pourquoi j’en juge ainsi et essaie de trouver le bonheur où il est, dans ta conscience. Tu auras beau chercher, tu ne le trouveras pas ailleurs.

Hélas ! cette lettre de Mme Sand n’eut aucun résultat. Répétons à son sujet les paroles de l’Évangile : Margaritas ante porcos.

La fière conviction que Solange serait incapable de devenir vicieuse ou vénale, était plus feinte que réelle : Mme Sand voulait la lui suggérer comme la meilleure défense de son honneur Ce fut inutilement aussi qu’elle fit appel aux sentiments maternels de Solange pour la petite Jeanne. Ni avant, ni pendant, ni après le procès, la malheureuse ne devint plus raisonnable. Et ce procès entre les époux Clésinger dura longtemps ; ils faisaient la paix, puis se querellaient de nouveau et en venaient aux procédés les plus impossibles. Tout cela rejaillissait sur l’enfant. Le père enlevait sa fille. La mère retenait tantôt l’enfant auprès d’elle, tantôt l’amenait, subitement, chez Mme Sand, l’y laissait sans prévenir la grand’mère, et filait elle-même vers Paris ; alors Clésinger revenait reprendre Nini pour la placer dans quelque pensionnat. C’est dans un de ces pensionnats que la pauvre fillette, âgée de six ans, mourut en 1855, des suites d’une scarlatine mal soignée. Le désespoir de Mme Sand et de Mme Clésinger fut sans bornes[649]. Solange ne se consola, ni n’oublia jamais. Ayant perdu sa fille, elle descendit la pente fatale sans être retenue par quoi que ce soit et presque avec ostentation. Ce fut l’unique vrai chagrin de toute sa vie.

Lorsqu’en 1899, après une existence solitaire, remplie d’aventures passagères et de liaisons intéressées, d’essais littéraires ratés et des spéculations financières les plus prosaïques, cette étrange femme mourut, elle recommanda de ne graver sur la pierre de son tombeau que les mots : « Solange Sand-Clésinger, mère de Jeanne. »

Quiconque a perdu un enfant est réconcilié par cette inscription avec la fille de George Sand, cette malheureuse ayant si follement et si volontairement manqué sa vie, une vie qui commençait aussi brillante !

Revenons au drame qui se joua en l’été de 1847 : il eut un épilogue et des suites doublement tristes pour Mme Sand. Hippolyte Chatiron prit le parti de Solange, cessa de voir sa sœur et mourut le 26 décembre 1848, sans s’être réconcilié avec elle[650].

Cette histoire causa encore des désagréments à la pauvre Augustine. La calomnie lancée par Solange ne s’éteignit pas. Le grain d’ivraie fut cultivé par les parents d’Augustine. Toujours affamés d’argent, ils ne pouvaient se consoler de ce que leur fille, devenue majeure et mariée, leur ait échappé, mais surtout de ce qu’elle ait épousé un pauvre maître de dessin et non le riche Maurice Dudevant, un gendre à exploiter. Le père Brault confectionna donc, au commencement de 1848, avec l’aide d’un certain Anaxagore Guilbert, un pamphlet d’un cynisme incroyable, écrit dans un style plus incroyable encore, plein des plus atroces calomnies contre Mme Sand, et même contre sa propre fille. Ce pamphlet parut sous le titre : Une contemporaine. Biographie et intrigues de George Sand, avec une lettre d’elle et une de M. Dudevant, par Brault (Paris, en vente rue des Marais-Saint-Germain, 6, 1848), méchante petite plaquette in-8o, imprimée sur vilain papier gris, avec la mention : première livraison. La suite ne parut jamais. Mme Sand s’adressa d’abord au célèbre avocat Chaix d’Est-Ange, voulant intenter un procès à l’auteur de cette odieuse brochure ; elle demanda aussi à M. Charles d’Arragon d’empêcher la circulation de ce libelle. Nous ne transcrivons point ici la longue lettre de George Sand à Me  Chaix d’Est-Ange dans laquelle Mme Sand conte et l’histoire d’Augustine et les rapports de sa famille avec les Brault. Nous renvoyons le lecteur au chapitre v et au présent chapitre. Quant à M. Charles d’Arragon il répondit à Mme Sand par la lettre que voici[651] :

Chère amie,

Je n’ai pas voulu vous écrire avant d’avoir agi pour M. Bertholdi ; je l’ai fait et bien qu’encore le poste de Ribérac ne soit pas vacant, j’espère que vous aurez bientôt ce que vous souhaitez. Je vous remercie de m’avoir donné une occasion de m’occuper de vous ou de ceux que vous aimez. Comment auriez-vous compris que je ne fusse pas sensible aux injures qu’un manant vous a adressées ? Mon attachement pour vous dictait ma conduite. J’espère que justice sera faite du misérable dont vous avez tant à vous plaindre ; quant à moi, je n’ai pas cru devoir vous laisser un seul jour sous le coup de ses infamies sans appeler sur lui la sévérité du gouvernement. Ce serait ne pas vouloir de la liberté de la presse qu’accepter sans protestations de pareils abus…[652].

… J’ai de bien mauvaises nouvelles de cette pauvre Italie. Nous la laissons périr, j’en ai la crainte et c’est une pensée amère pour moi. Les Piémontais ont été obligés de repasser le Mincio ; ils ont perdu leurs positions au delà de cette rivière et Radetzki peut tourner le Milanais par la droite du Pô[653].

Vous qui connaissez et aimez l’Italie, vous apprendrez cette nouvelle avec regret. J’en suis profondément attristé.

Adieu, ma chère amie, parlez de moi à Maurice et conservez-moi votre précieuse et chère affection. Autrefois vous me répétiez les paroles du Christ à saint Pierre : « M’aimez-vous ? » Je ne vous ai jamais reniée, quelles qu’aient été les diversités de nos sentiments politiques, et chaque fois que j’en ai eu l’occasion, je vous ai pu répondre : « Vous savez si je vous aime. C’est du plus profond de mon cœur. »

Charles d’Arragon.

Grâce aux démarches de Charles d’Arragon et de Chaix d’Est-Ange, on prit des mesures contre les auteurs du pamphlet et quoique, selon le vœu exprimé par George Sand, on ne sévît pas contre eux, le libelle fut confisqué par la police et retiré de la circulation…

Cette triste histoire éclaire le passage assez obscur de l’Histoire de ma vie (en note à la page 459), qui se rapporte à Augustine et dans lequel Mme Sand dit :

Cette enfant, belle et douce, fut toujours un ange de consolation pour moi. Mais, en dépit de ses vertus et de sa tendresse, elle fut pour moi la cause de bien grands chagrins. Ses tuteurs me la disputaient, et j’avais de fortes raisons pour accepter le devoir de la protéger exclusivement. Devenue majeure, elle ne voulait pas s’éloigner de moi. Ce fut la cause d’une lutte ignoble et d’un chantage infâme de la part de gens que je ne nommerai pas. On me menaça de libelles atroces si je ne donnais pas quarante mille francs. Je laissai paraître les libelles, immonde ramassis de mensonges ridicules que la police se chargea d’interdire. Ce ne fut point là le point douloureux du martyre que je subissais pour cette noble et pure enfant : la calomnie s’acharna après elle par contre-coup et, pour la protéger envers et contre tous, je dus plus d’une fois briser mon propre cœur et mes plus chères affections…

Mais voici ce qui reste incompréhensible, ce qui est étroitement lié aux dernières phrases de ce passage nous chagrine profondément, montre combien les « méchants cœurs « avaient eu d’influence, et ce qui ne peut être expliqué que par la passion malheureuse et maladive, dénaturée par la maladie, par cet amour changé en haine. — C’est que Chopin, qui, douze mois plus tôt, déjà séparé de Mme Sand, savait si délicatement et avec une retenue de si bon goût faire comprendre aux époux Viardot son rôle entre la mère et la fille, également malheureuses toutes les deux, que ce tendre, ce sensitif, ce raffiné Chopin, tout en appelant « une indignité » l’acte de Brault à l’égard de sa fille, ne fut nullement indigné par ce que ce même Brault écrivit sur Mme Sand ! Bien plus, il appela vérité la calomnie propagée par Solange sur sa mère, sur son frère et sa cousine ; il dit « qu’il y avait depuis longtemps vu clair » ; que « Solange l’avait vu aussi et que c’est pour cela qu’elle avait gêné tout le monde à Nohant », etc.[654].

Il est évident que le silence de George Sand lors des fiançailles de Solange, silence injustifiable, avait détruit la confiance de Chopin : sa jalouse susceptibilité l’entraîna aux plus fantastiques suppositions. Un amour malheureux, le chagrin d’avoir perdu une amie de si longue date, les souffrances d’une maladie mortelle, obscurcirent l’esprit éclairé et l’âme sensitive de Chopin, lorsqu’il écrivit à ses parents sur George Sand, Maurice et Augustine les lignes fâcheuses que nous lisons dans la lettre du 19 août 1848.

Nous ne pouvons lire, au contraire, sans une émotion profonde ses lettres d’Écosse, si désolées, si pleines d’une amertume toute naturelle : « Je n’ai jamais encore damné personne, mais à présent ce que je sens est si intolérable que je me sentirais allégé si je pouvais damner Lucrezia[655]. » Ou bien une autre lettre au même Grzymala empreinte d’une si profonde tristesse : « Ni poste, ni chemin de fer, ni voiture pour se promener, ni bateau, pas même un chien à voir, tout est désolant, désolant…, si je ne t’écris pas de jérémiades, ce n’est pas parce que tu serais incapable de me consoler, mais parce que tu es le seul qui saches tout, et si je commençais à me plaindre, cela n’aurait pas de fin, et puis c’est toujours la même chose. Mais cela n’est pas exact, si je dis que c’est toujours la même chose, car chaque jour je vais plus mal. Je me sens toujours plus faible, je suis incapable de composer, non pas parce que je ne l’aurais pas désiré, mais pour des causes toutes physiques et parce que tous les huit jours je me transporte d’un lieu dans un autre[656]. »

Quelle sombre ironie et quelle résignation d’un cœur brisé transparaissent aussi dans chaque ligne de sa lettre quasi bouffonne à Fontana, datée du 18 août 1848 :

Calder House, Mid Calder. Écosse
(12 milles d’Edimbourg, si cela peut te faire plaisir).
18 août 1848.

Ma chère vie ! Si je me sentais mieux, je serais allé demain à Londres pour t’embrasser. Peut-être qu’il ne nous arrivera pas de longtemps de nous revoir. Nous sommes, toi et moi, comme deux vieilles vielles sur lesquelles le temps et les circonstances ont joué leurs malheureux petits trilles. Oui, deux vieilles vielles, quoique tu voulusses refuser d’être compris dans ce nombre, c’est-à-dire parmi les vieilles. Mais ni la beauté ni la vertu n’en auraient point souffert. La table d’harmonie est excellente, ce ne sont que les cordes qui ont sauté et quelques chevilles n’y sont plus. Le seul malheur consiste en ce que nous sortons de l’atelier d’un maître célèbre, quelque Stradivarius sui generis, qui n’est plus là pour nous raccommoder ; des mains inhabiles ne savent pas tirer de nous de sons nouveaux et nous refoulons au fond de nous-mêmes tout ce que personne ne peut en tirer, faute d’un luthier. Je suis tout prêt à crever[657] et toi, tu dois devenir toujours plus chauve et vas te pencher sur ma pierre tumulaire comme les saules, — te souviens-tu ? — qui montrent leur front chauve. Je ne sais pourquoi feu Jean et Antoine sont toujours présents à ma pensée, et Witwicki, et Sobanski… ceux dont l’harmonie était la plus rapprochée de la mienne, sont aussi morts pour moi[658]. Même Ennicke, notre meilleur accordeur, s’est noyé, et c’est pour cela que je n’ai dans tout l’univers point de piano qui soit accordé à mon gré. Moos est aussi mort et personne ne me confectionne plus d’aussi commode chaussure. Si encore cinq ou six s’en vont vers les portes de saint Pierre, alors adieu, ma vie si confortable ! Ma bonne mère et mes sœurs sont, grâce à Dieu, vivantes, mais le choléra !… Le bon Titus aussi ! Toi je te compte, comme tu vois, parmi mes plus anciens souvenirs, et moi parmi les tiens, parce que tu dois être plus jeune que moi. (Comme cela importe beaucoup à présent, qui de nous deux est plus âgé de deux heures que l’autre ?) Je te jure que j’aurais même consenti à être bien plus jeune que toi, afin de pouvoir t’embrasser au passage. Que la fièvre jaune ne se soit point emparée de toi et la jaunisse de moi, c’est une chose incompréhensible, parce que tous les deux nous avons eu affaire à ces deux jaunes (d’œuf). Je t’écris des bêtises, parce qu’il n’y a rien de spirituel dans ma cervelle. Je végète, j’attends l’hiver avec patience. Je rêve tantôt de la maison, tantôt de Rome, tantôt du bonheur, tantôt du malheur, et je suis devenu si condescendant que j’aurais même pu entendre un oratorio de Sowinski et n’en point mourir ! Je me souviens de Norblin, le peintre, qui disait qu’un certain artiste, à Rome, vit l’œuvre d’un autre artiste et cela lui fut si désagréable qu’il… mourut.

Ce qui me reste, c’est un grand nez et le quatrième doigt mal exercé. Tu seras un vaurien si tu ne réponds pas, ne fût-ce que par un mot, à la présente missive. Tu as choisi une mauvaise saison pour ton voyage. Néanmoins que le Dieu des ancêtres te conduise ! Sois heureux, je crois que tu fais bien de t’installer à New-York, et non à la Havane. Si tu vois Emmerson, notre célèbre philosophe, rappelle-moi à son souvenir. Embrasse Herbet et donne-toi un baiser à toi-même sans faire la grimace.

Ton vieux Chopin.

Quatorze mois plus tard, le 17 octobre 1849, Chopin mourut.

On m’a dit qu’il m’avait appelée, regrettée, aimée finalement jusqu’à la fin, écrit George Sand dans son Histoire. On a cru devoir me le cacher jusque-là. On a cru devoir lui cacher aussi que j’étais prête à courir vers lui. On a bien fait, si cette émotion de me revoir eût dû abréger sa vie d’un jour ou seulement d’une heure. Je ne suis pas de ceux qui croient que les choses se résolvent en ce monde. Elles ne font peut-être qu’y commencer, et, à coup sûr, elles n’y finissent point. Cette vie d’ici-bas est un voile que la souffrance et la maladie rendent plus épais à certaines âmes, qui ne se soulève que par moments, pour les organisations les plus solides et que la mort déchire pour tous.

Franchomme assure dans ses Souvenirs que Chopin lui avait dit deux jours avant sa mort : « Mais elle avait donc dit que je ne mourrais que dans ses bras ! » Pierre Leroux écrit à Mme Sand elle-même dans une lettre non datée, mais qui doit avoir été écrite en 1850 :

… Je pense à cette parole qui a été dite par un moribond : Si je ne m’étais pas éloigné d’elle (c’était de vous) je ne commencerais pas mon agonie

Il est difficile de dire si tout cela est digne de foi. On a jusqu’ici tant raconté, publié et dessiné de légendes sur les derniers jours, les dernières heures, les dernières paroles de Chopin, même sur les personnes qui étaient présentes dans la chambre mortuaire, qu’il est vraiment difficile de voir clair dans ce fatras de contradictions. Parmi les témoins oculaires, plusieurs n’étaient pas à Paris, ce qui ne les empêcha pas de raconter plus tard ce qu’ils virent de leurs propres yeux, et ce qu’ils entendirent de leurs propres oreilles. Il est fort heureux que la nièce de Chopin, Mme Ciechomska, ait publié dans le Kuryer Warszawski la lettre mentionnée plus haut, dans laquelle elle réfute toutes ces fables sur Mme Delphine Potocka chantant un cantique de Marcello au pied du lit de Chopin expirant ; sur Gutmann soulevant dans ses bras robustes le moribond qui porta à ses lèvres l’une des mains de cet élève ; sur Mme M[arliani], — d’autres disent que ce fut Solange, — venue de la part de Mme Sand pour demander des nouvelles du malade et qu’on n’aurait point laissée entrer, enfin sur « l’insensible » Mme Sand qui ne vint pas, étant alors occupée à monter une de ses pièces. Tout cela Mme Ciechomska l’a nié catégoriquement. Quant aux deux derniers points nous pouvons par des faits et des dates renforcer ses réfutations.

Mme Sand ne sut pas qu’à son retour d’Angleterre, la maladie de Chopin avait fait d’immenses progrès et que son état était désespéré. Lorsqu’elle apprit en l’été de cette année l’arrivée de Mme Louise Jedrzeiewicz auprès de son frère malade, elle lui écrivit immédiatement lui demandant comment elle l’avait trouvé : il paraît que sa lettre ne reçut pas de réponse[659]. Mme Sand passa à Nohant tout l’automne de 1849. Elle ne vint à Paris qu’au mois de décembre. Elle n’assista ni aux répétitions, ni à la première de François le Champi, qui eut lieu le 2 novembre. Personne ne l’informa qu’il s’était produit dans l’état du malade un brusque changement. Donc, elle ne put ni venir elle-même demander de ses nouvelles, ni assister à sa mort. Mais tous ses amis intimes savaient quelle atteinte douloureuse cette mort portait à son cœur, quoi qu’elle fît pour ne pas trahir sa douleur. C’est pour cela que dans toutes les lettres inédites qui lui sont adressées à cette époque par ses amis : les Viardot, Leroux, Pététin, nous trouvons des paroles de condoléance sur la mort si prématurée du grand artiste. Tandis qu’on accusait George Sand d’être « accaparée » à Paris par ses succès dramatiques, ou de se divertir à Nohant par son théâtre et ses marionnettes, voici ce qu’elle écrit dans sa lettre du 2 janvier 1850 à Augustine qui venait de passer le commencement de l’hiver à Nohant et y avait participé aux représentations arrangées par Maurice et ses amis. Ces jeunes gens, attristés par son départ, avaient à présent « repris leur gaieté et leurs passe-temps habituels », dit Mme Sand, et elle ajoute :

… Bref, on s’amuse énormément. Mais tu sais, chère enfant, quelle est ma manière de m’amuser. J’y encourage les autres, je fais mon rôle d’amoureux, quand on ne peut se passer de moi, je suis contente de voir cette gaieté. Mais il me vient à chaque instant un gros soupir qui m’étouffe, car ce contraste du plaisir extérieur avec les chagrins que je porte au fond du cœur rouvre bien des blessures cachées. C’est égal, il faut garder sa peine pour soi et faire oublier aux autres qu’on a l’âme brisée. C’est surtout un devoir de mère de famille, et tu dois le comprendre, à présent que tu es mère. Quand ton George sera grand, tu lui cacheras tous tes soucis de situation pour lui en épargner le contre-coup… [660].

Ainsi en l’espace de ces deux années 1847-49, George Sand perdit trois de ses proches, bien chers à son cœur. Elle vit mourir Chopin et Hippolyte, cet ami d’enfance et de jeunesse. Quant à Solange, ce fut tout comme si elle était morte aussi ! Il n’y a pas à s’étonner que les lettres datées de cette époque, à l’exception de celles qui traitent de questions politiques ou matérielles, soient pleines d’un sombre désespoir, d’une désolation sans bornes. George Sand n’eût probablement pas résisté à tant de pertes et de désenchantements, si les événements de 1848 n’étaient arrivés.

Parlons à présent du sort de la correspondance de George Sand à Chopin, d’autant qu’il courut sur elle aussi des légendes ou des récits plus ou moins inexacts, et que nous pouvons citer quelques lettres inédites fort intéressantes.

En 1851, George Sand écrivit une pièce, Molière, dédiée à Alexandre Dumas père, jouée au théâtre de la Gaîté, le 10 mai de cette année. Dumas père répondit à la Dédicace de Mme Sand, datée du 10 mai et écrite quelques heures avant la représentation, par le billet que voici.


Madame,

D’abord, mille mercis pour votre bonne dédicace, permettez-moi de vous envoyer un fragment de lettre d’Alexandre qui à Mystowitz vient de trouver une occasion de me parler de vous. Tâchez de déchiffrer son écriture.

Peut-être tiendriez-vous à rentrer dans les lettres dont il parle, d’après ce qu’il dit ce ne serait probablement pas très difficile. Aimez-moi un peu, je vous aime beaucoup.

Tous les respects du cœur.

A. Dumas père.

23 mai 1851, Paris.

Dumas avait joint à ce billet une page arrachée à la lettre de son fils qu’il mentionnait :


Mystowitz, mai 1851.

Tandis que tu dînais avec Mme Sand, cher père, je m’occupais d’elle. Qu’on nie encore les affinités ! Figure-toi que j’ai ici entre les mains toute sa correspondance de dix années avec Chopin. Je te laisse à penser si j’en ai copié de ces lettres, bien autrement charmantes que les lettres proverbiales de Mme de Sévigné ! Je t’en rapporte un cahier tout plein, car malheureusement ces lettres ne m’étaient que prêtées. Comment se fait-il qu’au fond de la Silésie, à Mystowitz, j’aie trouvé une pareille correspondance éclose en plein Berry ? C’est bien simple. Chopin était Polonais, comme tu sais ou ne sais pas. Sa sœur a trouvé dans ses papiers quand il est mort toutes ses lettres conservées, étiquetées, enveloppées avec le respect de l’amour le plus pieux. Elle les a emportées, et au moment d’entrer en Pologne, où la police eût impitoyablement lu tout ce qu’elle apportait, elle les a confiées à un de ses amis habitant Mystovitz. La profanation a eu lieu tout de même puisque j’ai été initié, mais au moins elle a eu lieu au nom de l’admiration et non au nom de la police. Rien n’est plus triste et plus touchant, je t’assure, que toutes ces lettres dont l’encre a jauni et qui ont toutes été touchées et reçues avec joie par un être mort à l’heure qu’il est. Cette mort, au bout de tous les détails les plus intimes, les plus gais, les plus vivants de la vie, est une impression impossible à rendre-Un moment, j’ai souhaité que le dépositaire, qui est mon ami, mourût subitement, afin d’hériter de son dépôt et d’en pouvoir faire hommage à Mme Sand qui serait peut-être bien heureuse de revivre un peu de ce passé mort. Le misérable, mon ami, se porte comme un charme, et croyant partir le 15, je lui ai rendu tous ces papiers qu’il n’a pas même la curiosité de lire. Il est bon, pour comprendre cette indifférence, que tu saches qu’il est second associé d’une maison d’exportation.

Alexandre Dumas fils.


Déjà ces deux lettres montrent combien tous les détails de cette trouvaille des lettres sont peu exactement relatés dans le livre de Fr. Niecks, qui en parle sur la foi du correspondant parisien du World, aussi bien que dans l’étude de M. Rocheblave où nous lisons ceci :

Ces lettres, que la sœur de Chopin rapportait en Pologne à la mort de son frère, furent arrêtées à la frontière pour être examinées. Dumas, arrêté lui-même au même point, faute de passeport, trouva chez le chef du poste de police de la station le précieux dépôt. Sa curiosité fut éveillée ; le chef lui permit de la satisfaire. Il dévora la correspondance en une nuit ; le lendemain, il essaya de persuader au dépositaire de lui confier cette correspondance pour la rendre à son vrai propriétaire, savoir l’auteur. Le chef n’entendit pas de cette oreille et, mis en défiance, pria Dumas de lui rendre le paquet. Celui-ci demanda encore vingt-quatre heures qui lui furent accordées. Il en profita pour échapper audacieusement avec les lettres et courut d’une traite jusqu’à Paris, d’où il écrivit à George Sand.

Les mots et les lignes soulignés par nous sont, comme on le voit, en parfaite contradiction avec les données réelles que renferment les deux premières lettres des Dumas. Elles ne s’accordent pas plus avec les indications des lettres ultérieures.


À George Sand.
30 mai 1851.
Chère et illustre,

Votre lettre m’a profondément attristé. Pourquoi donc voulez-vous que votre cœur ait vieilli et quelle est cette affectation de vouloir que je le voie plein de rides ? Non pas, votre cœur est le cœur d’Indiana, de Valentine, Claudie, et non celui de Lélia. Votre cœur est jeune, votre cœur est bon, votre cœur est grand, et la preuve, vous le voyez bien, c’est qu’il saigne à la moindre blessure.

J’ai presque un regret de vous avoir écrit. Mais que voulez-vous, il faut me prendre pour ce que je suis, c’est-à-dire pour un homme tout de première impression.

J’ai reçu cette lettre d’Alexandre, j’en ai déchiré la première page, je vous l’ai envoyée, comme j’aurais fait à un homme, à un camarade, à un ami.

Maintenant tout est parti pour Mystowitz, où Alexandre restera encore quinze jours, et j’ai tout espoir qu’il vous rapportera ces précieux morceaux de votre cœur.

Je quitte Paul, avec lequel j’ai parlé des heures de vous.

Si Alexandre renvoie ou rapporte les lettres, je pars à l’instant pour Nohant.

Je vous embrasse et je reviens.

Soyez forte et courageuse comme le génie qui est en vous.

Tous les respects du cœur.

A. Dumas père.


À George Sand.
Mystowitz, 3 juin 1851.
Madame,

Je suis encore en Silésie, et bien heureux d’y être, puisque je vais pouvoir vous être bon à quelque chose.

Dans quelques jours, je serai en France et vous rapporterai moi-même, que Mme Jedrzeiewicz m’y autorise ou non, les lettres que vous désirez ravoir. Il y a des choses tellement justes, qu’elles n’ont besoin de l’autorisation de personne pour se faire. Il est bien entendu que la copie de cette correspondance vous sera remise en même temps, et de toutes les indiscrétions, il ne restera rien que le résultat heureux qu’en somme elles auront eu.

Mais croyez-le bien, madame, il n’y a pas eu profanation. Le cœur qui s’est trouvé de si loin et si indiscrètement le confident du vôtre tous était acquis depuis longtemps et son admiration avait déjà la taille et l’âge des plus grands et des plus vieux dévouements.

Veuillez le croire et pardonnez.

Recevez, madame l’assurance de ma parfaite considération.

A. Dumas père.

Il se passa néanmoins plusieurs mois encore avant que les lettres revinssent chez Mme Sand. On le voit par les lettres suivantes des deux Dumas, une lettre de George Sand, imprimée dans sa Correspondance, et enfin par celle que M. Rocheblave a publiée dans la Revue des Deux Mondes.


À George Sand.
Paris, 5 août 1851.
Bien chère et très illustre amie,

Je ne vous ai pas répondu : « Cent fois merci » à votre beau portrait[661], je ne vous ai pas répondu à votre gracieuse lettre d’avant-hier, parce que j’espérais toujours aller vous crier moi-même : « Me voilà ! » Et puis, que voulez-vous, pièces sur pièces, romans sur romans, Pélion sur Ossa, tout Encelade que j’ai la prétention d’être, il m’a été impossible de secouer tout ce chaos.

Si d’ici au 15, et je l’espère bien, je vois à mon travail une brèche par laquelle je puisse passer, je saute en chemin de fer et je vous arrive, mais il faudra me faire de bien grands bras, car il y a vingt ans que j’ai envie de vous embrasser, et à la première fois que je vous verrai, je vous préviens que je suis résolu à ne plus attendre.

Alexandre allait partir en effet quand il a été arrêté par Solange ; j’aime tant ce nom que je vous le lance bravement tout court. Ou il ira vous voir, ou il vous enverra son paquet.

De nous deux, au reste, je ne sais qui vous admire le plus, mais qui vous aime le plus, je suis bien sûr que c’est moi.

Tous les respects du cœur.

A. Dumas père.


La lettre à Dumas fils, imprimée dans le volume III de la Correspondance de George Sand à la date du « 14 août 1850 », fut réellement écrite le 14 août 1851, elle contient mainte allusion à la précédente.


Nohant, 14 août 1851.

Je ne vous ai pas remercié en personne, monsieur, et vous me chagrinerez beaucoup, si vous m’ôtez le plaisir de le faire de vive voix à Nohant, c’est-à-dire à la campagne, où l’on se parle mieux en un jour qu’à Paris en un an.

Je ne suis plus sûre d’y aller avant la fin du mois. J’ai été malade, retardée, par conséquent, dans un petit travail que je tiens à achever[662].

Si vous pouviez venir d’ici au 25, j’en serai bien contente et reconnaissante. Si vous ne le pouvez pas, ayez l’obligeance de faire porter le paquet bien cacheté chez M. Falempin (pardon pour le nom, ce n’est pas moi qui l’ai donné au baptême à ce brave homme), rue Louis-le-Grand, 33.

Je ne veux pas encore perdre l’espérance de vous voir ici avec votre père. Il me disait ces jours-ci qu’il y ferait son possible, à condition d’être embrassé de bon cœur. Dites-lui que je ne suis plus d’âge à le priver et à me priver moi-même d’une si sincère marque d’amitié, et que je compte bien le recevoir à bras ouverts. Si tous deux vous me privez de ce plaisir, au revoir donc à Paris le mois prochain, si vous n’êtes pas reparti pour quelque Silésie ou autres environs. Avant de vous serrer ici la main en remerciement de votre bonté pour moi, je veux vous la serrer d’une manière toute désintéressée pour le joli livre que je suis en train de lire[663]. C’est charmant de retrouver Charlotte, et Manon, et Virginie, et tous ces êtres qu’on aime tant et qu’on a tant pleures. L’idée est neuve, singulière et paraît cependant toute naturelle à mesure qu’on lit. Il est impossible de s’en tirer plus adroitement et plus simplement. Si vous me gardez Paul et Virginie purs et fidèles comme je l’espère, je vous remercierai doublement du plaisir de cette lecture. Vous avez réussi à faire parler Gœthe sans qu’on s’en offusque. Au fait, il n’était pas meilleur que cela, et vous ne lui donnez pas moins de grandeur et d’esprit qu’il n’en devait avoir. J’entends crier un peu contre la hardiesse de votre sujet, mais jusqu’à présent, je n’y trouve rien qui profane, rabaisse ou vulgarise ces types aimés ou admirés. J’attends la fin avec impatience. Adieu encore, et de toute façon, à bientôt, et à vous de cœur.

George Sand.


À George Sand.
20 août 1851.
Madame,

Voici tout.

J’ai retardé à vous faire cet envoi, espérant encore aller à Nohant. Impossible. J’ai des répétitions à faire. J’en suis aussi triste qu’étonné. Merci de la lettre bienveillante que vous m’avez écrite. Ai-je besoin de vous dire, madame, combien je suis heureux et fier que mon livre ait eu quelque intérêt pour vous. Vous voyez que je vous ai laissé Paul et Virginie intacts. Malheureusement, les étranges pruderies du journal ont coupé bien des nuances nécessaires et dont cependant aucune pudeur ne devait s’offusquer. Me permettrez-vous de vous offrir le livre tel qu’il a été fait, quand il paraîtra dans Yin-octavo prétentieux ?

Mon pauvre père qui continue à être condamné aux travaux forcés demande son pardon de n’avoir pas été à Nohant. Je le lui ai promis, vous voyant déjà si bonne pour moi. Dès votre retour, nous nous mènerons à vous lui et moi, bien dévoués d’esprit et de cœur. Recevez, madame, l’assurance de nos sentiments réunis.

A. Dumas fils.


27 septembre 1851.
Madame,

Il y a cinq semaines passées que M. Falempin a ce que j’avais à vous remettre. Vous ne deviez rien comprendre à mon silence, de même que moi je m’alarmais du vôtre. Je craignais d’avoir involontairement mal rempli ma mission. La lettre que vous avez écrite à Mme Clésinger m’apprend que Falempin seul est coupable. Comment, après cette première faute de s’appeler Falempin devant tout le monde, peut-on en commettre une autre plus grande encore ?

Au petit paquet que j’avais mis dans une boîte, laquelle est enveloppée de papier, puis de toile cirée cousue, une boîte que Pandore n’ouvrirait pas, j’avais joint une lettre où je vous remerciais de votre bienveillance pour moi et de la peine que vous aviez prise de lire mon livre. Je vous remercie de nouveau, madame, car vous devez comprendre combien votre sympathie m’a été et me reste chère et précieuse.

Recevez, madame, l’assurance de mes sentiments bien dévoués.

A. Dumas fils.

C’est à cette lettre que répond la lettre de George Sand datée du 7 octobre 1851, publiée par M. Rocheblave et que nous avons citée en partie dans notre chapitre v. Mme Sand y dit que la plupart de ses lettres à Chopin sont remplies de ses plaintes sur Solange et les aspérités du caractère de cette enfant : ayant oublié tout cela, elle prie Dumas d’oublier de même tout ce qu’il a appris par ces plaintes de mère, adressées à Chopin — « son autre elle-même ».

Après avoir reçu et relu toutes ces lettres, George Sand les brûla, elle brûla de même toutes les lettres de Chopin à l’exception de celles que nous avons données dans ce volume. C’est ainsi que cet épisode de lettres retrouvées en Silésie, qu’on dirait imaginé par un romancier, devint la base sur laquelle s’éleva l’édifice fort réel et très solide de la longue amitié de George Sand et de Dumas fils. Mais tous les biographes de George Sand et de Chopin furent ainsi privés d’une partie considérable de documents authentiques et précieux pour l’histoire des relations de la grande romancière et du musicien de génie !


CHAPITRE VII


Un petit aperçu d’histoire littéraire. — Les œuvres de George Sand de 1843-1847. — Romans champêtres et romans socialistes. — Jeanne. — De Latouche. — Le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine, la Mare au Diable, les Noces de Campagne, Mœurs et coutumes du Berry, les Visions de la Nuit, Monsieur Rousset, François le Champi, la Petite Fadette, les Maîtres Sonneurs, Teverino, le Piccinino.


Qu’on nous permette maintenant une petite excursion en pleine histoire littéraire. Le romantisme qui envahît depuis la fin du dix-huitième siècle et surtout depuis le commencement du dix-neuvième siècle toutes les manifestations de l’art en Europe (et qui fut selon quelques penseurs une suite naturelle de la grande Révolution), eut pour résultat direct de pousser tous les poètes et romanciers, les musiciens et les peintres à étudier d’abord les monuments du moyen âge, les légendes, les contes, les chansons et les croyances populaires, — puis peu à peu, à observer les mœurs populaires contemporaines, les usages, les croyances, les coutumes locales, et enfin, la vie populaire telle qu’elle est.

La recherche du fantastique, du moyenâgeux, du pittoresque mena au national et au populaire, puis, bien conformément en cela à l’évolution radicale dans les idées politiques et sociales, aux romans socialistes et aux paysans (idéalisés ou zolaïsés, cela n’importe pas).

Il est donc très compréhensible : primo que dans le second et le troisième quart du dix-neuvième siècle, dans tous les pays européens, surgissent en musique, en peinture, en architecture, des courants nationaux, des écoles nationales, et secundo qu’en littérature, après une période de créations toutes romantiques et de nouvelles historiques, apparaissent partout et simultanément : des œuvres peignant la vie quotidienne de la classe moyenne, puis des romans sociaux, soulevant toutes sortes de problèmes sur les institutions humaines, et enfin, des romans champêtres.

Bref, nous avons devant nous, non des faits personnels ou privés, mais généraux, universels, communs à l’art et à la littérature de tous les pays de l’Europe. Nous pouvons observer dans l’œuvre de George Sand cette même évolution littéraire, tracée par nous aussi sommairement que possible.

Nous avons démontré combien la genèse de Consuelo, roman romantico-historique, était étroitement liée à un roman purement socialiste (le Compagnon du tour de France). D’autre part les romans « socialistes » : Horace, le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine, sont une prédication de presque tous les dogmes qui attiraient l’attention de la romancière dans les doctrines des taborites (la négation communiste de la propriété, de l’héritage ; la négation de toutes les divisions sociales, des privilèges de castes et de classes). En même temps, l’intérêt suggéré par les tendances de l’école romantique pour toutes les légendes locales, les croyances et les usages ; l’attention toute spéciale éveillée par Jean Reynaud et Henri Martin sur les monuments celtiques, les dolmens, les cromlechs et les légendes de l’antique Gaule d’une part, et de l’autre pour la personne de Jeanne d’Arc, suggérèrent à George Sand le désir de lire dans l’âme d’une paysanne inconsciente, vivant non par le raisonnement, mais par le sentiment, ayant autant de croyances que de superstitions. Elle écrivit Jeanne.

Ce roman garde jusqu’à nos jours un charme et une fraîcheur extrêmes grâce à sa poétique peinture des croyances païennes existant encore dans le centre même de la France du temps de Mme Sand et curieusement mêlées avec les croyances catholiques et des bribes de traditions préhistoriques et historiques ; grâce aussi à la ravissante et originale figure de l’héroïne. C’est en même temps un essai génial à pénétrer la psychologie de Jeanne d’Arc, ce personnage historique si mystérieux, et de peindre la plus naïve fille des champs, illettrée et simplette[664]. Mais à son tour, ce roman fut le précurseur de tous les autres romans champêtres de George Sand. C’est de la même racine que surgit aussi toute une série d’études ethnographiques et d’esquisses locales nous peignant les usages, les coutumes, les croyances et la vie des paysans berrichons. George Sand écrivit un grand nombre de ces études en même temps que ses œuvres plus considérables. Tels sont : Mouny Robin, la Noce de campagne (épilogue de la Mare au Diable), les Visions de la nuit à la campagne (une série d’études servant de texte aux dessins fantastiques de Maurice Sand), le Père Va-tout-seul, la Vallée noire, la Berthenoux, le Cercle hippique de Mézières-en-Brenne, les Tapisseries du Château de Boussac, les Bords de la Creuse et plus tard, Pierre Bonnin (dédié à Tourguéniew après la lecture des ses Récits d’un chasseur), sans parler des innombrables paysans disséminés dans tous les romans et nouvelles de George Sand, avant et après les romans paysans dans le sens exact du mot.

L’auteur lui-même, dans la préface de Jeanne, dit en toute justesse :

Jeanne est une première tentative qui m’a conduit à faire plus tard la Mare au Diable, le Champi et la Petite Fadette

Il juge cette tentative manquée, parce qu’il a fait mouvoir l’héroïne dans un cadre qui lui était impropre ; ce qui a été évité dans les romans champêtres ultérieurs, dit-il. L’auteur nous semble injuste envers lui-même en déclarant le roman « mal réussi » et en taxant son héroïne de peu naturelle, par la seule raison qu’elle se meut au milieu de gens appartenant à une autre classe. Dans ce roman, tout comme dans la vie réelle, des gentilshommes, des petits bourgeois, des paysans et des rôdeurs de grand chemin se rencontrent, se coudoient, agissent les uns sur les autres, et c’est justement ce heurt de différentes idées, habitudes et croyances, et même de différentes manières de comprendre les mots qui permet à chacun des personnages de dévoiler son caractère, sa nature, de façon bien plus aisée, plus éclatante que si chacun d’eux était peint entouré seulement de ses pareils.


Ainsi donc Jeanne est un roman aussi « champêtre » que la Mare au Diable, et un roman aussi « socialiste » que le Meunier ou le Péché de M. Antoine.

Enfin rappelons encore une fois au lecteur que Mouny-Robin, esquisse d’après nature d’un paysan braconnier, parut dans la Revue des Deux Mondes dès 1841 ; que la Mare au Diable fut publiée en 1846, sa célèbre préface parut dans la Revue sociale de Pierre Leroux en décembre 1845 et le roman fut écrit et lu à la sœur de Chopin déjà en septembre 1844[665] ; que le roman inachevé Monsieur Rousset, dont l’action devait se passer pendant la grande Révolution et peindre les mœurs et les croyances des campagnards berrichons, fut commencé dès 1847 ; que François le Champi avait commencé à paraître dans le Journal des Débats le 31 décembre de cette même année de 1847 : son dernier chapitre y parut le 14 mars 1848[666], que la Petite Fadette même parut déjà le 1er  décembre 1848 ! Donc, indépendamment des causes historico-littéraires universelles, nous devons reconnaître que les événements de 1848-49, l’effroi qu’ils produisirent et le désir d’oublier la sanglante actualité dans l’idylle champêtre, ne sont aucunement les vraies causes de la genèse de ces romans. S’il faut prendre au pied de la lettre les mots de la seconde préface de la Petite Fadette (que les horribles journées de juin 1848 et toute l’atmosphère de la guerre civile, avec ses haines universelles, éveillèrent chez l’auteur le désir de se plonger dans la vie douce, confiante et innocente des âmes simples et de n’être pour le lecteur rien qu’aimable, c’est-à-dire de ne lui conter que de douces et aimables histoires), il ne le faut que par rapport à ce roman même, et encore en ne donnant à cette influence des faits politiques non la valeur d’une cause, mais bien celle d’une occasion qui détermina la création de ce roman. N’oublions pas, non plus, que dans la première préface de la Petite Fadette, parue en décembre 1848, écrite en septembre de cette année et jamais réimprimée depuis en tête du roman[667], Mme Sand disait à son ami Rollinat qu’elle voulait, pour échapper à l’horrible réalité, « revenir à ses moutons, c’est-à-dire à ses bergeries », et écrire une histoire « pour faire suite avec la Mare au Diable et François Champi à une série de contes villageois que nous intitulerons classiquement les Veillées du chanvreur… ». Donc, trois de ces romans champêtres et toute une série d’études de mœurs berrichonnes furent écrits avant 1848 et sont organiquement liés, dans le passé, avec les soi-disant romans socialistes, et dans le prochain avenir, avec cette même Fadette.

Il y a plus, dans la préface du Champi (— le lecteur le verra tout à l’heure —) George Sand nous dévoile un autre motif, d’un ordre purement littéraire et philosophique, qui la guida dans le choix du sujet et de la forme de ses romans champêtres.

Voilà pourquoi nous ne parlerons pas d’eux après 1848, comme cela se fait toujours, mais nous les analyserons immédiatement après Jeanne et après deux romans ultérieurs par leur date de publication, mais qui, par des raisons intimes, devraient être ses devanciers : le Meunier d’Angibault et le Péché de M. Antoine.

