George Sand, sa vie et ses œuvres/3/5

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Plon et Nourrit (3p. 418-494).


CHAPITRE V

(1842-1846)


Le phalanstère du square d’Orléans. — Le livre de W. von Lenz. — Désaccords. — Mlle de Rozières. — Maurice et Solange. — Isidora. — Les Mères de famille dans le beau monde. — Lettres inédites de Chopin.


De 1841 à 1846, George Sand passait régulièrement ses hivers à Paris et ses étés à Nohant. Puis elle prolongea ses séjours à la campagne jusqu’au commencement de l’hiver, ne revenant qu’à la fin de novembre ou dans la première dizaine de décembre à Paris, auprès de son malade ordinaire, qui, de son côté, passait à Nohant tout l’été et une partie de l’automne. En l’automne de 1842, Mme Sand et Chopin quittèrent la rue Pigalle et vinrent s’installer rue Saint-Lazare, où ils louèrent dans le square d’Orléans (ou cité d’Orléans ou cour d’Orléans), les appartements numéros 5 et 9. L’appartement de leur amie Mme Marliani était au 7.

Mme Sand s’exprime ainsi dans l’Histoire de ma Vie : Nous avions quitté les pavillons de la rue Pigalle, qui lui déplaisaient, pour nous établir au square d’Orléans, où la bonne et active Marliani nous avait arrangé une vie de famille. Elle occupait un bel appartement entre les deux nôtres. Nous n’avions qu’une grande cour, plantée et sablée, toujours propre, à traverser pour nous réunir tantôt chez elle, tantôt chez moi, tantôt chez Chopin, quand il était disposé à nous faire de la musique. Nous dînions chez elle tous ensemble, à frais communs. C’était une très bonne association, économique, comme toutes les associations, et qui me permettait de voir du monde chez Mme Marliani, mes amis plus intimement chez moi, et de prendre mon travail à l’heure où il me convenait de me retirer. Chopin se réjouissait aussi d’avoir un beau salon isolé, où il pouvait aller composer ou rêver. Mais il aimait le monde et ne profitait guère de son sanctuaire que pour y donner des leçons. Ce n’est qu’à Nohant qu’il créait et écrivait[1]. Maurice avait son appartement et son atelier au-dessus de moi. Solange avait près de moi une jolie chambrette où elle aimait à faire la dame vis-à-vis d’Augustine les jours de sortie et d’où elle chassait son frère et Oscar impérieusement, prétendant que les gamins avaient mauvais ton et sentaient le cigare ; ce qui ne l’empêchait pas de grimper à l’atelier un moment après pour les faire enrager, si bien qu’ils passaient leur temps à se renvoyer outrageusement de leurs domiciles respectifs et à revenir frapper à la porte pour recommencer. Un autre enfant, d’abord timide et raillé, bientôt taquin et railleur, venait ajouter aux allées et venues, aux algarades et aux éclats de rire qui désespéraient le voisinage. C’était Eugène Lambert, camarade de Maurice à l’atelier de peinture de Delacroix, un garçon plein d’esprit, de cœur et de dispositions, qui devint mon enfant presque autant que les miens propres, et qui, appelé à Nohant pour un mois, y a passé jusqu’à présent une douzaine d’étés, sans compter plusieurs hivers[2]. Plus tard, je pris Augustine tout à fait avec nous, la vie de famille et d’intérieur me devenant chaque jour plus chère et plus nécessaire.

On trouve encore des détails sur l’existence de cette nombreuse et amicale « communauté » de la cour d’Orléans, dans la lettre de Mme Sand à Charles Duvernet, du 12 novembre 1842. … Je te dirai que nous sommes occupés de cette grande et bonne Pauline avec redoublement, depuis son redébut aux Italiens… son succès… a été dans la Cenerentola aussi brillant et aussi complet que possible… On remonte maintenant le Tancrède pour elle, et, les jours où elle ne chante pas, nous montons à cheval ensemble.