La publication de l’Éclaireur de l’Indre et la recherche d’un rédacteur furent la cause de la réconciliation de George Sand avec un vieil ami à elle. Lorsqu’elle travailla à créer ce journal, Duvernet, Fleury et Planet se mirent à recruter des collaborateurs et des co-rédacteurs, ils s’adressèrent entre autres, comme nous l’avons dit plus haut, à cet homme de lettres berrichon, qui fut le premier mentor littéraire et le conseiller de George Sand aux débuts de sa carrière, à Henri de Latouche. Il est évident que ce vieux misanthrope et hypocondriaque, qui fut au fond le cœur le plus tendre et le plus aimant, n’attendait qu’un prétexte pour revoir son « cher George » dont il était séparé depuis plusieurs années. C’est ainsi que le 5 janvier 1844, il lui écrivit une lettre très sincère et très simple qui toucha Mme Sand énormément : il lui disait franchement que ses amis à elle le priaient de prêter secours au journal l’Éclaireur, très heureux de lui tendre la main, il lui demandait seulement d’en faire autant, c’est-à-dire de donner une petite satisfaction à son amour-propre en consacrant dans la Revue indépendante « une demi-page à son recueil de poésies, intitulé les Adieux, où elle trouvera peu de talent, mais quelques pensées généreuses et sincères », disait-il. George Sand, pour sa part, fut bien contente de faire la paix avec son vieux grognon d’ami qui avait jadis rompu avec elle sous un prétexte imaginaire, la soupçonnant du « désir de blesser son amour-propre[668] ». George Sand s’empressa donc de satisfaire à son désir. Le 10 janvier, l’article de George Sand sur les Adieux de de Latouche parut, dans la Revue indépendante, puis on imprima des vers inédits du poète Berruyer dans la même revue, et la paix fut signée. Pendant cinq jours, du 5 au 10 janvier, comme au bon vieux temps, Latouche bombarda Mme Sand de lettres et de billets dans lesquels tantôt il se réjouissait de leur réconciliation, tantôt son amour-propre et sa dignité se défendaient contre de prétendues injustices arrivées autrefois, assurait-il, mais enfin la glace fut rompue. Latouche fit son apparition dans le petit logis du square d’Orléans, revit son adorée Solange, non plus le « gros enfant mangeur de groseilles » de jadis, mais une belle jeune fille de quinze ans[669], il fit la connaissance de Chopin et de Maurice, et surtout, surtout il revit son « cher George » ! Et immédiatement, oubliant onze longues années, il se mit à admirer son talent, à analyser, à critiquer ses œuvres, à lui donner des conseils, à se mettre en quatre pour sa plus grande gloire et son plus grand profit littéraire, comme il le faisait autrefois.

Or, George Sand, qui n’avait plus, depuis sa rupture avec la Revue des Deux Mondes, un revenu mensuel assuré et fixe, ne gagnant rien à la Revue indépendante, soutenant l’entreprise (le pianotype) de Leroux et ayant besoin de grandes sommes d’argent pour la publication de son propre Éclaireur de l’Indre, avait justement commencé à écrire Jeanne et songeait à la vendre ou à la placer le plus lucrativement possible, afin de pourvoir à toutes ces dépenses. De Latouche se mit aussitôt à faire des démarches pour faire accepter Jeanne dans quelque journal ou revue, ou pour la faire éditer avantageusement. Après de longs pourparlers avec divers « hommes d’affaires » et plusieurs éditeurs : Falempin, Durmont, Boullé, La Chapelle, Anténor Joly, (qui publiait alors le Courrier français et était en même temps le directeur du théâtre de la Renaissance), et d’autres encore, Jeanne fut prise enfin par le célèbre docteur Véron qui avait alors l’intention de « reconstituer le Constitutionnel » sur de vastes bases. Il désirait un début éclatant, aussi se montrait-il prodigue, proposant les plus tentantes conditions aux écrivains les plus célèbres : Balzac, Alexandre Dumas père, Eugène Sue, George Sand, etc. Dans ses Souvenirs parus sous le titre de Mémoires d’un bourgeois de Paris, Véron s’exprime ainsi :


… La publication du Juif errant fut précédée d’un roman de George Sand, ayant pour titre Jeanne. Ce petit chef-d’œuvre servit, pour ainsi dire, de ligne de démarcation bien tranchée entre le vieux Constitutionnel, qui venait de finir, et le nouveau Constitutionnel, que je m’efforçais de mettre en crédit auprès du public.

La remise de la copie aux époques convenues, le choix des titres, l’intérêt du sujet, tout cela était si important pour ramener au Constitutionnel une clientèle nombreuse, que je n’en dormais pas.

Je publie ici trois lettres de George Sand, qui mettent en relief toutes mes impatientes anxiétés et sa consciencieuse obligeance à les calmer…[670].

Or, ce n’est pas trois, mais bien quatre lettres de George Sand que nous y trouvons, et ces lettres ne se rapportent pas toutes à Jeanne ; elles ont trait à un autre roman : nous le verrons tout à l’heure.

Avant que la publication de Jeanne dans le journal de Véron fût définitivement décidée, de longs jours s’écoulèrent. Toute une série de lettres de Latouche à Mme Sand est consacrée à ces pourparlers, ces calculs et enfin à l’heureuse clôture de ces conférences par la signature du contrat.

Ces mêmes lettres nous apprennent que le roman et son héroïne principale ne s’appelaient pas d’emblée Jeanne, mais Claudie, ce n’est que plus tard qu’elle fut rebaptisée, et le nom primitif, Claudie, fut donné à l’un des personnages secondaires du roman, la jolie chambrière campagnarde, amie de la jeune châtelaine Marie de Boussac (portrait de la petite femme de chambre de Solange, la jolie Luce). De Latouche écrit à George Sand à propos de ce changement de nom, la veille de la signature du contrat avec Véron :

Mardi.

J’arrive d’Aulnay, mon cher et intrépide travailleur ; je trouve avec votre traité une lettre de Véron, qui ne l’a point lu encore, mais qui a toujours le démon de l’activité dans l’esprit et le diable au corps, comme on dit. J’ai répondu que rien n’était changé dans nos dispositions, hormis le nom de l’héroïne. Il adopte Jeanne. Soyez à votre aise et ne regrettez point le goût dont je m’étais épris pour Claudie. Je lui ferai une infidélité pour Jeanne, puisque vous l’ordonnez…

… Demain vous pourriez signer. À quelle heure vous pourrai-je conduire M. Véron ?

Je vous rends… Mais voilà que M. Véron entre en personne…

… Demain, si vous n’élevez point d’objection, le petit traité vous sera porté entre quatre et six heures du soir, par votre heureux chargé d’affaires, et il aura M. Véron pour acolyte. Qu’en dites-vous ? Écrivez, s’il se peut, un mot ce soir…

Les lignes de cette lettre inédite, omises par nous, sont consacrées à fixer les dates auxquelles George Sand s’engageait à livrer la copie à Véron « pour la publication ininterrompue du roman, à dater du 25 avril ». George Sand, paraît-il, avait rédigé cette clause du contrat de manière à promettre de fournir « un feuilleton par semaine », tandis que Véron, en versant d’avance la somme de dix mille francs, désirait avoir aussi tout le manuscrit à la fois. Ce n’est qu’en se fiant à la promesse d’une si ponctuelle et si continuelle livraison du manuscrit qu’elle rendrait possible l’impression ininterrompue du roman, « comme si tout le manuscrit était entre ses mains », qu’il consentait à le recevoir par grandes tranches ; le contrat fixait en outre les conditions de la livraison d’un autre roman, non écrit mais promis à Véron. Ce dernier ne demandait pas un seul feuilleton par semaine, mais bien cinq. De Latouche conseillait donc de mentionner simplement l’engagement « de livrer la copie pour la publication ininterrompue du roman », afin d’éviter tout malentendu. Ces malentendus surgirent toutefois, George Sand n’étant pas habituée à livrer du travail à terme fixe : elle se vit dans l’impossibilité de faire honneur à son engagement envers Véron et Jeanne seule parut dans le Constitutionnel. Le 24 avril Latouche annonça à Mme Sand que le prologue de Jeanne paraîtra « demain ». Et effectivement, les lecteurs du Constitutionnel purent lire le lendemain les adorables pages de cette introduction, où il est narré comment trois allègres voyageurs : le jeune gentillâtre Guillaume de Boussac, le futur « robin » Léon Marsillat, et un riche Anglais, sir Harley, découvrent par hasard au milieu de sauvages et mornes dolmens, aux environs de Tulle, une jeune bergère dormant du sommeil des innocents ; ils lui prédisent en badinant la bonne aventure et se trouvent être des prophètes inconscients, car toutes leurs plaisantes prédictions s’accomplissent plus tard, non pour le bonheur de la pauvre Jeanne !

Guillaume, frère de lait de Jeanne, la rencontre quatre ans après, c’est ainsi que commence le roman, au moment où meurt la mère de Jeanne, une espèce de vieille voyante campagnarde que tous les paysans prenaient pour une sorcière. Gardienne de vagues traditions de l’antique Gaule, elle les transmet à sa fille, ainsi que la connaissance des herbes, des formules mystérieuses pour guérir le bétail malade et quelques dogmes socialistes innés, tels que la négation du droit de propriété des hommes sur la terre (qui est au bon Dieu), de toute propriété en général, et la vénération pour l’antique communauté. (George Sand parla dans ce roman pour la première fois avec une sympathie non déguisée de ces communaux et pâturaux, auxquels elle revint avec enthousiasme plus tard, dans les Lettres d’un paysan de la Vallée Noire et dans l’Histoire de ma vie, et qui existaient dans le Berry depuis une antiquité immémoriale. Ceci n’échappa point à l’attention de nos slavophiles et fut acclamé par eux comme un argument très important en faveur de la communauté russe qu’ils défendaient)[671].

La mère et la sœur de Guillaume prennent Jeanne dans la maison comme laitière ou lingère. Là elle est exposée aux poursuites amoureuses de Guillaume, romanesquement épris d’elle, et de Marsillat brutalement sensuel, tandis que sir Harley, l’un des innombrables Anglais noblement comiques qu’on rencontre dans les romans de George Sand, l’aime en secret et demande ouvertement sa main, pour la soustraire à Marsillat. Guillaume revient à la raison, d’autant plus que Mme de Charmois, la sous-préfète, qui lui destine sa propre fille, lui dit que Jeanne est la fille de son père, et partant sa sœur (ce qui est un mensonge). Mais Marsillat, lui, ne baisse pas pavillon, malgré toutes les protestations de Jeanne ; il tente de s’emparer d’elle par ruse. Jeanne saute par la fenêtre, et meurt des suites de sa chute, en bénissant l’union de sa « chère demoiselle » avec sir Harley. Comme la Jeanne d’Arc de Schiller, elle meurt au moment où son cœur pur est ému de tendresse pour l’ennemi de sa patrie, l’Anglais !

Ce n’est pas l’intrigue de ce roman qui en fait le charme, mais son caractère berrichon, campagnard. Bien qu’il n’apparaisse pas pour la première fois dans les romans de George Sand, il y est rendu avec plus d’éclat que jamais, n’y formant plus le fond du tableau, l’accessoire, mais étant le but même de l’auteur. La scène se passe dans une petite bourgade, Toull-Sainte-Croix, située dans un pays sauvage, plein de souvenirs druidiques et romains et de réminiscences des batailles avec les Anglais. Tout y est rempli de croyances, de légendes, empreint d’un coloris mystérieux et particulier. Et tous les personnages, sans parler de l’héroïne, sont empreints de cette même couleur locale, surtout les personnages secondaires, presque toujours les mieux réussis chez George Sand[672].

Jeanne, poétique tout instinctivement, sauvage et candide, ne sachant ni débrouiller ses croyances, ni formuler ses rêveries ; sa mère, la mystérieuse Tula ; sa tante, la Grand’Gothe, une mégère criarde, bavarde et rapace ; le sacristain, — voire le fossoyeur, — le père Léonard, qui par, sa profession même est un almanach vivant de toutes les superstitions locales, et en même temps le plus parfait sceptique ; son petit aide, Jeannie, plongé dans une sorte de frayeur chronique à force d’écouter les récits de son patron ; le curé de campagne, archéologue et folkloriste acharné ; l’amie de Jeanne, la rusée et naïve Claudie, et toute une cohue de commères, de jeunesses et de gars campagnards, sont tous peints avec une vivacité et une vitalité intenses. Et non seulement ils parlent la langue du pays, aux tours et aux expressions locales, mais pensent berrichon. Ils croient aux « lavandières », rinçant et tordant, à nuitée, les cadavres des enfants morts non baptisés ; ils croient au « grand veau » apparaissant à ceux qui cherchent le secret ; celui qui a trouvé le secret sait où est le trésor, enfoui sous les pierres druidiques depuis les temps immémoriaux ; ce « trésor » est gardé par les fées ou fades ; or, la reine des fades ou la Grand’Fade c’est la Reine des cieux ; il faut vivre en bonne entente avec les fades, ou du moins leur apporter de temps en temps quelque petite offrande. La mère de Jeanne a connu le secret, selon les voisins, et l’a transmis à Jeanne. Mais celui qui veut avoir « la connaissance » doit rester pur et observer de mystérieuses pratiques. Jeanne, elle, croit aussi à tout cela, mais elle croit encore à l’archange Michel, chef de la milice céleste, qu’elle identifie dans ses rêveries avec Napoléon, dont elle place le portrait parmi les images saintes à côté de celle de la sainte Jeanne d’Arc (remarquons qu’alors la Pucelle d’Orléans n’avait pas encore été béatifiée) ; et cela parce que tous deux ils avaient combattu contre l’ennemi juré de la France — « l’Anglais ».

Tout cela est si vivant, si poétique que même les dernières paroles de Jeanne mourante, qui ne sont rien d’autre que la profession de foi la plus parfaite des doctrines sociales de Pierre Leroux et de Louis Blanc (avançant que le bonheur et la richesse universelle « seront trouvés » dans la solidarité de tous les hommes, etc., etc.), que même cette singulière profession de foi, si mal placée dans la bouche de Jeanne expirante, ne gâte pas l’impression de ce charmant roman, l’une des plus belles œuvres de George Sand[673].

Jeanne est le premier roman que j’aie composé pour le mode de publication en feuilletons, dit George Sand dans la Notice écrite pour l’édition de 1852. Ce mode exige un art particulier que je n’ai pas essayé d’acquérir, ne m’y sentant pas propre. C’était en 1844, lorsque le vieux Constitutionnel se rajeunit en passant au grand format. Alexandre Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus haut point, l’art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante, qui devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l’attente de la curiosité ou de l’inquiétude. Tel n’était pas le talent de Balzac, tel est encore moins le mien.

Quoi qu’il en soit, George Sand parvint tant bien que mal à livrer à Véron à temps le manuscrit de Jeanne[674], mais lorsque l’auteur du Juif errant interrompit momentanément ses feuilletons, après la première série d’aventures de son héros, et que Véron se mit à presser George Sand pour la remise du manuscrit d’un autre roman, alors Mme Sand s’effraya, puis cria miséricorde et enfin refusa de remplir son contrat, offrant à Véron de lui rendre les dix mille francs avancés par lui. Cela arriva non seulement à cause de l’impossibilité de livrer sa copie à temps, mais pour des raisons bien plus intimes et profondes. Et ce nouveau roman, intitulé d’abord Au jour d’aujourd’hui, échappa aux mains de l’entreprenant rédacteur du Constitutionnel.

Monsieur, écrit-elle à Véron[675], vous me chagrinez extrêmement en me demandant un roman un mois plus tôt que ne comportent nos engagements réciproques. Il y a un grand inconvénient pour ma santé et un grand danger pour le mérite du livre à travailler ainsi à la hâte, sans avoir eu le temps de mûrir son sujet et de faire les recherches nécessaires, car il n’est si petit sujet qui n’exige beaucoup de lecture et de réflexions. Je trouve que vous me traitez un peu trop comme un bouche-trou ; mon amour-propre n’en souffre pas et j’ai trop d’estime et d’amitié pour Eugène Sue pour être jalouse de toutes vos préférences[676]. Mais si vous lui donnez le temps nécessaire pour développer ses beaux et grands ouvrages, il me faut aussi le temps de soigner mes petites études et je ne peux pas m’engager à me trouver prête, quand les coupures du Juif errant l’exigeront, non plus qu’à avoir terminé, quand le Juif errant sera prêt à se remettre en route autour du monde. Tout ce que je puis vous promettre, c’est de faire tout mon possible, parce que j’ai le désir sincère de vous obliger. Je passe sous silence la contrariété de me remettre au travail, quand je comptais encore sur un mois de repos bien nécessaire. J’y ai déjà renoncé, je travaille déjà depuis que j’ai reçu votre lettre, mais pourrai-je vous envoyer dans six semaines un ouvrage dont je sois satisfaite et dont vous soyez vous-même content ? Je ne pense pas que l’intérêt de votre journal soit de me presser ainsi. Je suis donc un peu en colère contre vous et, pourtant, je ne refuse pas de faire ce qui me sera humainement possible.

. . . . . . . . . .

. . . . . . . . . .

[677]

Mille compliments empressés, accompagnés de quelques reproches.

George Sand.

Véron, toujours pour allécher le public, annonça d’avance un « roman nouveau de George Sand à paraître prochainement », et la pria de lui en donner le titre, comme on peut le voir par cette seconde lettre de Mme Sand, imprimée dans les Mémoires d’un bourgeois de Paris, sous le numéro 1.


6 juillet.

Ma lettre d’hier ou d’avant-hier, car je ne sais pas si celle-ci pourra partir aujourd’hui, vous a déjà dit que je ne voulais plus vous en vouloir. N’en parlons plus, je travaille. S’il n’y avait pas nécessité urgente à annoncer mon titre, je vous demanderais en grâce de me laisser encore quelques jours pour en trouver un qui me plaise davantage. Ne suffit-il pas pour le présent d’annoncer un nouveau roman de moi ? Quand je serai un peu plus avancée dans mon sujet, je serai plus sûre de ce malheureux titre. Considérez que vous m’avez éveillée dans mon rêve au moment où je croyais avoir encore au moins une quinzaine pour le mûrir en sommeillant…

La suite de cette lettre traite de l’édition de Jeanne ainsi que de l’édition du roman suivant, tous les deux cédés à l’éditeur La Chapelle, mort subitement et avec lequel Véron avait préalablement passé un traité ; à présent George Sand était obligée de rendre à Véron la somme avancée par lui, si ses nouveaux éditeurs ne consentaient pas à endosser le traité de La Chapelle avec Buloz. À la fin de la lettre George Sand revient encore à son travail forcé :

… J’ai barbouillé du papier toute la nuit. Je vous tromperais si je vous disais que je suis bien contente. Mais dans deux ou trois jours j’espère être au courant et vous donner de meilleures nouvelles de mon cerveau…

Monsieur,

Je commence à être récompensée de mon effort de courage par un peu de plaisir et mon roman m’amuse. Reste à savoir s’il amusera les lecteurs ; mais il ne sera pas plus mauvais que les autres, ce n’est pas beaucoup dire encore. Enfin je fais de mon mieux et je travaille avec entrain. J’espère vous envoyer le tout complet le 15 août, ainsi que vous le désirez.

S’il en est temps encore, voici mon titre : Au jour d’aujourd’hui. Ce titre est le refrain significatif d’un de mes personnages. Voyez s’il ne vous paraît pas trop trivial. Moi, il ne me semble pas mauvais et il me semble original à force d’être commun. Cependant, si vous me donnez le temps, je ne suis pas entêtée et je le changerai, s’il ne vous plaît pas. Mais j’ai quatre personnages en première ligne ; c’est une partie carrée d’amoureux très honnêtes[678] et je ne peux prendre cette fois un nom propre pour titre.

Mille compliments.

George Sand.

Le Juif errant m’amuse toujours. Mais il y a un peu trop de bêtes ; j’espère que nous sortirons de cette ménagerie. Le personnage mystérieux est très bien annoncé.


4.

Monsieur,

Vous pouvez dormir tranquille. Le roman avance. Il est à la moitié, au moins. Je suis toujours très en train ; je travaille toutes les nuits sans interruption et je me porte très bien, grâce aux promenades de la journée. Je serai sans doute fatiguée après, mais c’est égal. Ce que je vous ai promis, je le tiendrai. Le roman sera beaucoup plus long que nos conventions ne le portent, mais c’est encore égal. J’espère que mon bon vouloir compensera à vos yeux l’imperfection du travail. J’y fais de mon mieux pourtant ; mais ce n’est pas dire que mon mieux soit bien.

Je ne sais trop comment couper mes séries, ne sachant pas ce que vous ne savez peut-être pas encore vous-même, c’est-à-dire l’urgence de donner trois, quatre ou cinq feuilletons par semaine. Vous pourriez peut-être m’indiquer, du moins, à cet égard, un minimum ou un maximum. J’aimerais mieux ne vous envoyer le roman que complet. Sans cela, je me répéterai, grâce à ma belle mémoire. Si le Juif errant dure un peu plus que vous ne le prévoyez, j’en serai fort aise et j’espère que vous me donnerez quelques jours de plus que le 15 août. J’aurai certainement fini, mais je voudrais avoir quatre ou cinq jours pour revoir et corriger, supprimer des longueurs dont on ne s’aperçoit pas en écrivant si vite, enfin tout ce que vous savez être bien nécessaire.

Je ne sais que faire pour ce double, que vous désirez que je garde, du manuscrit. Je suis incapable de recopier une page. Je la changerais ; ce serait un nouveau roman, peut-être moins mauvais, mais le temps manque. Je n’ai personne auprès de moi qui ait le temps de faire cette copie et l’industrie de l’écrivain public est très ignorée dans la Vallée Noire. Je ne pense pas qu’il y ait de danger à mettre le manuscrit à la poste ou à la diligence. J’ai envoyé ainsi et même de bien plus loin la plupart de mes romans ; jamais il ne s’en est égaré un chapitre.

Je ne retournerai à Paris que cet hiver et le plus tard possible, je vous le confesse. J’ai la passion de la campagne. Pour mes affaires, M. Leroux aura la bonté de s’en charger. Il vous verra et ne fera rien sans vous consulter.

Je me rappelle bien qu’en effet je vous dois deux mille cinq cents francs. Est-ce que je vous aurais écrit deux mille ? C’est une distraction.

Bonsoir, monsieur, je vous prie de ne pas être inquiet. Je ne perds pas de vue un instant l’affaire qui nous occupe ; et si vous aviez le malheur de faire des romans, vous sauriez bien qu’on ne peut guère s’en distraire quand on a disposé ces petits mondes dans sa pauvre cervelle.

Mille compliments empressés.

George Sand.


Cette lettre porte au bas, dans le livre de Véron, la date du « 21 août 1844 », c’est une erreur ou de la part de George Sand, ou de Véron, car il appert de la lettre même qu’elle fut écrite avant le 15 août et non après ; cela doit être probablement le 21 juillet.

Ces quatre lettres nous renseignent sur la manière de travailler de George Sand : elle n’a aucun plan fixé d’avance ; elle ignore même le titre de son roman ; elle n’a qu’une idée vague ou plutôt une rêverie conçue en sommeillant ; elle voudrait la faire mûrir à son aise, mais le temps presse ; elle se met au travail presque à contre-cœur, mais le sujet se développe à son insu, il commence à « l’amuser » et elle mène le roman à bout, aussi facilement et spontanément que si ce n’était pas elle qui travaillait à son œuvre, comme si elle ne faisait que transcrire un roman tout prêt que quelqu’un lui aurait dicté.

C’est ce que Zola disait de George Sand :

Quand elle commençait un roman, elle partait d’une idée générale assez obscure, confiante en son imagination. Les personnages se créaient sous sa plume, les événements se déroulaient ; elle allait ainsi, tranquillement, jusqu’au bout de sa pensée. Il n’y a peut-être pas en littérature un second exemple d’un travail aussi sain, aussi exempt de fièvre. On aurait dit une source d’eau qui coulait toujours avec un égal murmure. La main gardait un mouvement rythmé, l’écriture était grosse, calme, d’une régularité parfaite, le manuscrit souvent ne portait pas la trace de la moindre rature. Il semblait que quelqu’un dictait et que George Sand écrivait.

Malgré tous les efforts laborieux de l’auteur, le roman d’Au jour d’aujourd’hui ne parut pas chez Véron : il semble qu’outre l’incapacité de Mme Sand de travailler à terme fixe, ce furent les tendances socialistes du roman qui en furent cause. On peut du moins le conclure d’une série de lettres de de Latouche, et entre autres de la lettre non datée que voici. Elle renferme, de plus, quelques observations critiques dont tint compte George Sand lors des éditions ultérieures de son roman :


Mercredi.

Vous avez raison de croire, amie, que je ne donnerais à personne, à vous moins qu’à tout autre, un conseil que je ne suivrais pas pour moi-même. Mais ce n’eût point été manquer à l’honneur que de consentir à faire un roman comme vous en avez fait quelques autres ; Des peintres d’histoire ont esquissé des tableaux de genre, sans préjudice de leur dignité d’artistes ; s’abstenir n’est point forfaire. Jamais il ne vous a été proposé, que je sache, d’écrire contre votre conscience ; et vous permettrez bien à vos amis de voir avec quelque regret s’évanouir une occasion d’acquérir un peu plus de ce bien-être et de cette liberté qui pouvait vous venir en jouant. Ne pas écrire dans une autre feuille que celle de M. Véron me paraissait, à moi, une condition plus onéreuse que d’ajourner le développement de nos idées sociales dans un cadre plus propre que le Constitutionnel. Vous dites que Jeanne était plus avancée que Marcelle ; souffrez que je ne sois pas de votre avis. Les vœux de pauvreté faits par la bergère sur les recommandations de sa mère pouvaient passer pour une superstition qui ne blessait personne : permis à chacun de gouverner comme il l’entend sa destinée toute privée : mais quand vous dites aux propriétaires que leur fortune « est un vol », vous inquiétez bien autrement les odieux bourgeois que représente M. Véron. Maintenant, si votre parti est irrévocable, si vous avez brûlé vos vaisseaux, comme la dame de Blanchemont[679], nous vous suivrons dans la contrée sauvage, non seulement pour vous bâtir des tentes et les abriter de feuillages, mais pour harceler l’ennemi. Votre cause est superbe contre l’égoïsme des conservateurs fossiles, et vous couvrirez Véron de trente pieds cubes de honte et de couardise. Quelle recrudescence de gloire, quelle noble auréole vous donnera votre procès[680], la publication de la lettre déjà écrite à l’autocrate ! Vous allez mettre à nu la turpitude de la classe moyenne, — encore une chose qui me faisait hésiter à vous voir suivre une voie où votre intérêt personnel, votre réputation peut gagner encore, c’est le secret où j’étais de l’usage que vous vouliez faire du produit de votre travail.

Deux observations (à bâtons rompus) sur mes souvenirs d’Au jour d’aujourd’hui : ce ne sont point des critiques de docteur… mais des impressions de grand enfant qui se laisse aller à un récit comme s’il ne s’en était jamais fait à lui-même. Le meunier qui est destiné à être votre héros, l’amoureux du drame, le noble cœur, entre en scène d’une manière un peu grotesque. Il me semble que lorsqu’il descend de l’abat-foin, il a les jambes bien longues, il est bien osseux, un peu dégingandé, ceci me le gâte. Ôtez une ligne et demie, deux épithètes, non pas alochon[681] : ceci est d’une gaminerie charmante et revient toujours à propos. J’aime Édouard ! Je ne voudrais pas non plus que l’amoureux de l’aristocratique Marcelle fût tombé dans une marre (sic) poursuivi par la folle, avant d’aller au rendez-vous parfumé du bois. Je ne veux pas le voir boueux, assis sur le serpolet au clair de la lune : c’est bien assez qu’il soit, si vous voulez, déchiré par les épines et un peu ensanglanté. J’attends dimanche prochain un article de vous, arrivé trop tard au dernier numéro de l’Éclaireur. Je vous sais bien bon gré de m’avoir servi de commentateur auprès de M. Chopin. Du reste il n’y aura point d’équivoque dans le mince volume qui s’imprime ici sous le titre des Agrestes. Le nom du Polonais est en toutes lettres dans une note au bas de la page. Personne ne m’a initié au charme de la musique autant que ce grand élégiaque[682] !

Que vous m’avez fait de bien en m’écrivant que Véron pouvait chauffer les pieds de ses abonnés et la tête de Sue, mais que pour vous, il ne vous chauffera rien du tout ! C’est la première fois que j’ai ri de bon cœur depuis ma catastrophe[683]. Le rire est bon, allez, et l’amitié aussi, et l’enthousiasme que donne un beau livre à lire. Je vous dois tous ces trésors.

Latouche.

… J’ai lu les réclamations de Blaise Bonnin, aussi amusant que l’Homme aux quarante écus, et qui se place comme écrivain entre Rousseau et Rabelais.

Dans une autre lettre (écrite un peu précédemment, mais aussi un mercredi, le 2 octobre 1844), de Latouche annonçait à George Sand :

Le superbe Véron… vous octroie la liberté de publier votre roman ailleurs que chez lui, à condition que, dorénavant, vous serez sage et lui soumettrez un scénario de ce que vous voudrez faire. L’impertinence n’est plus offensante, elle est risible. Avec cette dictature à la place d’un contract (sic), cette partie qui devient juge, juge arbitral, juge en dernier ressort, l’ordre règne au Constitutionnel ! D’ailleurs, son comité ne veut pas ! (Où est le comité dans votre acte ?) Et le gérant refuse de signer. L’homme de paille prend la parole. C’est lui qui force l’innocent autocrate

Merruau ne mène-t-il pas Véron ? Tous les hommes d’argent ont fait de ces avanies aux hommes d’esprit, qui manquaient de cœur. Buloz à Balzac, Bertin à Soulié, etc. Mais ici, nous avons affaire à George, nous verrons bien !…

Donc l’affaire avec Véron se termina par un échec. On entama des pourparlers avec d’autres éditeurs de journaux. On faillit s’entendre avec le directeur du Courrier français, Anténor Joly, mais il ne publia pas ce roman ; plus tard George Sand lui donna sa Lucrezia Floriani. Quant à Au jour d’aujourd’hui, il parut sous son titre actuel de Meunier d’Angibault[684], dans la Réforme que Louis Blanc venait de fonder. George Sand oublia complètement ce titre Au jour d’aujourd’hui, si bien qu’en 1863 M. Jules Claretie voulant faire paraître les Victimes de Paris[685] et intituler l’un de ses récits « Au jour d’aujourd’hui » et se souvenant que « jadis le Constitutionnel avait annoncé un roman de George Sand de ce nom, roman qui n’avait pas paru »[686], s’adressa à Mme Sand pour lui demander s’il pouvait profiter de ce titre qui lui plaisait, Mme Sand lui répondit :


Monsieur,

Je crois me rappeler qu’en effet un de mes romans, je ne sais plus lequel, a été annoncé sous ce titre ; mais le titre n’ayant pas été maintenu, je crois que cela est fort oublié aujourd’hui. Vous êtes donc parfaitement libre de le prendre, et quand même j’y tiendrais, je vous le céderais avec plaisir.

Agréez, etc.

G. Sand.

Nohant, 30 janvier 1863.

Le Meunier d’Angibault commença à paraître le 21 janvier 1845, et le pauvre misanthrope de Latouche qui venait de perdre sa femme et s’était cloîtré, seul avec son grand chagrin, dans son solitaire logis, écrit à George Sand que « sans se raser, sans quitter ses pantoufles, ne descendant pas son escalier depuis trois semaines », il a quand même « le Meunier pour compagnon ».

… Il est la première visite que je reçois chaque matin, et je suis d’assez mauvaise humeur, quand sa place est prise par les théâtres et les revues scientifiques. Ce cher Grand-Louis, je l’aime comme un compatriote et un bon enfant ! Je lui passe de tout mon cœur la licence prosaïque de mettre la Vallée Noire à la place de la Forêt Noire, mais je voudrais que l’auteur se montrât un peu plus averti de la liberté grande et dît dans la phrase qui suit la chanson : « Mais Grand-Louis, qui se moquait de la prosodie comme des voleurs et des revenants, etc. » Ayez dans l’édition in-8° cette condescendance pour les rimeurs. Adrienne m’est venue sur papier à sucre ; de Potter n’est plus que l’avant-dernier des éditeurs ! Je n’ai pas osé vous envoyer ce volume de pacotille. Cependant, depuis que Mme Duvernet l’a reçu et paraît heureuse de quelques lignes de dédicace où votre nom est placé, je veux prendre à deux mains mon courage et demander un exemplaire à M. Boulé. Du reste, le volume, serin par la couverture, et bis à l’intérieur, comme le pain de marsèche, n’est pas encore en circulation[687]. Écrivez-moi que vous et vos trois enfants[688] allez bien…

George Sand se fit un plaisir de suivre exactement toutes les indications de son vieux mentor, et dans toutes les éditions ultérieures du Meunier, Grand-Louis, « lorsqu’il descend de l’abat-foin », n’est plus ni dégingandé, ni osseux, mais bien un bel hercule rustique ; Lemor, poursuivi par la folle Louise, ne tombe plus dans le fossé, il lui suffit de « déchirer ses vêtements aux épines et d’être un peu ensanglanté » en arrivant au rendez-vous ; alochon est bien maintenu partout et enfin lorsque Grand-Louis chante « un couplet de vieil opéra-comique que Rose lui avait appris dans son enfance » :

    Notre meunier chargé d’argent
      Revenait au village.
    Quand tout à coup v’là qu’il entend
      Un grand bruit dans le feuillage.
    Notre meunier est homme de cœur,
    On dit pourtant qu’il eut grand’peur…
    Or, écoutez, mes chers amis,
      Si vous voulez m’en croire,
    N’allez pas, n’allez pas dans la Vallée Noire.

l’auteur s’empresse d’ajouter :

Je crois que la chanson dit : dans la Forêt Noire ; mais Grand-Louis qui se moquait de la césure comme des voleurs et des revenants, s’amusait à adapter les paroles à sa situation,… etc.

Bref, l’auteur du Meunier se plia à toutes les exigences de son ami, critique méticuleux et attentif, tandis qu’il n’avait pas écouté les observations relatives à Jeanne, bien qu’elles fussent très justes et souvent fines[689], de sorte que toutes les bévues et erreurs commises par l’auteur, selon de Latouche, lors de l’impression de Jeanne dans le Constitutionnel, réapparurent dans les éditions suivantes.

Mais qu’était-ce donc qui inquiétait « les odieux bourgeois », dont Véron était le représentant, au dire de ce même de Latouche, et qui avait effrayé « l’autocrate du Constitutionnel », au point de lui faire refuser de publier le roman dans son journal ? Le fait est que sa donnée générale, peut effectivement paraître une négation absolue de la propriété. « Tout le mal vient de la richesse », semble dire l’auteur (de la richesse mal employée, mal comprise et mal adorée, dirons-nous). Voici comment cette thèse est développée.

Au temps de la grande Révolution, la richesse du vieux paysan avare Bricolin, auquel le seigneur de Blanchemont, son maître, avait confié en son absence la garde de son argent, éveilla la cupidité des paysans environnants ; un beau jour une bande d’hommes masqués envahit sa demeure, le soumit à la torture et, sans pouvoir lui extorquer son secret, le laissa à demi mort de peur et de douleur ; il devint fou, tomba en enfance et finit sa misérable existence dans la demeure de son fils, un tire-sou de la nouvelle trempe, ne voulant pas seulement amasser un magot, mais faire des affaires, parce qu’au jour d’aujourd’hui il est permis à chacun de s’enrichir. La richesse fait la malédiction de toute sa famille ; ayant défendu à sa fille aînée, Louise, d’épouser celui qu’elle aimait, Bricolin fils la rendit folle aussi ; depuis une dizaine d’années, déguenillée, effrayante, objet d’horreur pour ceux qui la rencontrent, elle rôde nuit et jour et, comme ce misérable fou, entrevu jadis par Aurore Dupin dans son enfance, elle cherche partout la tendresse[690].

Accusant vaguement la richesse d’être la cause de son malheur, elle finit par mettre le feu au château de Blanchemont acquis frauduleusement par Bricolin. Celui-ci — type de paysan parvenu moderne — prétend qu’au jour d’aujourd’hui, tous les châteaux des nobles passent dans les mains des roturiers : il veut faire comme les autres ! L’infortune de sa fille aînée ne le rend ni moins âpre au gain, ni moins orgueilleux, et il prépare le même sort à sa fille cadette, la jolie Rose. Celle-ci aime en secret le pauvre meunier Grand-Louis ; son père ne veut pas qu’elle l’épouse et lui cherche un riche parti. Le malheur plane déjà sur la tête de Rose, elle est menacée d’une grave maladie nerveuse. Ce sont les maudits sacs à or, la propriété rurale qui causent tout ce mal ! Cette même richesse maudite sépare la jeune veuve Marcelle de Blanchemont de son amoureux, Henri Lemor, qui la fuit, quitte Paris et vient se réfugier chez le meunier d’Angibault dont il devient garçon de moulin : il sait que les préjugés de caste s’élèvent contre son amour.

Il y a encore un être dont l’argent fait le malheur. Le fameux trésor que les « chauffeurs » avaient jadis vainement cherché chez Bricolin père, et à cause duquel ils l’avaient si horriblement torturé, a été trouvé dès lors par l’un des complices, le vieux Cadoche ; mais les pièces de monnaie, étant toutes marquées d’une barre et d’une croix, n’ont pu être mises en circulation. Cadoche dut quitter son village et de pauvre paysan devint un vagabond ; il garde le trésor volé sous terre, dans une cabane, il sort parfois les belles pièces d’or, il les admire comme un avare, et doit vivre comme le dernier des mendiants. Peu à peu il devient voleur, il dérobe des chevaux mal gardés, et tombe dans la dernière abjection. Mais sa conscience ne le laisse pas en repos. L’image du malheureux Bricolin torturé par les « chauffeurs » le hante, il parle toujours du trésor ; on prend cela pour une hâblerie d’ivrogne, mais quand vient son heure suprême, Cadoche révèle la vérité. Le trésor appartient par moitié à l’héritière de Blanchemont, la comtesse Marcelle, et au vieux Bricolin. Au moment où meurt Cadoche, Louise met le feu à l’acquisition nouvelle de son père et périt dans les flammes. C’est ainsi que le crime est puni : Némésis a sévi dans la personne de la misérable Bricoline contre la cupidité de tous les Bricolin. Finalement tout s’arrange pour le mieux. Cadoche, pour récompenser le meunier de ses bontés, l’institue son héritier, mais le meunier d’Angibault refuse cet héritage et remet à Marcelle les cinquante mille francs. Quoique la dame de Blanchemont ait écrit à Lemor : Quel bonheur, Henri, je suis ruinée, elle accepte. Elle achètera un arpent de terre de son ex-propriété et s’y installera en simple villageoise, sous un toit de chaume, avec son petit Édouard, dont elle fera, avec l’aide de Lemor, « un honnête travailleur et un homme nouveau… ». La vieille Bricoline donne les cinquante mille francs qui constituent sa part en dot à Rose, mais elle veut que les Bricolin la marient au meunier. Quant à ce dernier, il accepte les trois mille francs ramassés par le vieux Cadoche durant sa vie de mendiant ; il les donne à trois pauvres familles, pour acquérir une demeure et un morceau de terre, et il s’entend avec elles pour travailler ensemble et partager les profits (!!).

On comprend que les lecteurs bourgeois du journal de Véron et « l’autocrate » lui-même n’aient pas trouvé à leur goût cette histoire-là ! Elle devait, par contre, plaire à Louis Blanc et à ses collaborateurs de la Réforme. D’autant que le roman est admirablement bien écrit, surtout les pages poétiques consacrées aux rendez-vous et aux promenades de Lemor et de Marcelle avec le petit Édouard au milieu des bois et des prés entourant ce moulin sur la Vauvre, les chapitres peignant avec un réalisme vigoureux maître Bricolin avec son dicton perpétuel de au jour d’aujourd’hui : homme pratique, sournois, enflé comme un vrai sac à or, rusé, mais assez borné et aimant la boisson, ou encore les pages esquissant les trois générations féminines des Bricolin.

L’été pluvieux de 1845, avec ses digues et ses chaussées détruites, ses inondations, ses rivières débordées, les vignes, les potagers et les parterres dévastés, envahis par le sable et le limon ; les visites que Mme Sand avec sa fille faisaient aux typhiques, dans les cabanes, et l’aide qu’elles leur apportaient ; les excursions aux bords de la Creuse, à Fresselines, à Gargilesse, à l’abbaye de Fontgombault, aux pittoresques ruines de la forteresse de Crozan ; les parties et les déjeuners sur l’herbe ; les rencontres fortuites avec quelque paysanne originale, dans le genre de la vieille Jenny, gardeuse des ruines de Châteaubrun, ou avec quelque vagabond, comme Jean Jappeloup ; un bon et brave hobereau, très honnête d’opinions, mais misérable et s’éteignant tout doucement en chopinant chaque soir en compagnie de quelque ami campagnard ou de quelque clerc de passage ; sa femme, douce, molle, tremblante devant son mari, entourée d’aisance, mais ne se permettant pas le luxe d’avoir une opinion à elle, tous deux vivant à Montgivray et que le lecteur reconnaît à l’instant (dans le roman, cette dame n’est pourtant point la femme du gentilhomme, M. Antoine de Châteaubrun, mais bien celle du bourgeois, M. Victor Cardonnet), et enfin le petit jockey rustique Sylvain Charasson qui fut plus tard le cocher de Mme Sand jusqu’à sa mort[691] — voilà les éléments fraîchement notés sur nature en l’été de 1845, qui formèrent le fond, la mise en scène et les personnages secondaires du Péché de M. Antoine, roman paru en l’automne de cette année dans l’Époque.

Et comme cela arrive presque toujours, tous ces détails locaux, empruntés à la réalité, et ces personnages bien vivants sont ce qu’il y a de plus intéressant pour nous. Quant aux personnages principaux, ils sont assez pâles ; ce sont : le jeune rêveur « sur des thèmes socialistes », Emile Cardonnet ; la fille de M. Antoine de Châteaubrun, Gilberte aux cheveux d’or, et le grand seigneur communiste, le marquis de Boisguibault. Celui-ci joue dans ce roman le rôle de Providence bienfaisante, parce qu’en léguant ses quatre millions et demi à Émile et à Gilberte (qui se trouve être le « péché » de M. Antoine et de la marquise de Boisguibault) il donne la pâture aux loups et sauve les brebis. C’est-à-dire qu’Émile peut épouser Gilberte sans devenir infidèle à ses rêves socialistes. Il fondera avec l’argent du marquis une grandiose commune rurale, où il n’y aura ni misère ni ignorance, « où ce travail forcé à perpétuité qu’est le labeur de l’agriculteur isolé » n’existera plus, au contraire l’agriculture y fleurira, parce que « les instruments du travail seront à tous » et « le capital ne sera plus l’oppresseur du travail, mais son aide », où, enfin, après les travaux fatigants, chaque membre de la communauté trouvera sous la main un lieu de repos et de distraction, — le luxueux parc préalablement planté par le marquis prévoyant ; ce parc ne sera donc plus l’amusement et le luxe d’un seul gentilhomme propriétaire, mais bien un lieu de délices et de repos commun[692]. Et le loup, c’est-à-dire M. Cardonnet père, voyant que son fils n’épouse point une pauvre demoiselle, fille illégitime d’un gentillâtre ayant renié tous les privilèges et tous les apanages de sa caste, mais bien la riche héritière d’un seigneur titré, consent à ce mariage. Au fond, tout le roman se réduit à cette lutte entre le père pratique, voulant que son héritier augmente son capital, et le fils idéaliste, ne rêvant qu’égalité sociale et blonde Gilberte. Grâce à ces rêves d’une part, il conquiert l’amitié du marquis excentrique, et, de l’autre, il contribue involontairement à la réconciliation du vieil original avec le comte de Châteaubrun qui lui avait ravi sa femme, ainsi qu’avec sa fille Gilberte, et enfin avec l’ami de M. Antoine, le braconnier, vagabond et charpentier Jean Jappeloup. Le marquis avait jadis subitement privé ce dernier de son amitié et de sa clientèle, le croyant complice de l’intrigue amoureuse qui brisa sa vie.

La fable du roman est donc passablement naïve et se ressent du bon vieux temps, où les auteurs aimaient tant à toucher les lecteurs sensibles, en leur contant les amours de deux jeunes gens opprimés par de méchants tuteurs, ou les souffrances de quelque jeune fille noble et pauvre, retrouvant enfin ses vrais parents ou un oncle bienfaisant, qui l’adopte au dernier chapitre. Mais, chose étrange, lorsqu’on lit ce roman, il s’exhale de ses pages un souffle d’actualité, comme si vous lisiez un journal d’hier ou du moins un journal que nous autres Russes nous lisions avant les bouleversements de 1905. Nous trouvons en comparant les types et les doctrines de ce roman aux types et aux idées répandus chez nous vers 1904 une ressemblance frappante entre les phénomènes historiques français et russes, aux époques qui précédèrent et accompagnèrent les catastrophes politico-sociales, telles que la révolution de 1848 en France et celle de 1905 en Russie. Ces traits de ressemblance, et ces échos des évolutions sociales et politiques font que s’il fut un temps où ce roman de George Sand sembla à la plupart de ses lecteurs bourgeois, français ou étrangers, « utopiste », il nous semble plus intéressant aujourd’hui que force romans naturalistes, acclamés il y a vingt ou trente ans ! Car malgré toutes ses « fadaises » dans le goût de 1840, malgré d’interminables discours de ses héros (simplement insipides pour un lecteur contemporain), nous sentons là le souffle de la réalité la plus vivace à travers une forme littéraire vieillie. La forme passe, les idées restent, et, de plus, les idées qui sont le reflet de grands faits sociaux ont le don de renaître !

George Sand travaillait avec une rapidité incroyable. À peine un roman terminé elle en commençait un autre. Certains ont prétendu que lorsqu’elle avait fini les dernières pages d’un roman et que l’heure de se coucher, c’est-à-dire quatre heures du matin, n’avait pas encore sonné, elle prenait une nouvelle feuille de papier, écrivait en haut le titre de son nouveau roman, et se mettait tranquillement à l’écrire. Nous ne savons pas si tel fut le cas avec Jeanne et le Meunier d’Angibault, mais il est certain qu’elle écrivit trois romans en 1844 : Jeanne au printemps ; le Meunier en été, et la Mare au Diable en automne.

Les démarches à propos de la publication en volumes du Meunier retardèrent la publication de la Mare au Diable, et sa préface parut séparément dans la Revue sociale de Pierre Leroux, en décembre 1845, comme nous l’avons dit. Quant au roman même, il parut dans l’Époque de 1846.

… « Quand j’ai commencé par la Mare au Diable, une série de romans champêtres, que je me proposais de réunir sous le titre de Veillées du chanvreur, je n’ai eu aucun système, aucune prétention révolutionnaire en littérature », dit George Sand, et dans cette préface, comme dans celle de François le Champi, elle nous révèle, avec la plus grande simplicité et une entière franchise, les éléments qui servirent à former ce petit chef-d’œuvre : elle était mécontente de Jeanne : en transportant cette paysanne vivant d’une vie presque élémentaire, incapable de réflexion, capable seulement de sentir, dans un milieu de gens cultivés, en lui faisant prendre part aux péripéties de leurs sentiments et de leurs conflits, elle l’avait privée de son plus grand charme, de sa parfaite simplicité. Rollinat, l’ami de George Sand, était aussi mécontent de Jeanne, elle lui paraissait trop idéalisée et ressemblant à Velléda la druidesse ou à Jeanne d’Arc. Puis, George Sand jeta les yeux par pur hasard sur une gravure d’une ancienne édition des Simulachres de la Mort, de Holbein, représentant la Mort qui court, le fouet à la main, derrière l’attelage d’un vieux laboureur, et la légende au-dessous, disait en vieux français :

     À la sueur de ton visaige
     Tu gagneras ta pauvre vie.
     Après long travail et usaige
     Voicy la Mort qui te convie.

Le même jour, en se promenant dans les champs, George Sand vit un tableau de labourage, non plus fantastique, mais réel : un vieux paysan qui travaillait avec une paire de beaux animaux énormes et dociles, habitués l’un à l’autre, comme des jumeaux, et tirant patiemment, opiniâtrement, lentement et mesurément la charrue de la terre grasse et brune ; son fils, marchant derrière un attelage de quatre bœufs ; à l’autre bout du champ, « Germain, le fin laboureur », accomplissant avec une suprême beauté primitive le plus grand et le plus saint de tous les labeurs humains ; son petit garçonnet excitant les bêtes, conscient de l’importance de ce travail, et enfin ses huit bêtes, jeunes encore, impatientes, fâchées contre chaque empêchement… Et ce fut assez !

Du désir de peindre la beauté de cette vie simple et les sentiments des simples hommes de campagne, tels qu’ils sont ; de la pitié ardente pour ceux qui travaillent, éveillée par ses réflexions sur la gravure de Holbein, pitié pour tous ces laboureurs inconnus qui nous nourrissent, qui ne connaissent durant toute leur vie que « travail et usaige » et n’en sont libérés que par la Mort, enfin des impressions d’une douce soirée dans les champs et de la figure de ce « fin laboureur », faisant silencieusement l’œuvre de la vie, naquit ce charmant petit conte, — la Mare au Diable. Ce n’est pas en vain que son prologue est considéré comme une perle dans la couronne de George Sand. Les adeptes les plus acharnés du naturalisme admirèrent ce morceau d’une admiration sans bornes ; Pierre Leroux et de Latouche furent tous les deux enchantés et par la pureté de la forme, et par la profondeur des pensées. Quant à nous, nous croyons que c’est un des joyaux de la littérature universelle. Si les réflexions attristées sur le sort de ceux qui peinent, éveillées par le quatrain en vieux français, ont arrêté l’attention des contemporains de George Sand, elles doivent nous frapper bien plus encore, parce qu’on peut y voir comme le prototype des « quatre attelages » de Tolstoï. George Sand dit que l’existence humaine idéale serait celle où l’homme exercerait tour à tour et journellement, la force de ses bras, sa force physique, en travaillant à la sueur de son visage ; en développant ses dons spirituels, la force de son intelligence, en acquérant des connaissances et la possibilité de réfléchir sur ce qui l’entoure et sur la beauté de la nature, enfin en ne permettant pas à son cœur de s’étioler. De là, le travail physique, intellectuel et la fréquentation de ses semblables, comme conditions indispensables de bonheur et d’une existence vraiment humaine.

À la vue du jeune laboureur et de son enfant, l’auteur s’était demandé « pourquoi son histoire ne serait pas écrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sillon qu’il traçait avec sa charrue ».

L’année prochaine, ce sillon sera comblé et couvert par un sillon nouveau. Ainsi s’imprime et disparaît la trace de la plupart des hommes dans les champs de l’humanité. Un peu de terre l’efface, et les sillons que nous avons creusés se succèdent les uns aux autres comme les tombes dans le cimetière. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de l’oisif, qui a pourtant un nom, un nom qui restera, si, par une singularité ou une absurdité quelconques, il fait un peu de bruit dans le monde ?…

Eh bien, arrachons, s’il se peut, au néant de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n’en saura rien et ne s’en inquiétera guère ; mais j’aurai eu quelque plaisir à le tenter…


Et George Sand nous raconte cette histoire qu’elle prétend lui avoir été contée par Germain lui-même. Nous ne la redisons pas : elle est trop connue.

Comme épilogue, l’auteur a ajouté à ce roman une étude mi-ethnographique, mi-romanesque, sous le titre de : les Noces de campagne. Il y décrit non seulement le mariage de Marie et de Germain, mais toutes les coutumes matrimoniales du Berry, présentant (ainsi que tous les vieux usages de tous les pays d’Europe, et surtout de coins aussi oubliés qu’était le Berry vers 1830-1840) un mélange extraordinaire de cérémonies de l’antique paganisme et des rites chrétiens. En Berry ce mélange était encore compliqué, parce que les différentes nations ayant autrefois peuplé le centre de la France, les Celtes, les Gaulois, les Romains, y avaient tous laissé leurs us et coutumes. Ces us et coutumes se fondirent avec les rites nuptiaux archaïques, communs à toute l’Europe et témoignant clairement qu’ils remontent à l’époque où les anciens d’une tribu exigeaient le payement d’une amende pour le rapt d’une fiancée. (Les réminiscences de ces rites peuvent être découverts non seulement dans les noces de campagne, mais jusque dans les cérémonies nuptiales du monde le plus snob !) George Sand note bien finement tous ces rites, toutes ces coutumes, chansons, mots d’usage et dictons, qu’on pratique, chante et redit durant les trois journées de réjouissances obligatoires, précédant et suivant le mariage à l’église. (Une coutume rappelle de point en point les intermèdes des saturnales romaines et les personnages mêmes portent les noms de payen et de payenne.)

Tous ceux qui s’intéressent aux études d’ethnographie comparée, au folklore et à l’histoire de la culture, liront et reliront avec le plus grand intérêt ces pages alertes et spirituelles. Car cette étude (comme tout ce que George Sand a écrit sur la vie du peuple) arrête notre attention par sa compréhension remarquable et son entente à saisir et à fixer pour les générations à venir les mœurs, les chansons, les coutumes, tous les détails curieux et caractéristiques, qui se perdent chaque jour.

Les deux séries d’esquisses intitulées Mœurs et coutumes du Berry et Visions de la nuit dans les campagnes[693] offrent le même intérêt, elles font revivre les légendes et les histoires des bonnes vieilles femmes, les superstitions du Berry et les traditions locales, contées avec la candeur des narrateurs rustiques. Nous y trouvons encore des pages consacrées à la comparaison des chansons bretonnes et berrichonnes, qui feraient honneur à un ethnographe de profession, soucieux d’étudier la transmission des légendes et des chansons d’une peuplade à une autre.

George Sand se rendait compte de l’intérêt qu’il y avait à préserver de la disparition les monuments de la poésie populaire, aussi appelait-elle dans cette étude l’attention des lecteurs sur l’ouvrage de M. de La Villemarqué consacré à la poésie bretonne et intitulé : les Barza Breiz. Et ceci à une époque où l’intérêt pour les études et les recherches des œuvres créées par le peuple ou sur la vie du peuple s’éveillait à peine[694] !

Revenons aux pages des Noces de campagne. Il en est une que relira chaque amateur d’ethnographie, et chaque admirateur du beau ; et non seulement il la lira, mais il en gardera pour toujours le souvenir, comme de l’une des plus poétiques inspirations de George Sand.

En commençant la Mare au Diable, par l’indication que ce petit roman devait fane partie de la série des Veillées du chanvreur, George Sand revient dans cet épilogue à la personne de ce narrateur rustique qui joue, — avec le fossoyeur, cet esprit fort du village, — le rôle principal dans toutes les cérémonies matrimoniales et dans toutes les réjouissances champêtres. Involontairement, l’auteur se sent transporté au temps de son enfance, lorsque la petite Aurore Dupin écoutait durant les longues soirées d’automne les récits du vieil Étienne Depardieu[695]. Et voici que de la plume de George Sand s’échappe ^adorable digression que voici :

… C’est particulièrement la nuit que tous, fossoyeurs, chanvreurs et revenants, exercent leur industrie. C’est aussi la nuit que le chanvreur raconte ses lamentables légendes. Qu’on me permette une digression. Quand le chanvre est arrivé à point, c’est-à-dire suffisamment trempé dans les eaux courantes et à demi séché à la rive, on le rapporte dans la cour des habitations ; on le place debout par petites gerbes qui, avec leurs tiges écartées du bas et leurs têtes liées en boule, ressemblent déjà passablement le soir à une longue procession de petits fantômes blancs, plantés sur leurs jambes grêles et marchant sans bruit le long des murs. C’est à la fin de septembre, quand les nuits sont encore tièdes, qu’à la pâle clarté de la lune on commence à broyer. Dans la journée, le chanvre a été chauffé au four ; on l’en retire, le soir, pour le broyer chaud. On se sert pour cela d’une sorte de chevalet surmonté d’un levier en bois, qui, retombant sur des rainures, hache la plante sans la couper. C’est alors qu’on entend la nuit, dans les campagnes, ce bruit sec et saccadé de trois coups frappés rapidement. Puis un silence se fait ; c’est le mouvement du bras qui retire la poignée de chanvre pour la broyer sur une autre partie de sa longueur. Et les trois coups recommencent : c’est l’autre bras qui agit sur le levier : et toujours ainsi, jusqu’à ce que la lune soit voilée par les premières lueurs de l’aube. Comme ce travail ne dure que quelques jours dans l’année, les chiens ne s’y habituent pas et poussent des hurlements plaintifs sur tous les points de l’horizon.

C’est le temps des bruits insolites et mystérieux dans la campagne. Les grues émigrantes passent dans des régions où, en plein jour, l’œil les distingue à peine. La nuit, on les entend seulement, et ces voix rauques et gémissantes, perdues dans les nuages, semblent l’appel et l’adieu d’âmes tourmentées qui s’efforcent de trouver le chemin du ciel, et qu’une invincible fatalité force à planer non loin de la terre, autour de la demeure des hommes ; car ces oiseaux voyageurs ont d’étranges incertitudes et de mystérieuses anxiétés dans le cours de leur traversée aérienne. Il leur arrive parfois de perdre le vent, lorsque des brises capricieuses se combattent ou se succèdent dans les hautes régions. Alors on voit, lorsque ces déroutes arrivent durant le jour, le chef de file flotter à l’aventure dans les airs, puis faire volte-face, revenir se placer à la queue de la phalange triangulaire, tandis qu’une savante manœuvre de ses compagnons les ramène bientôt en bon ordre derrière lui. Souvent, après de vains efforts, le guide épuisé renonce à conduire la caravane ; un autre se présente, essaie à son tour et cède la place à un troisième, qui retrouve le courant et engage victorieusement la marche. Mais que de cris, que de reproches, que de remontrances, que de malédictions sauvages ou de questions inquiètes sont échangés, dans une langue inconnue, entre ces pèlerins ailés !

Dans la nuit sonore, on entend ces clameurs sinistres tournoyer parfois assez longtemps autour des maisons, et comme on ne peut rien voir, on ressent malgré soi une sorte de crainte et de malaise sympathique jusqu’à ce que cette nuée sanglotante se soit perdue dans l’immensité.

Il y a d’autres bruits encore qui sont propres à ce moment de l’année et qui se passent principalement dans les vergers. La cueille des fruits n’est pas encore faite, et mille crépitations inusitées font ressembler les arbres à des êtres animés. Une branche grince, en se courbant, sous un poids arrivé tout à coup à son dernier degré de développement ; ou bien une pomme se détache et tombe à vos pieds avec un son mat sur la terre humide. Alors vous entendez fuir, en frôlant les brandies et les herbes, un être que vous ne voyez pas : c’est le chien du paysan, ce rôdeur curieux, inquiet, à la fois insolent et poltron, qui se glisse partout, qui ne dort jamais, qui cherche toujours on ne sait quoi, qui vous épie, caché dans les broussailles, et prend la fuite au bruit de la pomme tombée, croyant que vous lui lancez une pierre.

C’est durant ces nuits-là, nuits voilées et grisâtres, que le chanvreur raconte ses étranges aventures de follets et de lièvres blancs, d’âmes en peine et de sorciers transformés en loups, de sabbat au carrefour et de chouettes prophétesses au cimetière. Je me souviens d’avoir passé ainsi les premières heures de la nuit autour des brayes en mouvement, dont la percussion impitoyable, interrompant le récit du chanvreur à l’endroit le plus terrible, nous faisait passer un frisson glacé dans les veines. Et souvent aussi le bonhomme continuait à parler en broyant : et il y avait quatre à cinq mots perdus ; mots effrayants, sans doute, que nous n’osions pas lui faire répéter, et dont l’omission ajoutait un mystère plus affreux aux mystères déjà si sombres de son histoire. C’est en vain que les servantes nous avertissaient qu’il était bien tard pour rester dehors, et que l’heure de dormir était depuis longtemps sonnée pour nous : elles-mêmes mouraient d’envie d’écouter encore ; et avec quelle terreur ensuite nous traversions le hameau pour rentrer chez nous ! Comme le porche de l’église nous paraissait profond, et l’ombre des vieux arbres épaisse et noire ! Quant au cimetière, on ne le voyait point ; on fermait les yeux en le côtoyant.

Nous ne pouvons pas nous refuser le plaisir de citer ici encore une lettre de de Latouche, se rapportant à cette digression de l’auteur de la Mare au Diable, d’autant plus que les extraits de ses lettres inclus par George Sand dans son article sur De Latouche, présentent un tel désordre chronologique qu’il rend absolument perplexe non seulement celui qui aurait pu consulter les autographes des lettres de de Latouche, mais aussi chaque lecteur attentif. Nous avons essayé de noter en marges du volume d’Autour de la table[696], où l’article sur de Latouche est réimprimé, les dates des lettres, auxquelles ses extraits sont empruntés, mais nous avons remarqué bientôt que les millésimes que nous mettions en regard des lignes : 1847, 1844, 1843, 1846, 1845 et de nouveau 1847, 1843, etc., parsemaient tellement les pages du livre qu’il ne restait absolument plus de papier blanc, bien que nous ne fussions pas au bout de nos corrections. Nous disons cela à titre de renseignement. Revenons à la lettre de de Latouche. Le vieux critique qui, malgré toute son admiration pour la Mare au Diable, avait pourtant fait certaines observations un peu tracassières sur quelques détails du roman, baissa pavillon devant cette description d’une soirée d’automne, dans les Noces de campagne et écrivit à l’auteur :

6 avril 1846.

Vous êtes digne de tous vos succès. J’offrirais le peu de jours qui me restent à languir (si cela pouvait tenter le diable) pour avoir peint une de ces nuits de septembre dans un verger, quand le chien du paysan, rôdeur et curieux, insolent et poltron, prend la fuite au bruit de la pomme tombée, croyant que vous lui lancez une pierre ; ou bien encore ces évolutions des grues, alors que le guide épuisé renonce à conduire et qu’un autre retrouve le vent et commande la caravane. J’ai rêvé cette nuit que j’étais en pleine mer : j’entendais au-dessus du navire planer, sans les voir, les voyageurs ; j’écoutais ces âmes en peine : les grues ont fait naufrage.

Je vous aime et les bouleaux sont verts, voilà les nouvelles du village.

H. de Latouche.

La même note qui termine l’épilogue de la Mare au Diable, la description, ou plutôt l’impression d’une soirée d’automne, résonne aussi à la première page de François le Champi :

Nous revenions de la promenade, R… et moi, au clair de la lune, qui argentait faiblement les sentiers dans la campagne assombrie. C’était une soirée d’automne, tiède et doucement voilée ; nous remarquions la sonorité de l’air dans cette saison et ce je ne sais quoi de mystérieux qui règne alors dans la nature. On dirait qu’à l’approche du lourd sommeil de l’hiver, chaque être et chaque chose s’arrangent furtivement pour jouir d’un reste de vie et d’animation avant l’engourdissement fatal de la gelée : et, comme s’ils voulaient tromper la marche du temps, comme s’ils craignaient d’être surpris et interrompus dans les derniers ébats de leur fête, les êtres et les choses de la nature procèdent sans bruit et sans activité apparente à leurs ivresses nocturnes. Les oiseaux font entendre des cris étouffés au lieu des joyeuses fanfares de l’été. L’insecte des sillons laisse échapper parfois une exclamation indiscrète ; mais tout aussitôt il s’interrompt et va rapidement porter son chant ou sa plainte à un autre point de rappel. Les plantes se hâtent d’exhaler un dernier parfum, d’autant plus suave qu’il est plus subtil et comme contenu. Les feuilles jaunissantes n’osent frémir au souffle de l’air, et les troupeaux paissent en silence sans cris d’amour ou de combat.

Nous-mêmes, mon ami et moi, nous marchions avec une certaine précaution, et un recueillement instinctif nous rendait muets et comme attentifs à la beauté adoucie de la nature, à l’harmonie enchanteresse de ses derniers accords, qui s’éteignaient dans un pianissimo insaisissable. L’automne est un andante mélancolique et gracieux qui prépare admirablement le solennel adagio de l’hiver…

Et tout comme nous avons trouvé dans les lettres de de Latouche une mention enthousiaste sur « la nuit de septembre dans un verger » d< ns les Noces de campagne, de même nous trouvons dans les lettres de Tourguéniew à Mme Viardot des lignes enthousiastes sur cette page de la préface de François le Champi et sur le roman même. Ces lignes nous serviront à leur tour de préface à l’analyse de ce second chef-d’œuvre des romans champêtres de George Sand.

… Votre mari vous a certainement parlé du nouveau roman de Mme Sand, que le Journal des Débats publie dans son feuilleton : François le Champi. C’est fait dans la meilleure manière : simple, vrai, poignant… Il y a entre autres, tout au commencement de la préface, une description en quelques lignes d’une journée d’automne… C’est merveilleux. Cette femme a le talent de rendre les impressions les plus subtiles, les plus fugitives, d’une manière ferme, claire et compréhensible ; elle sait dessiner jusqu’aux parfums, jusqu’aux moindres bruits… Je m’exprime mal, mais vous me comprenez. La description dont je vous parle m’a fait penser au chemin bordé de peupliers qui conduit au Jarriel le long du parc ; je revois les feuilles dorées sur le ciel d’un bleu pâle, les fruits rouges de l’églantier dans les haies, le troupeau de moutons, le berger avec ses chiens et une foule d’autres choses[697] !…

Voici ce qui peut s’appeler la « force contagieuse » de l’art ! George Sand fit vibrer dans l’âme d’un autre artiste une corde analogue et sa plume traça cette charmante petite aquarelle, « faite d’après un tableau de George Sand ». La même lettre de Tourguéniew nous révèle que notre grand compatriote, tout en admirant François le Champi, écrit, selon lui, « dans la meilleure manière », reprochait toutefois à l’auteur l’emploi des mots et des tours de phrases paysans : … Elle y entremêle peut-être un peu trop d’expressions des paysans ; ça donne de temps en temps un air affecté à son récit. L’art n’est pas du daguerréotype, et un aussi grand maître que Mme Sand pourrait se passer de ces caprices, d’artiste un peu blasé[698]. Mais on voit clairement qu’elle en a eu jusque par-dessus la tête des socialistes, des communistes, de Pierre Leroux et autres philosophes ; qu’elle en est excédée et qu’elle se plonge avec délices dans la fontaine de Jouvence de l’art naïf et terre à terre…

Combien Tourguéniew était encore loin de nos exigences contemporaines qui réclament l’absolue individualité du langage de chaque personnage et l’absolue conformité de ce langage avec sa caste, sa profession, son train de vie, son éducation ! Remarquons encore qu’autant Tourguéniew dit vrai, lorsqu’il constate le désir de George Sand de faire une œuvre où les hommes ne fassent qu’un avec la nature, autant il est curieux que Tourguéniew ait signalé chez elle la fatigue, le désir de revenir à la jeunesse de l’art et à la terre bien avant les journées de juin (la lettre est du 17 janvier 1848). D’ailleurs Tourguéniew ne prévoyait nullement qu’à peine deux mois plus tard, dans sa Lettre aux riches, George Sand déclarerait, urbi et orbi, être justement communiste et que maintes fois encore, dans toute une série d’articles, elle se déclarerait l’adepte de cette doctrine.

Revenons encore à ce prétendu excès d’expressions berrichonnes incriminé par Touguéniew. Rollinat avait au contraire reproché à George Sand d’avoir fait parler Jeanne « comme tout le monde » ; en l’associant à la vie des « maîtres », elle l’avait forcée à s’exprimer d’une manière inusitée, et encore à penser autrement qu’elle ne le pouvait réellement. Donc Rollinat, à l’encontre des autres, ne trouvait pas le langage de Jeanne assez typique, et l’auteur, selon lui, avait ainsi péché contre la vérité artistique. Ce même ami était aussi mécontent de la Mare au Diable ; d’après lui on y « voyait encore trop l’auteur », ce qui nuisait à l’homogénéité de l’œuvre.

George Sand s’efforça donc d’écrire son Champi de manière à « ne laisser voir l’auteur nulle part », ne regrettant que de traduire en français usité certaines locutions et certains mots tout berrichons. Mais elle voulait raconter son histoire de manière à être également comprise par un Parisien blasé et par un Berrichon parlant encore le bon vieux français de Rabelais. Elle voulait, au lieu d’œuvres quintessenciées, à la portée de la minorité des lecteurs, faire une œuvre qui aurait pu répondre au nom de l’art pour tous, pour les riches et les pauvres, pour l’élite intellectuelle et les illettrés. Bref, ayant bien avant Tolstoï[699] prêché dans le prologue de la Mare au Diable la théorie des « quatre attelages », George Sand exprime dans la préface de François le Champi le même souhait que Tolstoï dans son étude sur l’Art.

Selon George Sand, les vraies œuvres d’art ou de littérature doivent être compréhensibles et plaire à tous les hommes. Les romans champêtres de George Sand sont effectivement à la portée d’un immense cercle de lecteurs. Elle a donc brillamment résolu le problème qu’elle s’était proposé. Un intellectuel comprend ces contes villageois aussi bien qu’un homme du peuple, un prolétaire aussi bien qu’un bourgeois français, un Allemand ou un Italien. Traduisez-les, lisez-les à des paysans de n’importe quel pays, ils seront à leur portée, ils exciteront une série de pensées et de sentiments les plus élevés. Nous conseillons à tous ceux qui s’occupent des bibliothèques et des conférences populaires de mettre en première ligne dans leurs catalogues : la Mare au Diable, François le Champi et la Petite Fadette.

M. d’Haussonville trouve que le prétendu chanvreur, au nom duquel George Sand raconte le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres sonneurs, ressemble peu à un véritable chanvreur. Nous dirons au contraire que ce bon vieux Depardieu qui nous raconte si adorablement comment le pauvre petit Champi fut recueilli par la jeune meunière Mme Blanchet, comment il grandit et devint d’abord son meilleur ami, puis la sauva de la ruine, alors que son mari ayant dissipé toute sa fortune, la pauvre meunière était sur le point de tomber à la merci de sa rivale et sa créancière, la coquette Sévère, et comment il ne s’aperçut point, au milieu de toutes ces affaires pratiques, qu’il aimait d’amour sa mère adoptive et était aimé d’elle, — ce cher vieux conteur, disons-nous, est bien un véritable villageois, très typique. Il est même hors de doute que c’est un véritable paysan berrichon par son tour d’esprit, quoiqu’il ne parle point patois et ne nous lance pas de jurons indécents à la figure (ainsi que c’est maintenant reçu en littérature). Car, s’il doit, comme le voulait George Sand, être compris du Parisien civilisé, cela ne veut pas dire que ses idées ne soient pas celles d’un vrai paysan. M. d’Haussonville croit que ce sont les idées de George Sand ; cela n’est pas tout à fait exact : nous y découvrons quelque chose de très local, de très paysan en général, et en particulier ce sont les idées d’un philosophe rustique, un peu bavard, un peu libre penseur.

Nous trouvons dans le Champi un tout autre défaut : quelque chose de faux et de déplaisant dans la donnée même du roman, dans cet amour non pas filial, mais amoureux, de l’enfant trouvé pour sa mère adoptive. Afin de préciser notre pensée, racontons ici deux souvenirs personnels. Une très jeune fille de nos amies reçut la permission de lire le Champi avec sa gouvernante ; c’était le premier roman de George Sand qu’on lui permît de lire. Toute fière et enchantée elle commença. Quelques jours plus tard, nous lui demandâmes : « Eh bien ? avez-vous fini le Champi ? Cela vous a-t-il plu ? » — « Ah ! ne m’en parlez pas, s’écria notre jeune amie, c’est une horreur ! Et puis, c’est bête comme tout ! » — « Comment, une horreur ? Pourquoi, bête comme tout ? » — « Mais songez donc que ce François… il est si brave, si gentil… et tout d’un coup il… (ici la voix flûtée baissa mystérieusement)… « tout d’un coup il devient amoureux de cette vieille et l’épouse, c’était sa mère ou tout comme, et lui, il, il… non ! cette fin est d’une bêtise, d’une bêtise ! » Et notre interlocutrice fut prise d’un fou rire, comme on ne rit qu’à seize ans. Et plusieurs années plus tard, au milieu d’une m. 43 spirituelle causerie après dîner, dans un salon littéraire, lorsque la conversation tomba sur les romans champêtres de George Sand, notre inoubliable vieil ami, le prince A. I. Ourousof, ce connaisseur si fin, ce critique excellent, s’écria, en donnant à sa voix une intonation et à sa figure une expression d’effroi du plus haut comique ; « Et le Champi ? Mais c’est horrible cette histoire-là ! C’est incestueux ! Mais oui, cela frise le parfait inceste !… » C’est ainsi que le brillant critique, l’esthète blasé par toutes les choses de la vie et de l’art, exprima par sa spirituelle boutade la même pensée, la même révolte du sentiment moral intime qui se devinait dans les paroles inconscientes de la naïve et innocente lectrice à la robe demi-courte.

Nous autres gens adultes et lecteurs moyens, nous savons très bien calculer que Madeleine Blanchet n’avait que dix-huit ans au moment où elle ramassait le petit François qui en avait six, qu’il est donc parfaitement probable et même naturel que lorsqu’il eut vingt-deux ans et elle trente-quatre, un amour passionné s’alluma dans leurs cœurs. Et puis, disons-nous, qu’est-ce que cela fait qu’il l’épouse, une fois que son mari est mort ?… Mais quand même, cet épilogue où François qui avait tout le long du roman dit « ma mère » à Madeleine, devient son fiancé et puis son mari, produit sur le lecteur l’impression d’un vague malaise.

Nous eussions préféré que François le Champi se passât de l’amour de François ou tout au moins qu’il ne se terminât pas par son mariage avec Madeleine, mais alors il n’y aurait point eu de roman, car le roman est l’histoire de la passion inconsciente de François. Nous aurions préféré en tout cas que la douce et modeste Madeleine repoussât cette passion : son amour pour le garçon qu’elle avait élevé en même temps que son petit Jeannie nous choque et nous paraît presque criminel. Nous avons déjà dit que nous ne concevons pas pourquoi à propos des amours de George Sand on prononce si souvent le mot de « tendresse maternelle », de « sentiments maternels ». Mais si cette confusion de sentiments d’ordres si différents nous étonne, lorsque nous la rencontrons chez les biographes ou les critiques, elle nous rend absolument perplexes, venant de la part de George Sand elle-même, mère idéale. Il est parfaitement incompréhensible qu’elle ait pu si souvent et si facilement profaner l’idée et le nom d’ « amour maternel » en l’employant et dans sa vie privée et dans ses romans écrits, quand ils n’y avaient que faire ! Nous ne savons pas si la faute en est à l’époque ou si c’est une question de manque de goût et de tact personnel, mais ces éternels « sentiments maternels », ne se rapportant pas à des orphelins, à des pupilles, mais bien à des amoureux, à des amants dans le sens le plus précis du ternie, nous choquent.

Lorsque la plume de George Sand trace avec tant de facilité les mots de « tendresse maternelle », à l’adresse des héros de ses romans vécus ou écrits, nous regrettons qu’elle ne se souvînt à ce même moment de son cher Maurice et ne se soit pas dit : « Mais je dis là une absurdité : on ne peut, on ne doit pas tracer ce mot, lorsqu’il s’agit de la passion amoureuse, fût-elle pleine de pitié ou de tendresse protectrice, c’est un sacrilège ! »

Au contraire, Madeleine Blanchet qui avait vraiment traité le pauvre enfant abandonné avec une tendresse toute maternelle, aurait dû se dire, après avoir entendu la déclaration de François : « Mais c’est absurde, c’est une folie, il est mon fils ou tout comme. Est-ce qu’une mère peut aimer son fils ainsi qu’un mari ou un amant ? »

C’est cette infraction à la loi morale et à celle du bon goût qui fait que ce roman, si adorablement écrit, tout en nuances et en traits fins, laisse après lui un souvenir vaguement déplaisant. Nous nous empressons de dire que nous ne parlons que pour nous-mêmes et que notre opinion semblera sûrement monstrueuse, François le Champi étant compté parmi les chefs-d’œuvre de George Sand. Mais nous sommes sûr que les mères, les vraies mères, seront de notre avis, et diront comme la liseuse de seize ans : « la fin gâte le roman », tandis que ses débuts, ces simples pages touchantes nous parlant du sort des pauvres petits champis, enfants abandonnés dans les champs au sens précis du mot, n’échappant souvent à leur perte que grâce à de bonnes âmes comme Madeleine, ces pages-là sont réchauffées par le souffle d’une vraie pitié. Et cela est tout naturel. Durant toute sa vie à Nohant, George Sand sauva et éleva non pas un seul, mais beaucoup, beaucoup de champis ! M. Maurice Cristal (Germa), dans son article[700], raconte que Mme Sand avait toute sa vie ramassé, sauvé, élevé, soigné, enseigné et mis sur pieds une quantité de champis. Il ajoute que si, tout comme ses héroïnes, la Petite Fadette ou la Louise dans Valentine, elle avait été souvent offensée ou poursuivie pour n’avoir pas assez respecté la morale bourgeoise, elle reçut, en récompense de sa bonté maternelle pour les malheureux enfants abandonnés, une expression toute originale de leur gratitude. Lorsqu’en l’été de 1848, au moment du réveil de la réaction à outrance, la vie et le repos de Mme Sand étaient menacés[701], tous les champis des alentours, jadis secourus par elle, formèrent autour de Nohant une garde invisible et veillèrent nuit et jour pour préserver leur bienfaitrice d’une attaque soudaine, de pièges quelconques, d’une arrestation sournoisement préparée, etc. Elle ne le sut même pas[702] ! C’est ainsi que les champis la remercièrent. En vérité, cette histoire vraie n’est ni moins romantique, ni moins intéressante que l’histoire de François le Champi. Qu’il y manque ce que l’on appelle l’amour, qu’il n’y ait d’une part que bonté et pitié humaine, de l’autre, que dévouement et gratitude, elle n’en est que plus belle !

La Petite Fadette est dans son genre un Taming of the shrew : c’est l’histoire du domptage d’une petite bête fauve, taquine, traquée, montrant les dents, de Fadette le Grillon, que tout le village prenait pour une sorcière, ou même pour un méchant farfadet, et de sa transformation en une douce, aimante et laborieuse jeune fille. Il est évident que cette transformation s’accomplit grâce à la toute-puissance de l’amour. Amour de Fadette pour l’un des « bessons du père Barbeau », le beau Landry : amour de ce dernier réchauffant et illuminant la malheureuse existence du petit diable persécuté, remplissant d’une gratitude ardente son pauvre cœur, assoiffé de tendresse et de soleil. Cette simple histoire, compliquée par l’attachement jaloux et maladif de l’autre besson, Sylvain, pour son frère, est narrée par l’auteur avec une incomparable finesse, il s’en échappe comme un parfum de premier amour. Et les tableaux de la vie rustique, avec ses jours de travail et ses jours de fêtes, enveloppent l’action d’une fraîcheur extrême de réalité et de réalisme, oui, de réalisme, c’est le mot, en dépit de ceux qui prétendent que tous les romans champêtres de George Sand ne sont « qu’une parfaite idylle et ne reproduisent nullement la vie réelle ». Nous avons dans notre premier volume raconté que jusqu’à quinze ans George Sand vécut au milieu des champs, en compagnie des enfants du village : sa participation à leurs jeux, leurs joies et leurs peines, ainsi qu’à celles des gens de la campagne en général, lui donna cette grande entente de la vie rurale qui ne s’acquiert ni par des excursions sur le lieu d’action d’un roman quelconque, ni par des collections de « documents humains » coupés dans les journaux. Cette intimité avec le peuple, ce lien avec le terroir, durant l’enfance avec ses impressions inconscientes, ainsi que durant les années conscientes passées au village, firent que dès que George Sand touchait à des types de paysans, ils apparaissaient sous sa plume tout palpitants de vie, surtout les personnages secondaires. Le père Lhéry et sa femme dans Valentine, les Bricolin dans le Meunier, la mère Gothe dans Jeanne, le père Maurice, le père Léonard et la mère Guillette dans la Mare au Diable, le vagabond Cadoche dans Jeanne, le demi-vagabond Jean Jappeloup dans le Péché de M. Antoine, les coquettes villageoises : la Sévère et Catherine Guérin, les ingénues du village : l’espiègle Claudie, amie de Jeanne, et la jolie Rose Bricolin dans le Meunier, le meunier lui-même, à la langue si bien pendue, Sylvain Charasson, l’écuyer rustique dans le Péché de M. Antoine, tous vivent d’une vie réelle, parce que George Sand les avait connus depuis son enfance : ils ont surgi spontanément dans son imagination lorsqu’elle voulut leur donner la vie.

Ses écrits sociaux et politiques, ceux qui parurent vers 1840-1843, ainsi que ceux de 1848, respirent la même entente de la vie du peuple. Le Père Va-tout-seul, les Lettres d’un paysan de la Vallée Noire, Fanchette, la Lettre d’un boulanger à sa femme, l’Histoire de France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin, les Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens et enfin l’esquisse dédiée à Tourguéniew, Pierre Bonnin, que nous avons mentionnée plus haut, tous sont écrits dans une langue populaire admirable ; ils traduisent si parfaitement les pensées et les aspirations du peuple que tous ceux qui prétendent être experts dans les questions populaires pourraient les envier. George Sand puisait à la source même ; cette source rejaillit dans toutes les œuvres où apparaissent en scène les hommes du peuple et les tableaux de la vie rustique, fût-ce dans un roman, dans une œuvre autobiographique (comme l’Histoire de ma vie), dans une pièce de théâtre (comme Claudie ou le Pressoir), dans des études ethnographiques (comme les Visions de la nuit ou les Mœurs et coutumes du Berry, mentionnées plus haut) ou bien dans des œuvres aussi fantastiques que les Contes à ses petites-filles. (C’est ainsi que dans le Nuage rose, elle décrit avec un charme incomparable comment une petite fille garde des moutons dans une prairie alpestre et file sa quenouille tout en marchant ; dans le Géant Jéous elle peint la lutte des montagnards des Pyrénées contre les forces de la nature.) Nous devons répéter ici une comparaison assez rebattue et nous souvenir du mythe d’Autée qui redevenait plus fort chaque fois qu’il touchait à la Terre-Mère. Chaque fois que George Sand touche à la campagne, aux mœurs rustiques, ses pages exhalent la fraîcheur des prés, l’air de la vraie poésie.

La Petite Fadette fut trois fois mise au théâtre. En 1850, Anicet Bourgeois en tira une comédie médiocre, et en 1860, l’artiste allemande Birch-Pfeiffer, une excellente. Cette dernière pièce intitulée le Grillon (die Grille), jouée sur toutes les scènes allemandes, fit remporter des triomphes à une quantité d’ingénues allemandes, la célèbre Raabe en tête. Enfin en 1869, MM. Semet et Bazille en firent un opéra-comique[703]. Quant à François le Champi, George Sand en fit elle-même une pièce, jouée avec grand succès vers la fin de 1849 à l’Odéon ; ce succès encouragea l’auteur à revenir à l’art dramatique, abandonné après le fiasco de Cosima en 1840. Nous parlerons plus loin de François le Champi comédie, ainsi que des deux autres pièces rustiques de George Sand où apparaissent aussi ses chers berrichons, — Claudie et le Pressoir.