Nous cultivons aussi le billard ; j’en ai un joli petit, que je loue vingt francs par mois, dans mon salon, et, grâce à la bonne amitié, nous nous rapprochons, autant que faire se peut, dans ce triste Paris, de la vie de Nohant. Ce qui nous donne un air campagne, aussi, c’est que je demeure dans le même square que la famille Marliani, Chopin dans le pavillon suivant, de sorte que sans sortir de cette grande cour d’Orléans, bien éclairée et bien sablée, nous courons le soir les uns chez les autres, comme de bons voisins de province. Nous avons même inventé de ne faire qu’une marmite, et de manger tous ensemble, chez Mme Marliani, ce qui est plus économique et plus enjoué de beaucoup que le chacun chez soi. C’est une espèce de phalanstère qui nous divertit et où la liberté mutuelle est beaucoup plus garantie que dans celui des fouriéristes.

Voilà comme nous vivons cette année, et si tu viens nous voir, tu nous trouveras, j’espère, très gentils. Solange est en pension et sort tous les samedis jusqu’au lundi matin. Maurice a repris l’atelier con furia, et moi j’ai repris Consuelo, comme un chien qu’on fouette ; car j’avais tant flâné pour mon déménagement et mon installation, que je m’étais habituée délicieusement à ne rien faire.

J’espère que je te donne sur nous tous les détails que tu peux désirer…

Il est très curieux de noter que le père de Chopin, en apprenant que son fils avait pris un nouvel appartement, mais ignorant que George Sand l’y avait suivi, craignit qu’il ne se trouvât « trop solitaire » et écrivit ce qui suit à ce propos :

Nous avons vu avec plaisir par ta dernière lettre que l’air de la campagne a fortifié ta santé et que tu espère [s] passer un bon hiver, que tu as changé de logement, vu que le tien était trop froid. Mais ne seras-tu pas isolé, si d’autres personnes n’en changent pas ? Tu n’en fais pas mention… [3].

Nous avons donné, dans le chapitre n de ce volume, des esquisses de l’intérieur de la rue Pigalle et de l’existence qu’on y menait, tracées par Balzac, Gutzkow, Loménie et Laube. Quant à la vie intime de la cour d’Orléans, nous citerons le récit de notre compatriote, W. de Lenz, musicien fort connu et auteur des livres sur Beethoven[4], qui raconte dans sa brochure les Grands virtuoses de notre temps[5] comment il fit la connaissance de Chopin et de George Sand, et sa visite à la petite communauté du square d’Orléans.

Lenz nous peint dans les quatre chapitres de ce petit opuscule ses relations avec Liszt, Chopin, Tausig et Henselt, les études qu’il fit sous leur direction, il raconte en passant ses entrevues avec Berlioz, Meyerbeer, Cramer et d’autres célébrités, et il esquisse en quelques traits les individualités morales et musicales des quatre grands pianistes. De toutes les parties du livre la première, consacrée à Liszt, est la plus sympathique, celle qui est contée avec le plus d’entrain et de pénétration : Lenz a su apprécier la valeur, la profondeur morale de cette nature, l’universalité de cette intelligence. Ce fut Liszt aussi qui, en 1842, donna à Lenz un mot de recommandation pour Chopin, chez lequel il était absolument impossible de pénétrer sans une protection de ce genre. Lenz prit des leçons de Chopin et fit connaissance avec plusieurs de ses élèves. Après un certain temps, Chopin le mena un soir dans le salon de Mme Marliani…