Disons seulement dès à présent que si Tourguéniew avait blâmé chez George Sand romancière l’emploi du patois, Gustave Planche, lorsque parut Claudie, désapprouva George Sand dramaturge de vouloir faire parler ses personnages « un langage qui ne fût point en désaccord avec leurs idées », c’est-à-dire qu’il lui reprocha un excès de réalisme :

… Le style de Claudie est pareil au style de Champi ; c’est la même naïveté et parfois aussi, je dois le dire, le même enfantillage. Les locutions berrichonnes que le public parisien admirait, dans le Champi, se retrouvent à chaque scène de Claudie. Quel que soit l’engouement de la foule pour ces locutions, je n’hésite pas à les condamner, car elles impriment au langage un singulier cachet de monotonie. Ces locutions, d’ailleurs, n’ont rien qui appartienne en propre au Berry, a quelques lieues de Paris, en parcourant les fermes et les villages, on peut retrouver, ou peut s’en faut, toutes les formes de langage que l’auteur de Claudie nous donne comme berrichonnes. Cette fantaisie, qui a excité l’ébahissement de la foule, n’est pour moi qu’une fantaisie puérile. Je comprends très bien que Molière, ayant à mettre en scène des paysans, leur prête le langage de leur condition, et pourtant, malgré toute son habileté, il lui arrive parfois de lasser l’attention du spectateur ; je n’en citerai qu’un exemple, que chacun a déjà nommé d’avance, le dialogue de Mathurine et de Pierrot dans Don Juan. Ce que Molière avait fait pendant quelques minutes avec un succès très douteux, l’auteur de Claudie a voulu le faire pendant trois heures, et malgré ma vive sympathie pour le talent qu’il a montré dans le développement des caractères, dans l’expression des sentiments, je suis bien obligé d’avouer que les personnages mis en scène auraient à mes yeux une tout autre valeur, si, au lieu de parler la langue de Jeules-Bois, ils parlaient la langue de tous. À quoi servent, en effet, ces locutions que le public applaudit comme naïves ? Donnent-elles vraiment à la pensée plus de relief et d’évidence ? Serait-il impossible d’exprimer, dans la langue qui se parle autour de nous, les idées et les passions dont se compose le drame nouveau ? Une pareille thèse me semble difficile à soutenir ; c’est pourquoi je regrette que l’auteur de Claudie, habitué à traiter la poésie d’une manière simple et sévère, ait eu recours à ce prestige enfantin ; il faut laisser aux imaginations de second ordre l’emploi de ce moyen vulgaire. Les admirateurs enthousiastes qui ne veulent prêter l’oreille à aucune objection me répondent sans doute que le langage villageois était une nécessité dans Claudie, aussi bien que dans le Champi, puisque tous les personnages sont de condition rustique. Cette réponse, à mon avis, ne détruit pas la valeur de mes reproches. Est-ce en effet au nom de la vérité absolue qu’on prétend louer comme souverainement belle, comme souverainement utile, cette langue que les badauds prennent pour le patois berrichon ? Le principe une fois posé, que l’on prenne la peine d’en déduire les conséquences au nom de la vérité absolue ; nous pouvons demain voir inaugurer sur la scène le patois de l’Auvergne, le patois de la Picardie, et bientôt, pour comprendre les œuvres conçues dans ce nouveau système, il faudra consulter des glossaires spéciaux. Vainement prétendrait-on que ces locutions provinciales ajoutent à la naïveté de la pensée ; c’est une pure illusion, qui ne résiste pas à cinq minutes d’examen ; il n’y a pas une idée, pas un sentiment dans Claudie qui ne trouve dans la langue écrite une expression docile et fidèle ; il est donc parfaitement inutile de recourir, pour les traduire, au patois berrichon…[704].

Mais George Sand ne se laissa point intimider par ces reproches : ne changea point sa manière, elle ne fit que la renforcer en toute conscience. En 1853, parut encore un roman champêtre, les Maîtres sonneurs ; si ce roman est imparfait sous le rapport de la charpente et de la donnée générale, si une certaine prolixité le rend inférieur au Champi, à la Fadette, et surtout à la Mare au Diable, l’auteur a atteint la perfection en ce sens qu’il s’est parfaitement identifié avec le personnage du gars campagnard, le futur chanvreur Étienne Depardieu, au nom duquel il parle, et ceci constitue la vérité artistique. Il est donc incompréhensible, comme le remarque si judicieusement un homme de science, dont nous parlerons tout à l’heure, « que ce roman ne soit jamais mentionné, ou bien qu’il ne le soit que fort légèrement, en passant, dans presque toutes les biographies et histoires de littérature ».

Or, dans la dédicace de ce roman à Eugène Lambert, George Sand déclare qu’en contant cette fois la propre histoire d’Étienne Depardieu, entendue de sa bouche au temps de sa jeunesse à elle, elle « imitera autant que possible la manière du chanvreur ».

Tu ne me reprocheras pas, dit-elle à Lambert, d’y mettre de l’obstination, toi qui sais, par expérience de tes oreilles, que les pensées et les émotions d’un paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s’y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d’affectation choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton esprit, que les paysans devinent ou comprennent beaucoup plus qu’on ne les en croit capables, et tu as été souvent frappé de leurs aperçus soudains qui, même dans les choses d’art, ressemblaient à des révélations. Si je fusse venu te dire, dans ma langue et dans la tienne, certaines choses que tu as entendues et comprises dans la leur, tu les aurais trouvées si invraisemblables de leur part, que tu m’aurais accusée d’y mettre du mien à mon insu, et de leur prêter des réflexions et des sentiments qu’ils ne pouvaient avoir. En effet, il suffit d’introduire, dans l’expression de leurs idées, un mot qui ne soit pas de leur vocabulaire pour qu’on se sente porté à révoquer en doute l’idée même émise par eux ; mais, si on les écoute parler, on reconnaît que s’ils n’ont pas, comme nous, un choix de mots appropriés à toutes les nuances de la pensée, ils en ont encore assez pour formuler ce qu’ils pensent et décrire ce qui frappe leurs sens. Ce n’est donc pas, comme on me l’a reproché, pour le plaisir puéril de chercher une forme inusitée en littérature, encore moins pour ressusciter d’anciens tours de langage et des expressions vieillies que tout le monde entend et connaît du reste, que je vais m’astreindre au petit travail de conserver au récit d’Étienne Depardieu la couleur qui lui est propre. C’est parce qu’il m’est impossible de le faire parler comme nous, sans dénaturer les opérations auxquelles se livrait son esprit, en s’expliquant sur des points qui ne lui étaient pas familiers, mais où il portait évidemment un grand désir de comprendre et d’être compris.

Si, malgré l’attention et la conscience que j’y mettrai, tu trouves encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou trop trouble dans les sujets qu’il aborde, ne t’en prends qu’à l’impuissance de ma traduction. Forcée de choisir dans les termes usités de chez nous, ceux qui peuvent être entendus de tout le monde, je me prive volontairement des plus originaux et des plus expressifs ; mais, au moins, j’essayerai de n’en point introduire qui eussent été inconnus au paysan que je fais parler, lequel, bien supérieur à ceux d’aujourd’hui, ne se piquait pas d’employer des mots inintelligibles pour ses auditeurs et pour lui-même.

Cette explication aussi laborieuse et détaillée de la raison d’être et de la légitimité d’un procédé littéraire serait inutile de nos jours. Ce procédé est reconnu par tout le monde comme obligatoire pour chaque auteur désireux que ses personnages soient en accord avec leur naturel. Au contraire on reproche souvent à George Sand d’y avoir manqué, « en faisant parler à tous ses personnages le même langage idéalisé et littéraire, sans couleur locale ni caractère individuel ». George Sand était donc en avance sur son temps et le goût de ses contemporains : sa manière, qui semble idéalisée de nos jours, était réaliste alors.

C’est justement parce que George Sand sut garder durant tout le roman la plus parfaite homogénéité du langage et du ton populaire qu’elle atteignit ce qu’on appelle dans les règles de l’art poétique « la fidélité du type artistique » : ce que Rollinat exigeait d’elle. L’auteur n’apparaît point derrière cet Étienne ou Tiennet, parfait Berrichon et individu très particulier en même temps. C’est un brave gars simple, pas trop éveillé, mais un peu rusé et nullement sot ; bien qu’il n’ait pas la langue trop déliée, il ne manque pas d’esprit et sait être railleur ; il est retenu, posé, un peu superstitieux et pourtant prêt à se battre avec le diable en personne quand il s’agit d’obliger ses amis ; il est pratique, laborieux, mais il ne se refuse point une réjouissance « honnête » au cabaret du village. Mais surtout c’est un cœur pur et généreux, sachant aimer simplement et patiemment, ne faisant point souffrir de sa jalousie ni son premier amour, sa jolie cousine Brulette (lorsqu’elle donne toutes ses préférences à l’ami de son enfance Joseph), ni sa seconde préférée, la courageuse et fière enfant du vieux bûcheron, « la fille des bois », Thérence ; il porte silencieusement et patiemment son chagrin, quand elle aussi s’éprend de Joseph. Thérence ne débrouille que plus tard quel homme au fond est ce Joseph. Ce qu’il est, c’est ce que nous raconte justement Tiennet par l’intermédiaire de l’auteur ; ou plutôt il nous raconte comment le gamin campagnard Joseph, surnommé Joset l’ébervigé, exposé aux risées de tout le village pour son air stupide et sa maladresse, ne trouvant protection que de la part de sa camarade de catéchisme, l’alerte et pimpante Brulette, élevée par sa mère à lui, se découvre un talent musical, talent d’exécution et de créateur, et devient à la fin un « maître sonneur ». Mais si l’enfant imbécile, toujours plongé dans une vague rêverie, s’élève par son intelligence bien au-dessus de son simple entourage, il reste toujours un égoïste, préoccupé de sa personne, d’un amour-propre excessif, jaloux, envieux, et son arrogance, son éternel désir de primer sur ses rivaux amènent sa fin prématurée. On le trouve un beau jour noyé ou tué dans un fossé. La rumeur attribue sa mort à ses camarades de métier, les ménétriers ambulants, jouissant d’une mauvaise réputation parmi la pacifique population sédentaire et formant un compagnonnage mi-maçonnique, mi-industriel dont les membres ne sont admis qu’après force épreuves mystérieuses et pénibles et dont les lois et les usages sont jalousement cachés aux yeux des profanes.

Tiennet nous conte également comment, à F encontre de Joseph, la coquette et légère Brulette, d’abord si préoccupée de sa personne, devint une modeste, laborieuse et sérieuse jeune fille, se sacrifiant pour les autres et supportant bravement la calomnie pour avoir maternellement gardé et soigné l’enfant de la Mariton, mère de Joseph. C’est son amour pour l’ami de Joseph, l’intrépide muletier Huriel, sonneur de talent et amant de la liberté, et son attachement filial pour la Mariton qui l’ont transformée.

L’idée générale du roman est donc l’un des thèmes favoris de George Sand : le sacrifice de sa personnalité, la victoire de l’altruisme sur l’égoïsme et l’égotisme, la victoire, comme elle le disait, du jobard sur le farceur, l’action ennoblissante et transformatrice d’un grand et parfait amour.

Dans les Maîtres sonneurs, ce thème se développe sur l’arrière-fond d’un intéressant contraste entre deux mondes, deux types d’habitants du centre de la France : les habitants de la plaine, pacifiques et lents Berrichons, n’aimant ni l’esprit de nouveauté, ni le déplacement, fidèles aux vieilles coutumes, agriculteurs honnêtes et gens d’un commerce sûr, et les habitants montagnards de la Marche et du Bourbonnais, bûcherons et muletiers, toujours sur les chemins, habitués à la vie à la belle étoile, indépendants, téméraires, plus ingénieux et plus énergiques, plus éveillés et moins arriérés, point rivés à la terre, mais souvent fort peu soucieux de la propriété et de la vie d’autrui, enclins aux rixes et aux querelles, et, à la fin du dix-huitième siècle, — le temps de la jeunesse de Tiennet où se joue l’action du roman, — souvent criminels et passant aux yeux de la pacifique population du Berry pour des brigands ou même des gens voués à l’esprit du mal.

Au fond, ce sont les deux types si souvent rencontrés de nos jours dans les œuvres de Gorki : agriculteurs attachés à la terre, tranquilles, mais avides et inertes, — vagabonds libres et intrépides.

Notons surtout le dithyrambe de la rude vie vagabonde, la vie des chemineaux, que débite Huriel en réponse aux doléances de Tiennet, effrayé de la perspective de passer la nuit dans la forêt, à la belle étoile. C’est une variation sur un autre thème favori de George Sand, trouvé déjà dans Consuelo, l’hymne au « grand chemin sablé d’or ».

Le roman nous initie aux rudes et mystérieux us et coutumes des maîtres sonneurs, ces francs-maçons ménétriers, et les pages qui leur sont consacrées sont des plus intéressantes. M. Tiersot dit, dans son Histoire de la chanson populaire en France[705] :

Les Maîtres sonneurs… paraissent être faits sur des données précises et une observation exacte… sur les pratiques et les traditions des ménétriers bourbonnais et berrichons…

Cette impression d’un juge aussi autorisé en cette matière sera sûrement partagée par chaque lecteur : il est hors de doute que George Sand avait en main force renseignements et données lorsqu’elle écrivait ce roman[706].

Et dans ses lettres entre 1850-1853, nous trouvons effectivement maint écho de son intérêt intense d’alors pour tout ce qui se rapporte à la musique populaire et aux musiciens ambulants. C’est ainsi qu’elle raconte à son fils (occupé à mettre en scène Claudie à la Porte-Saint-Martin) que, parmi les maçons travaillant à Nohant, elle a trouvé une « mine de musique » populaire, cela en écoutant un certain Jean Chauvet, qui, tout en perçant un mur pour un calorifère, « chantait pour charmer ses ennuis » ; elle raconte le fait ainsi qu’il suit :

Il chante juste et avec le vrai chic berrichon ; je l’ai emmené au salon et j’ai noté trois airs, dont un fort joli ; après quoi je l’ai fait bien boire et manger là, tout son saoul. Il a été retrouver ses camarades et, leur faisant tâter sa chemise toute trempée de sueur, il leur a dit : « J’ai jamais tant peiné de ma vie ! cHe dame et ce monsieur (c’était Muller)[707] m’ont fait asseoir sur une chaise ; et puis les v’là de causer et de se disputer à chaque air que je leur disais ; et v’là qu’ils disaient que je faisais du bémol, du si, du sol, du diable, que je n’y comprenais rien, et j’avais tant d’honte que je pouvais pus chanter. Mais tout de même, je suis bien content, parce que, puisque je sais du bémol, du si, du sol et du diable, j’ai pus besoin d’être maçon. Je m’en vas aller à Paris, où on me fera bin boire, bin manger pour écouter mes chansons. »

Là-dessus, tous les autres maçons se sont mis à gueuler dans les corridors, pour me faire entendre qu’ils savaient tous chanter, depuis le maître maçon, qui chante du Donizetti comme un savetier, jusqu’au goujat, qui imite assez bien le chant du cochon. Mais ça ne me touche pas, et chacun envie le sort de Jean Chauvet…

Le 25 septembre 1853, George Sand écrit à son fils :

Cher vieux, tu dois avoir reçu un mot de moi et de Manceau où nous te disions notre arrivée à bon port. Le jour de notre arrivée[708] il a passé sur la route un pifferaro napolitain, que j’ai happé bien vite ; ce n’était pas un fameux maître sonneur ; mais sa musette est bien autrement belle de sons que les nôtres, et il jouait des airs qui avaient beaucoup de caractère. Il y avait avec lui deux musiciens de Venise, sans aucune couleur locale, et un jeune homme qui dansait très joliment, très sérieusement, et les yeux baissés des cachuchitas et des jotas, d’une manière si pareille aux paysans maïorquins, et il en avait si bien les airs et le type, que j’aurais juré que c’en était un. Il m’a dit qu’il était de Tolède et qu’il dansait à la manière des gens de son pays. Alors c’est absolument la même chose qu’à Maïorque…

Le 13 décembre de la même année elle lui écrit encore :

J’ai été avant-hier au spectacle de la Châtre, entendre des chanteurs montagnards fort intéressants…

Ce qui avait été le sujet des reproches de Tourguéniew et de Gustave Planche, l’effort de George Sand d’écrire ses romans champêtres en langue populaire, en ne choisissant de l’idiome berrichon que les tours et les expressions qui puissent être compris sans traduction, ce tour de force que la romancière s’était imposé, en se privant de la richesse habituelle de son vocabulaire pour entrer dans ce cadre, fut autant apprécié par les philologues et les linguistes, que les renseignements sur la musique populaire par les musiciens de profession.

Et de même que M. Tiersot parlait de ce roman dans son livre, plusieurs doctes auteurs de glossaires d’idiomes : MM. Godefroy, Darmstetter et Hatzfeld, le comte Jaubert, Sachs[709] et d’autres ont fait entrer dans leurs dictionnaires les uns quelques mots, et les autres des listes entières d’expressions employées par George Sand dans ses romans champêtres. Une attention toute particulière lui fut vouée sous ce rapport par MM. Jaubert et Sachs[710], et de nos jours par le jeune érudit allemand M. Max Born, qui consacra une dissertation au Langage de George Sand dans le roman « les Maîtres sonneurs » [711], — une étude extrêmement approfondie et sérieuse du « matériel lexique et syntaxique » contenu dans cette œuvre, qu’on ne mentionne, selon M. Born, « que trop peu et en passant dans les biographies de George Sand et les histoires de littérature ». Il prouve que même les deux connaisseurs les plus experts en cette matière, le comte Jaubert et M. Sachs, n’avaient nullement épuisé à fond toute la richesse des mots et des particularités de l’idiome donné par George Sand dans les Maîtres sonneurs.

Les Maîtres sonneurs, le moins connu des romans champêtres de George Sand, est donc l’œuvre qui a le plus attiré l’attention des professionnels, musiciens et philologues.

Nous l’analysons ici, dans ce chapitre, quoiqu’il ait paru en 1853 : il fait partie des Veillées du chanvreur,

Parlons à présent de deux œuvres de George Sand publiées en 1846 et 1847, années où parurent la Mare au Diable et François le Champi, mais qui ne leur ressemblent en rien : Tévérino et le Piccinino.

Déjà Julien Schmidt avait signalé que tous les écrivains et poètes romantiques, George Sand plus que tous les autres, ont toujours aimé (à exalter les natures soi-disant « artistiques », les vagabonds et les bohémiens de tontes sortes, aux dépens des « vils bourgeois » ou des aristocrates froidement raffinés, menant une vie laborieuse ou fainéante, mais calme et réglée. De là toutes les variantes des Carmen, des Esmeralda, des Consuelo et des Petites Fadettes. Tévérino présente au lecteur le contraste des deux natures : celle d’un fils du peuple, nature spontanée, douée de tous les talents et de tous les dons de l’esprit, mais mal élevée, mal équilibrée, ne s’élançant vers le beau qu’instinctivement et menant une vie désordonnée de vagabond, de vrai bohème, et celle de deux représentants de l’aristocratie, instruits, d’une éducation parachevée, mais toujours froidement réfléchissants, incapables de jouir librement de la vie, empoisonnés par l’amour-propre et le scepticisme.

Nous venons de faire connaissance avec l’amoureux de la vie en plein air, le généreux, insoucieux et ingénieux Huriel.

Tévérino, c’est encore Huriel, mais apprêté d’une autre manière, c’est Huriel sans sa cornemuse, sans ses mulets, ni poussière de charbons, ni bûchage dans les montagnes du Bourbonnais, ni usages marchois, bref, un Huriel sans couleur locale. Mais il est évident que cet Huriel, nouvelle édition, est un spécimen d’autant plus brillant de la tribu des adorables vagabonds-artistes.

Le jeune aristocrate Léonce voulant distraire la capricieuse dame de ses rêves, lady Sabina G… qui se meurt d’ennui, arrange une fantastique excursion où tout doit être imprévu, donc intéressant pour la belle blasée. Chemin faisant, Léonce enlève un curé de village, amateur de la bonne chère, la jeune sœur d’un contrebandier, Madeleine, qui possède le don d’apprivoiser les oiseaux et passe, comme la petite Fadette, pour sorcière, et enfin le beau chemineau Tévérino. Ce Tévérino, grâce à sa belle stature et à sa figure plus belle encore, avait été modèle, et avait acquis chez les peintres des notions sur les arts. Il sait prendre des poses plastiques, dans le style du Michel-Ange, dans le genre antique, ou encore à la Raphaël, à la Giulio Romano, etc., et il disserte sur l’art pas plus mal qu’un professeur d’esthétique. Il a encore été chanteur d’opéra et chante presque aussi bien que Rubini. Il nage comme un poisson. Il fait de l’escrime comme un maître d’armes. N’ayant jamais pris brides en mains, il se trouve être d’inspiration un cocher admirable, fait accomplir à une paire de chevaux fougueux des tours d’adresse dans les chemins alpestres les plus vertigineux, au milieu de descentes et de montées, de torrents et de ponts croulants. Il est né acteur comique et sait en un clin d’œil improviser des scènes burlesques. Il soutient avec le curé des controverses théologiques et lui confectionne des plats gastronomiques, mais il sait aussi marivauder de la manière la plus exquise avec la magnifique Sabina. Il la rend amoureuse de lui, lui fait perdre la tête et se fait accorder un baiser. Puis, généreusement, il la ramène, après une si rude leçon pour sa fierté et son amour-propre, dans les bras de son adorateur. Lui s’en va avec sa petite fiancée, la contrebandiste, qu’il sait, parfait chevalier qu’il est, respecter et garder envers et contre tous, et envers lui-même !

Bref, ce Tévérino est la réunion de toutes les vertus, de tous les charmes et de tous les talents. Tout cela serait ridicule (et les interminables élucubrations de Léonce et de Sabina sur l’amour simplement ennuyeuses), si toutes ces aventures — qui se passent de l’aube d’un jour jusqu’à deux heures après midi du lendemain — n’étaient narrées avec une verve et un brio qui font pardonner à l’auteur son invraisemblable héros.

George Sand dit, dans la préface de Tévérino, qu’elle a peint un type invraisemblable pour les personnes de la haute société, mais connu de tous ceux qui ont fréquenté les artistes, un type d’artiste à l’état latent, apte à toute chose et ne se vouant exclusivement à aucune spécialité. Elle voulait encore prouver que ces natures bien douées gardent souvent, au milieu de la plus dégradante misère et au milieu d’expédients et d’aventures, une exquise délicatesse de sentiments, un cœur pur et simple. Elle voulait surtout prouver que toujours, dans toutes les positions, au milieu de toutes les misères et en dépit du passé le plus abject, un être humain peut se relever et s’élever. Idée toute chrétienne. On ne peut pas dire pourtant que Tévérino donne au lecteur l’assurance qu’il en soit ainsi. Lorsque dans la dernière scène du roman il apparaît en robe blanche de dominicain et prononce des discours fort édifiants sur son avenir et celui de la petite oiselière dont il veut devenir digne, nous devons avouer que tout cela ne nous paraît qu’une de ses improvisations brillantes et nous nous attendons à lui voir jeter son froc aux orties, s’adonner au sport athlétique ou faire métier de baladin, ne songeant nullement à son relèvement moral.

George Sand tira plus tard une pièce de ce roman, c’est-à-dire qu’elle en fit le prologue d’une pièce jouée en 1854, sous le nom de Flaminio. Les personnages sont les mêmes que dans le roman, à de petites exceptions près (c’est ainsi par exemple que, pour faire une concession à l’esprit clérical du moment, le cher curé ridicule est remplacé par une Anglaise caricaturée, miss Barbara, cousine de lady Sabina). Mais la pièce n’a pas le charme de ce spirituel et alerte récit de voyage si plein d’imprévu. Le mystère de la liberté des relations rustiquement pures et vraiment fraternelles entre Tévérino et Madeleine, incompréhensible pour Sabina et intraduisible par des moyens de théâtre, mais très bien compris du lecteur, n’y est plus. Dans la pièce Tévérino déclare au contraire, dès le début, que Madeleine est sa fiancée. L’action est privée de cet arrière-fond, si plein de couleur, de routes alpestres, de défilés de montagne et de petits bourgs italiens, qui donne un charme tout particulier à cette narration gracieuse. Le côté pittoresque disparut, le côté moralisateur domine, et, somme toute, il ne reste rien ou presque rien de cette petite nouvelle si gaie, et il existe une pièce ennuyeuse de plus ! Nous ne l’avons pas vu jouer, mais nous croyons que sur les planches elle doit ennuyer encore plus que dans les pages du^deuxième volume du Théâtre de George Sand.

Tévérino et Piccinino parurent tous les deux dans la Presse, le premier en 1845 et l’autre en 1847.

… Ce que je pense de la noblesse de race, dit George Sand dans l’Histoire de ma vie, je l’ai écrit dans le Piccinino, et je n’ai peut-être fait ce roman que pour faire les trois chapitres où j’ai développé mon sentiment sur la noblesse. Telle qu’on l’a entendue jusqu’ici, elle est un préjugé monstrueux, en tant qu’elle accapare au profit d’une classe de riches et de puissants la religion de la famille, principe qui devrait être cher et sacré à tous les hommes. Par lui-même ce principe est inaliénable et je ne trouve pas complète cette sentence espagnole : Cada uno es hijo de sus obras. C’est une idée généreuse et grande que d’être le fils de ses œuvres et de valoir autant par ses vertus que le patricien par ses titres. C’est une idée qui a l’ait notre grande Révolution, mais c’est une idée de réaction, et les réactions n’envisagent jamais qu’un côté des questions, le côté que l’on avait trop méconnu et sacrifié. Ainsi, il est très vrai que chacun est le fils de ses œuvres ; mais il est également vrai que chacun est le fils de ses pères, de ses ancêtres, patres et matres. Nous apportons en naissant des instincts qui ne sont qu’un résultat du sang qui nous a été transmis, et qui nous gouverneraient comme une fatalité terrible, si nous n’avions pas une certaine somme de volonté qui est un don tout personnel accordé à chacun de nous par la justice divine…

Dans la Notice précédant le roman même de Piccinino, elle dit :

J’avais toujours envie de faire, tout comme un autre, mon petit chef de brigands. Le chef de brigands, qui a défrayé tant de romans et de mélodrames sous l’Empire, sous la Restauration, et jusque dans la littérature romantique, a toujours amusé tout le monde, et l’intérêt principal s’est toujours attaché à ce personnage terrible et mystérieux. C’est naïf, mais c’est comme cela. Que le type soit effrayant comme ceux de Byron ou, comme ceux de Cooper, digne du prix Montyon, il suffit que ces héros du désespoir aient mérité légalement la corde ou les galères pour que tout bon et honnête lecteur les chérisse dès les premières pages, et fasse des vœux pour le succès de leurs entreprises. Pourquoi donc, sous prétexte d’être une personne raisonnable, me serais-je privée d’en créer un à ma fantaisie…

Or, cette fantaisie consistait, selon son aveu, à rendre vraisemblable, naturel et compréhensible, un personnage qui l’était par le principe aussi peu. Nous ne saurions dire si George Sand a réussi dans son projet. Selon nous, ce n’est pas par le naturel que le Piccinino pèche. Mais nous y voyons effectivement le désir de l’auteur de résoudre les deux problèmes qu’il s’était posés : dans les trois chapitres intitulés ; le Blason, les Portraits de famille et Bianca, George Sand développe largement les idées sur la noblesse qu’elle avait effleurées dans les lignes précitées de l’Histoire de ma vie. D’autre part le héros en titre est en effet un mystérieux et insaisissable brigand sicilien, surnommé le Justicier d’aventure, ennemi juré de tous les oppresseurs, fils illégitime du prince de Castro Reale (également devenu dans sa vieillesse chef de brigands et surnommé il Destatore ou Celui qui éveille).

Ces deux thèmes s’enchaînent grâce à la circonstance que le duc de Castro a encore un fils légitime de son mariage secret avec la princesse Agathe de Palmarosa qu’il avait séduite par violence jadis. Ce jeune prince Michel a été sauvé des mains des parents d’Agathe, orgueilleux et méchants, et élevé en qualité ce fils par un généreux plébéien, le décorateur Pier Angelo Lavoratori, qu’il vénère comme son père. Emmené par ce dernier à Rome, toujours dans le but de le soustraire à la vengeance de sa parenté haut placée, mais bassement pensante, Michel Lavoratori ou Michel de Castro Reale y est devenu un peintre de talent. Il revient soudain en Sicile, pour y vivre auprès de son père et de sa sœur présomptifs. À peine débarqué, il tombe par hasard sur son pire ennemi, son oncle, le prince cardinal Jeronimo de Palmarosa, et n’échappe que par miracle à une perte certaine. Il tombe dans quantité d’autres mésaventures encore, à cause d’un entraînement irrésistible qu’il éprouve pour la princesse Agathe, dont il ignore l’âge et vers laquelle il se sent attiré par un attrait mystérieux. Tout se débrouille fort heureusement et le héros doublement noble retrouve sa noble mère, grâce aux efforts réunis : du noble plébéien décorateur Pier Angelo ; de son frère non moins noble, le moine Fra Angelo, ex-bandit et partisan de Castro Reale ; d’un troisième plébéien noble, le peintre Magnani ; de la courageuse et archinoble sœur adoptive de Michel, la jeunette Mila ; du triplement noble brigand Piccinino, fils naturel d’un duc et d’une plébéienne, — donc aussi mi-plébéien, — et enfin par ceux d’un seul noble de race, l’ami généreux de la princesse Agathe, le marquis de la Serra, — bref, par les généreux efforts de toute une série de personnes de basse extraction, mais d’une noblesse de sentiments extrême, qui forment autour d’Agathe et de son fils une petite garde de corps.

Il faut dire sans ambages que, malgré # tout l’imbroglio du récit, malgré tout l’attrait que présente le héros principal, ce bandit aussi rusé qu’Ulysse, aussi agile qu’un lézard, aussi brave qu’un bravo des Abruzzes, — cet excès de paroles et d’actions nobles est tout bonnement insupportable et notre estomac du vingtième siècle est incapable de digérer autant de fadaises. On ne comprend pas que la même plume qui avait dessiné la petite Marie de la Mare au Diable, si adorable dans sa simplicité, ait pu écrire toutes ces causeries invraisemblables, — tant elles sont quintessenciées et « sublimes », — entre la petite Mila Lavoratori, son frère et Magnani. La petite Mila finit par formuler des opinions et des aperçus esthétiques qui feraient honneur au plus docte historien de l’art. Et sur quoi, s’il vous plaît ? Sur la Madonna della Sedia de Raphaël, dont la copie suspendue dans sa chambrette, oblige cette petite Sicilienne, portant des cruches d’eau sur sa tête comme toutes les rustiques filles d’Italie et lavant son linge comme Nausikaa, à se répandre en réflexions surfines sur les rapports entre le beau réel dans la vie et le beau idéal dans l’art ! C’est absolument invraisemblable ! Ce roman n’aurait pas arrêté notre attention, s’il ne s’y trouvait pas, çà et là, des phrases et des idées qui portent bien la date de 1846. L’auteur a beau transporter l’action de son roman loin de France et nous assurer que c’est un « conte fantastique sans lieu ni époque précis », ce roman, comme celui de Tourguéniew, devrait s’intituler la Veille. Oui, ce sont bien là les idées planant dans l’air la veille des événements qui allaient se jouer en France. Tous ces sentiments contre les oppresseurs siciliens, cherchant une issue et dégénérant en brigandage, ce sont des sentiments qui se développent aux époques mortes où l’apathie est générale, où l’oppression est arrivée à son comble. Chacun pour soi, cet adage favori de Louis-Philippe, formulant tout l’esprit bourgeois de son règne, exaspère le moine Fra Angelo.

Ah ! dit-il, chacun pour soi !… Nous ne sommes donc pas au bout de nos malheurs, et nous pouvons bien encore égrener nos chapelets en silence. Hélas ! hélas ! voilà de belles choses ! Les enfants de notre peuple ne voudront point remuer, de peur de sauver leurs anciens maîtres avec eux ; et les patriciens n’oseront pas bouger non plus, dans la crainte d’être dévorés par leurs anciens esclaves. À la bonne heure ! Pendant ce temps, la tyrannie étrangère s’engraisse et rit sur nos dépouilles ; nos mères et nos sœurs demandent l’aumône ou se prostituent ; nos frères et nos amis meurent sur un fumier ou sur la potence !…


Nous retrouverons bientôt les mêmes pensées dans les articles de George Sand de l’année 1848, prêchant l’union du peuple et de la bourgeoisie intellectuelle ; les mêmes exclamations retentiront dans les Bulletins de la République, écrits de la main de l’auteur du Piccinino !

Ailleurs, en parlant du changement qui s’était opéré dans les mœurs et les coutumes de son pays pendant les quelques années qu’il a passé loin de sa ville natale, ce même Fra Angelo peint ainsi l’état général de la France… non : de la Sicile !


… Lorsque le Destatore m’envoya dans les villes avec ses députés, pour tâcher d’établir des intelligences avec les seigneurs qu’il avait connus bons patriotes, et les bourgeois riches et instruits qu’il avait vus ardents libéraux, je fus bien forcé de constater que ces gens-là n’étaient pas les mêmes, qu’ils avaient élevé leurs enfants dans d’autres idées, qu’ils ne voulaient plus risquer leur fortune et leur vie dans ces entreprises hasardeuses où la foi et l’enthousiasme peuvent seuls accomplir des miracles.

Oui, oui, le monde avait bien marché… en arrière, selon moi. On ne parlait plus que d’entreprises d’argent, de monopole à combattre, de concurrence à établir, d’industries à créer. Tous se croyaient déjà riches, tant ils avaient hâte de le devenir, et, pour le moindre privilège à garantir, le gouvernement achetait qui bon lui semblait. Il suffisait de promettre, de faire espérer des moyens de fortune, et les plus ardents patriotes se jetaient sur cette espérance, disant : « L’industrie nous rendra la liberté ! »

Le peuple aussi croyait à cela et chaque patron pouvait amener ses clients aux pieds des nouveaux maîtres, ces pauvres gens s’imaginant que leurs bras allaient leur rapporter des millions. C’était une fièvre, une démence générale. Je cherchais des hommes, je ne trouvai que des machines. Je parlai d’honneur et de patrie, on me répondit soufre et filature de soie.

… Mais depuis, mon Dieu ! j’ai vu le résultat de ces belles promesses pour le peuple ! J’ai vu quelques praticiens relever leur fortune en ruinant leurs amis et faisant la cour au pouvoir. J’ai vu plusieurs familles de minces bourgeois arriver à l’opulence ; mais j’ai vu les honnêtes gens de plus en plus vexés et persécutés ; j’ai vu surtout, et je vois tous les jours plus de mendiants et plus de misérables sans pain, sans aveu, sans éducation, sans avenir. Et je me demande ce que vous avez fait de bon avec vos idées nouvelles, votre progrès, vos théories d’égalité ! Vous méprisez le passé, vous crachez sur les vieux abus, et vous avez tué l’avenir en créant des abus nouveaux plus monstrueux que les anciens…


Vraiment on dirait que ce n’est pas un compagnon du bandit sicilien appelé l’Éveilleur, mais bien le rédacteur de l’Éclaireur… de l’Indre qui parle ainsi, celui qui, vers 1843, s’efforçait d’attirer à son œuvre littéraire et sociale, à l’œuvre de la liberté, tous les « bons patriotes » de l’endroit et ses anciens amis qu’il avait connus jadis (vers la fin du règne de Charles X, les Dudevant formaient le centre de l’opposition bonapartiste et libérale berruyère) pour « bien pensants » et « ardents libéraux ». D’autres discours de Fra Angelo adressés à son neveu, le peintre, rappellent les remontrances de George Sand à son fils, peintre aussi, qui était alors assez indifférent pour tout ce qui n’avait pas rapport direct avec la peinture ou le plaisir : elle tâchait à cette époque de réveiller chez lui l’intérêt pour les affaires publiques. Nous pouvons présumer que les deux hôtes de Nohant, en 1846, Louis Blanc et Emmanuel Arago, prêtaient en cette occasion aide à leur hôtesse. Dans ce roman, dédié à Emmanuel Arago et qui a pour sous-titre : Souvenir d’une veillée de famille, nous trouvons aussi un souvenir indéniable de la personnalité de Louis Blanc, cet ami commun d’Arago et de l’auteur. Le vengeur implacable de tous les péchés des riches et des puissants, le Piccinino est tout comme l’auteur de l’Histoire de dix ans, d’une taille si minuscule, qu’il paraît un enfant ; sa figure est d’une fraîcheur juvénile ; il parle d’une voix insinuante et douce, mais sous cet extérieur de jouvenceau, se cache une ambition gigantesque, une volonté de fer, un esprit d’une vivacité et d’une acuité extraordinaires[712].

Résumons : ce qu’il y a d’intéressant dans ce roman, c’est d’abord l’idée que les traditions de race sont à désirer chez les plébéiens, tout comme chez les patriciens. Tous doivent s’efforcer d’être les continuateurs des œuvres de leurs pères en tout ce qui est grand, noble et bon. Puis, ce qui arrête encore notre attention, ce sont les échos des questions sociales et politiques qu’on débattait en 1846 à Nohant, pendant « les veillées de famille », en feuilletant un « recueil de belles gravures de paysages siciliens[713] » ou en discutant avec Chopin et Solange sur les bonnes traditions et les absurdes prétentions de la noblesse. Enfin, ce sont les nombreuses réminiscences personnelles, les allusions et les traits autobiographiques que chaque lecteur découvre, dès qu’il y accorde la moindre attention.


FIN DU TOME TROISIÈME

TABLE DES MATIÈRES



(1838)
Date importante dans la vie spirituelle de George Sand. — Pierre Leroux et ses doctrines. — Frédéric Chopin ; l’homme et l’artiste. — Les débuts du roman. — Le printemps de 1838. — Voyage à Majorque. — Les Préludes et la Sonate en si bémol mineur. — Un Hiver à Majorque. — Marseille. — 19 juin 1839 
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(1839-1842)
L’été 1839 à Nohant. — L’appartement de la rue Pigalle, 16. — Récits de Gutzkow, Louis de Loménie, Balzac, Gutmann, etc. — Mme Marliani. — Delacroix. — Henri Heine et Joseph Dessauer. — Carl. — Mme Dorval et Bocage. — Cosima. — L’été de 1840 à Paris. — Voyage à Cambrai. — Difficultés financières. — Visite de Gutzkow. — L’hiver de 1840-41. — Les amis polonais. — Lettres inédites de Mickiewicz. — Une page du Journal de Piffoël et des Impressions et Souvenirs. — Un petit incendie. — Loménie en fumiste. — Concert de Chopin. — L’été de 1841. — M. et Mme Viardot 
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Spiridion. — Influence croissante de Leroux. — Querelle avec Buloz. — Agricol Perdiguier. — Le Compagnon du tour de France. — Horace. — Emmanuel Arago. — Les poètes populaires : Magu, Gilland, Charles Poncy. — Lettres de et à Béranger. La Revue indépendante 
 217


Consuelo. — La Comtesse de Rudolstadt. — Jean Ziska et Procope le Grand. — Une secte mystique russe. — Les Sauvages de Paris. — Réflexions sur 
J.-J. Rousseau. — Fanchette. — L’Éclaireur de l’Indre. — Louis Blanc et la Réforme. — Lettres de Pierre Leroux 
 332


(1842-1846)
Le phalanstère du square d’Orléans. — Le livre de W. von Lenz. — Désaccords. — Mlle de Rozières. — Maurice et Solange. — Isidora. — Les Mères de famille dans le beau monde. — Lettres inédites de Chopin 
 418


(1846-1847)
Le rôle des enfants dans les romans des parents. — Solange, Maurice et Augustine Brault. — L’été de 1846. — Lucrezia Floriani. — Le 29 juin 1846. — Excursions dans la Creuse — Victor de Laprade et Louis Blanc à Nohant. — L’automne de 1846. — La commedia dell’ arte à Nohant. — Fernand des Préaulx. — L’hiver de 1846-47. — Encore quelques lettres de Chopin. — Le printemps de 1847 à Paris. — Clésinger. — Mlle Merquem. — Mariage de Solange. — Rupture avec Chopin. — Événements tragiques de 1847 à Nohant. — L’hiver de 1847-48. — Mort d’Hippolyte Chatiron. — Mort de Chopin en 1849. — La correspondance entre Chopin et George Sand. — Dumas père et Dumas fils 
 495


Un petit aperçu d’histoire littéraire. — Les œuvres de George Sand de 1843-1847. — Romans champêtres et romans socialistes. — Jeanne. — De Latouche. — Le Meunier d’Angibault. — Le Péché de M. Antoine. — La Mare au Diable, les Noces de Campagne, Mœurs et coutumes du Berry, les Visions de la Nuit, Monsieur Rousse. — François le Champi, la Petite Fadette, les Maîtres Sonneurs. — Teverino, le Piccinino 
 634

PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
Rue Garancière, 8

    le prenant pour un « portrait d’après nature » ; que Liszt le recopia à ce titre dans sa Biographie de Chopin, et que tout récemment encore ces lignes réapparurent, toujours en qualité de « portrait de Chopin », dans la nouvelle biographie écrite par M. Ferdinand Hœsick, où elles sont attribuées à la plume d’une « dame du grand monde ». Mais il suffit de confronter les pages 248-250 du premier volume de M. Hœsick pour voir que cette « dame », qui croit avoir décrit Chopin, ne fit que copier dans le roman de George Sand le portrait de… Karol.

  1. Plusieurs chapitres de ces deux volumes parurent dans des revues et des recueils russes : « George Sand et Napoléon III » (chap. ix), dans le Messager de l’Europe (1904) ; « George Sand et Mickiewicz » (tiré du chap. ii), ibid., en 1907 ; ce même chapitre parut en polonais dans le Kraj (1907) ; « George Sand et les poètes populaires » (chap. iii), dans le Mir Bojiy (1904) ; « Horace et la Revue indépendante » (du même chapitre), dans le recueil « Vers la Lumière (1904) ; « le Centenaire et Claudie » dans la Rousskaya Mysl (1904) ; « George Sand et Herzen » (du chap. viii), ibid. (1910) ; « George Sand et Heine » (du chap. ii), ibid. (1911).
  2. Lettre inédite à George Sand du 24 septembre 1854, datée de Jersey. Voir plus loin.
  3. Il parut en tout huit volumes (petit in-8o), chez Gosselin, 1841.
  4. Depuis que ces pages ont été terminées, il a paru sur la vie et la doctrine de Leroux un excellent ouvrage que nous regrettons de n’avoir pas connu plus tôt, le beau livre de M. F. Thomas : Pierre Leroux, sa vie, sa doctrine, ses idées. (1904, Paris, Alcan.)
  5. Engelson et sa femme, Mme Alexandra Engelson, furent d’abord des amis de Herzen, puis se brouillèrent complètement avec lui, grâce au caractère étrange et peu loyal d’Engelson, et surtout grâce à sa femme, être détraqué et étrange. Engelson avait assisté Herzen au moment de la mort tragique de sa mère et de son fils Nicolas ; il collabora au journal de Herzen à Londres, donna des leçons à ses deux enfants aînés, fut mainte fois secouru par le grand exilé russe, puis devint son ennemi et le calomnia d’une manière inimaginable. (Voir, à ce propos, les Œuvres complètes de Herzen, vol. IX, les chapitres Ombres russes et Oceano nox.) Leroux publia après la mort d’Engelson un article de lui traduit par sa femme.
  6. De l’Humanité. Introduction, p. 3-4, 78.
  7. Ibid., Tradition, p. 357.
  8. Ibid., p. 91.
  9. Ibid., p. 111.
  10. Ibid., p. 115.
  11. De l’Humanité. p. 95.
  12. Ad Romanos, XII, 4-5. Ce même verset de Saint Paul est placé comme épigraphe en tête du livre De l’Humanité.
  13. De l’Humanité, t. Ier, p. 212-215 ; t. II, p. 19.
  14. Longtemps avant Leroux, Leibniz avait émis cette idée que le bien est libre et le mal ne l’est point, car le mal provient de l’ignorance et de l’erreur : peccatum ab errore.
  15. Histoire de ma vie, t. IV, p. 363-366.
  16. Dans une de ses lettres inédites à George Sand, que nous donnons plus tard, il le raconte lui-même.
  17. Correspondance, t. II, p. 197.
  18. V. t. II, p. 442-445 de notre travail.
  19. Leroux, dans ses lettres, l’appelle constamment « notre ami Chopin » et lui envoie ses saluts et même ses baisers. Dans une lettre, il dit : « J’embrasse Chopin… », dans une autre : « Je serre la main de Chopin avec toute l’ardeur de ma vieille amitié pour lui… »
  20. Cf. notre tome II, p. 440. et la Corresp. de George Sand, t. II, p. 94.
  21. Encore dernièrement, M. Fidao, dans son très intéressant article Pierre Leroux et son œuvre (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1906), y faisait allusion et disait en se basant sur les œuvres de Sainte-Beuve et de Dupont-White et sur une lettre de Mme Sand elle-même (que nous donnons plus bas) que Leroux étant destiné à être « pillé » et « dévalisé » par les autres, que Mme Sand elle-même « sut l’exploiter royalement ». Mme Sand reconnaissant elle-même la source de ses idées, il nous semble qu’il ne faudrait pas lui appliquer ces termes.
  22. Encore dernièrement, M. Fidao, dans son très intéressant article Pierre Leroux et son œuvre (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1906), y faisait allusion et disait en se basant sur les œuvres de Sainte-Beuve et de Dupont-White et sur une lettre de Mme Sand elle-même (que nous donnons plus bas) que Leroux étant destiné à être « pillé » et « dévalisé » par les autres, que Mme Sand elle-même « sut l’exploiter royalement ». Mme Sand reconnaissant elle-même la source de ses idées, il nous semble qu’il ne faudrait pas lui appliquer ces termes.
  23. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 310, et t. Ier, p. 444, où nous parlons de l’engouement de George Sand pour les contemplations astronomiques.
  24. Lorsqu’on publia, dans la Revue musicale, le travail de M. Karlowicz en français, on traduisit le mot de kriostny (parrain) par le mot de « filleul », ce qui donna occasion à des contresens et des non-sens en plusieurs endroits.
  25. Henri Heine, Lutetia. « Ueber die französische Bühne. Vertraute Briefe an August Lewald. » N° X.
  26. F. Chopin, par Liszt. Paris, Escudier, 1852.
  27. Histoire de ma vie, t. IV, p. 405.
  28. MM. Meczislas Karlowicz (Pamiatki po Chopinic, Warszawa, 1904) et Ferdinand Hœsick ont dernièrement fait justice de cette légende encore. La plus grande partie des lettres de Chopin et à Chopin n’a heureusement point été perdue lors du désastre de 1863, et ces messieurs en ont déjà publié un grand nombre.
  29. Cf. la lettre de George Sand à M. de Mirecourt, réfutant tout ce qu’il débitait dans sa biographie de George Sand sur ses habitudes d’élégance. Nous croyons devoir aussi déclarer à ce propos que les lignes si connues de M. de Lamennais à M. de Vitrolles sur la prétendue « élégance » et les « chemises de foulard de Mme Sand » doivent être mises sur le compte du mépris inné de prêtre pour la femme, et ne peuvent nullement être considérées comme véridiques.
  30. Caroline de Saint-Criq. Cf. notre volume II, p. 217.
  31. Si on lit attentivement tout ce que M. Ferdinand Hœsick raconte dans son excellent premier volume de la biographie de Chopin sur les relations entre Chopin et sa première « passion », la cantatrice Constance Gladkowska, on ne se rend que trop bien compte que ce fut le grand musicien qui aima avec toute la prodigalité d’un cœur novice, et que la jolie chanteuse de l’opéra de Varsovie ne le lui rendit que fort incomplètement, lui donnant ample matière à jalousies et à souffrances.
  32. Nous avons fait allusion au projet de Liszt de composer un opéra sur Consuelo, projet qui ne fut jamais réalisé. (Cf. notre volume II, p. 344.) On voit par les lettres inédites de Mme Pauline Viardot à Mme Sand que Meyerbeer s’était aussi enthousiasmé pour Consuelo, et voulait faire un opéra dont l’action se passerait en Bohême, c’est-à-dire qu’il voulait prendre pour sujet les aventures de Consuelo au château des Rudolstadt.
  33. Cf. notre premier volume, p. 220.
  34. Elle écrit dans son Journal pendant le voyage aux Pyrénées : « On veut que je chante ce soir : Ebben, per mia memoria. — Ebbene, ça m’ennuie de chanter. Est-ce que je sais chanter, moi ?… »
  35. Histoire de ma vie, t. IV, p. 440-441.
  36. Édouard Hanslick, célèbre critique viennois (n. 1825, m. 1904). Laroche, critique et compositeur russe (d’origine française), né à Saint-Pétersbourg en 1845, mort en 1904, ami de Tchaïkowski, auteur de Carmosine (sur le texte de Musset) et de quelques autres œuvres. Malheureusement il a trop tôt abandonné sa carrière de compositeur. Ses critiques sont connues par leur verve et leur esprit tout gaulois et très mordant.
  37. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 348-350.
  38. Ibid., p. 427-428.
  39. Ibid., p. 430-433.
  40. V. Szulc, Fryderick Szopen i iego utwory muzyczne. Poznan, 1873. (Frédéric Chopin et ses œuvres musicales.)
  41. Cf. Niecks, Fred. Chopin, t. Ier, p. 324-325.
  42. Ces Souvenirs parurent dans le Temps, en 1874. Charles Rollinat fut le frère du Pylade de George Sand, François Rollinat, et aussi un grand ami à elle, il chantait admirablement et fut surnommé par elle, pour sa voix agile et souple, le Bengali. Plus tard, il se voua à la carrière pédagogique, séjourna quelque temps, comme précepteur, en Russie, apprit le russe, se fit une petite fortune, alla en Italie, se ruina, revint en France et, grâce à l’aide de George Sand, put gagner sa vie en faisant pour la Revue des Deux Mondes des traductions du russe (c’est ainsi qu’il traduisit plusieurs œuvres de Tourguéniew) et en écrivant de petits articles dans le Temps. Nous y reviendrons plus loin.
  43. Dans une lettre inédite de Mme Viardot à George Sand, datée du 6 décembre 1848, nous lisons : « En attendant je suis déjà en train de travailler au Prophète que le grand maître me fait connaître bouchée par bouchée. Toutes ces bouchées finiront par former un grand plat et un bon. C’est très simple, très noble, très dramatique et par conséquent très beau. Je suis très heureuse d’avoir une perspective aussi intéressante pour mon hiver. Il me faut du travail, beaucoup de travail…, etc. » Il est évident qu’au moment où elle écrivait cette lettre — en hiver 1848-1849 — Mme Viardot ne faisait que commencer l’étude de son rôle et de la partition du Prophète.
  44. On voit par les lettres inédites à George Sand de Charles Rollinat lui-même ; par celles de Charles-Edmond (Choyecki), alors rédacteur du Temps, et par celle de George Sand à M. Edmond Plauchut (Corresp., t. VI, p. 307) de quelle chaleureuse et énergique aide, témoignant de son amitié inaltérable, fit preuve George Sand, lorsque Charles Rollinat s’adressa à elle au commencement de 1874, de Côme, lui contant ses misères. Les mots suivants de Tourguéniew dans sa lettre à Mme Sand, datée du 15 avril 1874 (E. Halpérine Kaminsky, Ivan Tourguéniew, d’après sa correspondance avec ses amis français. Paris, Charpentier, 1901) : « Chère madame Sand, Aussitôt après avoir reçu votre lettre, j’ai écrit à l’ami Plauchut pour le prier de me faire faire la connaissance de Rollinat. Je serai heureux de me mettre à sa disposition pour tout ce qu’il voudra. J’ai parcouru sa traduction qui est très bonne. Plauchut l’amènera probablement demain soir…, etc », se rapportent justement à Charles Rollinat et à ses traductions du russe, et nullement à Maurice Rollinat, le fils de François, et plus tard poète connu, comme le prétend en note M. Halpérine Kaminsky. C’est à Charles Rollinat, encore, que se rapportent les lignes d’une autre lettre de Tourguéniew à Mme Sand, datée du 9 avril 1875 : « Ce bon Rollinat s’est débulozé… », c’est-à-dire que Charles Rollinat abandonna son travail chez Buloz, le directeur de la Revue des Deux Mondes.
  45. Voir Ferd. Hœsick, Chopin, zycie i tworzosc, p. xix-xxiii.
  46. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, chap. Ier, p. 56-58.
  47. Cf. George Sand, etc., t. Ier, p. 264.
  48. Cf. George Sand, etc., t. II, p. 322, 457.
  49. George Sand donna à Chopin le sobriquet caressant du « petit » ; elle le nomme encore dans ses lettres à Mme Marliani « Votre petit » ou « Chopinet ». Plus tard, il porta dans l’intimité de Nohant les surnoms de « Chip », « Chip-Chip », « Chip-Chop » ou de « Chopinsky ».
  50. Ferd. Hœsick dans son article « Chopin et Fontana » (Biblioth. Warszawska de juillet 1899) ne se borne pas à restituer le texte des lettres de Chopin à Fontana arbitrairement changées et tronquées par Karasowski, mais encore il réussit par des raisonnements irrécusables à constater que toutes ces lettres sont postérieures à 1838. Voir à ce sujet plus loin.
  51. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 457-458, et le présent volume, p. 23.
  52. Ces souvenirs de voyage parurent dans la Revue des Deux Mondes de 1841, puis en volume. Dans l’édition de Lévy, ils sont simplement intitulés : Un hiver à Majorque. Ils furent dédiés à François Rollinat, et cette dédicace est écrite sous forme d’une Lettre d’un ex-voyageur à son ami sédentaire. La seconde préface, intitulée Notice, fut écrite pour l’édition de 1855, et George Sand y répond encore à la question : « Pourquoi voyager quand on n’y est pas forcé ?… » par les mots suivants : « C’est qu’il ne s’agit pas tant de voyager que de partir : quel est celui de nous qui n’a pas quelque douleur à distraire ou quelque joug à secouer ?… »
  53. Voyage à Majorque, p, 26.
  54. Un hiver à Majorque, p. 28-29.
  55. Inédite.
  56. Lettre à Jules Boucoiran, datée du 23 octobre 1838, de Lyon. (Corr., t. II.)
  57. Même lettre à Boucoiran du 23 octobre 1838.
  58. Histoire de ma vie, t. IV, p. 436.
  59. C’est ainsi, par exemple, au dire de Niecks, que Chopin contribua avec intention à répandre la fausse nouvelle de son départ pour une cure d’eau en Bohême, afin de cacher son premier voyage à Nohant. (Cf. Fr. Niecks, Chopin, t. Ier, p. 325.)
  60. Cf. Niecks, Chopin, t. II, p. 22, 23, 26.
  61. Correspondance, t II, p. 110.
  62. Un hiver à Majorque, p. 122.
  63. C’est le chiffre que George Sand donne dans sa lettre à Mme Marliani du 14 novembre 1838. (Corr., t. II, p. 112.) Dans l’Hiver à Majorque, elle dit que c’est cent francs par mois que leur réclamait leur hôte.
  64. Corresp., t. II, p. 113.
  65. Jules Fontana, l’un des plus intimes amis du grand musicien polonais, naquit en 1810, fit ses études musicales sous la direction de Joseph Elsner au Conservatoire de Varsovie en même temps que Chopin, prit part à la révolution de Varsovie, à la suite de laquelle il dut émigrer ; puis il vécut à Paris et à Londres, gagnant sa vie à donner des leçons de musique, il se laissa aussi entendre comme virtuose dans quelques concerts. En 1841, il passa en Amérique, séjourna d’abord à la Havane, où il épousa une riche créole, puis à New-York. Il revint en Europe vers la fin de sa vie, perdit sa femme, se ruina, devint tout à fait sourd, et mourut à Paris, en 1870, dans la misère la plus complète. On dit qu’il se tua dans un accès de désespoir.
  66. Nous restituons le texte de cette lettre d’après Hœsick. Karasowski l’avait complètement dénaturée et changée dans son livre.
  67. Jean Matuszinski, l’un des trois amis les plus intimes de Chopin, médecin de profession. Chopin et lui occupèrent, pendant un certain temps, un appartement commun à Paris. Il mourut le 20 avril 1842.
  68. Inédite.
  69. Corresp., t, II, p. 112.
  70. Un hiver à Majorque, p. 165-168.
  71. Jean Matuszinski, déjà mentionné.
  72. C’est en 1836, sous le ministère de Mendizabal, que fut publiée la loi prescrivant la démolition de tous les couvents renfermant moins de douze frères et la confiscation des biens monacaux au profit du gouvernement. La chartreuse contenait treize moines, elle ne fut donc pas démolie, mais fermée.
  73. Les Léo étaient apparentés à Moscheles ; c’était une famille de banquiers et de mécènes qui protégeaient nombre d’artistes et de musiciens vivant à Paris.
  74. Il est très curieux de comparer les lignes que nous avons soulignées avec la recommandation de George Sand à Boucoiran qui se trouve dans sa lettre de Venise, datée du 4 février 1834 (cf. t. II de notre ouvrage, p. 64) : « Je viens encore d’être malade cinq jours d’une dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous ne nous en vantons pas, parce que nous avons à Paris une foule d’ennemis qui se réjouiraient en disant : « Ils ont été en Italie pour s’amuser et ils ont le choléra ! Quel plaisir pour nous, ils sont malades !… » Elle répétait la même chose dans sa lettre du 5 février : « Gardez un silence absolu sur la maladie d’Alfred… recommandez à Buloz de n’en pas parler et à Dupuy aussi. »
  75. Le commerce des cochons est la source principale de la fortune des Majorquins.
  76. Spiridion parut dans une livraison d’octobre et les deux livraisons de novembre de la Revue des Deux Mondes de 1838, puis dans les deux livraisons de janvier de 1839.
  77. Un hiver à Majorque, p. 105.
  78. Un hiver à Majorque, p. 115. Cette description évoque le souvenir d’un autre chef-d’œuvre de la sculpture espagnole du moyen âge, la Mater Dolorosa du Musée de Berlin, en bois peint, admirable de beauté spiritualiste et de force d’expression.
  79. Un hiver à Majorque, p. 129.
  80. Ces mots nous expliquent parfaitement pourquoi nous voyons sur le dessin de George Sand Chopin représenté comme ayant de longs cheveux flasques retombant des deux côtés des joues et peignés en arrière, tandis que tous ses autres portraits le représentent la tête bouclée et une grande « coque » au-dessus du front.
  81. Un hiver à Majorque, p. 152.
  82. Karasowski, qui avait mis tant de zèle à corriger les lettres de Chopin, avait changé ce bouton de culotte en un « bouton de redingote » ; tandis que Chopin, tout comme Pouchkine, employait dans ses lettres intimes des expressions non seulement familières, mais souvent même assez fortes.
  83. Cette phrase est omise dans la lettre imprimée à la page 120 du tome II de la Correspondance.
  84. Emmanuel Arago.
  85. Un ami fidèle et un intime de Mme Marliani pendant de longues années, entre les bras mêmes duquel elle expira, comme on le voit par les lettres médites datées de 1850 à Mme Sand de ce même M. de Bonnechose et par celles d’Anselme Pététin.
  86. Cela a été assez judicieusement remarqué par M. H. Bidou dans son article « la Chartreuse de Valdemosa », paru dans le Supplément du Journal des Débats du 1er  juillet 1904. Mais l’auteur est toutefois trop sévère et fort peu aimable pour la grande romancière.
  87. Un hiver à Majorque, p. 157-159-161.
  88. Sobriquet de Marie-Louise Rollinat, sœur de François, qui fut la préceptrice de Solange en 1837 et au commencement de 1838.
  89. Corresp., t. II, p. 131.
  90. Histoire de ma vie, t. IV, p. 444.
  91. Un hiver à Majorque, p. 120-122.
  92. Corresp., t. II, p. 131.
  93. Cf. les chapitres vu et xi de notre travail (t. Ier, p. 433-445, et t. II, n. 309-312. Les morceaux inédits parurent dans la Revue de Paris de septembre 1839 et dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre de cette année.
  94. Un hiver à Majorque, p. 127-128,
  95. Dans Un hiver à Majorque, Mme Sand dit que le but du voyage fut le piano de Chopin qu’il fallait tirer des mains des douaniers. Cet incident est aussi narré dans la lettre à Duteil datée du 20 janvier 1839. (Corresp., t. II, p. 122.)
  96. Dans Un hiver à Majorque, Mme Sand dit que ce sont eux qui durent abandonner à son sort le pauvre cocher du birlocho avec son véhicule et sa bête, épuisée de fatigue, après des dizaines de noyades dans les trous et les crevasses de la route envahie par le torrent, et après des heures d’efforts héroïques du brave mulet pour en retirer l’équipage.
  97. En note à cette page, Mme Sand ajoute : « J’ai donné dans Consuelo une définition de cette distinction musicale qui l’a pleinement satisfait et qui, par conséquent, doit être claire… » Quoique nous dussions y revenir dans le chapitre iv, nous citerons, dès à présent, ces lignes de Consuelo : « On a dit, avec raison que le but de la musique, c’était l’émotion. Aucun art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme ; aucun autre art ne peindra, aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. Le regret, l’espoir, la terreur, le recueillement, la consternation, l’enthousiasme, la foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre. Elle crée même l’aspect des choses, et sans tomber dans les puérilités des effets de sonorité, ni dans l’étroite imitation des bruits réels, elle nous fait voir, à travers un voile vaporeux, qui les agrandit et les divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination. Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques des antiques cathédrales, en même temps qu’ils nous feront pénétrer dans la pensée des peuples qui les ont bâties, et qui s’y sont prosternés pour chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l’écouter comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde, de voir les différentes nations, d’entrer dans leurs monuments, de lire leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs jardins ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer dans la synagogue ; toute l’Écosse est dans un véritable air écossais, comme toute l’Espagne est dans un véritable air espagnol. J’ai été souvent ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l’Inde, et je connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés durant des années. Il ne fallait qu’un instant pour m’y transporter Et m’y faire vivre de toute la vie qui les anime. C’était l’essence de cette vie que je m’assimilais sous le prestige de la musique… »
  98. Histoire de ma vie, t. IV, p. 438-440.
  99. Telle est l’opinion de Wodzinski et de la plupart des critiques musicaux.
  100. Telle est l’opinion de Liszt.
  101. C’est ainsi que le concevait aussi Antoine Rubinstein. Nous l’avons entendu le commenter ainsi dans son langage pittoresque et imagé, pendant les inoubliables soirées où il jouait « en petit comité » dans la maison de nos parents. On peut trouver cette même explication du finale de la Sonate dans le petit livret des programmes de ses Concerts historiques.
  102. Histoire de ma vie, t. IV, p. 442.
  103. Une grande artiste, qui avait beaucoup connu Chopin, s’est exprimée sur ce côté maladif de son caractère d’une manière plus résolue et qui correspond à la définition scientifique de ces phénomènes nerveux : « Il était hystérique, oui, je soutiens le mot, hystérique, sujet à des emportements et des crises capricieuses insupportables. » Or, la science nous enseigne que l’hystérie se manifeste justement par le désaccord entre la gravité des phénomènes nerveux et les causes souvent minimes qui les produisent.
  104. Histoire de ma vie, t. IV, p. 442-443.
  105. Corresp., t. II, p. 131-132. Lettre à Rollina.
  106. Histoire de ma vie, t. IV, p. 443.
  107. Inédite.
  108. Inédite.
  109. Corresp., t. II, p. 138.
  110. Le docteur Gaubert aîné, grand penseur, ami de George Sand, de Leroux et de Mme Marliani. Il s’occupait beaucoup de phrénologie et d’études sur les phénomènes psycho-physiologiques, tels que les rêves, etc. George Sand lui consacra des pages émues dans l’Histoire de ma vie. Il est souvent question de lui dans les lettres de cette époque.
  111. Ces lignes se rapportent aux propos des personnes qui réussirent à complètement désunir les deux amies d’antan : George Sand et Mme d’Agoult, racontars et potins dans lesquels Mme Marliani elle-même paraît avoir joué un triste rôle, tout comme Leroux, l’abbé de Lamennais et autres. (Cf. le t. II de cet ouvrage, p. 370-371, et le tome présent, p g 14, et plus loin, p. 236-237.)
  112. Inédite.
  113. Corresp., t. II. p. 140.
  114. Inédite.
  115. Corresp., t. II, p. 141.
  116. Ibid., p. 142.
  117. Corresp., p. 143.
  118. Autour de Nohant. Paris, Calmann-Lévy, 1898, p. 14.
  119. Nous soulignons avec intention ces mots, qui se rapportent à un volume de l’Encyclopédie, fort significatifs et utiles à retenir pour la suite de notre travail.
  120. C’est à cet épisode tragi-comique et qui, certes, n’aboutit à rien, que se rapportent la lettre de George Sand du 23 mars (Corresp., t. II, p. 135) et les trois lettres inédites de Rollinat, l’une sans date, l’autre datée du 19 mars (le timbre postal porte le 17) et une troisième du 2 avril 1839.
  121. Nous savons par les lettres de Chopin à Fontana, qu’en cet été de 1839 le grand musicien termina sa Sonate en si bémol mineur, le second Nocturne de l’op. 37 (Sol majeur), les trois Mazurkas de l’op. 41 (sauf le première, composée à Valdemosa) en si majeur, la bémol majeur et do dièze mineur, et enfin qu’il s’occupa à corriger l’édition des Œuvres complètes de J.-S. Bach.
  122. Inédite.
  123. Lutèce, premier volume de l’édition allemande, p. 300.
  124. Allusion à Berlioz. W. Stassow dit dans son Art au dix-neuvième siècle : « En 1837, Berlioz fit exécuter au dôme des Invalides son Requiem… il y employa des moyens orchestraux jamais encore vus ni entendus, pour peindre les tableaux de la vie transsépulcrale, du reste, nullement monstrueux eux-mêmes (16 trombones, 16 trompes, 5 ophicléides, 12 cors, 8 paires de timbales, etc.). »
  125. Histoire de ma vie, t. IV, p. 440.
  126. Ibid., p. 46 9.
  127. Ibid., p. 470-471.
  128. Mot de Pouchkine.
  129. Inédite.
  130. V. par exemple la lettre inédite du 20 septembre 1839 à Mme Cazamajou.
  131. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 292, 322.
  132. Le drame de Cosima, qui ne fut joué qu’au printemps de 1840.
  133. Corresp., t. II, p. 147.
  134. Charles-Frédéric Gutzkow, poète dramatique et publiciste allemand célèbre, l’un des représentants de la « Jeune Allemagne », auteur de Uriel Acosta, etc. Né en 1811, il est mort en 1878.
  135. Dans sa Lettre de Paris du 29 mars 1842. Œuvres complètes de Charles Gutzkow, t. XII. Lettres parisiennes, 1842. Impressions parisiennes, 1846.
  136. Nous avons déjà cité M. de Loménie dans notre premier volume, à propos de Dudevant, et signalé dans le cours de notre ouvrage quelques erreurs biographiques de son récit sur la jeunesse de George Sand. (Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. I, p. 245-49.)
  137. Lettres à l’Étrangère.
  138. Bernard Stavenow, les Belles âmes (Schône Geister). Bremen. 1879. N° 3. L’Élève favori de Chopin (Der Lieblingsschuler Chopin’s).
  139. Nous nous permettrons de noter dans le cours de notre travail les quelques erreurs de peu d’importance qui se trouvent dans cet élégant petit volume, édité à 200 exemplaires seulement et très soigné.
  140. Cf. le tome II de cet ouvrage, p. 345-51.
  141. Nous parlons plus loin de Mme Hortense Allart de Méritens, célèbre romancière et écrivain politique.
  142. Édouard Grenier, Souvenirs littéraires : George Sand. (Bévue bleue, 15 octobre 1892, t. I., p. 488-496.)
  143. Cf. notre deuxième volume, p. 398.
  144. Cf. ce que nous en avons dit dans notre deuxième volume, p. 99, 108-118. Cf. aussi : Véritable Histoire d’Elle et Lui, par le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, et le volume de Mme Arvède Barine, Alfred de Musset.
  145. Horace, chap. iii et iv, où l’auteur raconte l’histoire de Paul Arsène, dit le Masaccio.
  146. Hiver à Majorque, chap. iv.
  147. Histoire de ma vie, t IV, p. 242-252.
  148. Parut dans la collection : Histoire des artistes vivants, études d’après nature, par Théophile Sivestre, 2e  livraison : Delacroix. Paris, Blanchard, 1856.
  149. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, p. 246.
  150. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 99, 101-102, 108, et enfin 213-214.
  151. Ibid., t. II, p. 345, 350, et le présent tome, p. 28.
  152. V. t. I, p. 4, 11-12, 246 ; t. II, p. 34, 213, 441.
  153. Heines Sämmtliche Werke ; II Band : Lutezia, Franzosische Zustände, S. 282-307, George Sand (1840) und Spätere Notiz (Notice ultérieure) (1854).
  154. Jules Néraud.
  155. Sainte-Beuve annonçait à ses amis M. et Mme Olivier, au printemps de 1839, que « Didier se mariait… avec une amie de Mme Sand », une demoiselle belge, « bien posée dans le monde et ayant quelque fortune et encore plus d’espérances ». (Cf. Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier, p. 153.)
  156. Heine commet une petite erreur dans le titre de l’œuvre de l’une de ses amies : la princesse Christine de Belgiojoso fit paraître, en 1846, sous le voile de l’anonyme, un ouvrage en quatre volumes, intitulé Essai sur la formation du dogme catholique. (Paris, Renouard.) Balzac, de son côté, appelle ce livre dans une de ses Lettres à l’Étrangère : Essai sur l’établissement du dogme catholique. (Lettres à l’Étrangère, t. II, p. 164.)
  157. Heines Werke, V Band : Ueber Deutschland, p. 2, 4.
  158. Fr. Pecht, Aus meiner Zeit, Lehenserinnerungen. (2 Bande. München, 1894, Friedrich Bruckmann. I Band, S. 187-188.)
  159. Heine passa quelques mois, de la fin d’août et presque jusqu’à la fin de décembre 1835, à Boulogne-sur-Mer. (Cf. Heines Werke, 20ter Band, Briefe, Zweiter Theil.)
  160. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 296-297.
  161. Urkunden zur Geschichte der neueren deutschen Literatur : Briefe von Heinrich Heine an Heinrich Laube herausgegeben von Eug. Wolff, Breslau,. Schottlânder, 1893.
  162. Balzac mourut le 17 août 1850.
  163. Erinnerungen an Heinrich Heine und seine Familie von seinem Bruder Maximilian Heine. (Berlin, 1868, Ferdinand Dümmler.)
  164. Frankfurter Zeitung den 26 Juni 1904, N° 134.
  165. Ibid., Freitag den 12 August. 1904, N° 223.
  166. Ces mots de Heine se rapportent au petit article de Laube Une visite chez George Sand, dans lequel il raconte leur visite avec Heine chez la célèbre femme, en 1839. Cet article parut en cette même année dans les colonnes de la Gazette d’Augsbourg et fut réimprimé plus tard dans les Souvenirs de Laube, qui forment les volumes I et II de ses œuvres complètes. Voici ce que Laube raconte : Dès son arrivée à Paris, il tâcha de pénétrer chez différentes célébrités du jour… Un jour, il demanda à Heine : « Connaissez-vous Mme Dudevant ? — Oh ! oui, répondit Heine, seulement voici deux ans que je ne l’ai vue, mais je la fréquentais souvent. — Mais est-ce que cette dame ne prendra pas mal votre oubli et ne vous recevra-t-elle pas mal aussi ? » (Laube ne savait pas sans doute que depuis l’hiver de 1836-1837, — lorsque Heine, comme nous le savons, la voyait souvent à l’hôtel de France, — Mme Sand passa tout le temps soit à Nohant, soit dans le Midi.) « Je ne le crois pas, dit Heine, elle demeure à Paris comme moi, et je lis toutes ses œuvres. — Et qui est donc son cavalier actuel ? » Heine répondit : « C’est Chopin, un virtuose-pianiste, un homme charmant, maigre, svelte, éthéré comme un fantôme, dans le genre d’un poète allemand, chantant la divine solitude (aus der Trosteinsamkeit). — Les virtuoses paraissent être dans son goût, remarqua Laube. Est-ce que Liszt n’a pas été longtemps son favori ? » Heine dit : « Elle cherche Dieu, or il n’est nulle part chez soi autant qu’en musique ; c’est quelque chose d’universel, cela ne tire pas à contradictions, ce n’est jamais bête, parce que cela n’a pas besoin d’être spirituel, il y a tout ce que l’on veut et ce que l’on peut, cela nous libère de l’âme qui nous tourmente, sans toutefois nous rendre inanimés (geistlos),… etc., etc. »
    Laube raconte plus loin comment il alla, quelques jours plus tard, en compagnie de Heine, faire une visite à Mme Sand, qui était encore au lit à deux heures, mais qui se leva bientôt et les reçut avec beaucoup de simplicité et de bonne grâce. Chopin lui prépara tout familièrement son chocolat dans la cheminée du salon, et pendant qu’elle l’avalait, arrivèrent Bocage, Sosthène de La Rochefoucauld et Lamennais, et une conversation fort animée s’engagea. Laube s’attendait à voir une virago, une « homme-femme » ; il vit une simple et charmante femme d’esprit et il garda un souvenir enthousiaste d’elle, de son accueil, et surtout de la dispute plus qu’intéressante entre Heine et Lamennais sur le spiritualisme et le sensualisme et sur les questions religieuses qui n’étaient pas seulement à l’ordre du jour en cette année où parut Spiridion, mais qui avaient de tous les temps été les plus chères et les plus importantes pour George Sand, — parce qu’elle « cherchait Dieu avidement », comme le remarque judicieusement Laube, et comme elle le confessa elle-même maintes fois…
    Tout récemment, le docteur Gustave Karpelès redit et cita d, ns le chapitre xxi de son intéressant et beau livre : Heinrich Heine. Aus se nem Leben and aus seiner Zeit (Leipzi, Adolf Titze, 1899), ce petit article de Laube en l’accompagnant de Notes que Laube lui communiqua par écrit et de vive voix.
  167. Heine dit en note à cette page que dans le manuscrit original il avait même mis : « Béranger vient après eux deux », et qu’il ne donnait à Victor Hugo que la troisième place.
  168. Heine parle lui-même dans sa lettre du 30 mai 1855 à Jules Kampe du succès extraordinaire et du bruit que fit sa Lutèce à Paris. (Heines Werke, 22 ter Band, Briefe, vierter Theil. Hamburg, Hoffmann et Kampe, 1876.)
  169. Ces Lieds avaient mérité les plus grands éloges de la part de Schubert et du poète Nicolas Lenau qui les trouvait même trop délicats pour la foule « qui a de si grandes oreilles », disait-il après la représentation du premier opéra de Dessauer, en 1839.
  170. Il lui dédia ses deux admirables Polonaises, op. 26.
  171. Bauernfeld, l’un des plus célèbres poètes de la « Jeune Allemagne », naquit le 13 janvier 1802 à Vienne, mourut le 9 août 1890 dans cette même ville.
  172. Déjà sur le tard de sa vie, il composa une fois tout un roman humoristique en vers, ayant pour sujet la vie des chats, qu’il accompagna de dessins autographes. Ces illustrations méritèrent, au dire de Bauernfeld, une entière approbation et les éloges du célèbre peintre et dessinateur Moritz Schwindt.
  173. Bauernfeld assure dans ses Souvenirs que ce sobriquet resta à Dessauer, depuis le jour où il chanta devant Mme Sand une chanson hindoue. Nous n’avons pas encore pu éclaircir la question. Qu’était-ce que cette chanson ? une vraie mélodie hindoue, une romance de Dessauer lui-même, sur quelque poésie traitant de l’Inde, ou bien simplement quelque farce musicale très en vogue à Nohant et dont en trouve des spécimens dans la correspondance Sand-Dessauer ? De ce même nom de Crishni l’appellent toujours dans leurs lettres les époux Viardot. Dans une lettre datée de 1843 de Vienne, où Mme Viardot et son mari revirent leur ami, ils écrivirent tous les trois quelques pages fort plaisantes à Mme Sand, qui se terminaient par une série de jeux de mots de Louis Viardot et de Crishni.
  174. M. Sack semble ne pas approuver ce silence. À son dire, pendant que tout le public viennois riait et applaudissait aux sorties comiques du livre de Heine, Dessauer… se taisait. Grave erreur aux yeux de M. Sack.
  175. Histoire de ma vie, t. IV, p. 460.
  176. Mme Charlotte Glummer fit paraître une traduction complète de cette œuvre, en douze volumes, en 1854-1856.
  177. Le comte Alexandre-Antoine Auersperg, l’un des poètes les plus connus de l’Allemagne du dix-neuvième siècle, sous le pseudonyme d’Anastasius Grün, fut en même temps l’un des plus nobles champions du mouvement libéral autrichien ; il prit une part active à la révolution viennoise de 1848, et servit sa patrie jusqu’à sa mort, en sa triple qualité d’homme d’État, de poète et de publiciste. Il naquit le 11 avril 1806 à Laibach et mourut le 12 septembre 1876 à Gratz.
  178. Briefwechsel zwischen Anastasius Grûn und Ludwig August Frank (1845-1876). Herausgegeben von Dr  Bruno von Frankl-Hochwart. Neue Ausgabe. Berlin, 1905. Herm. Ehbock, p. 52. Brief vom 9 déc. 1854.
  179. Naquit à Lovas-Bereny (en Hongrie), en 1795, mourut à Vienne, en 1858.
  180. Nous attirons l’attention sur ce passage de la lettre de Heine que nous soulignons et qui semble contenir une très vague allusion soit à Léo (ami de Chopin, mécène et en même temps commerçant de vins en gros) et à ses relations avec Dessauer, soit à Schlesinger, l’éditeur musical connu. Si, comme Heine l’assure, rien de semblable à un emprunt « n’était jamais arrivé », pourquoi alors tout ce racontar soudain sur « un capitaliste musical », et son « serviteur musical », et même l’indication du chiffre précis de 12 pour 100, moyennant lesquels ce « bailleur de fonds » escomptait ses lettres de change ? Nous devons confesser que les assertions : « Je n’ai pas emprunté d’argent à Dessauer », « je ne me suis pas adressé à Dessauer », même les plus catégoriques qui se répétaient à satiété durant cette polémique, nous semblent contenir une allusion tacite à quelqu’un à qui Heine avait emprunté de l’argent par l’intermédiaire de Dessauer. Mais ni Heine ni Dessauer ne crurent possible de nommer le mécène car c’était pour ainsi dire un secret professionnel.
  181. Expression de Wallenstein de Schiller.
  182. Nous avons copié cette lettre sur les colonnes mêmes du Fremdemblatt. Depuis sa publication dans cette feuille, elle n’a jamais été réimprimée complètement, sauf le livre du docteur Frankl, et ne fait point partie de la Correspondance de Heine. M. Sack la cite avec l’omission de tous les passages que nous donnons entre crochets. C’est aussi nous qui soulignons toutes les lignes données en italique.
    W. K.
  183. Voir à ce propos rien que la brochure d’Eug. Wolff, qui cite les lettres de Heine à Laube à ce sujet, sans parler des autres biographes du poète.
  184. Les lettres précédentes furent toutes copiées par nous sur les autographes ou sur les vieux journaux où elles parurent. Nous empruntons par contre la lettre du comte Auersperg au livre du docteur Bruno de Frankl (p. 73).
  185. Lettre de Heine à son frère.
  186. Briefwechsel zwischen A. Grün und L. A. Frankl (p. 74).
  187. Cette signature seule est de la main d’Henri Heine.
  188. Inédite.
  189. V. plus loin chap. xi.
  190. Si le lecteur se rappelle, c’était^un ami intime de Sophie-Antoinette Dupin, mère de Mme Sand.
  191. C’est-à-dire Mme Dorval.
  192. Inédite.
  193. Corresp., t II, p. 150-151.
  194. Le docteur Gaubert jeune. Son père (ou oncle), grand ami de Chopin et de George Sand, mourut au printemps de 1839, pendant le séjour de Mme Sand à Marseille. (Cf. Corresp., t. II, p. 144, et la lettre médite à Mme Marliani du 22 avril 1839 donnée plus haut.)
  195. Sobriquet de Duteil.
  196. Inédite.
  197. Franzosische Zustànde, IV Theil, p. 294.
  198. V. notre tome II, p. 371.
  199. Correspondance, t. II, p. 152.
  200. C’était le sobriquet du graveur Luigi Calamatta, qu’on surnommait encore dans la maison de George Sand le Calamajo (ce qui est plus adapté à un graveur).
  201. George Sand dit dans une lettre à Sainte-Beuve, datant de la même époque et dans laquelle elle se plaint assez amèrement des changements et des coupures que l’on fait subir à Cosima aux répétitions, qu’elle n’avait jamais pensé d’abord à ce que sa pièce fût jouée et qu’elle avait simplement revêtu ses idées de la forme dramatique, comme déjà précédemment elle avait écrit quelques « romans dialogues ». (Cette lettre est imprimée dans le très intéressant volume de M. Clément Janin, Dédicaces et lettres autographes. Dijon, 1884, Darantière.
  202. Inédite.
  203. Inédite.
  204. Lettres inédites à Hippolyte du 28 août, et à Papet de cette même date et du 2 septembre 1840.
  205. Nous avons déjà vu par la lettre de Balzac de 1841 (v. plus haut) qu’il déclare catégoriquement que Mme Sand n’était « pas sortie de Paris l’année dernière ». Mais, outre cette déclaration, nous voyons encore par toutes les lettres et les adresses des lettres de George Sand et à George Sand pendant cette année de 1840 qu’elle ne quitta pas la rue Pigalle d’octobre 1839 à juin 1841.
    M. Ferdinand Hœsick qui publia dans la Biblioteka Warszawska de 1899 un très intéressant article sur les relations entre Chopin et Fontana et qui prouva clairement par la confrontation des lettres autographes de Chopin avec les lettres tronquées, changées et fantaisistement datées par Karasowski, combien peu il fallait se fier au texte et aux dates de ce dernier, reconstitua la chronologie de presque toutes les lettres de Chopin à Fontana. Il ne s’abuse qu’en disant (p. 17 de la Bibliothèque W. de juillet 1899) qu’à « l’arrivée de l’été il s’y rendit de nouveau » (à Nohant). Cette assertion n’est basée sur rien, car, comme nous venons de le dire, on voit par le contenu, les adresses et les dates de toutes les lettres tant imprimées qu’inédites de George Sand et à George Sand, que pendant une année et demie elle ne quitta Paris que pour deux jours et n’alla point du tout à Nohant. Il serait ridicule alors de croire que Chopin y alla seul. Donc la lettre de Chopin écrite de Nohant et datée de mercredi, dans laquelle Chopin prie Fontana d’aérer l’appartement et d’y faire faire du feu avant « leur arrivée à Paris », ne doit pas être rapportée à 1840, mais bien à 1842 ou même 1843. Cette lettre commence par les mots : « Moje kochanie. Przyjezdamy z pewnoscia w poniedzialek, to jest 2-go o godzinie 2-giei z poludnia… » et on y trouve l’allusion à « l’accompagnement de l’honoré M. Lenz », or, Lenz (voir plus loin) ne fit la connaissance de Chopin qu’en 1842, — donc cette lettre ne peut pas avoir été écrite plus tôt.
  206. Nous soulignons dans ces deux lettres les phrases omises dans la Corresp., t. II, p. 155.
  207. Inédite.
  208. La contrariété principale consistait dans sa querelle avec Buloz, à propos de Perrotin et du refus de Buloz de publier le Compagnon du tour de France dans la Revue des Deux Mondes, si l’auteur n’y faisait des changements considérables.
  209. Un des personnages secondaires du Compagnon, fat impudent du genre épicier, toujours abhorré par la grande romancière.
  210. Ces trois passages sont inédits.
  211. Nous ne saurions dire à quel portrait de George Sand fait ici allusion Gutzkow.
  212. Élisabeth Brentano, connue sous le prénom de Bettina, sœur du célèbre poète Clément Brentano et épouse du poète romantique comte Louis Achim de Arnim, amie de Gœthe et de la plupart des artistes et poètes de 1848, fut elle-même une célèbre poétesse, un écrivain politique très connu. Elle prit part au mouvement de 1848, ce qui lui nuisit beaucoup dans le « grand monde », fonda des œuvres de bienfaisance, s’intéressa aux questions sociales. Sa passion enfantine pour Gœthe fut cause d’une correspondance avec le poète, qu’elle publia sous le titre de Gœthe 1 s Briefwechsel mit einem Kinde (1835. Berlin, 3 vol.). Cette œuvre fut, en 1843, traduite en français en deux volumes par Mme Hortense Cornu qui écrivait sous le pseudonyme de Sébastien Albin. Bettina naquit à Francfort-sur-le-Mein le 4 avril 1788, mourut à Berlin le 20 janvier 1859.
  213. George Sand, qui, dès son adolescence, s’était enthousiasmée pour Schiller et Leibniz ; qui, vers 1840, non seulement étudiait les œuvres de Gœthe, mais qui écrivit encore deux articles, l’un sur Faust, l’autre sur la traduction de Werther ; qui adorait Hoffmann ; qui était l’amie de Heine et de Dessauer, qui connut plus tard le docteur Muller-Strübing, Herweg et toute une série de jeunes politiques allemands ; qui lisait beaucoup les œuvres de Heine, eût sans doute été fort étonnée d’entendre cette opinion de Gutzkow, si elle l’eût connue. Mais il est à croire que Gutzkow n’aurait pas du tout écrit ce passage sur Mme de Chezy, s’il avait su que Mme Sand avait personnellement connu Mme Chezy et entretenait une correspondance avec elle et que sa demande était simplement dictée par l’intérêt porté à une personne amie.
  214. Mme veuve Valchère, de Nevers, était propriétaire à Épinay-sur-Orge (Seine-et-Oise).
  215. Julien-Ursyn Niemcewicz, écrivain très connu et homme politique polonais, naquit en 1754 et mourut en 1841 ; il fit les campagnes aux côtés de Kosciuzko, dont il fut l’aidé de camp et dont il partagea la captivité ; il fut plus tard secrétaire du Sénat polonais et finit sa vie comme émigré à Paris.
  216. Jules Slowacki, contemporain, cadet et rival de Mickiewicz, ami de Krasinski, auteur du Cordian, de Beniowski, d’Angelli, de la Balladyne, du Songe d’argent de Salomée, du poème En Suisse et de plusieurs volumes de poésies lyriques, naquit à Krzemeniec en 1809, vivait depuis 1831 comme émigré à Paris ; il voyagea en Suisse, en Italie, en Grèce, en Palestine et en Égypte, fut d’abord un romantique exalté et byronisant, devint, sur la fin de sa vie, un mystique et un towianiste, et dans ses dernières œuvres (la Genèse de l’Esprit, le Roi Esprit) prêcha la renaissance des esprits sur la terre, la métempsycose, dans le goût de Leroux et V incarnation des idées dans des personnes et des peuples (après une suite d’existences successives dans les organismes inférieurs, à commencer par les minéraux et jusqu’à l’homme).
  217. Sigismond Krasinski, le troisième grand poète polonais après Mickiewicz et Slowacki, une personnalité sympathique et une âme lumineuse, naquit en 1812. Il appartenait à une grande maison affidée au gouvernement russe ; après l’émeute de 1830, emmené par son père à Saint-Pétersbourg, il dut entrer au service russe, mais heureusement, à la suite d’une maladie d’yeux, il put partir à l’étranger et vécut à Rome, à Vienne, à Paris, à Nice, en Allemagne. Pendant sa vie, ses œuvres, où il exprimait de profondes pensées en une forme exquise, paraissaient, par considérations de famille, sans nom d’auteur, et il fut longtemps connu sous le nom du Poète anonyme de la Pologne. Parmi ses œuvres les plus célèbres, nommons : la Comédie infernale, Iridion, la Nuit d’été, V Aurore, Béatrix, et les célèbres Psaume de bonne volonté et Psaume de la pitié, sans parler d’une série de poèmes et de poésies lyriques. Vers la fin de sa vie, il se brouilla avec son ami Slowacki à cause de leurs opinions politiques et religieuses respectives. On trouve la trace de cette querelle d’opinions dans les œuvres des deux poètes, qui y firent entendre leur désenchantement réciproque. Il mourut en 1859.
  218. M. Wlad. Spasowicz, dans son Histoire des littératures slaves (p. 668), appelle ce drame simplement « faible », et M. Belcikowski déclare « qu’il manque absolument de mouvement dramatique ». (Cf. la Vie de Mickiewicz écrite par son fils, M. Ladislas Mickiewicz, t. II, p. 392.) Mais ce même M. Ladislas Mickiewicz donne en Appendice, à la deuxième série des Œuvres posthumes de son père, plusieurs articles de journaux polonais de 1872, d’où il appert que lorsque, au centenaire de la confédération de Bar, on fit jouer à Cracovie les deux premiers actes de ce drame, ils eurent un grand succès. Nous croyons toutefois que ce fut plutôt un succès patriotique qu’artistique.
  219. Cf. Mélanges posthumes d’Adam Mickiewicz, publiés avec Introductions, préfaces et notes, par Lad. Mickiewicz. Paris, 1872-1879, l re série : Drames polonais, Préface, p. 15-16. Lettre de Félicien Mallefille à M. Ladislas Mickiewicz du 2 août 1867.
  220. Ibid., p. 12. Lettre d’Alfred de Vigny à Adam Mickiewicz du 1er  avril 1837.
  221. Il les munit, comme on le sait, d’innombrables commentaires, introductions, avant-propos, préfaces, postfaces, appendices, au milieu desquels les œuvres mêmes de son père n’occupent que fort peu de place. Au dire de la critique française, les œuvres d’Adam Mickiewicz sont quasi noyées dans cette masse de suppléments. Mais si l’on considère tous ces suppléments comme une œuvre littéraire elle-même, il faut les apprécier comme des documents littéraires du plus haut prix, contenant des données biographiques très précises et très complètes sur Adam Mickiewicz, la critique de toutes ses biographies parues jusqu’alors (la Biographie, en quatre volumes, écrite en polonais par M. Ladislas Mickiewicz lui-même, ne parut qu’entre 1892 et 1896), des notes extrêmement intéressantes sur la plupart de ses œuvres, des détails sur une foule d’écrivains, d’hommes politiques et d’œuvres d’art polonais, des renseignements, des indications, des parallèles historiques les plus divers, et enfin des séries de pages, consacrées à la question russo-polonaise. N’était la crainte d’avancer un paradoxe, nous dirions même qu’au fond ces deux volumes, c’est l’histoire de la question russo-polonaise expliquée par les deux Mickiewicz, le père et le fils.
  222. Si le lecteur s’en souvient, George Sand avait écrit à la comtesse d’Agoult, déjà à la date du 5 avril 1837 : « … Dites à Mick… (manière non compromettante d’écrire les noms polonais) que ma plume et ma maison sont à son service et trop heureuses d’y être ; à Grrr… que je l’adore ; à Chopin que je l’idolâtre ; à tous ceux que vous aimez que je les aime et qu’ils seront les bienvenus amenés par vous… » (Corresp., t. II, p. 60. Voir aussi notre t. II, p. 355.)
  223. La comtesse d’Agoult était alors sur le point de commencer en compagnie de Liszt un long voyage en Italie.
  224. Adam Mickiewicz était marié avec Mlle Céline Szimanowska, la fille de la célèbre pianiste Mme Marie Szimanowska.
  225. Le comte Albert (ou plutôt Woyciech) Grzymala, ami de Chopin et de Mickiewicz, naquit à Dunajowcy, en Podolie, embrassa d’abord la carrière militaire, fut successivement aide de camp de Zajaczek et de Joseph Poniatowski, prit part à la campagne de 1812, fut fait prisonnier, passa trois ans à Pultawa, toujours avec Zajaczek (les relations avec la famille duquel lui nuisirent beaucoup dans l’opinion publique). Plus tard, il fut député et remplit les fonctions de référendaire du Conseil d’État. Grâce à sa participation à la Société dite « Patriotique », il dut comparaître avec les autres membres de la Société devant la justice, où il fit triste contenance ; il fut condamné d’abord à trois mois de prison, puis, sur un ordre express de Nicolas Ier, tous les condamnés furent transférés à Saint-Pétersbourg et enfermés dans les casemates de Saint-Pierre-et-Paul, d’où Grzymala ne sortit qu’en 1829. Ses malheurs lui ramenèrent la faveur de l’opinion publique. Il fut plus tard directeur de la Banque, débuta aussi dans la carrière littéraire (il écrivit les Mysli Polaka konstitucyjnego), et sa maison devint le point de réunion des artistes et des écrivains, grâce à sa femme, une beauté « divine, sublime, mythologique ». Grzymala dut émigrer comme tant d’autres et mourut à Paris en 1855. Comme caractère, ce ne fut pas quelqu’un, — au dire de beaucoup de personnes, — mais un homme agréable et très serviable. (V. à ce sujet la biographie de Chopin, par F. Hoesick, p. 451 et 454, où l’on trouve aussi des détails sur lui, tirés du livre de Szimon Askenazy, Zobiegi dyplomaiyczne polski et les Souvenirs d’André Kozmian, assez malveillants tous les deux.)
  226. Dans les Œuvres complètes de George Sand, cet article fait partie du volume Autour de la table.
  227. Autour de la table, p. 136.
  228. Dziady ou la Fête des Morts, poème traduit du polonais d’Adam Mickiewicz, II e et III e parties. Un vol. in-16. Paris, Clétienne, 1834. Cette traduction est faite par M. Burgaud des Marets et revue par l’auteur lui-même.
  229. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 387. François Grzymala, qu’il ne faut point confondre avec Albert Grzymala, était poète et critique, éditeur de l’Astrée et de Sibylle deux publications polonaises fort répandues en leur temps. C’était un émigré et un grand ami de Chopin.
  230. Léon Séché, Sainte-Beuve, t. II ; Ses Mœurs, chap. iii, Madame Juste Olivier, p. 109-111.
  231. M. Ladislas Mickiewicz (qui le publia dans le volume des Mélanges posthumes) a eu bien raison de le dater de 1843. Dans la Vie d’Adam Mickiewicz, M. Ladislas Mickiewicz rapporte ce même billet à 1840.
  232. C’est en note à ce billet que M. Ladislas Mickiewicz dit avec justice : « Ce billet de Mme Sand, ainsi que le précédent, est sans date. Mais ils sont adressés rue d’Amsterdam, n° 1, où M. Adam Mickiewicz demeura à son retour de Suisse, fin 1840, jusqu’à l’année 1845. Ils sont probablement du printemps 1843, époque à laquelle Mme Sand écrivit également à M. Mickiewicz à propos de ses leçons sur la Comédie infernale de Krasinski, professées au Collège de France en février 1843. »
  233. Cité par M. Ladislas Mickiewicz dans les Mélanges posthumes, 2e  série, Au lecteur bénévole, p. lxxx.
  234. M. Alf. Dumesnil fut plus tard gendre de Michelet et son successeur à la Sorbonne.
  235. V. Zywot Adarna Mickiewicza… przez Wladislawa Mickiewicza, 4 vol. Posnan, 1890-96, t. III.
  236. Tous les Chodzko se distinguèrent plus ou moins dans les lettres. Ignace Ch. (né en 1794, mort en 1861) publia plusieurs nouvelles et contes de mœurs lithuaniennes (cf. Spasowicz, Littérature polonaise, p. 742) ; Léonard Ch. (v. Mélanges posthumes d’Adam Mickiewicz, 2e  série : Au lecteur bénévole, p. x-xv) fut le premier biographe de Mickiewicz, ayant publié un article sur lui dans la Biographie universelle et portative des contemporains, éditée par Alf. Rabbe. Enfin Alexandre Chodzko, ami de Mickiewicz et de Chopin, né en 1804 dans le gouvernement de Minsk, fit ses études à l’Université de Vilna, témoigna dès cette époque d’un vif intérêt pour la poésie populaire, puis, entré à l’Institut des langues orientales à Saint-Pétersbourg, il débuta dans les lettres par un poème dans le goût oriental, Dérar. En 1829 il publia à Saint-Pétersbourg un recueil de ballades, de légendes, de chansons néo-grecques, de traductions de Pouchkine et de Byron. En 1830 il fit un voyage en Perse et y étudia la poésie persane. Après 1831, il se fixa à Paris, publia en français et en anglais beaucoup d’études sur la poésie orientale et les œuvres de la littérature populaire slave, sur les chants des Lithuaniens, Tchèques, Petits-Russiens, Latyches, etc.; il fut un des orientalistes les plus célèbres, occupa la chaire des langues orientales au Collège de France, après Mickiewicz et Cyprien Robert. Il mourut en 1891.
  237. Alexander Chodzko, Specimens of the popular poetry of Persia as found in the adventures and improvisations of Kurroglu the bandit minstrel of Northern Persia. Un vol. grand in-8°, 1842.
  238. Dans l’édition Lévy des Œuvres complètes de George Sand fait partie du volume de Piccinino.
  239. Doctrine mystique d’André Towianski, gentilhomme polonais exalté, qui prêchait la rédemption et la résurrection de la Pologne par un sauveur providentiel dont toute la nation devait attendre et accélérer la venue par des actes de foi et de repentir. Mickiewicz, Slowacki et beaucoup d’autres illustres Polonais devinrent adeptes de cette doctrine et c’est même grâce à son adhésion trop fervente aux idées de Towianski que Mickiewicz dut suspendre son cours et abandonner la chaire du Collège de France en 1844.
  240. Revue des Deux Mondes du 1er  juin 1841.
  241. M. Lèbre.
  242. Cet article parut dans le numéro du Siècle du 26 décembre 1839 et fait partie dans les Œuvres complètes du volume des Nouvelles Lettres d’un voyageur.
  243. Théophile Thoré naquit le 23 juin 1807, mourut le 30 avril 1869.
  244. Adalbert Statler, peintre polonais, passa plusieurs années en Italie, où il fit la connaissance d’Adam Mickiewicz, dont il peignit plus tard un merveilleux portrait. Son tableau le plus connu représente Mickiewicz lisant sur le parvis de l’église de Notre-Dame de Cracovie son Livre de la nation polonaise à la face d’une foule immense.
  245. Rappelons pourtant encore une fois cet incident au souvenir du lecteur : lorsque le 24 décembre 1840 les émigrés polonais se réunirent à une soirée chez Januszkiewicz, pour célébrer la fête de Mickiewicz et pour accomplir l’usage touchant de la patrie en mangeant en commun le gruau traditionnel, le jeune Slowacki, que Mickiewicz traitait toujours avec froideur et négligence et auquel il avait voué des sentiments non moins hostiles, quoiqu’il l’admirât comme poète, surtout comme l’auteur du Sieur Thadée, Slowacki, disons-nous, adressa à Mickiewicz un discours en vers. En rendant toute justice au grand poète, mais conscient de lui-même et dans un sentiment de fière dignité, il y déclarait que lui aussi, pour ses souffrances et pour ses œuvres, il avait bien mérité l’amour de la patrie et une place au royaume de la poésie. Mickiewicz lui répondit par une improvisation magnifique ; tous les assistants pleurèrent, emportés dans un élan d’enthousiasme, et les deux poètes s’embrassèrent et causèrent longtemps très amicalement en marchant de long en large par le salon. Mais malgré tous ces toasts et toutes ces démonstrations, il ne s’ensuivit pas de réconciliation durable. Grâce au caractère ombrageux et fier de Slowacki, à la négligence froidement méprisante de Mickiewicz et surtout grâce aux « amis » dont les uns appréciaient réellement Slowacki et d’autres se donnaient le cruel plaisir d’exciter traîtreusement son humeur offensée, les choses en revinrent bientôt à une querelle ouverte. (V. Slowacki, Lettres à sa mère, p. 97 ; Mickiewicz, Correspondance, t. Ier, p. 175, et surtout la Vie de Mickiewicz par son fils, t. II.)
  246. « Dit-on » veut certainement dire « dit Chopin ». On sait que Slowacki aussi, en rendant justice au génie poétique du célèbre musicien, son compatriote, et en s’extasiant sur son jeu (par exemple dans les Lettres à sa Mère, 1830-1848, Lwow., 1875), faisait parfois des remarques assez mordantes sur son compte. Cette petite ombre de malveillance de part et d’autre s’explique, il nous semble, par leur rivalité en amour pour Marie Wodzinska. Dans ces mêmes Lettres à sa mère, Slowacki parle avec enthousiasme de George Sand. (V. surtout les pages 134, 155, 161, 165, 167.)
  247. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 358-360. Des discussions sur la musique descriptive que George Sand rapporte dans ses Impressions et Souvenirs, il ressort d’une manière absolument claire pour tout lecteur contemporain, que Chopin — comme un grand subjectiviste qu’il était — niait complètement et ne comprenait point que la musique puisse rendre les tableaux de la nature tout objectifs, trouvant leur expression dans les compositions dites à programme, les « poèmes symphoniques » descriptifs. Qui comprenait d’une manière exquise la différence entre la musique à programme et la musique absolue ou abstraite, ce fut Tchaikowski. (V. la Vie de Pierre Iliytch Tchaikowski, par Modeste Tchaikowski, t. II, p. 237 ; Lettre à Mme N. de Meck, datée du 5 décembre 1878, où il donne une définition profonde des deux genres.)
  248. Nous omettons les explications trop professionnellement spéciales de Delacroix qui précèdent et suivent, elles pourraient pourtant être considérées comme une première ébauche des doctrines des pleinairistes et des impressionnistes, et nous conseillons à ceux de nos lecteurs qui s’intéressent à ces questions de relire tout ce chapitre des Impressions.
  249. Lerminier, Au delà du Rhin.
  250. Lorsque Chopin se préparait à donner un concert, il ne s’adonnait jamais à l’étude de ses œuvres à lui, qu’il allait exécuter, mais jouait quotidiennement le Clavecin bien tempéré et autres œuvres du grand maître de chapelle de Leipzig.
  251. Cf. notre premier volume, p. 435, et t. II, la note à la page 17.
  252. Impressions et Souvenirs, p. 243.
  253. Mot changé dans la Corresp. imprimée. (Cf. t. II, p. 115.)
  254. Nous avons déjà cité une partie de ces lignes p. 66.
  255. Nous avons omis ces lignes en citant cette lettre du 15 janvier à la p. 78.
  256. Inédite.
  257. Même lettre inédite.
  258. C’est ainsi, par exemple, que Julien Schmidt dit que Spiridion n’est qu’une imitation du Seraphitus (Seraphita) de Balzac, et M. Skabitchevski déclare que Spiridion est « une œuvre fantasque, ou plutôt une divagation de délire… », etc., etc.
  259. Ernest Renan, Lettres à Berthelot. (Revue de Paris, 1er  août 1897, p. 492.)
  260. Rappelons-nous que Lessing dit dans la préface de son Éducation du genre humain : « Pourquoi ne pas préférer voir dans toutes les religions positives la voie par laquelle l’esprit humain pouvait avancer partout et exclusivement, et dans laquelle il devra se développer à l’avenir aussi, au lieu de nous moquer ou de nous fâcher contre l’une de ces religions ?… » (Œuvres complètes de Lessing, en un vol. Leipsick 1841, 939 pages.)
    Leroux lui-même, en revenant encore une fois dans la conclusion de son Humanité (p. 391) sur ce qu’il avait déjà exposé dans son Encyclopédie, s’explique ainsi sur la nature de la religion : « Le fond de la religion est éternel, car c’est la connaissance subjective que nous avons de la vie qui est ce fond. Mais la manifestation objective qui en résulte est variable et changeante suivant les progrès de notre connaissance… »
  261. Histoire de ma vie, t. IV, p, 52-55.
  262. Histoire de ma vie, t. IV, p. 134.
  263. Il est à noter que dans le manuscrit primitif Hébronius ou Spiridion portait le nom de Pierre d’Engelwald, le même que portait le héros du roman écrit en 1836 et détruit plus tard par George Sand.
  264. Ce morceau est extrêmement remarquable et nous regrettons de ne pouvoir le réimprimer ici.
  265. Corresp., t. II, p. 138.
  266. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier chap. vii.
  267. Inédite.
  268. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, chap. x, p. 229, chap. xiii, p. 395.
  269. Corresp., t. II, p. 143.
  270. Corresp., t. II, p. 180. Cette lettre est erronément datée du « 27 septembre 1841 », dans la Corresp. ; elle fut écrite en novembre 1841. Nous en avons donné quelques lignes plus haut. p. 13.
  271. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, chap. xiii.
  272. V. plus haut chap. Ier, lettre inédite à Mme Marliani de Marseille.
  273. Parmi ses œuvres, les plus connues sont : le Compagnonnage (1839) ; le Livre du Compagnonnage (1839) ; Histoire d’une scission (1843) ; Mémoires d’un Compagnon (1854) ; Histoire démocratique des peuples anciens et modernes (1849-51) qui resta inachevée ; la Question vitale du Compagnonnage et de la classe ouvrière (1861) ; les Gavots et les Dévorants, pièce en cinq actes, etc.
  274. Chose d’autant plus facile à remarquer que George Sand le dit elle-même dans la Préface du Compagnon, écrite en 1852 pour l’édition des Œuvres complètes, qui parut entre 1852 et 1856, avec des dessins de Tony Johannot et de Maurice Sand.
  275. M. Skabitchewski dans ses articles sur George Sand, dans les Annales de la Patrie de 1881.
  276. V. Ed. Caro, George Sand, dans la série des Grands écrivains français. Paris, Hachette, 1887, p. 49.
  277. V. les feuilletons de M. Plauchut parus dans le Temps en 1891, sous le titre de Autour de Nohant. Ils furent réimprimés en volume sous le même titre, où ils parurent un peu modifiés et augmentés de plusieurs nouveaux chapitres.
  278. Elle est adressée : À Monsieur Alexandre Rey, rue Pigal (sic), n° 6, (Chaussée d’Antin), pour remettre à Mme George Sand, à Paris.
  279. Le timbre porte : Toulon, 15 août, mais la lettre est datée à l’intérieur du 16 août. Ce fut une erreur que Perdiguier constata lui-même en disant, dans une de ses lettres suivantes, qu’il s’était trompé, « ayant pris le jour de l’Assomption pour un dimanche… ».
  280. Dans la Corresp. (t. II, p. 346), cette lettre est faussement datée de « 1846 ». Elle ne fut point imprimée dans l’Entr’acte.
  281. Cet article intitulé : « le Compagnon du tour de France » parut effectivement dans l’Entr’acte du 1er  janvier 1841. George Sand s’abuse dans sa lettre au directeur en prétendant que le feuilleton était intitulé « George Sand et Agricol Perdiguier », et qu’il avait paru « le 24 décembre dernier ».
  282. Notre assertion se trouve de tous points confirmée, outre les lettre inédites de Perdiguier, par tout ce que dit à ce propos le biographe de Perdiguier, M. Achille Rey, qui fit paraître, en 1904, une très intéressante plaquette : Agricol Perdiguier, pacificateur du compagnonnage, sa vie, son œuvre. (Avignon, J. Chapelle, 22 pages.)
  283. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, chap. vii, p. 390.
  284. Corresp., t. II, p. 94.
  285. On sait combien Béranger avait été magnanime et généreux envers Leroux : il avait signé un contrat avec l’éditeur Giraldon, par lequel il s’engageait à écrire une Histoire de Napoléon. Or, il n’y donnait que son nom : le travail devait être fait par Leroux, qui devait, grâce à cela, recevoir de l’éditeur de 44 000 à 50 000 francs. Leroux, toutefois, avait tellement laissé traîner ce travail (de 1838 à 1841), que l’affaire fut manquée. On lit à la page 318 (Appendice) de la biographie de Pierre Leroux, par M. F. Thomas, la très importante lettre de Béranger se rapportant à cet épisode et qu’il est de tout intérêt de confronter avec la Correspondance de Béranger (t. III, p. 135, 138 (NB), 145, 166 (NB), 172, 184, 186, 193, 195, 196, 199, 200).
    M. Thomas s’abuse en croyant que Leroux avait « écarté l’offre de Béranger, craignant de n’avoir pas toute sa liberté d’appréciation des hommes et des faits ». On voit par les lettres de Béranger que Leroux avait même reçu des avances, « des sommes sur lesquelles il vit déjà » avec sa nombreuse famille et que ce n’est que faute de travail livré à temps qu’il laissa échapper cette occasion de voir sa position améliorée. Cette générosité amicale de Béranger envers Leroux fut la cause de ce qu’il lui dédia son Humanité.
  286. Des points… dans la lettre autographe.
  287. Telle fut l’impression et l’expression du critique russe Annenkow, qui séjournait alors à Paris et envoyait des Lettres parisiennes à une revue russe. (V. Annenkow et ses amis. Saint-Pétersbourg, 1892, Souvorine, in-8°, p. 186 ; lettre du 29 novembre 1841.)
  288. À la fin de deux lettres inédites, Leroux y revient par deux fois :
    « Viardot me dit que vous allez écrire quelques pages sur le Salon. Nous aurons donc un numéro magnifique », lui écrit-il sur une feuille aux blancs de la Revue, en lui envoyant les épreuves des vers de Savinien Lapointe, qui devaient paraître dans le n°l. Quelques jours plus tard, il lui écrit encore :
    « Quant à l’article du Salon, si vous pouvez chercher encore et mettre la main dessus, ce sera bien ; sinon, remettez au mois prochain… »
  289. C’est comme une légère réminiscence de l’auteur qui se souvient que lorsque Aurore Dudevant arriva de Nohant avec Indiana parfaitement prête pour l’impression, elle vit, à son grand étonnement, que Jules Sandeau n’avait tracé, en son absence, qu’une seule ligne : Chapitre premier
  290. Beaucoup de ceux qui avaient eu le malheur de se trouver à Moscou en décembre 1905, et dans d’autres villes de la Russie en octobre de cette année, peuvent raconter des « courses au clocher » tout aussi tragiquement fantastiques et des cas de sauvetage par les toits et par-dessus les murs aussi fabuleux que réels !
  291. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 357, 358, 360-362.
  292. Cf. Une course à Chamounix, par Adolphe Pictet, et George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 246, 327, 333, 334.
  293. Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, était, comme nous l’avons dit, issue par sa mère de la famille des Bethmann, banquiers de Francfort.
  294. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 360, 362.
  295. Voir plus haut, chap. ii, p. 128.
  296. Dans l’Histoire de ma vie, en parlant des amis qu’elle n’avait « pas perdus de vue », Mme Sand nomme Mme Allart et lui voue les lignes suivantes : « Mme Hortense Allart, écrivain d’un sentiment très élevé et d’une forme très poétique, femme savante, toute jolie et toute rose, disait Latouche, esprit courageux, indépendant, femme brillante et sérieuse, vivant à l’ombre avec autant de recueillement et de sérénité qu’elle saurait porter de grâce et d’éclat dans le monde, mère tendre et forte, entrailles de femme, fermeté d’homme… »
  297. Mme Hortense Allart de Méritens, romancière et auteur d’études historiques et philosophiques, amie de Sainte-Beuve, de Bulwer, de Chateaubriand et de Gino Capponi, appartenait à la famille des autoresses Gay, étant la fille de Mme Mary Gay, cousine de Mlle Delphine Gay et nièce de Mme Sophie Gay, — toutes femmes de lettres connues. Elle naquit à Milan en 1801, eut une vie très orageuse, épousa assez tard M. Louis de Méritens, publia plusieurs romans, puis une série d’œuvres historiques très sérieuses, des œuvres de philosophie : Nouvelle Concorde des quatre Évangélistes, Novum Organum ou Sainteté philosophique, et enfin trois volumes de Mémoires, absolument remarquables par leur franchise et leur audace, publiés sous le titre d’Enchantements de Prudence Saman L’Esbatx, dont le premier volume parut en 1872, le second, intitulé Nouveaux Enchantements, en 1873, et le dernier, appelé Derniers Enchantements, en 1874. Nous reparlerons de ces ouvrages et de leur auteur. Notons, dès à présent, qu’on y trouve, à côté de révélations autobiographiques tout à fait surprenantes, des pensées très profondes, très fines et les détails les plus curieux sur ses amis intimes, littéraires et politiques. Ce fut une femme extrêmement bien douée, originale et remarquable. Ses Lettres inédites à George Sand méritent bien d’être publiées tant par leur verve, leur style élégant, spirituellement enjoué, leur sincérité émue que par les jugements pleins d’originalité, de profondeur rare et la modestie sympathique, la conscience de sa valeur secondaire à côté du « grand George », et par la sincère admiration pour ce dernier. George Sand écrivit, outre les lignes de L’Histoire de ma vie, deux fois sur son aimable et spirituel confrère. En 1857, elle publia dans le Courrier de Paris un article sur le Novum Organum, et en 1873 un autre dans le Temps sur les Enchantements de Prudence Saman, qui fait maintenant partie du volume des Impressions et Souvenirs.
  298. D’Agoult.
  299. Marliani.
  300. Lettres à l’Étrangère, t. Ier, p. 514.
  301. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 369-370.
  302. Lettres à l’Étrangère, t. II, p. 160 : lettre du 15 mai 1843.
  303. Lettre du 16 mai 1843. Lettre à l’Étrangère, t. II, p. 164.
  304. V. plus haut, p. 129.
  305. Selon une autre version (v. George Sand, Questions d’art et de littérature, p. 77), Poncy ne fut pas même maçon, mais bien « un ouvrier en vidanges », c’est-à-dire qu’il s’occupait d’une profession devenue célèbre grâce à Akime, de Tolstoï. « Il n’y a rien de nouveau dans ce bas monde », tout se répète, même les représentants de la pureté d’âme et de la sagesse populaire, qui se trouvent être en même temps des fonctionnaires de l’assainissement public !
  306. Olinde Rodrigues, Poésies sociales des ouvriers, 1841.
  307. Cet article est signé Gustave Bonnin. George Sand eut plus tard souvent recours à ce pseudonyme de Bonnin, en n’y changeant que le prénom de « Gustave » pour celui de « Blaise ». C’est ainsi qu’elle signa du nom de Blaise Bonnin l’Histoire de Fanchette, en 1843, la Lettre d’un paysan de la Vallée Noire, qui parut dans l’Éclaireur de l’Indre en 1844 ; l’Histoire de France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin, qui fut publiée à la Châtre, en brochure, en mars 1848, et enfin les Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens, cinq brochures également parues en 1848 et réimprimées sous le vrai nom de l’auteur dans différents almanachs du temps.
  308. Il avait paru en cette année de 1842 une nouvelle édition des œuvres de Billault : Poésies de maître Adam Billault, menuisier de Nevers, précédées d’une notice biographique et littéraire, par M. Ferdinand Denis, accompagnées de notes par Ferdinand Wagnien, édition ornée de huit portraits et de deux vues du Nivernais. Nevers, 1842. 1 vol. in-8°.
  309. On lit dans une lettre inédite de Leroux, sans date ni adresse, écrite sur un papier portant l’en-tête de la Revue indépendante :
    Paris, 1841.