Nous omettons les détails se rapportant à Chopin lui-même ; à son jeu poétique, merveilleux et capricieux ; à ses sympathies et antipathies musicales, ou plutôt à son exclusivisme musical, contraire à la pénétration musicale universelle de Liszt. Nous omettons aussi les détails concernant la politesse raffinée et tant soit peu ironique de Chopin, son élégance recherchée, son amour du brillant, son engouement pour les jolis bibelots, les jolies élèves et les équipages luxueux que ses admiratrices titrées envoyaient pour le conduire chez elles. Glissons encore sur les petits traits empoisonnés que Lenz décoche, relatifs à la longueur du temps passé à attendre l’arrivée de Chopin, qui par snobisme, prétend-il, remettait de jour en jour sa rentrée du « château de George Sand, situé en Touraine (sic), parce que c’aurait été contre toutes les bienséances mondaines de retourner à Paris avant novembre… ». En général, malgré son enthousiaste admiration pour le génie musical du grand Polonais, Lenz laisse trop souvent percer son animosité contre la personnalité de l’artiste pour qu’on puisse accepter, sans restrictions, tout ce qu’il débite sur Chopin, et surtout sur George Sand. C’est ainsi qu’ayant raconté que Liszt n’a point craint de se montrer sur les boulevards avec lui, alors qu’il était affublé d’un pardessus inimaginable en « velours tigré », il ajoute : « Chopin ne l’aurait point osé, cela aurait pu déplaire à la Sand… »

… On était en octobre, dit Lenz un peu plus loin, et Chopin était toujours encore si distingué qu’il n’était pas à Paris. Alors un beau matin Liszt me dit avec une aimable sollicitude : « Eh bien, il arrive, je l’ai appris, si seulement la Sand le laisse partir. » Je répliquai : « S’il pouvait la laisser partir, l’Indiana. » « C’est ce qu’il ne fera jamais, reprit Liszt ; je le connais. Mais dès qu’il arrivera je l’amènerai chez vous. Vous avez un Erard, nous jouerons la sonate à quatre mains d’Onslow… » Octobre passa et Chopin n’y était pas encore. À grand’peine et à force de sacrifices, je parvins à me faire prolonger mon congé[6] et m’exerçais sur mon Erard avec une application extrême. Liszt me donna une carte pour Chopin, portant ces mots : « Laissez passer. Franz Liszt », et me dit : « Allez vers deux heures dans la cité d’Orléans, où il loge, ainsi que la Sand, Mme Viardot, Dantan, etc. ; le soir tout le monde se rassemble chez une comtesse espagnole. Peut-être Chopin vous prendra-t-il avec lui, mais ne lui demandez pas de vous présenter à la Sand. Il est ombrageux. » — « Il n’a pas votre courage. » — « Non, il ne l’a pas, le pauvre Frédéric… »

Chopin, au dire de Lenz, le reçut très froidement, sans même lui offrir un siège, mais, après l’avoir entendu, il consentit à lui donner des leçons ; il semblait toutefois pressé de le quitter, regardait à tout moment sa montre et finit par lui demander à bout portant :

« Que lisez-vous ? De quoi vous occupez-vous en général ? » C’était une question à laquelle je m’étais bien préparé : « Je préfère George Sand et Jean-Jacques à tous les auteurs ! » dis-je trop précipitamment. Il sourit, il fut adorablement beau en ce moment. « C’est Liszt qui vous l’a soufflé, je le vois, vous êtes initié, tant mieux », répondit Chopin.

Ce dialogue, incroyable par son manque de tact, est en désaccord complet avec le conseil de Liszt de ne point faire allusion à Mme Sand (ce qui pouvait sembler peu délicat à Chopin). Il manque, de plus, de probabilité, jurant complètement avec la retenue et la réserve habituelles de Chopin, incapable d’y renoncer tout à coup devant un inconnu. Il est de même tout à fait improbable qu’en donnant plus tard à Lenz un autographe, tracé sur la première feuille de la Valse mélancolique, Chopin si peu prodigue de lettres et même de billets, ait dit qu’il ne s’abstenait d’écrire, que « parce que Mme Sand écrivait si bien, qu’on n’avait pas le droit d’écrire… ».