    « Voici, chère amie, la suite de vos épreuves et l’épreuve des vers de Savinien Lapointe, que vous aurez la complaisance de lui faire corriger. Je suis de votre avis, je trouve cette pièce fort remarquable. Ce que vous aviez souligné comme défectueux a été imprimé en caractères italiques. Il verra donc facilement où portent vos très justes critiques. »

  310. Charles Poncy naquit en 1821 et mourut le 30 janvier 1891.
  311. On voit par la Correspondance de Béranger et par le fort intéressant volume de M. Jules Canonge : Lettres choisies dans une correspondance de poète, communiquées à ses lecteurs par celui qui les a reçues, 1831-1866 (Paris, Tardieu, 1867), que George Sand n’épargna rien pour répandre le premier petit volume du jeune poète toulonnais et qu’elle l’avait envoyé elle-même à Béranger et à Canonge en accompagnant cet envoi de lettres autographes.
  312. Assertion pour le moins étonnante dans la bouche de George Sand, qui, en ces dernières années, écrivait journellement aux correspondants les plus divers de très longues lettres, si remarquables et si admirablement écrites qu’à elles seules elles auraient pu lui créer la réputation de grand écrivain, si même elle n’avait écrit rien d’autre !
  313. On trouve entre autres une opinion très intéressante et éminemment sympathique de Béranger sur George Sand dans le volume de Napoléon Peyrat, Béranger et Lamennais (Paris, Meyrueis, 1861), et surtout dans la lettre de Béranger à Peyrat, datée du 20 mars 1834, dans laquelle il appelle Mme Sand : « la reine de notre nouvelle génération littéraire ».
  314. Correspondance de Béranger, recueillie par Paul Boileau. (Paris, Perrotin, 4 vol. in-8°, 1860), t. III, p. 300.
  315. Mlle Marie Carpentier devint plus tard Mme Pape-Carpentier et fut la fondatrice et la directrice des célèbres écoles maternelles et salles d’asile et l’éditrice de toute une série de publications pédagogiques ou ayant trait à l’enseignement primaire, telles que : Conseils sur les salles d’asile, l’Enseignement pratique dans les salles d’asile, Cours d’instruction et d’éducation, Jeux gymnastiques et chants, l’Histoire du blé, Zoologie des écoles des salles d’asile et des familles, Histoire et Leçons de choses, les Grains de sable ou le Dessin expliqué par la nature, etc., etc. Ces deux dernières publications méritèrent l’attention particulière de Mme Sand, et la méthode de Mme Carpentier fut trouvée absolument remarquable par la grande femme qui s’intéressait toujours, comme on le sait, aux questions de l’enseignement primaire. On en trouve les preuves dans les lettres de Mme Sand à Mme Marie Pape-Carpentier, publiées dans le très intéressant livre de M. Emile Gossot : Madame Marie Pape-Carpentier, sa vie et son œuvre. (Paris, Hachette, 1890.) Marie Carpentier naquit en 1815 à la Flèche, mourut à Villiers-le-Bel, près Paris, le 31 juillet 1878.
  316. Lettre inédite de Magu à Mme Sand, du 29 octobre 1859.
  317. Lettre inédite à Mme Sand, probablement d’octobre ou novembre 1859.
  318. Lettre inédite, datée de février 1859.
  319. Lettres inédites de Magu des 5 et 18 septembre 1854, de Château-Thierry.
  320. Le poète Charles-Auguste Chopin naquit en 1811 et mourut en 1844.
  321. La copie de cette lettre de Béranger se trouve dans les lettres inédites de Magu à Mme Sand.
  322. Il faut noter que la préface de Mme Sand, qui fait maintenant partie du volume des Questions d’art et de littérature, est datée du 4 janvier 1845.
  323. Nous en possédons un exemplaire d’épreuve, ayant appartenu à l’un des avocats et portant un envoi de la main de Leroux.
  324. Nous avons confronté les deux versions : celle qui fut imprimée et la lettre autographe de Gilland.
  325. Nous y trouvons, par exemple, une critique très sérieuse de Claudie et notamment de la scène où le vieux Rémy non seulement réhabilite Claudie, mais la place « au-dessus > de tout le monde. Cela paraît « exagéré » à Gilland, et il cite à son appui la scène bien connue de l’Évangile où Jésus ne fait que pardonner à la femme adultère. Or, au dire de Gilland, l’Évangile est son livre préféré, qui ne le quitte jamais et où il puise sans cesse ses règles de conduite. Il a remarqué en outre que le public avait été froissé par les paroles exagérées du vieux Rémy, et cela avait nui au succès de la pièce.
  326. Elisabeth-Gertrude Mara, célèbre cantatrice dramatique (1749-1833).
  327. Il est très intéressant de noter que Mme Viardot le savait déjà au moment où s’écrivait et se publiait le roman. C’est ainsi que dans sa lettre du 29 juillet 1842 de Grenade, en racontant à Mme Sand comment les époux Viardot y furent fêtés par les membres du Lycée, société musicale et littéraire grenadine, et comment, pour les en remercier, la célèbre cantatrice avait pris part au grand concert-gala, arrangé en son honneur dans la Salle des Ambassadeurs de l’Alhambra, Mme Viardot dit plus loin qu’elle y avait parlé avec un fils d’Arabe, dont Ralph était l’idéal », que l’auteur d’Indiana avait en général parmi les membres de ladite Société « une foule d’apasionados » et que son portrait ornait la grande salle du Lycée « comme une madone ». Et enfin, elle ajoute (à propos du « fils d’Arabe » toujours) : « Vous voyez qu’il ne connaît pas Consuelo, Consuelo qui nous fait frémir, rire, pleurer, réfléchir. Oh ! ma chère ninonne, que vous êtes admirable et que vous êtes heureuse de pouvoir procurer de semblables jouissances à ceux qui lisent vos œuvres. Je ne puis pas vous dire ce qui se passe en moi depuis Consuelo, seulement, je sais que je vous en aime dix mille fois davantage et que je suis toute fière d’avoir été un des fragments qui vous ont servi à créer cette admirable figure. Ce sera sans doute ce que j’aurai fait de mieux dans ce monde… »
  328. Le commencement du chapitre lv mérite surtout notre attention sous ce rapport. À propos des cantiques et chants bohêmes populaires exécutés devant Consuelo par Albert, George Sand s’y étend sur les inépuisables trésors de beauté et de poésie, renfermés dans la musique populaire, dans les airs nationaux et dans les improvisations inconscientes des chanteurs et musiciens champêtres. Le biographe de Chopin, M. Ferdinand Hœsick, raconte que tout jeune encore, élève du lycée de Varsovie, Chopin ne pouvait passer devant une auberge ou une chaumière, s’il y entendait jouer ou chanter quelque mélodie populaire ; il s’arrêtait sous la fenêtre et écoutait, émerveillé, et le biographe a bien raison de voir dans cet amour de l’enfant de génie pour les chants nationaux la source du caractère profondément et véritablement national de la musique du grand maître. Mme Sand, elle, dit qu’Albert « s’était tellement nourri l’esprit de ces compositions barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles pour un goût sérieux et éclairé, qu’il se les était assimilées au point de pouvoir improviser longtemps sur l’idée de ces motifs, y mêler ses propres idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition, et s’abandonner à son inspiration personnelle sans que le caractère original, austère et impressionnant de ces chants antiques fût altéré par son interprétation ingénieuse et savante… ». Il est trop clair que c’est « Chopin » qu’il faut lire au lieu d’ « Albert », et « la Pologne », les « Chants polonais », au lieu de « la Bohême » et de ses « Cantiques » dans tout ce morceau, ainsi que dans les pages qui suivent. Mme Sand y émet encore cette pensée très remarquable, que comme toute musique nous dit plus qu’aucune parole humaine et aucun autre art ne sont capables de nous révéler, ainsi la musique nationale nous dévoile le vrai fond de l’âme et de la pensée d’un peuple ; elle nous dépeint son esprit et son caractère historique, elle nous rend son essence même. Il est évident que George Sand pénétrait profondément les divines créations si nationales de Chopin et que c’est bien vers elles que se portait sa pensée lorsqu’elle disait plus loin qu’en écoutant certains motifs nationaux, bien rendus, elle s’était sentie transportée en Pologne, en Espagne, dans les steppes, dans les montagnes, dans le passé historique d’un peuple, bien mieux que lorsqu’elle lisait des œuvres d’histoire, ou des voyages où ces contrées étaient décrites. D’autre part cette digression sur l’art populaire était on ne peut plus conforme aux idées de Leroux, et c’est pour cette raison — comme nous le verrons à l’instant par ses propres lettres — qu’il apprécia particulièrement ce morceau sur l’art et en complimenta l’auteur.
  329. Il est à remarquer que Consuelo a une voix de mezzo-soprano d’un diapason extraordinaire, également propre aux fioritures les plus surprenantes et au chant large et dramatique, tout comme Mme Viardot qui chantait avec un égal succès les rôles lyriques, comiques, tragiques et dits de soprano-leggiere, les parties de contralto, de mezzo-soprano et de soprano aigu : Rosine, Amine, Desdémone, la Lucia, la Fidès, la Norma — et le rôle travesti de Vania dans la Vie pour le tsar. Il est curieux également de noter qu’ayant pour la première fois abordé le rôle de la Norma en Espagne, la grande artiste écrivait à Mme Sand : « Ce soir, troisième de la Norma. Vous voyez que j’ai fait une conquête en plein domaine de la Corilla, et je puis bien dire à vous, tout bas, à l’oreille, que ç’a n’a pas été de ma part trop téméraire. Dans tous les cas, cela m’a été fort utile comme progrès et comme préparation pour paraître dans ce rôle devant un public plus important. D’ailleurs, ce public, s’il n’est pas connaisseur, n’est ni flatteur, ni blasé et se laisse aller à ses impressions tout naïvement. C’est celui que j’aime et celui qui me fait faire des progrès. C’est aussi celui que l’admirable Nourrit aimait et devant lequel il était heureux de chanter gratis le jour de la fête du roi. Public ignorant, mais intelligent, mais sympathique, en un mot, le peuple !… »
    Ne dirait-on pas une lettre de Consuelo elle-même ?
  330. Il est encore curieux de noter qu’à peine avait commencé à paraître : la quatrième partie du roman, le chapitre xxii, qui s’ouvre par l’arrivée de Consuelo chez les Rudolstadt, que Pauline Viardot s’empressa d’écrire à l’auteur, à la date du 17 juin 1842, de Madrid : « Chère ninonne, je n’ai pas encore reçu la Revue de ce mois, mais dans le numéro dernier, vous m’avez introduite dans la famille curieuse et étrange, dont je désire beaucoup continuer la connaissance. »
  331. Notons que dans toutes les lettres de Mme Sand aux époux Viardot et dans celles qu’ils lui écrivaient, la passion de Louis Viardot pour la chasse était une constante matière à calembours et à moqueries et que, d’autre part, le chien d’Albert portait le même nom que le chien favori de Louis Viardot, — Cynabre.
  332. Cette dame est encore un portrait : celui de la femme d’un secrétaire d’ambassade, rencontrée par Pauline Viardot à une matinée musicale, que Mme Viardot décrit avec beaucoup d’humour.
  333. On dirait que Mme Sand apparaît dans ce qu’elle dit des Invisibles, comme le prédécesseur ou l’inspiratrice du livre de Tallmayer sur le rôle joué par les francs-maçons dans tout le mouvement du dix-huitième siècle.
  334. Ne pouvant plus chanter, elle compose les morceaux inspirés pour son fils. On voit que Consuelo possède tous les talents de Mme Viardot.
  335. Nous donnons en Appendice à l’édition russe de ce volume le récit du savant biologue et ethnographe fort connu, M. W. Maïnov (1844-1887), élève de Broca, qui avait narré en 1881 dans le Messager d’histoire (Istoritcheski Westnik) un épisode extrêmement curieux de l’un de ses nombreux voyages. Il lui arriva notamment un jour de tomber au beau milieu des forêts septentrionales du gouvernement d’Olonetz, dans une secrète bourgade de sectaires, surnommés les négateurs, ou les reposants, ou encore les morts vivants. Cette secte prétend que depuis l’achèvement de la création en six jours, Dieu se repose, et tant qu’il se reposera, et que durera le « septième jour » et la non-intervention de Dieu dans les destinées de ce monde, c’est le règne du mal, le règne du diable qui durera sur la terre. Afin d’accélérer l’avènement de la « huitième journée », il faut suivre l’exemple de Jésus et des saints martyrs qui avaient méprisé la mort et la chair. Or, c’est la chair qui est le vrai diable, ennemi de l’âme divine, et non pas Satan, qu’on a tort de considérer comme le tentateur. Satan ne fait le mal que parce qu’il ne peut pas faire autrement, de même que Dieu ne peut faire que le bien. Inutile de les prier l’un et l’autre. Ceux qui sont parvenus à un mépris complet de la chair peuvent faire « avancer la loi de Dieu » par la propagation de la vertu et par une mort volontaire, en se consumant ou en se donnant quelque autre mort ; alors « celui qui fut calomnié sera aussi pardonné ». C’est pour cela qu’au lieu de s’aborder par un bonjour, les sectaires se saluent en disant : « Que celui qui fut condamné de toute éternité soit pardonné. » En le disant, ils ne font que se souhaiter l’arrivée prochaine du « huitième jour », jour de l’éternelle félicité universelle. Or, le chef ou maître spirituel de la secte, un certain « Père Ambroise », type extraordinaire, paysan ayant lu les livres de Humboldt, de M. de Cotta, et autres, connaissant la Bible comme un pasteur, fort en dialectique et poète en son âme farouche, dit à M. Maïnow que ce salut n’était en usage parmi les sectaires que depuis qu’il avait lu le livre d’une certaine dame « agréable à Dieu », lequel livre s’intitulait la Consuela ou « la bonne conseillère », et dans lequel ladite dame « agréable à Dieu » avait décrit tous les usages des Taborites. Ce livre, qui avait arraché des larmes au sévère vieillard, lui avait été donné par un commerçant, « homme de sainte vie ». George Sand n’aurait certes jamais imaginé que le guide spirituel d’une secte religieuse farouche et intransigeante, se dérobant aux yeux du monde dans la forêt vierge septentrionale, pût s’inspirer de la lecture de son œuvre au point d’ajouter un dogme à sa doctrine qui est l’expression d’une recherche ardente et fanatique de la vérité sur cette « terre de misères… ». Mais il est certain que cela l’aurait touchée plus que tous les hommages des lettrés.
  336. Anselme Pététin, homme politique et administrateur fort connu (né en 1807, mort en 1873), d’abord républicain, il se rallia ensuite à l’empire et remplit diverses fonctions sous le régime napoléonien.
  337. Pélagie, 7 novembre 1841.

    « Avez-vous lu la Revue indépendante ? Aguado n’y a mis que vingt mille francs. Trente autres ont été fournis ou recueillis par ce pauvre Viardot, qui en verra bientôt la fin. Pour la première livraison seule, Leroux s’est alloué quinze cents francs. On est convenu de cinq mille francs pour le roman de Mme Sand, touchante narration, m’a-t-on dit, des amours d’une grisette et d’un étudiant. Elle s’y fait la rivale, et pas du tout la rivale heureuse de Paul de Kock. Cette défaite me fâche extrêmement ; c’est le Waterloo du communisme. À quoi tiennent les choses !… »

  338. Voir plus loin, chap. ix.
  339. Nous avons déjà mentionné cette opinion de George Sand en parlant de son article à propos du messianisme de Mickiewicz.
  340. Le sous-titre en est encore Lettre à un ami, et c’est encore à Jules Néraud qu’elle est adressée.
  341. Cf. avec la lettre de Chopin à ses parents, datée du 20 juillet 1845, où il raconte la mort de la pauvre femme du Nuage blanc et le départ de la tribu des Ioways pour l’Amérique, et où il annonce qu’on est en train d’élever à Paris un monument funèbre à la mémoire de la pauvre Indienne morte.
  342. Nous avons vu que c’est de ce même nom, mais précédé du prénom de Gustave, que George Sand avait signé ses Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires et sur les poètes populaires.
  343. C’est une simple erreur d’impression que la date de « 9 novembre 1845 » qu’on lit dans l’édition des Œuvres complètes de George Sand. (V. le volume des Légendes rustiques, p. 214.)
  344. Cette lettre porte dans la Correspondance la date du « 8 octobre », mais c’est une erreur, parce que, comme nous l’avons vu, Fanchette avait déjà paru le 25 octobre dans la Revue indépendante, et il s’agissait justement de faire réimprimer à la Châtre cet article.
  345. Les amis qui furent les aides et les collaborateurs de Mme Sand dans l’affaire de Fanchette, étaient ces mêmes compagnons berrichons de sa jeunesse, qui avaient jadis été « hugolâtres » comme elle (cf. t. Ier, p. 284-312.), auxquels elle avait adressé ses épîtres collectives drolatiques, et qui, plus tard, s’acharnaient avec elle à la « solution de la question sociale » (cf. t. II, p. 184-85), c’est-à-dire : Duvernet, Fleury, Dutheil, Papet, Planet, Néraud et Rollinat.
  346. Inédite.
  347. La lettre du procureur, M. Rochoux, imprimée dans la Revue indépendante, fut datée du 9 novembre 1843. Il est clair que la réponse à cette lettre que Mme Sand écrivit, après avoir reçu le numéro de la Revue contenant la lettre de M. Rochoux et après en avoir délibéré avec ses amis, sur chaque point, ne put pas être écrite « le 17 octobre », comme il est imprimé dans la Correspondance, mais bien le 17 novembre. Cette lettre se termine par les mots : « Je décachette ma lettre pour te dire qu’elle n’est pas partie ce soir… Tu en recevras deux à la fois. » Effectivement, parmi les lettres inédites, nous en trouvons une qui est datée du 18 novembre et dont nous citerons quelques lignes un peu plus loin. Les lettres imprimées dans la Correspondance aux dates de 16 et 28 novembre doivent être datées des 26 et 27 novembre, comme chacun peut s’en convaincre en les lisant attentivement et en les confrontant avec celles des 17, 18 et 29 novembre.
  348. Cette Copie de l’enquête faite à la diligence de M. le maire de la Châtre par le commissaire de police de cette ville (et signée par ce commissaire nommé Bouyer) fut imprimée dans la Réponse à M. le procureur du roi de la Châtre, de George Sand, ainsi que les deux lettres par lesquelles MM. Boursault et Delaveau attestaient l’exactitude des faits consignés dans son récit sur Fanchette. Cette attestation de la part de Boursault que « tout ce qui le concernait (dans la réponse de George Sand au procureur) était d’une parfaite exactitude », était surtout importante, parce que si Fanchette eût légalement « cessé de faire partie de l’hospice » comme les coupables avaient essayé de le faire croire, elle n’aurait pu en sortir que munie d’un exeat du médecin, Or, cela n’était pas, et George Sand le prouvait victorieusement.
  349. Inédite.
  350. Ces derniers mots confirment que la lettre de Mme Sand à son fils n’a pas dû être écrite plus tard que le 27 au soir, car la Revue indépendante du 25 novembre arriva à la Châtre le 27 novembre au matin.
  351. Nous soulignons le passage tronqué dans la Correspondance. Bouli fut le sobriquet de Maurice. Mme Viardot chanta pendant deux hivers successifs de 1843-44 et 1844-45 à l’Opéra de Saint-Pétersbourg et elle y eut un succès dont le souvenir subsiste jusqu’à nos jours.
  352. C’est-à-dire le 29 novembre. Dans la lettre précédente, elle écrit : « À jeudi. » En 1843, le 26 novembre tombait un dimanche ; le 27 (lundi), Mme Sand écrit : Je pars après-demain (le 29), comme elle l’avait déjà annoncé dans sa lettre du 18. Elle comptait arriver à Paris le 30 (jeudi). Chopin écrivit aussi le 26 novembre : « Encore quatre jours. » (Voir plus loin, chap. v.)
  353. a) Lettres inédites de George Sand à Duvernet de janvier 1844 ;
    b) Correspondance, t. II, p. 280-310 ;
    c) Lettres inédites à George Sand de Leroux et de de Latouche.
  354. Ces trois articles, comme en général tous les articles qui parurent dans l’Éclaireur, sont réimprimés dans les Œuvres complètes de George Sand, et font partie du volume Questions politiques et sociales.
  355. Corresp., t. II, p. 317-322.
  356. Nous espérons pourtant que notre ami M. Ageorges fera un jour cet intéressant travail, auquel il est si bien préparé par ses recherches antérieures et sa vénération pour le grand poète du Berry.
  357. Cette réponse de Mme Sand à Louis Blanc, dont nous donnons ici le résumé, est imprimée dans le tome II de la Correspondance (p. 324). Les articles auxquels fait ici allusion Mme Sand sont ceux qui parurent sous le titre de Politiques et socialistes dans l’Éclaireur (réimprimés sous le titre de « la Politique et le Socialisme », dans le volume des Questions politiques et sociales).
  358. Nous avons devant nous les lettres inédites de Louis Blanc à George Sand, à commencer par cette première réponse du jeune républicain, datée du 8 janvier 1844, à la prière de Mme Sand, de donner son adhésion et sa collaboration à l’Éclaireur, et à finir par une lettre du 30 avril 1876, répondant à quelques lignes émues que Mme Sand lui avait écrites au sujet de la mort de son fils ; cette correspondance est du plus haut intérêt philosophique et biographique.
  359. Voir le volume : Questions politiques et sociales.
  360. Homme politique célèbre, plus tard membre du gouvernement provisoire de 1848 ; né en 1801 (ou, d’après d’autres sources, en 1803) à Marseille mort en 1878 à Paris.
  361. Voir plus haut, chap. ii, p. 196, et le présent chapitre, p. 371.
  362. Cette préface est réimprimée dans le volume des Nouvelles Lettres d’un voyageur, tandis que le Cercle hippique se trouve dans le volume d’Isidora. (Œuvres complètes, éd. C. Lévy.)
  363. Mme Bentzon a consacré à George Sand deux articles extrêmement intéressants et contenant des lettres inédites très précieuses ; le premier, en anglais, parut dans le Century, January 1894, sous le titre de Notable Women : George Sand, with letters and personal recollections ; le second, écrit à propos du centenaire de George Sand, parut dans le Supplément du Journal des Débats, en juillet 1904, sous le titre d’Une correspondance inédite.
  364. Il est aussi réimprimé dans le volume des Nouvelles lettres d’un voyageur.
  365. Entre 1843 et 1844, co-éditeur de François pour la Revue indépendante.
  366. Dans la Correspondance de George Sand, on lit Guillon. Nous ne saurions dire quelle est l’orthographe exacte.
  367. Voir plus loin, chap. vii.
  368. George Sand venait de publier dans le Constitutionnel reconstitué par Véron son roman de Jeanne et avait traité avec lui pour y faire paraître son prochain roman (le Meunier d’Angibault), mais elle ne put pas accepter et remplir à temps les clauses de ce traité, qui fut rompu, et le roman parut ; dans le journal de Louis Blanc.
  369. Chopin écrit à sa sœur, le 31 octobre 1844 : « Le manuscrit que j’ai apporté n’est pas encore imprimé ; il y aura probablement des procès ; Si on en arrive là, ce sera tout profit pour nous, mais nous en aurons des désagréments momentanés… »
  370. Homme d’affaires de George Sand.
  371. Cette lettre est encore erronément datée de « juin 1844 », dans la Correspondance. Mme Sand y fait allusion, entre autres, aux pluies et aux inondations qui désolèrent les environs de Nohant en l’été de 1845, qui y occasionnèrent de vrais désastres et par suite du débordement des rivières empêchèrent les Viardot de partir pour Paris à la date fixée pour leur départ. On a de plus omis les dernières lignes de cette lettre : « Ma lettre est retardée de quelques heures, Viardot s’en charge. » Or, les Viardot ne purent pas faire leur séjour habituel à Nohant en 1844 ; en 1845, ils quittèrent le château en juillet, plus tard ce fut Maurice qui fit un séjour chez eux, à Courtavenel, Mme Viardot se rendit après aux fêtes en l’honneur de Beethoven à Bonn. Tous ces faits sont relatés dans les lettres de Chopin à sa sœur, datées du 20 juillet et d’octobre 1845. Dans cette seconde lettre, il parle encore d’une excursion à Boussac, de l’imprimerie et de la machine de Leroux, qui imprimait « un nouveau journal intitulé l’Éclaireur » et de ses engouements éternels pour de nouvelles idées et de nouveaux projets, qu’ « il commençait toujours et n’achevait jamais entièrement », et aussi de ce que cette machine « a déjà coûté à Leroux, ainsi qu’au propriétaire de M. Coco (le chien de Mme Sand), et à ses autres amis plus de dix mille francs », ou même « plusieurs dizaines de mille francs ».
    On retrouve de même une allusion au « déluge » de 1845 dans la lettre de Mme Sand à Poncy, du 12 septembre 1845. Il faut aussi remarquer que le numéro 1 de l’Éclaireur ne parut que le 14 septembre 1844, et que ce journal s’imprimait d’abord à Orléans, plus tard à Boussac chez Leroux, qui ne put donc s’en occuper qu’en l’été de 1845 et non pas en 1844.
  372. Inédite.
  373. V. plus loin chap. viii.
  374. Cf. Correspond., t. III, p. 33, 57, 107, 235-236, 339.
  375. La lettre est datée du 22 janvier 1851 dans la Corresp. imprimée.
  376. Ce fut probablement Gustave Sandre, avec lequel Pierre Leroux avait, en 1843-44, débattu, comme avec le représentant de la maison Potter, les points du traité à propos d’une édition de Mme Sand, et qui, plus tard, fut son ami et son adepte.
  377. C’est Leroux qui souligne. Dans une lettre précédente, il la remercie pour son aide morale et le grand bien qu’elle lui fit en lisant attentivement ses « élucubrations sur l’Évangile et la Fable », ce qui l’encourage à persévérer dans son travail, malgré les tempêtes politiques qui mugissent autour de lui.
  378. Félix Thomas, Pierre Leroux, p. 131. Nous soupçonnons fort que ce ne fut pas la « personne amie » qui remit à George Sand les 600 francs, mais bien Mme Sand elle-même, qui chargea la « personne amie » de les lui remettre.
  379. Leroux avait mis par erreur : « 1844 ».
  380. Nous citons cet extrait de l’Opinion nationale du 16 avril 1871, d’après le livre de M. F. Thomas. (V. Pierre Leroux, p. 165.)
  381. Cette assertion est bien confirmée par les lettres de Chopin publiées par M. Mieczislas Karlowicz dans les Pamiatki po Chopinie.
  382. Eugène-Louis Lambert, plus tard peintre de chats fort célèbre, naquit à Paris le 25 septembre 1825.
  383. Lettre du 16 octobre 1842. (Pamiatki po Chopinie, p. 174.)
  384. Wilhelm von Lenz naquit en 1804, mourut le 31 janvier 1883 à Saint-Pétersbourg. Ses œuvres d’histoire et de critique musicale : Beethoven et ses trois styles et Beethoven eine Kunststudie, jouissent d’une célébrité fort méritée.
  385. Die grossen Pianofortevirtuosen unserer Zeit aus persônlicher Bekanntschaft. Berlin, 1872. E. Bock, in-8°, 111 pages.
  386. Cf. avec ce que dit Balzac dans ses lettres de 1842. (Lettres à l’Étrangère, t. II, p, 72-73.)
  387. En français dans le texte allemand.
  388. Lenz prétend même qu’un beau jour Chopin lui aurait dit qu’il n’avait qu’une chose à désapprouver en lui : sa qualité de russe. « Liszt ne l’aurait pas dit, ajoute Lenz, c’était borné, exclusif, mais cela donnait la clef de son être (à Chopin)… » Nous sommes loin de partager cet étonnement naïf de M. le conseiller d’État von Lenz !
  389. H. de Balzac, Lettres à l’Étrangère, t. II, p. 285-286.
  390. On peut lire dans les souvenirs de Thoré (Notes et souvenirs de Théophile Thoré, 1807-1869, Nouvelle revue rétrospective, 1898) combien Leroux était malpropre et désagréable à voir lorsqu’il mangeait.
  391. Femme poète anglaise fort connue (1805-1865).
  392. Robert Browning, mari de Mrs Barrett, poète et écrivain lui-même (1812-1889).
  393. Biblioteka Warszawska, 1899, en polonais.
  394. 24 août 1841. Le timbre porte : La Châtre, 25 août. Or, le 25 août tombait en 1841 sur un mercredi. W. K.
  395. Fontana.
  396. Petit propriétaire polonais, hobereau.
  397. C’est nous qui soulignons.
  398. Lettres de Mme Sand à son fils du 4 septembre 1840 et des 3 et 6 juin 1843 (tronquées, changées et refaites dans la Correspondance), et surtout la lettre à Hippolyte Chatiron du 27 février 1843, qu’on a imprimée dans la Correspondance à la fausse date du 21 février.
  399. C’est ainsi, par exemple, que lorsque Mme Sand était en train de travailler à la Comtesse de Rudolstadt, elle écrivait le 3 juin 1843 à Maurice, qui était à ce moment chez son père à Guillery (cette lettre est arbitrairement jointe à la première moitié de la lettre du 6 juin, dont la fin est tronquée, et ainsi refondues, ces deux lettres sont imprimées dans la Correspondance, à la date du 6 juin 1843) : « … Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu’aux oreilles ; je ne sors pas du Kadosh, du Rose-Croix et du Sublime Écossais. Il va en résulter un roman des plus mystérieux. Je t’attends pour retrouver les origines de tout cela dans l’histoire d’Henri Martin, les Templiers, etc. Je reçois une lettre anonyme d’un Slave de la Moravie qui me remercie des réflexions que ma plume gracieuse sème par-ci par-là sur l’histoire de la Bohême, et qui me promet la reconnaissance de la race slave depuis la mer Egée jusqu’à sa sœur glaciale. Tu pourras donner ce nom à Solange quand elle ne sera pas sage… »
    Nous avons retrouvé dans les papiers de George Sand cette touchante et enthousiaste lettre (datée de Paris, 30 mars 1843), dont la grande romancière semble se moquer, mais qui, certes, lui fut agréable à lire et qu’elle garda pour cette raison comme une expression sincère de sympathie et de gratitude de la part de la nation bohème à l’auteur des articles sur Ziska et Procope. Lors du centenaire de George Sand, les Tchèques témoignèrent publiquement de leur profonde reconnaissance à la grande femme en envoyant une députation pour déposer une couronne de roses au pied de son monument, (V. là-dessus, à la fin de notre travail : le Centenaire.)
  400. Cf. Histoire de ma vie, t. IV, p. 200-201.
  401. Ultérieurement aussi, Solange porta souvent le costume masculin à Nohant, par exemple, en l’hiver de 1838, ce dont Balzac parle avec désapprobation dans sa Lettre à l’Étrangère du 2 mars 1838. (V. aussi notre tome IL p. 448-451.)
  402. Nous avons parlé du séjour que Mme Sand fit à Paris au printemps, en été et pendant l’automne de 1838, dans le chapitre xiii du tome II de notre ouvrage (p. 457-458), et dans le chapitre Ier du présent volume.
  403. La Fille de George Sand. Lettres inédites, publiées et commentées par Georges d’Heylli (Edmond Poinsot). Paris, 1900. Ce livre qui, selon la petite notice placée en tête du volume, était « destiné à la famille et aux amis de Mme Bascans et de sa fille, Mme Edmond Poinsot (dont on trouve les deux portraits gravés par Lalauze, aux pages 20 et 100), n’a été tiré qu’à deux cents exemplaires qui ne sont pas mis dans le commerce… ». Nous profitons de cette occasion pour exprimer notre plus vive reconnaissance à l’auteur, M. Poinsot, qui, sans nous connaître personnellement, nous fit l’honneur de nous faire présent d’un exemplaire de ce rare petit volume si élégamment et si soigneusement imprimé.
  404. Voir dans le tome Ier de notre ouvrage le jugement de Heine à ce propos.
  405. Le vieux Delatouche qui revit George Sand et sa fille après onze ans de séparation et qui revit cette dernière non plus comme « un gros enfant mangeur de groseilles » mais comme une belle jeune fille de seize ans, écrit à George Sand dans l’une de ses lettres médites (mardi, 12 mars 1845) :
    « Je suis, mon cher et gracieux camarade, dans la joie de mes souvenirs de dimanche. Je trouve à Solange bien de la grâce avec un défaut que le temps ne tardera pas à corriger. Vous l’avez dotée d’une capacité cérébrale qui fait sa tête à l’heure qu’il est trop forte pour sa taille, mais demain la nature établira l’équilibre et un de vos plus jolis ouvrages aura la perfection des autres… »
  406. Il est à noter que cette artiste acquit son domaine à un moment où Solange n’était déjà plus une enfant, mais une grande fillette, presque une grande jeune fille et que cet incident doit avoir eu lieu vers 1844-45, donc lorsqu’elle était âgée de seize à dix-sept ans.
  407. C’est ainsi que l’appellent aussi les amis de la maison : De Latouche, dans ses lettres, parle de notre princesse, Anselme Pététin de la marquise, Emmanuel Arago de la reine.
  408. Ces paroles candides semblent avoir été écrites pour être adaptées à
    l’Aubade de Schubert (Morgenständchen).
  409. Corresp., t. II, p. 71.
  410. Ibid., p. 115. Lettre à Mme Marliani de 1838.
  411. Ibid., p. 118.
  412. Lettre à Hippolyte Châtiron, du 27 février 1840, p. 151.
  413. Lettre du 4 septembre 1840 à Maurice. (Corresp., t. II, p. 158.) Le mot nouvel est omis dans le texte imprimé. Nous le copions sur la lettre autographe.
  414. Corresp. t. II, p. 165.
  415. Ibid., t. II, p. 344.
  416. George Sand et sa fille, d’après leur correspondance inédite, par M. Samuel Rocheblave. (Revue des Deux Mondes, février, mars, mai 1905.)
  417. Histoire de ma vie, t. IV, p. 457.
  418. George Sand et sa fille. (Revue des Deux Mondes, février 1905, p. 821.)
  419. Corresp., t. II, p. 372.
  420. Lettre à M. Dumas fils citée par M. Rocheblave.
  421. Ces pensées, prises indépendamment du roman, rappellent beaucoup la lettre de Mme Sand à M. *** (Rollinat), datée de juin 1835 et imprimée dans le tome Ier de la Correspondance, ainsi que certaines pages du Journal de Piffoël, consacrées aux questions de l’éducation privée et publique. C’est, en même temps, la partie du roman qui fut surtout goûtée des contemporains, voire de certains contemporaines de l’auteur. Mme Hortense Allart de Méritens s’extasiait à propos de ces pages tout particulièrement… et pour cause !
  422. Cf. a) George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Il, ch. xi, p. 249-250. b) Histoire de ma vie, IVe partie, t. III, chap. 111, p. 271, et t. IV, p. 354-355.
  423. Cet article parut dans le deuxième volume du Diable à Paris.
  424. Lettre inédite à Mme Marliani, de septembre 1844.
  425. Cette lettre est non datée, mais elle doit avoir été écrite en l’automne de 1843, lorsque Mme Sand dut rester à Nohant jusqu’à la fin de novembre pour régler des questions matérielles et financières (v. plus haut, chap. iv), tandis que Chopin et Maurice se trouvaient déjà à Paris ; ce fut le moment où se jouait le dernier acte de l’histoire de Fanchette. Il se peut toutefois que la lettre ait été écrite en l’automne de 1844, ou même de 1845.
  426. Mme Sand, toujours entourée de bêtes, aimant à apprivoiser tantôt des oiseaux, tantôt de petits animaux sauvages, avait la passion des chiens, et on lui en donnait de tous les côtés. Entre 1838 et 1848, elle avait auprès d’elle à Nohant et à Paris les petits chiens des noms de : Coco, Marquis et Pistolet et les grands chiens Simon, Jacques et Pyram. Nous aurons le plaisir de les rencontrer presque tous dans une de ses œuvres ultérieures. Il en est aussi constamment question dans les lettres de Chopin à sa famille et dans celles de Mme Viardot à Mme Sand.
  427. Elle est dédiée à la comtesse Potocka.
  428. Fr. Niecks, Chopin, t. II, p. 154-155.
  429. V. plus haut. p. 88.
  430. Histoire de ma vie, t. IV, p. 440.
  431. Inédite.
  432. Nous empruntons cette lettre (déjà publiée précédemment dans le livre de M. Karasowski (Fryderik Chopin, zycie, Usty, diela, t. II, p. 158-159) au livre de Fr. Niecks, Fr. Chopin, t. II, p. 365, Appendice I.
  433. Karlowicz, Pamiatki po Chopinie, p. 199-200 et 207.
  434. Les lettres de Mme Sand à Mme Jedrzeiewicz publiées dans le livre I de M. Karlowicz n’avaient point été imprimées lors de la première publication de son ouvrage dans la Bévue musicale, en français. Nous le regrettons beaucoup, puisque ces lettres peignent sous le jour le plus sympathique les relations de Mme Sand avec la famille de Chopin. Nous avons déjà dû et nous devrons encore dans la suite revenir souvent au livre de M. Karlowicz et puiser maint détail précieux tant dans les lettres de Chopin à ses parents que dans celles que lui adressent ces derniers, ses sœurs et diverses autres personnes. Nous remarquerons seulement que la plupart de ces lettres ne sont point datées et que c’est nous qui les datons, en nous basant sur des faits et dates qui nous sont connus.
  435. Joseph Kalasante Jedrzeiewicz, mari de Louise.
  436. L’article de Mme Sand consacré à ses tapisseries (dont la confection est attribuée à l’esclave de Zizime, fils de Mahomet II, qui fut fait prisonnier et amené en France par Pierre d’Aubusson, grand maître de l’ordre de Saint-Jean et châtelain de Boussac), cet article parut en 1847 dans V Illustration et fut réimprimé dans le volume Promenades autour d’un village. Ces tapisseries sont aujourd’hui au Musée de Cluny.
  437. Tels sont : la Vallée noire ; le Cercle hippique de Mézières en Brenne ; les Tapisseries du château de Boussac ; la Berthenoud ; les Bords de la Creuse ; Un coin de la Marche et du Berry, etc.
  438. Histoire de ma vie, t. IV, p. 471.
  439. Voir plus haut note à la p. 445.
  440. Sobriquet de Chopin, « gâteux » en berrichon.
  441. Correspondance, volume II, p. 267.
  442. Correspondance, t. II, p. 269.
  443. Françoise Meillant, femme de chambre de Mme Sand, s’était remariée en 1843. On voit par la lettre de Mme Sand à Mlle de Rozières de mai 1842 que Chopin appréciait beaucoup cette simple femme et lui faisait de beaux cadeaux, voyant combien elle était attachée à sa maîtresse. George Sand (qui lui dédia Jeanne), dans une autre lettre inédite, adressée à Charles Poncy et datée du 1 er août 1844, dit d’elle que c’est un « ange », que c’est « sa véritable amie », « une amie de cœur », qu’elle est depuis dix-huit ans dans la maison et que Solange avait tenu sur les fonts de baptême l’enfant de son second mariage, né en 1844.
  444. V. plus haut note à la p. 408.
  445. Sobriquet d’Eugène Lambert.
  446. Inédite. Nous avons donné la fin de cette lettre p. 409.
  447. C’est nous qui soulignons. Cette phrase est à retenir, a comparaison provenant de la même source que le fait même que la phrase constate.
  448. Dans la lettre de Mme Sand à Mme Marliani de juillet 1845, imprimée dans la Correspondance à la fausse date de « juin 1844 » (t. II, p. 311), que nous avons déjà citée au chapitre iv, à propos des inondations de 1845, George Sand dit au contraire : « Quelque temps qu’il fasse, nous courons, nous montons à cheval ; Solange s’en trouve bien. »
  449. Cf. avec la lettre de Mme Sand à Louise Jedrzeiewicz imprimée dans le livre de M. Karlowicz sous le numéro 10 (p. 223) et se rapportant sans aucun doute à ce même « été déplorable » de 1845, — ce qui est évident pour tous ceux qui se donneront la peine de comparer cette lettre avec la lettre à Mme Marliani citée dans la note précédente et avec les lettres de Chopin à sa famille du 20 juillet et du 1er  octobre 1845.
  450. T. IV, p. 465.
  451. Voir plus haut, chap. Ier, p. 56.
  452. Ce lundi était le 14 août 1843, comme on voit bien par la lettre précédente de Mme Sand.
  453. Inédite.
  454. Inédite.
  455. Inédite.
  456. Inédite.
  457. Lettre inédite du 3 novembre 1843.
  458. Voir plus haut, chap. iv.
  459. Ceci paraît être en désaccord complet avec l’assertion de la lettre de Mme Sand à M. de Potter du 15 mai 1845, imprimée dans le tome II de la Correspondance (p. 355) où Mme Sand, ayant appris de source certaine qu’il se vantait d’être en possession d’un ouvrage d’elle, appelle ceci un « mensonge étrange » et déclare que M. de Potter savait « mieux que personne qu’il n’avait pas une ligne d’elle à publier », et que lorsqu’ « il y a un an, il avait publié un ouvrage qui n’était pas d’elle » ce fut une « tentative ou une intention déloyale » et qu’elle n’avait gardé le silence que parce qu’il avait renoncé à cette entreprise frauduleuse ».
  460. Voir plus haut, p. 382-85.
  461. Mots omis dans la Correspondance imprimée.
  462. Corresp., t. II, p. 280.
  463. Dans une lettre à sa sœur, écrite l’aimée suivante, Chopin dit en passant que « l’amabilité n’étant pas dans la nature de Maurice », il n’y a donc pas à s’étonner qu’il ne dise rien à M. Jedrzeiewicz à propos de « sa machine à cigares » (que M. Jedrzeiewicz doit lui avoir donnée), et dans les lettres de Mme Sand à son fils, datées de cette époque et aussi des années ultérieures (surtout dans une lettre de 1851), on sent que Mme Sand se rendait parfaitement bien compte de l’égoïsme de Maurice et de son incapacité de penser aux autres, malgré sa grande bonté et toutes ses autres qualités.
  464. Inédite.
  465. Cf. avec les lettres de Mme Sand des 17, 26 et 27 novembre 1843 (voir plus haut, chap. iv) imprimées dans la Correspondance aux dates des 17 octobre, 16 et 28 novembre (p. 278, 283, 287).
  466. Dans sa lettre du 27 novembre, Mme Sand disait entre autres choses qu’il faisait chaud à Nohant « comme au mois de mai » et que lorsqu’elle avait été dans les champs avec les Meillant, ses fermiers, elle avait dû prendre son ombrelle et que, malgré cela, elle était « en nage ».
  467. Le baron de Stockhausen était ambassadeur du Hanovre et grand ami de Chopin, qui lui dédia sa première Ballade (en sol, op. 23), et plus tard à la baronne de Stockhausen, femme du précédent sa Barcarolle (op. 60).
  468. Cf. avec ce qui était dit plus haut, chap. iv, surtout dans les notes aux pages 382, 384, 385.
  469. En 1844, le 23 septembre tombait effectivement un lundi. Inédite.
  470. Anténor Joly, rédacteur et éditeur du Courrier français et de l’Époque. C’est lui qui publia en 1846 la Mare au diable ; pendant l’hiver de 1844-45 Mme Sand avait fait faire des démarches auprès de lui pour faire paraître en volumes Jeanne (qui venait d’être publiée dans le Constitutionnel) et le Meunier d’Angibault (point encore terminé). Voir là-dessus plus loin chap. vu.
  471. Le célèbre violoncelliste. Chopin lui dédia sa Sonate pour violoncelle (op. 65).
  472. Auguste Léo, banquier et mécène. (Voir plus haut, chap. Ier de ce livre.)
  473. Princesse Anna Czartoryska.
  474. Voir plus haut, p. 475 de ce chapitre.
  475. Cf. avec les lettres de Chopin à sa sœur du 28 (18) septembre et du 31 octobre 1844.
  476. On a omis dans la Correspondance de George Sand à la fin de sa lettre de novembre 1844 à Louis Blanc les lignes suivantes : « J’ai été bien longue à vous répondre. Je relève de maladie. Nous avons ici une épidémie. J’ai failli perdre ma nièce, et je ne pouvais songer à rien… » Ces lignes doivent être placées après les derniers mots de la lettre à la page 327.
  477. Chopin écrit dans sa lettre du 31 octobre à sa sœur Louise : « Te souviens-tu qu’une fois à Paris étant descendu de voiture, sur la place non loin de la Colonne, j’allai pour une affaire au ministère des finances, chez un très ancien ami d’ici ? Le lendemain, il vint chez moi. C’était un excellent homme et un ancien ami du père et de la mère de notre hôtesse. Il a assisté à sa naissance et avait élevé sa mère, en un mot, il était réellement de la famille. Eh bien, ce vieillard, en revenant l’autre jour de chez un député de ses amis, où il avait dîné, est tombé des escaliers et en est mort quelques heures après. C’a été un grand coup ici, car on l’aimait extrêmement. En un mot, depuis que je ne t’ai vue, nous avons eu plus de tristesse que de joie… »
  478. Inédite.
  479. Inédite.
  480. Inédite.
  481. Lundi, 2 décembre 1844.
  482. Cf. avec ce qui a été dit dans le chapitre m. Le procès d’Achille Leroux avait été plaidé au commencement de décembre 1844.
  483. Inédite.
  484. 5 décembre 1844. (W. K.)
  485. Lettre inédite à Mme Marliani de la fin de 1844.
  486. Lettre inédite à Hippolyte Châtiron du 8 avril 1843.
  487. Lettre inédite à Maurice du 18 novembre 1843.
  488. Histoire de ma vie, t. IV, p. 470.
  489. Cette lettre sans date fut bien certainement écrite au printemps de 1845, c’est-à-dire à la fin de cet « hiver rigoureux » qui suivit le séjour de Mme Jedrzeiewicz à Paris et à Nohant. Cette lettre est imprimée sous le numéro 9, dans le livre de M. Karlowicz, mais devrait être placée avant les numéros 3, 4, 5, 7 et 8.
  490. Cette lettre est imprimée par Niecks dans l’Appendice, au tome II de son livre. Elle manque dans la Correspondance de George Sand.
  491. Inédite.
  492. Pamiatki po Chopinie, p. 223. Cette lettre, imprimée sous le numéro 10.
  493. Voir, par exemple, sa lettre du 1er  octobre 1845, dans laquelle il dit : « Le violoniste Artôt est mort. Ce garçon si fort et si robuste, si large d’épaules et tout en os, est mort de la phtisie à Ville-d’Avray, il y a quelques semaines… Personne n’aurait deviné en nous voyant tous les deux que ce serait lui qui mourrait le premier et de la phtisie encore !… »
  494. Cette lettre fut écrite à quatre reprises, les 12, 21, 24 et 26 décembre. (Karlowicz, p. 27-34.)
  495. Emmanuel Arago.
  496. Le domestique français de Chopin qui succéda en 1845 au Polonais Jean.
  497. Jeune Berrichonne, compagne de Solange et domestique dans la maison de Mme Sand, qui l’a vue naître et l’éleva avec sa fille.
  498. Cuisinière.
  499. Le capitaine d’Arpentigny, adepte de Lavater et de Spurzheim et auteur d’un ouvrage sur la devination du caractère d’après les lignes de la main. Cet ouvrage, qui parut en 1843 sous le titre de Chirognornonie, est mentionné par George Sand dans une note de son roman d’Isidora. Le capitaine était alors l’un des habitués du salon de Mme Sand.
  500. Inédite.
  501. Inédite.
  502. C’est nous qui soulignons. (Inédite.)
  503. Chopin lui dédia ses trois Mazurkas (op. 63).
  504. Le comte de Lancosme-Brèves, un propriétaire brennois, homme très éclairé et se distinguant par ses opinions généreuses sur les devoirs de la noblesse rurale. C’est lui qui fonda le Cercle hippique de Mézières, afin de développer dans la Brenne infertile et pauvre l’élevage de la race chevaline et de relever par là les ressources de la population. George Sand suivait avec beaucoup de sympathie son activité, aussi bien que les essais du comte d’Aure dans la même direction.
  505. Cette lettre ne fait pas partie de la Correspondance et fut imprimée sans date ni indication de destinataire dans la Vie parisienne de 1 er juillet 1876.
  506. Allusions très transparentes à Solange.
  507. Le comte Savary de Lancosme-Brèves que nous venons de mentionner.
  508. C’est-à-dire sur les conditions sociales et économiques de ce pays marécageux et malsain, qui faillirent amener le dépérissement de la population, et que le comte de Brèves et quelques autres hommes de bien tâchaient de combattre. Tout ce qu’elle apprit là-dessus, Mme Sand le raconta dans son article sur le Cercle hippique, mentionné plus haut.
  509. Le livre du comte de Brèves est en réalité intitulé : la Vérité à cheval. Il parut en 1843 avec des dessins de Giraud et F. Ledieux gravés par Gagnou. L’auteur l’offrit à George Sand avec un aimable envoi.
  510. Cette lettre fut imprimée, comme nous l’avons dit, dans un article de la Vie parisienne du 1er  juillet 1876, consacré à George Sand, et dont l’auteur se cache sous les initiales de L. Y., c’est-à-dire : L(aprade) V(ictor).
  511. C’est ainsi, par exemple, que dans l’une de ses lettres de 1844 à Louise Jedrzeiewicz Chopin lui fait part qu’immédiatement après son départ de Nohant son appartement fut occupé par la « cousine » et par sa mère, ce qui lui déplut fort évidemment. (V. le livre de Karlowicz, p. 9.)
  512. Nous empruntons tous les détails concernant Augustine et son histoire à la lettre médite de Mme Sand, adressée par elle en juillet 1848 à M. Chaix d’Estange, et nous les atténuons autant que possible.
  513. Inédite.
  514. Mme Sand raconte tout cela fort explicitement dans la lettre inédite à M. Chaix d’Estange déjà mentionnée et dans une lettre à Mme Brault elle-même, — lettre que le mari de cette dernière ne se fit pas scrupule d’imprimer, dans un but de chantage. La lettre est authentique et confirmée de tous points par plusieurs autres lettres inédites de Mme Sand, quoique publiée dans un libelle immonde. (V. plus loin.)
  515. Cf. les lettres de Mme Sand de l’été et de l’automne de 1847 à Charles Poncy, Mmes Viardot et Marliani, Grzymala, Emmanuel Arago, et d’autres et les extraits de leurs réponses que nous donnons plus loin.
  516. Dans la lettre à sa sœur du 20 juillet 1845, en lui racontant les petits faits de la vie à Nohant, Chopin dit entre autres : « … Il y a en ce moment un grand orage au dehors et un second dans la cuisine. On peut voir ce qui se passe au dehors, mais dans la cuisine, je ne le saurais pas, si Suzanne n’était venue se plaindre de Jean, qui l’a maltraitée en français parce qu’elle lui a enlevé son couteau de table. Les Jedrzeiewicz connaissent le français de Jean, ils peuvent donc s’imaginer comme il a gentiment injurié la femme de chambre. « … Pourtant ils se disputent souvent, et comme la servante de Mme Sand est très adroite et nécessaire, il est probable que pour avoir la paix, je serai obligé de renvoyer le mien, ce que je déteste, car on ne gagne rien à ces changements de figures. Par malheur, il ne plaît pas non plus aux enfants, parce qu’il est propre et fait régulièrement sa besogne… » Dans sa lettre de l’automne de cette année, Chopin dit qu’effectivement il se sépare de son Jean parce qu’il ennuie certaines personnes et que les enfants se moquent de lui, mais il le fait à grand regret, parce que Jean lui est très attaché, et quoiqu’il ait maintes fois déclaré qu’il s’en allait, à cause de Suzanne, il espérait toujours être pardonné, et restait.
  517. V. la lettre de Chopin à sa sœur du 11 octobre 1846, dont nous donnons un grand extrait plus loin, et une lettre ultérieure, d’avril 1847.
  518. Lettres inédites de Louis Blanc de 1847-48 et lettre inédite de Mme Sand à Mlle Augustine Brault de mars 1848.
  519. Louis Blanc fait allusion à ce projet de Mme Sand dans une lettre datée d’Enghien (sans millésime) et qui dut être remise à George Sand par M. Lesseps, se rendant alors à Nohant.
  520. À en juger par les lettres de George Sand à son fils, dont nous avons cité quelques passages, et par les lettres de Chopin à sa sœur, il nous semble au contraire qu’une antipathie réciproque avait depuis longtemps existé entre eux, du moins dès 1841 on peut en voir tous les indices (il n’y a qu’à se rappeler l’incident de Rozières) sans parler déjà de ce qui ressort en toute évidence des lettres de 1844 et 1845.
  521. Il est à remarquer que les amis de Chopin doutaient si peu de ce que le portrait de Karol était celui de Chopin qu’ils copiaient souvent dans l’œuvre de Mme Sand ce portrait de l’ange et se le passaient les uns aux autres,
  522. P. 408, chap. iv.
  523. Il en était de même dans ses rapports avec ses contemporains musiciens. Schumann, qui avait pour lui une admiration enthousiaste depuis le premier jour qu’il connut ses œuvres, Meyerheer, et Mendelssohn, tous firent preuve de bien plus de chaleur, de franchise et d’amitié à son égard que lui envers eux. Nous ne parlons pas de gens de moindre valeur, surtout des compositeurs polonais. Il les traitait simplement avec froideur, à l’exception du seul Fontana. (V. par exemple dans le livre de Karlowicz ses jugements sur les musiciens, ses compatriotes qui le visitaient.)
  524. Le chapitre xxvii du deuxième volume de Niecks, où celui-ci a rassemblé les opinions et les témoignages des amis sur le caractère, les habitudes et la manière d’être de Chopin envers ses amis et ses connaissances, mérite la plus grande attention. (V. Niecks, Frédéric Chopin, t. II, p. 164.)
  525. Tous ces passages jusqu’à cette ligne inclusivement sont transcrits par la « dame du grand monde », l’un après l’autre, sans indication d’être séparés par des lignes omises, et ils passent dans le livre de M. Hœsick pour une esquisse d’après nature du caractère et du naturel de Chopin. La grande dame a de plus intercalé après les mots suivis d’un * quelques lignes empruntées à un autre chapitre de L. F. que nous donnons à la p. 526.
  526. On sait qu’Alfred de Musset était aussi horripilé d’entendre Mme Sand parler de sa mère, comme elle le faisait, en toute sincérité.
  527. L’auteur de la Lucrezia aurait pu, en toute confiance, ajouter à ces mots les lignes des Impressions et Souvenirs écrites en 1841 (et citées par nous au chapitre ii) : « Rubens l’horripile, Michel-Ange lui fait peur… » Liszt, de son côté, dit dans sa Biographie de Chopin que ce dernier « estimait Beethoven, mais que son cœur lui restait fermé, parce que ses courroux lui semblaient trop rugissants. »
  528. Ces lignes nous rappellent le passage des Impressions et Souvenirs, où George Sand dit combien Chopin parlait peu, semblait toujours absent du monde de la réalité, et ne s’intéressait qu’aux questions générales de l’art.
  529. P. 446.
  530. P. 431-32.
  531. Les lignes entre crochets [ ] sont celles que la « grande dame » a intercalées dans le « portrait de Chopin » cité plus haut, p. 523.
  532. V. plus haut, p. 513.
  533. Cf. avec le passage de l’Histoire cité plus haut (p. 447) : « Il n’avait pas abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m’entouraient, avec eux l’inégalité de son âme tour à tour généreuse et fantasque se donnait carrière, passait toujours de l’engouement à l’aversion et réciproquement. »
  534. « À la suite des dernières rechutes de sa maladie, son esprit s’était assombri extrêmement… » (Histoire de ma vie, p. 472.)
  535. « J’essayai de le distraire, de le promener. » (Ibid., p. 471.)
  536. « … Il était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l’obligeance et la déférence en personne… » (Histoire de ma vie, p. 469.)
  537. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. I er, p. 107, avec l’Histoire de ma vie, t. III, p. 252-282-286, et la Lucrezia Floriani, chap. ix et xxviii.
  538. On se rappelle : George Sand écrivait à Mlle de Rozières : « Avant-hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe à qui que ce soit. »
  539. Nous la citons plus loin.
  540. On sait que Celio publia quelque quinze ans plus tard un ouvrage sur l’entomologie, dont il avait toujours été passionné et que sa mère écrivit une préface à ce livre sur les papillons.
  541. Nous nous permettons de rappeler au souvenir du lecteur que c’est dans ce petit bois qu’Aurore Dudevant et Jules Sandeau, son « premier amant se voyaient clandestinement, et c’est là qu’Aurore Dudevant avait concerté avec Sandeau « sa fuite » de la maison conjugale en 1831, donc juste « quinze ans » avant 1846. (Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, 1. 1, p. 315-316.)
  542. Ce détail est encore absolument exact.
  543. Nous avons retrouvé les traces de ce projet dans plusieurs autres lettres inédites : nous tenons en outre des détails fort intéressants sur cet épisode de la bouche de Mme Maurice Sand.
  544. C’est ainsi que dans sa lettre datée de Berlin, du 27 février 1847, elle dit à Mme Sand qu’elle espère la revoir à Paris « après la noce de la belle femme », et dans sa lettre datée de Francfort-sur-le-Mein, au 20 juin 1847, elle écrit à George Sand : « … L’histoire du mariage de la belle femme m’a été racontée en gros à Dresde par Mme Czosnowska, dame polonaise qui s’est trouvée à Nohant au début du roman. Son récit coïncide avec le vôtre. Elle m’a tout appris, excepté le nom du second prétendant… » (Ce fut le quatrième.) Nous reviendrons encore à cette lettre de la grande artiste.
  545. V. plus haut, p. 501 et 538.
  546. Pamiatki po Chopinie, p. 220, n° 7.
  547. Pamiatki, p. 221, n°8. Mme Sand parle aussi du séjour de la comtesse Czosnowska à Nohant dans plusieurs lettres médites d’août 1846 à Mlle de Rozières.
  548. Ibid., p. 215-216, n° 3.
  549. Dans sa lettre inédite à Poncy du 21 août Mme Sand écrit que « Chopin compose des chefs-d’œuvre, tout en niant qu’ils le sont… ».
  550. Joseph Novakowski, compositeur et pianiste polonais, passa à Paris l’hiver de 1846-47.
  551. Inédite.
  552. Inédite.
  553. C’est la seule lettre imprimée dans la Correspondance, entre mai 1846 et mai 1847.
  554. Les détails que Mme Sand donne dans cette lettre sur la manière dont Solange traite son adorateur, sur son caractère altier, capricieux, porté à l’esprit de contradiction, mi-fantasque, mi-pratique et sachant escompter tous les bénéfices de sa position, se retrouvent presque textuellement transcrits dans l’exposition du caractère de Mlle Erneste du Blossay, la petite cousine du héros du roman de Mlle Merquem, ainsi que dans le récit de ses premières fiançailles avec le jeune hobereau de la Thoronay (quoique ce roman ait été écrit par Mme Sand vingt-deux ans plus tard).
  555. Ces trois lettres sont inédites.
  556. Inédite.
  557. Inédite.
  558. On a indiqué après ces mots lors de l’impression du volume des Souvenirs e 1 Idées la date de « 1845 », c’est une erreur : Mme Sand passa l’hiver de 1845-46 à Paris ; ce n’est qu’en 1846 que commencèrent les représentations théâtrales à Nohant.
  559. Grzymala avait été effectivement très malade en l’hiver de 1846-47. Dans la lettre de Chopin à ses parents d’avril 1847, que nous donnons plus loin, nous lisons que « la garde-malade de Grzymala, quand il était indisposé, disait : la cerise de Monsieur » pour dire « crise ». Par les lettres de Chopin de janvier 1847, nous verrons qu’alors Grzymala était déjà en convalescence.
  560. Une amie de Mmes Sand et Viardot, la femme du journaliste américain. (V. plus loin, chap. ix.)
  561. Inédite.
  562. Comme on le voit par la lettre qui suit, ce samedi était le samedi 12 décembre 1846.
  563. Victor Borie (né en 1818, à Tulle, mort en 1880), républicain et homme de lettres, plus tard corédacteur de Mme Sand à la Cause du Peuple, rédacteur du Travailleur — journal qui fut publié à Châteauroux — et auteur du livre sur les Travailleurs et Propriétaires paru en 1849, pour lequel Mme Sand écrivit une préface ; il séjourna à Nohant pendant les deux hivers consécutifs de 1846-47 et 1847-48.
  564. Inédite.
  565. L’enveloppe porte, écrit de la main de Mme Sand, à l’encre bleue Chopin, et de la main de Chopin : Madame, Madame George Sand, à la Châtre, (Indre.) Château de Nohant Les estampilles sont : 15 décembre 1846 et 17 décembre 1846. Le 15 décembre 1846 tombait effectivement sur un mardi.
  566. L’autographe de cette lettre se trouve parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale à Saint-Pétersbourg et y prit place dans les circonstances que voici : En 1859, Mme Nathalie Sobolstchikoff, la femme du directeur de la section d’art de ladite Bibliothèque, se rendant à Paris, feu M. Wladimir Stassow, alors attaché au service de cette section qu’il dirigea lui-même plus tard, lui donna la commission de faire, si cela se pouvait, la connaissance de Mme Sand et de lui demander un autographe de Chopin pour la Bibliothèque Impériale. Mme Sobolstchikoff s’y prêta gracieusement, mais, arrivée à Paris, elle n’y trouva point Mme Sand. Alors Mme Sobolstchikoff écrivit à George Sand et reçut d’elle la réponse que voici, accompagnant la lettre de Chopin et faisant aussi partie de la collection des autographes de la Bibliothèque. La lettre de Chopin avait déjà paru dans le livre de Frédéric Niecks, mais nous la recopions d’après l’original, ainsi que la lettre de Mme Sand, inédite.
    À Madame Nathalie Sobolstchikoff,
    rue de Provence, 32, Paris (biffé).
    à la Bibliothèque Impériale,
    Saint-Pétersbourg (Russie).
    L’estampille porte : La Châtre, 28 mars 1859.
    Le papier est aux initiales de Mme Sand : G. S. en blanc.
    « Je regrette beaucoup, Madame, de vous remercier d’aussi loin. Je vous envoie un petit billet de Chopin, je n’en ai aucun qui soit mieux signé, mais vous pouvez être bien sûre qu’il est authentique.
    « Agréez, madame, l’expression de mes sentiments bien distingués et de ma gratitude pour ceux que vous me témoignez.
    « George Sand. »
    Nohant, 27 mars 1859.
  567. C’était, sans aucun doute, mercredi 30 décembre 1846, parce que le 30 décembre tombait cette année justement un mercredi et le 1 er janvier 1847 un vendredi.
  568. La femme de l’ami de Mme Marliani, M. de Bonnechose, celui qui reçut son dernier soupir en 1850. (V. plus haut, chap. m.)
  569. La tragédie de Ponsard, Agnès de Méranie, écrite en 1846, fut représentée au théâtre de l’Odéon le 22 décembre 1846.
  570. Aussi une tragédie de Ponsard, écrite trois ans plus tôt, en 1843.
  571. L’hôtel Lambert, l’une des maisons historiques du vieux Paris, était la résidence magnifique de la famille princière d’Adam Czartoryski.
  572. Inédite.
  573. C’était mardi 12 janvier 1847.
  574. Inédite.
  575. On a mis au crayon en haut de cette lettre « 14 janvier 1847 ». Toutefois, cela ne peut être ainsi, parce qu’en 1847 le dimanche tombait le 17 janvier et le 14 février, mais à cette dernière date, Mme Sand n’était plus à Nohant, mais bien à Paris. C’est donc dimanche 17 janvier qu’il faut lire.
  576. Chopin intitule la pièce d’après son premier titre la Caverne du crime. Elle s’appela plus tard la Taverne du crime et même l’Auberge du crime, comme nous le verrons à l’instant.
  577. Naquit à Londres en 1793, mourut en 1873.
  578. Auguste-Jean-Baptiste Clésinger, né en 1814, mort en 1883, commença par être « fourrier » dans un régiment de cuirassiers, puis prit sa retraite, se fit sculpteur et acquit une grande célébrité dans cette carrière. Ses œuvres les plus connues sont : la Femme piquée du serpent, le monument de Chopin et les statues de Marceau et de George Sand.
  579. Cette lettre de Clésinger fut publiée par M. Rocheblave dans la Revue des Deux Mondes (mars 1905, George Sand et sa fille).
  580. Selon l’expression du même auteur.
  581. Cette indication de Chopin est parfaitement exacte : à commencer de 1841, on faisait annuellement exécuter à Nohant des constructions, des arrangements et des changements ; on construisait tantôt une serre, tantôt un manège, tantôt un atelier pour Maurice, on arrangeait un théâtre, une bibliothèque ou la chambre de Chopin, on changeait la destination des chambres, les tentures, les rideaux, les arbres fruitiers, les chevaux et… le personnel de la maison. Toutes les lettres inédites de Mme Sand d’automne et d’hiver sont remplies de détails sur ces arrangements et ces reconstructions. Il en fut de même en 1850, 1851, 1857, 1858, etc., etc., jusqu’à 1862.
  582. Inédite.
  583. 10 avril 1847
  584. Inédite.
  585. Inédite.
  586. Dans la lettre du 20 juin 1847, de Mme Viardot, déjà mentionnée nous lisons : « Je félicite Solange d’avoir choisi le beau diable que vous dépeignez si bien, plutôt que l’ange dont la bonne nullité vous aurait bientôt tous ennuyés et endormis moralement, Solange surtout, et alors, gaie au réveil ! Tout pour le mieux… » Le réveil arriva quand même, tout diable que fût Clésinger ! Mais n’anticipons pas.
  587. Ce passage fut déjà publié par M. Rocheblave dans son article cité dans la Revue des Deux Mondes (mars 1905, p. 181).
  588. En 1847, le 30 avril tombait un vendredi, donc ce jeudi-là était le 29 avril.
  589. Sur la parenté de George Sand avec les de Villeneuve, les de la Roche-Aymon, les Galitzine, etc., et sur son amitié avec son cousin, René de Villeneuve, voir notre tome Ier (chap. ii et iv). Nous y avons dit qu’après 1822 les rapports entre Aurore Dupin et les Villeneuve avaient complètement cessé, on ne se vit point jusqu’en 1845. Une réconciliation eut lieu l’automne de cette année, et George Sand séjourna même avec son fils, au château historique de Chenonceau, appartenant aux Villeneuve. (Cf. Correspondance, t. II, et Lettres de Chopin à sa famille dans les Pamiatki, etc.)
  590. Nous empruntons ces deux extraits de lettres inédites (à M. Bascans et à la princesse Galitzine) au livre de M. Georges d’Heylli : la Fille de George Sand, p. 53-54.
  591. C’était justement le Château des Désertes, terminé le 30 avril.
  592. Inédite.
  593. Inédite.
  594. La princesse Anna Czartoryska.
  595. Inédite.
  596. Inédite.
  597. Ce devait être samedi le 15 mai 1847. (Inédite.)
  598. Nous imprimons cette lettre intégralement d’après une copie communiquée par M. de Spœlberch. Des extraits en furent publiés par M. Rocheblave. Nous entourons de crochets les passages inédits et nous soulignons la date précise de cette lettre qui manquait à la copie de Mme Maurice Sand.
  599. C’est nous qui soulignons. Il est clair que Mme Sand fait allusion à sa décision de cacher à Chopin le vrai état des choses, les causes du mariage précipité de Solange avec Clésinger, en général désapprouvé par Chopin, ce qui devait infailliblement l’amener à se sentir pour ainsi dire mis en dehors de la famille et provoquer une rupture morale définitive.
  600. Cf. avec ce que l’auteur de Lucrezia Floriani dit de V exclusivisme du prince Karol. (V. plus haut, p. 522-523.)
  601. M. Poinsot s’abuse seulement en croyant que M. Dudevant mourut en 1873 ; il mourut en 1871.
  602. Extrait publié par M. Rocheblave dans la Revue des Deux Mondes.
  603. Nous avons déjà cité les lignes de cette lettre inédite dans le deuxième volume de notre ouvrage, au chapitre xi.
  604. À la fin de la lettre à Mazzini, datée du 22 mai 1847 et imprimée dans le tome II de la Correspondance (p. 364-366), on a omis les lignes suivantes (venant après les mots : f espère la durée de cet amour et de cet hyménée) : « J’ai eu la gaucherie de me casser un muscle à la jambe et de me le recasser pour avoir voulu marcher trop vite. Voilà pourquoi, ne pouvant faire un mouvement et vous écrivant au milieu de la nuit, je me sers de ce mauvais bout de papier qui finit et ne me laisse plus de place que pour vous dire que je vous respecte et vous aime. »
  605. Solange avait reçu par contrat de mariage ce même hôtel de Narbonne représentant une partie de la dot maternelle, qui avait été d’abord, pendant le procès avec M. Dudevant, cédé à ce dernier par Mme Sand, puis racheté, et dont le prix s’élevait à 100 000 francs. Il rapportait jusqu’à 8 500 francs de loyer, mais Solange devait payer l’intérêt des hypothèques, de sorte que la maison lui rapportait à peu près 5 500 francs de rente. Mais d’emblée, les époux Clésinger avaient négligé de payer lesdits intérêts et dix-huit mois plus tard l’hôtel, tombé entre les mains des créanciers, fut vendu aux enchères malgré toutes les démarches de George Sand, dont nous donnerons les preuves.
  606. Celle du poète Etienne Witwicki, ami d’adolescence et de jeunesse de Chopin, mort en 1847.
  607. Ce n’est pas en vain que Solange, dans sa lettre à Chopin, après lui avoir narré quelque histoire concernant sa mère ou après s’être plainte d’elle, s’empressait d’ajouter : « J’embrasse Mlle de Rozières ; dites-lui tout cela… Solange savait fort bien à quel télégraphe perfectionné elle avait affaire en la personne de son ex-maîtresse de musique.
  608. Corresp., t. II, p. 371.
  609. Allusion très transparente au lien existant entre la rupture avec sa fille et celle avec Chopin, et finalement entre elles et la malheureuse histoire du mariage manqué d’Augustine.
  610. Cf. avec la page 466 de l’Histoire de ma vie et les lignes précitées : de la Lucrezia Floriani.
  611. Cf. avec Mlle Merquem, p. 292.
  612. Cf. avec Mlle Merquem, p. 301, et avec ce que nous avons dit plus haut, p. 566.
  613. V. M. Karlowicz, Pamiatkipo Chopinie, p. 233-236. Lettres de Solange à Chopin.
  614. V. M. Karlowicz, p. 230-233, lettre de Solange à Chopin du 9 novembre 1847, et p. 50-52, lettre de Chopin à sa famille, commencée le jour de Noël de 1847 et terminée le 6 janvier 1848.
  615. Il est à croire que Mme Sand avait écrit aussi à Emmanuel Arago au sujet de cette espérance déçue, car voici ce qu’Emmanuel Arago lui répond :
    « Sa visite m’étonne un peu, mais cette visite ayant eu lieu, les choses devaient être ce qu’elles ont été. J’ai cependant beaucoup souffert en songeant aux angoisses qui torturaient ton cœur alors que ta fille était là près de toi, solennelle et glacée, attendant de toi des prières qu’elle aurait dû t’adresser à genoux. Tu as fait, mon amie, ce que te commandait et ta position et l’intérêt même de Solange. Un instant de faiblesse t’aurait asservie de nouveau et préparé de nouvelles catastrophes. Ce que fa dit Solange sur Chopin et sur moi n’est pas mai. Je n’ai point, dans la rue, tourné le dos à Chopin ; fêtais à pied, rue Richelieu, je l’ai vu passer en voiture, et il m’a vu aussi, je l’ai salué et il m’a salué, je ne pouvais pas, pour le joindre, courir après son fiacre, il pouvait l’arrêter et il ne l’a point fait ; voilà la scène… »
    Le dernier passage, à commencer par la phrase soulignée par nous, laisse voir en toute évidence que fâcher les gens entre eux, les brouiller, médire des uns aux autres, inventer des fables rien que pour désobliger quelqu’un, était la spécialité de Solange, et qu’à peine une grande querelle, une grande calomnie vidée, elle ne dédaignait point de l’orner encore de quelque petite médisance secondaire. C’est ainsi qu’elle calomnia Arago auprès de sa mère.
  616. C’était là le « jeune homme » sur le compte duquel Solange avait raconté l’histoire incroyable dont Chopin avait été malheureusement dupe. George Sand fait allusion à ce racontar dans sa lettre précitée du 2 novembre 1847. (V. aussi les lettres de Chopin à sa famille du 10 février et du 19 août 1848.)
  617. Ils préparaient une édition populaire de Rabelais a expurgée de toutes ses obscénités, de toutes ses saletés » et rendue en orthographe moderne, — travail qui était facilité par la presque totale identité du magnifique vieux français rabelaisien et du patois berrichon que Maurice Sand connaissait parfaitement. Ce travail ne fut pas terminé en raison des événements de 1848.
  618. C’est nous qui soulignons.
  619. Notons que de toutes les lettres de Mme Sand à son fils des 5, 7, 12, 16, 18, 19, 23 et 24 février, il n’y a d’imprimées que trois qu’on prétend être datées des 18, 23 et 24 février. Mais la lettre du 18 est tout arbitrairement composée de fragments des lettres des 5, 7 et 18 février, disposés de la manière la plus fantaisiste du monde et tronqués. Elle commence par un passage de la lettre du 5, puis vient un fragment de la lettre du 18, puis de nouveau un passage de la lettre du 5, puis de nouveau un fragment de la lettre du 18, puis un fragment de la lettre du 7, avec deux passages tronqués et des expressions changées.
    Les lettres du 23 et du 24 février sont également imprimées avec omissions de pages entières et avec le transfert de passages d’une lettre dans l’autre.
  620. Inédite.
  621. Sobriquet d’Eugène Lambert.
  622. Avec la Société des Gens de Lettres. (V. plus loin, chap. viii.)
  623. Inédite.
  624. Inédite.
  625. Inédite.
  626. V. la lettre de Clésinger à Mme Bascans, datée de Guillery du 29 février 1848, où il dit : « Bien chère madame, je m’empresse de vous donner des nouvelles de ma tant aimée Solange ; à mon arrivée, elle allait vous écrire, lorsque hier, dans la nuit, les premières douleurs de l’enfantement l’ont surprise. Enfin, à cinq heures moins un quart de l’après-midi, j’étais père d’une ravissante petite fille, toute l’image de sa mère… » Et à cette lettre Solange ajoute quelques mots au crayon, ce qu’elle fit certainement le lendemain et non le jour même de la naissance de son enfant. Solange dit que sa fillette est venue « avant le terme, six semaines trop tôt ». C’est une indication qui n’est pas dénuée de valeur, sinon judiciaire, du moins morale et… biographique.
    Il est aussi très curieux de confronter les lignes ultérieures de cette lettre de Clésinger disant combien il était heureux que « sa fille était née républicaine » avec celles d’une lettre du comte d’Orsay à Mme Sand, écrites après le coup d’État de 1851 : « Clésinger va bien, il transforme ses productions
  627. Mme Marliani avait aussi quitté le square d’Orléans et habitait depuis quelques années rue Ville-l’Évêque, n° 18.
  628. Fait confirmé par les lettres inédites de Mme Sand à Mlle Augustine, démocratiques en saintetés, avec la même dextérité que le ferait Herr Dohler. Geoffroy est devenu sainte Geneviève, Il vient de recevoir une commande de 4000 francs de la ville pour un bas-relief ; cela le remonte moralement ; il en a besoin, car il ne sait sur quel pied danser et ceci influe sur sa tête…, etc. à M. et Mme Duvernet et à Maurice du 27 février au 12 avril inclusivement.
  629. Mme Sand avait l’intention de revenir le 7 mars à Nohant et d’y rester quelque temps. (V. plus loin, chap. viii.)
  630. V. plus haut, p. 514.
  631. Voir le Kuryer Warszawski du 9 août 1882, n°177.
  632. V. la lettre de Solange à Mme Bascans du 7 mars 1848. « Ce soir, on enterre ma pauvre petite fille. » (Georeres d’Heylli, la Fille de George Sand, p. 63.)
  633. Inédite.
  634. Inédite.
  635. Inédite. — À placer à la page 44 du tome III de la Correspondance, entre les phrases : « Elle se porte bien » et : « Rien de nouveau pour mes affaires. »
  636. Inédite.
  637. Inédite. — George Sand dit à ce même propos dans son Histoire de ma vie : « Mais la révolution de février arriva et Paris devint momentanément odieux à cet esprit incapable de se plier à un ébranlement quelconque dans les formes sociales. Libre de retourner en Pologne ou certain d’y être toléré, il avait préféré languir dix ans loin de sa famille qu’il adorait, à la douleur de voir son pays transformé et dénaturé. Il avait fui la tyrannie, comme maintenant il fuyait la liberté… »
    Nous ne partageons aucunement l’étonnement que semblent révéler ces lignes de George Sand.
  638. Inédite.
  639. C’est nous qui soulignons.
  640. Inédite.
  641. Inédite.
  642. Lettres inédites de George Sand aux Duvernet des 15 août, 7 septembre, 9, 14 et 26 octobre, 12 novembre, 11, 25, 27 et 29 décembre 1848.
  643. L’orthographe de ce nom nous paraît douteuse.
  644. Ce fut la même chose plus tard, Solange ^ prétendait toujours être abandonnée, alors que sa mère lui versait des sommes considérables. C’est ainsi, par exemple, que dans une lettre inédite de George Sand à Dumas fils, datée du 4 janvier 1862, gracieusement communiquée par M. Rocheblave, nous lisons que Solange, alors malade, « crie misère en ayant 40 000 francs à placer, déposés chez les notaires de la Châtre » et tandis que George Sand « se charge des frais de sa maladie et lui sert régulièrement sa pension, Solange prétend ne rien recevoir ni de sa mère ni de son père » ; et en outre « elle a une autre rente d’un prince étranger… ».
  645. V. Georges d’Heylli, la Fille de George Sand, p. 77, 78, 87, 88 et 110-114
  646. On trouve, à ce sujet, des lettres de Mme Sand extrêmement importantes, ainsi que des détails très curieux dans le troisième volume des Mémoires de Mme Juliette Adam, Mes Sentiments et nos idées avant 1870, p. 193-198 (Paris, 1905, Hachette).
  647. M. S. Rocheblave, George Sand et sa fille. (Revue des Deux Mondes, mars 1905, p. 190.)
  648. Nous omettons la dernière page de cette lettre consacrée en partie à des constructions exécutées alors au château, et nous peignant la solitude de Mme Sand à Nohant.
  649. Nous raconterons plus loin comment George Sand, malgré tout son immense chagrin, sut, grâce à la flexibilité de sa nature, se rendre maîtresse de son désespoir, le combattit consciemment, voyagea, revint à son travail, donna même une forme littéraire — nous devons l’avouer carrément : très déplaisante et sonnant faux — à ses idées sur la mort et l’immortalité. (V. Souvenirs et Idées, p. 137. Après la mort de Jeanne Clésinger.) Ce qui plus est, elle ne put jamais comprendre la valeur et la signification des tristes anniversaires pour Solange et ne lui permit pas de venir à Nohant au jour anniversaire de la mort de la petite Nini, ne voulant pas, disait-elle, de ces « crises à heure fixe ». Hélas ! George Sand n’était, malgré tout, que l’aïeule de Jeanne, elle n’avait jamais perdu son enfant à elle ! La désolation de Solange fut plus simple et plus profonde.
  650. Dans l’un des carnets de George Sand de 1854, parmi plusieurs autres dates et anniversaires de mort d’amis et de parents, inscrits à l’époque de la rédaction de l’Histoire de ma vie, Mme Sand écrivit : « Mort d’Hippolyte, 2 janvier 1849 », mais évidemment elle avait mis là, par une association d’idées facile à comprendre, le deuxième jour après le jour de l’an au lieu du second jour après Noël. Hippolyte Chatiron mourut le 26 décembre 1848, comme on peut le voir d’après les lettres de Mme Sand elle-même : l’une à Charles Duvernet, datée du 27 décembre, et l’autre à M. Henri Simonnet, gendre de M. Chatiron, du 28 décembre 1848.