Si on imitait le style de Lenz, on déclarerait que tout cela, a pour être ben trovato, n’est nullement vero et pas même véridique ». De plus, autant Lenz est sérieux et mérite toute confiance quand il traite la musique pure (quoiqu’il tombe parfois dans la métaphysique musicale et dans un certain mysticisme), autant il est insipide quand il veut être un « aimable conteur », à la manière des feuilletonistes de 1840-1850, chose absolument insupportable pour un lecteur contemporain. Grâce à cette constante préoccupation de faire de l’esprit et des mots, Lenz se rend parfois ridicule à son insu. C’est ce qui lui arriva avec George Sand. L’incident rapporté par Lenz n’en est pas moins très précieux pour le biographe, parce qu’il reflète (quoique ce soit dans un miroir concave) des faits et des états d’âme très réels. Ceci passé, laissons la parole à l’auteur de Beethoven et ses trois styles :

Enfin je pus me rendre chez Chopin. La cité d’Orléans est une nouvelle bâtisse de grandes dimensions, avec une vaste cour, première entreprise de ce genre, un composé d’appartements numérotés, et quant au nom (cité) les Parisiens en ont toujours un de prêt ! La cité était située derrière la rue de Provence, dans le beau quartier de Paris. Cela avait l’air si distingué et c’est cela qui était et qui est encore l’important à Paris… Dans la cité d’Orléans, où demeurait Chopin, habitaient aussi Dantan, George Sand, Pauline Viardot. Le soir ils se réunissaient dans la même maison, chez une vieille comtesse espagnole, une émigrée politique. Le tout comme Liszt me l’avait raconté. Une fois Chopin me prit avec lui. Dans l’escalier il me dit : « Vous devez jouer quelque chose, mais rien de moi ; jouez votre chose de Weber. » (L’Invitation à la valse.)

George Sand ne dit pas un mot lorsque Chopin me présenta. C’était peu aimable. C’est justement pour cela que je m’assis à côté d’elle.

Chopin voltigeait tout autour comme un petit oiseau effrayé dans sa cage, il voyait venir quelque chose. Que n’avait-il toujours à craindre sur ce terrain-là ?… À la première pause de la causerie dont les frais étaient faits par l’amie de la Sand, Mme Viardot, la grande cantatrice que je devais plus tard connaître à Saint-Pétersbourg, Chopin me prit sous le bras et me conduisit auprès du piano. Ami lecteur, si tu joues du piano, tu te représenteras aisément ce que j’éprouvais alors ! C’était un pianino ou un petit piano vertical qu’ils tiennent pour un pianoforte à Paris. Je jouai l’Invitation par fragments ; Chopin me tendit la main très aimablement. George Sand ne dit pas un mot. Je m’assis encore une fois à côté d’elle. Je poursuivais visiblement une intention quelconque. Chopin me regardait avec préoccupation par-dessus la table sur laquelle brûlait le carcel inévitable.

« Est-ce que vous ne viendrez pas un jour à Saint-Pétersbourg ? dis-je à George Sand du ton le plus aimable du monde, où l’on vous lit tant et où vous êtes tant admirée. »

« Je ne m’abaisserai jamais à un pays d’esclaves[7] ! »

C’était se montrer impolie après s’être montrée peu aimable.

« Vous avez raison de ne pas venir, repris-je sur le même ton, vous auriez pu trouver la porte fermée ! » (Je venais de penser à l’empereur Nicolas !) George Sand me regarda avec étonnement ; je plongeai sans broncher dans ses beaux grands yeux bruns de génisse. Chopin ne paraissait point mécontent, je connaissais ses hochements de tête.

En guise de réponse George Sand se leva d’une manière théâtrale et se dirigea d’une allure toute masculine à travers le salon, vers la cheminée flamboyante.

Je la suivis du même pas et m’assis une troisième fois à ses côtés, tout prêt à l’escarmouche.

Elle devait enfin me dire quelque chose ! George Sand tira un énorme cigare trabucco de la poche de son tablier et cria à travers le salon :

« Frédéric, un fidibus ! »

Cela m’outragea pour lui, mon grand seigneur et maître ; je compris le mot de Liszt : pauvre Frédéric ! dans toute sa valeur.

Chopin oscilla docilement vers elle avec un fidibus. Ce n’est qu’au premier horrible nuage de fumée que George Sand daigna m’adresser la parole : « A Saint-Pétersbourg, commença-t-elle, je ne pourrais probablement pas même fumer un cigare dans un salon ? »

« Dans aucun salon, madame, je n’ai jamais vu fumer un cigare », dis-je non sans appuyer et avec un salut profond.