    Dans la première elle écrit : »
    Pour toi seul.


    Nohant, 27 décembre 1848.

    « Cher ami, d’abord une triste nouvelle en ce qui me concerne. Mon pauvre Hippolyte est mort. Annonce ceci à Augustine avec quelque précaution, car, bien que les liens d’affection fussent comme brisés de fait entre lui et nous, la mort est quelque chose de si solennel et de si triste, que je craindrais, dans la position où est notre fillette, de lui causer un moment d’émotion pénible.

    « Ce pauvre ami de mon enfance était fini pour moi depuis longtemps, depuis le mariage de ma fille je ne l’avais pas vu. Il s’était retiré de nous sans savoir pourquoi et sans qu’il y ait eu de ma part avant, pendant, ni après, un mot de reproche pour des torts dont il ne pouvait plus sentir la gravité. Tu sais que chaque jour il augmentait ses torts sans en avoir conscience. Sa raison et sa vie s’en allaient en même temps. Il y a quinze jours, il a eu un accès d’aliénation véritable, furieuse, et nous avons eu à craindre pour lui une situation pire que la mort, il faut bien le dire. Les soins assidus de Papet n’ont pu le sauver. Une fièvre compliquée s’est déclarée ; tous les organes étaient tellement usés, qu’aucun remède n’a produit le moindre effet. Il a recouvré sa tête, un instant, pour dire bonjour à sa famille et à Maurice, mais il ne sentait pas son mal et il est mort dans une divagation tranquille. C’est un suicide ! il avait cinquante ans, une organisation physique magnifique, de l’intelligence et un bon cœur. Mais rien ne résiste à cette passion du vin, et en la combattant pendant quelques années, je n’ai fait que retarder l’inévitable résultat. Ce triste événement me fait rentrer dans un coupon de rentes sur l’État qui me mettra à même de payer une partie de mes dettes… »

    Mme Sand le communique à Duvernet comme à son premier et principal créancier. (V. ce qu’il en a été dit plus haut.)

    Le 28 décembre, elle écrit à M Simonnet :

    « Mon cher Simonnet,

    « J’ignore si l’usage de notre pays comporte les billets de faire part pour les décès. Mais dans le cas où vous croiriez devoir en envoyer, je dois vous prier de me faire figurer, ainsi que Maurice, après les autres parents plus rapprochés et de nous désigner comme faisant part de la mort d’un frère et d’un oncle. J’irai voir Mme Chatiron aussitôt que le temps et ma santé me le permettront. Veuillez, en attendant, lui exprimer mes douloureux sentiments d’intérêt et de condoléance ainsi qu’à Léontine que j’embrasse tendrement… »

  651. Inédite.
  652. Nous omettons le milieu de cette lettre et le dernier paragraphe après la signature, parce qu’ils se rapportent aux événements politiques de 1848, que nous traitons dans le chapitre viii.
  653. Cette indication nous permet de fixer l’époque à laquelle M. d’Aragon écrivit sa lettre : c’est le 25 juillet que Radetzki battit les Piémontais commandés par Charles Albert et les obligea à repasser le Mincio. Donc cette lettre fut écrite dans les derniers jours de juillet 1848.
  654. V. Karlowicz, Pamiatki po Chopinie, p. 67-69.
  655. Lettre à Grzymala, datée du 1er  octobre de Keire.
  656. Lettre à Grzymala du 17-18 octobre 1848, de Londres. V. Ferdinand Hœsick, Pamiatki po Chopinie w Muzeum Czartoryskich w Krakowie (Bibliotheka Warszawska, 1898, novembre). Mais M. Hœsick est dans l’erreur, lorsqu’il dit, à ce propos, ailleurs, dans sa Biographie de Chopin, que M. Niecks ne connaît pas cette lettre et que c’est pour cela qu’il ne peut pas bien juger des relations amicales entre Chopin et la princesse Marceline Czartoryska et de la bonté de cette dame et de son mari, le prince Alexandre, dont ils firent preuve envers Chopin. Niecks a bien imprimé cette lettre dans son livre sur Chopin, quoiqu’elle n’y soit pas traduite de l’autographe, mais citée d’après le texte publié par M. Karasowski. Niecks a également imprimé la lettre de Chopin de mars 1849 (en la datant, toujours d’après Karasowski, de janvier), et là, nous lisons les phrases sur la bonté de la princesse Marceline, bonté dont Hœsick bien à tort accuse Niecks d’avoir ignoré l’étendue.
  657. Phrase écrite en français par Chopin ; toute la lettre est en polonais.
  658. C’est nous qui soulignons.
  659. C’est la dernière des lettres de Mme Sand à Mme Jedrzeiewicz, publiées dans le livre de M. Karlowicz.
  660. Inédite.
  661. Gravé par A. Manceau d’après le portrait dessiné par Couture, qui se trouve maintenant au musée Carnavalet. La gravure de Manceau avait été exposée au Salon de 1851.
  662. Cette phrase est changée dans le vol. III de la Correspond. (V. p. 191.)
  663. Le Régent Mustel, par Al. Dumas fils.
  664. Notre grand écrivain D.-V. Grigorowitch nous a dit un jour qu’il considérait Jeanne comme un vrai chef-d’œuvre, un vrai tour de force artistique, parce que Mme Sand sut dans la personne de l’héroïne donner l’explication d’un grand type historique et la psychologie de la plus naïve sauvageonne campagnarde.
  665. Chopin écrivait à ses parents le 20 juillet 1845 : « Dites-lui (à sa sœur Louise) que le manuscrit autographe du roman dont elle a entendu ici la lecture, m’a été donné pour elle… » Et Mme Sand elle-même, dans le petit billet à Louise, envoyé sous le même pli que la lettre de Chopin, disait à cette Louise : « J’ai donné à Frédéric un gros autographe pour vous, comme souvenir d’un des meilleurs temps de notre vie. S’il fallait barbouiller cent fois plus de papier pour vous faire revenir, je me mettrais bien vite à l’œuvre… » La sœur de Chopin avait séjourné à Nohant en septembre 1844, comme nous savons. En note à cette lettre de George Sand, M. Karlowicz dit que le manuscrit de la Mare au Diable est gardé jusqu’à nos jours dans la famille de Chopin.
  666. George Sand elle-même dit dans la Notice écrite pour l’édition de 1852 ceci : « François le Champi a paru pour la première fois dans le feuilleton du Journal des Débats. Au moment où le roman arrivait à son dénouement, un autre dénouement plus sérieux trouvait sa place dans le premier-Paris dudit journal. C’était la catastrophe finale de la monarchie de Juillet, aux derniers jours de février 1848. Ce dénouement fit naturellement beaucoup de tort au mien, dont la publication interrompue et retardée ne se compléta, s’il m’en souvient, qu’au bout d’un mois… »
  667. Elle ne fut publiée que dans l’édition in-18, parue en 1850, et puis réimprimée dans le volume des Questions d’art et de littérature sous le titre de « À propos de la Petite Fadette ».
  668. V. Autour de la table, p. 242.
  669. Lettre inédite de de Latouche à Mme Sand.
  670. V. Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, t. II, p. 306.
  671. V. Annenkow et ses amis, p. 612. (Saint-Pétersbourg. Souvorine, 1892.)
  672. Cf. ce qui était dit à ce sujet dans notre tome Ier, p. 373-374.
  673. Nous avons été bien heureux de constater, lors d’une causerie avec notre célèbre critique M. C. Arseniew, qu’il partageait notre jugement sur Jeanne et la considérait comme l’un des plus beaux romans de George Sand et l’un des plus beaux romans en général
  674. Le dernier chapitre de Jeanne parut dans le Constitutionnel du 2 juin 1844.
  675. Cette lettre est placée par Véron en quatrième, mais, d’après son contenu elle est indubitablement la première de la série.
  676. Le vicomte de Spoelberch a publié, dans le numéro de février 1903 de l’Art, une lettre de George Sand à Eugène Sue, écrite en 1842 ou au commencement de 1843 ; on voit qu’à cette époque les deux écrivains ne se connaissaient pas encore personnellement. La lettre est très intéressante, car elle contient la « profession de foi d’écrivain » de George Sand.
  677. Ces points sont imprimés tels que dans le livre de Véron.
  678. Il y a en effet dans le Meunier d’Angibault un quadrille d’amoureux : le meunier avec Rose Bricolin et Marcelle de Blanchemont avec Henri Lemor.
  679. L’héroïne du Meunier d’Angibault, la riche et noble Marcelle de Blanchemont, se dépouille de sa fortune, afin d’être l’égale de son amoureux Henri Lémor.
  680. On pouvait effectivement s’attendre à un procès avec Véron en l’automne de 1844. Nous y avons déjà fait allusion dans le chapitre v, 2e note, à la p. 404.
  681. Alochon, mot berrichon signifiant les petits morceaux de bois qui garnissent la roue du moulin. Le petit Édouard de Blanchemont, grandi à Paris, trouve ce mot tellement plaisant, lors de sa première rencontre avec le meunier Grand-Louis, que, dès ce moment, il ne l’appelle plus qu’Alochon.
  682. Dans le volume des Agrestes se trouve effectivement une pièce de vers dédiée à Chopin, où l’on peut lire entre autres la ligne que voici :

    Ce pâle polonais qui tient le ciel ouvert.

    « L’équivoque » que Chopin voulait voir éviter à l’auteur et que George Sand avait dû commenter auprès du pianiste était la possibilité d’être confondu avec le poète Chopin, dont nous avons parlé à propos de Magu (V. plus haut, p. 314-315), qui venait justement d’imprimer dans la Revue indépendante une pièce de vers dédiée à ce Chopin-poète.

  683. La femme de de Latouche mourut en janvier 1845.
  684. Le bibliophile Isaac (notre inoubliable ami de Spoelberch) s’abuse donc en disant dans son Essai bibliographique sur les œuvres de George Sand (Bruxelles, 1868) que ce roman « devait s’intituler d’abord le Prolétaire ». Il y avait bien changement de nom, mais pas de celui-ci.
  685. Les Victimes de Paris, par Jules Claretie. Paris, Dentu, 1864.
  686. M. Claretie, en se fiant à l’assertion de Véron que les quatre lettres de George Sand publiées dans les Mémoires d’un bourgeois de Paris avaient trait à Jeanne, crut que c’était Jeanne qui s’intitulait d’abord Au jour d’aujourd’hui, tandis que, comme nous l’avons prouvé, elle s’intitulait Claudie.
  687. La dédicace d’Adrienne, roman de de Latouche, paru en février 1845. est ainsi libellée : À ma cousine Ursule, et on y trouve effectivement quelques lignes enthousiastes sur George Sand, dont le talent, selon l’auteur, « se tiendra debout bien plus longtemps que tous les monuments du Berry ».
  688. Maurice, Solange et Chopin.
  689. C’est ainsi, par exemple, qu’il lui écrivait en mai 1844 : « …Voulez-vous en croire une impression, non de docteur, mais de vieux enfant qui vous écoute avec ivresse ? Supprimez la comparaison et le nom de Canova de votre tableau de Jeanne, à genoux devant le cadavre de sa mère. Nous sommes mieux que dans un atelier romain ; nous sommes en un de ces intérieurs qui ont fait la gloire de l’école flamande. Voyez ce que vous êtes ici ! Point de distraction, point de papillotage ailleurs. Qu’avez-vous affaire à l’art, vous êtes la nature… » Il signalait encore que l’appellation la Charmoise, « rappelant trop le théâtre et le dix-huitième siècle », était à éviter comme vulgaire et déplaisante. George Sand crut remédier à l’affaire en appelant parfois la sous-préfète « la grosse Charmoise », mais dans vingt autres endroits elle la nomme quand même « la Charmoise », et le lecteur est de l’avis de de Latouche.
  690. Ce pauvre fou, dont George Sand a tracé la touchante figure dans le tome II (p. 376-378) de l’Histoire de ma vie, s’appelait M. Demai.
  691. Nous avons eu le plaisir de faire la connaissance de ce personnage — presque un nonagénaire — lors des fêtes du centenaire de George Sand à Nohant, en 1904. Il est mort en 1907.
  692. De Latouche écrivait à l’auteur, à propos de la fin de ce roman : « Je vous dois donc de dire que la fin de ce roman me semble un peu précipitée, que la mère d’Émile disparaît d’une manière un peu trop absolue, qu’il manque dans le passage de l’amitié conservée par le comte pour le marquis un petit lampion qui l’éclaire, qu’on voudrait savoir quel genre d’usine met en mouvement la Gargilesse et qu’enfin le communisme non défini de M. de Boiguilbaut laisse bien froids les lecteurs qui ne sont pas d’avance initiés dans le but du progrès social. Votre mission eût été là de faire comprendre, de vulgariser par l’éloquence les futurs résultats de la doctrine. Le mot communisme n’a encore aucun sens pour la moitié des bourgeois qui sont de bonne foi. Expliquez-leur donc ce que vous voulez. Concluez, comme vous disait autrefois un homme que vous estimiez sous le nom d’Everard… »
  693. Ces deux séries d’articles parurent d’abord dans l’Illustration de 1851-52 comme texte aux dessins de Maurice Sand, représentant les visions et les superstitions du Berry. Plus tard, elles furent réimprimées dans les volumes des Œuvres complètes. (Les légendes rustiques, La dernière Aldini et les Promenades autour d’un village.)
  694. En 1875, Mme Sand fit preuve d’un intérêt toujours vivace pour ces questions en consacrant un article (dans le Temps) au livre de M. Laisnel de la Salle : Croyances et Légendes du centre de la France.
  695. Voir notre premier volume, chap. iii, p. 137.
  696. George Sand, Œuvres complètes : Autour de la table : H. Delatouche p. 245-253.
  697. Lettres de Tourguéniew à Mme Viardot. (Revue hebdomadaire, n° 44, 1er  octobre 1898, p. 37-39.)
  698. Il est curieux de constater que Tourguéniew désapprouve la langue de ce roman pour les mêmes raisons que donnait plus tard Gustave Planche à sa désapprobation du style de Claudie. (Voir plus loin, p. 679.)
  699. Signalons cependant à ceux de nos confrères français qui aiment à déclarer que tout nous vient toujours de France, que Tolstoï a très peu lu George Sand et ne l’aimait guère.
  700. Nous en parlons dans notre tome Ier, p. 144.
  701. Voir plus loin, chap. viii.
  702. M. Cristal dit par contre que George Sand fut extrêmement touchée d’apprendre que Tackeray fut si enchanté de François le Champi que sous cette impression il écrivit à son tour l’histoire d’un être abandonné (Henry Esmond), en transportant, cela s’entend, l’action d’un village du Berry dans un château de la Old England.
  703. Mme Viardot avait aussi eu l’intention d’écrire un opéra sur un livret tiré par M. Louis Viardot de la Petite Fadette, mais ce projet ne fut pas mené à bout.
  704. Gustave Planche, Nouveaux portraits littéraires, t. II. (Paris, Amyot, 1854.)
  705. Tiersot, Histoire de la chanson populaire en France, p. 351. Paris, 1889, in-8°.)
  706. Il fut terminé et publié au commencement de 1853. George Sand écrit à son fils le 16 janvier 1853 : « J’ai repris mon travail après deux jours de souffrances atroces. M’en voilà encore une fois revenue et j’arrive à la fin de mes deux gros volumes de berrichon… » (Les Maîtres sonneurs commencèrent à paraître dans le Constitutionnel, à partir du 1er  juin de cette année.)
  707. Le docteur Hermann Muller Strubing, musicien et philologue allemand, réfugié politique entre 1849 et 1852, d’abord l’hôte de Mme Sand à Nohant, puis celui de ses amis les Duvernet à la Châtre. C’est lui qui aida George Sand à transcrire et à adapter les chansons populaires berrichonnes pour le drame de Claudie.
  708. Ces deux lignes sont omises dans le vol. III de la Corr.
  709. V. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française ; Darmstetter et Hatzfeld, Dictionnaire général de la langue française ; Jaubert, Glossaire du centre de la France ; Sachs, Encyclopddisches Wôrterbuch der franzosischen und deutschen Sprache. 1899. (nebst Anchang 1900).
  710. George Sand pour sa part accorda une attention spéciale à la langue du Berry après avoir pris connaissance du premier ouvrage de M. Jaubert, Vocabulaire du Berry par un amateur de vieux langage (1842). On peut lire son opinion sur ce livre et les observations critiques dénotant une connaissance parfaite des matières dont il traite, dans la lettre de George Sand au comte de Jaubert, de juillet 1843. (Corresp., t. II, p. 269.)
  711. Max Born. Die Sprache George Sands in dem Romane « les Maîtres sonneurs », Berlin, Verlag von E. Ebering, 1901. (Berliner Beitrdge zur germanischen und romanischen Philologie, XXI.)
  712. En 1848, George Sand dit un jour, en parlant de Louis Blanc : « Une grande ambition dans un petit corps. »
  713. Piccinino. Notice de 1853.