George Sand me dévisagea : le coup avait porté. Je regardai tranquillement les beaux tableaux du salon, qui étaient éclairés chacun par une lampe spéciale. Chopin devait ne rien avoir entendu ; il était retourné auprès de la table de la maîtresse de la maison.

Pauvre Frédéric ! Combien il me faisait pitié, le grand artiste !

Le lendemain le portier de mon hôtel, M. Armand, me dit : « Un monsieur et une dame sont venus : je leur ai dit que vous n’y étiez pas, vous ne m’aviez pas dit de recevoir. Le monsieur a laissé son nom, il avait oublié ses cartes… Je lus : Chopin et Mme George Sand.

Deux mois durant j’ai gardé rancune à M. Armand……

Chopin me dit pendant la leçon : « George Sand (c’est ainsi qu’on avait donc l’habitude d’appeler Mme Dudevant) avait été avec moi chez vous ; quel dommage que vous n’y étiez pas ! je l’ai bien regretté ! George Sand croit avoir été impolie envers vous. Vous auriez vu combien elle peut être aimable, vous lui avez plu ! »

Cette visite dépendait assurément de la comtesse espagnole ; c’était une grande dame, elle avait bien sûr désapprouvé l’impolitesse, pensai-je. J’allai chez George Sand. Elle n’y était pas. Je demandai : « Comment s’appelle-t-elle donc cette dame effectivement, Mme Dudevant ? » « Ah, monsieur, elle a tant de noms ! » telle fut la réponse de la brave vieille concierge.

Dès lors je jouis d’une attention toute particulière de la part de Chopin. « J’avais plu à George Sand ! » c’était un diplôme ! George Sand me fit l’honneur d’une visite ! c’était un avancement.

Liszt ou Chopin, l’homme reste le même.

, « Vous avez plu », m’avait dit Liszt un mois plus tôt en parlant d’une dame du grand monde parisien à laquelle il avait toujours voulu plaire et avait toujours plu ! Quant à moi, je n’avais que redit à la dame les triomphes de Liszt à Saint-Pétersbourg, ce qu’il ne lui était pas commode de faire à lui-même.

C’est là que gît notre point d’attraction à nous tous, hic jacet homo

Ce qu’il y a d’intéressant dans ce récit, ce n’est certes point l’autoportrait de l’auteur, qu’il esquisse là, sans s’en douter le moins du monde, mais bien les sentiments hostiles dont George Sand fit preuve à l’égard de la Russie[8]. Et cela est absolument naturel et compréhensible non seulement de la part de l’amie de Chopin et de Mickiewicz, mais encore de la part du rédacteur de la Revue indépendante, de l’amie des poètes prolétaires, de l’auteur des articles socialistes et de l’adoratrice de la liberté politique des peuples. Dans une lettre de Balzac à l’Étrangère, écrite treize ou quatorze mois plus tard, le 31 janvier 1844, nous trouvons le reflet de cette même indignation républicaine, de cette même animosité de George Sand à l’égard de la Russie et des Russes. Balzac, à peine revenu de Pétersbourg, très sympathique à la Russie (patrie de son Ève chérie), et admirant, en artiste, maintes choses russes, — la beauté et le caractère privé de l’empereur Nicolas Ier, en première ligne, — dépeint les sentiments russophobes de George Sand fort humoristiquement, et avec une pointe de sarcasme bien marquée :

Il est impossible de dire plus de sottises qu’il ne s’en dit sur mon tour en Russie, et il faut laisser dire. Ce qui me cause le plus de contrariétés, c’est le sot rôle qu’on me donne, ainsi qu’aux plus grands personnages… Je ne peux même pas parvenir à établir que je n’ai pas eu l’honneur de voir l’empereur autrement que, comme dit Rabelais, un chien regarde un évêque, c’est-à-dire à la revue de Krasnoë-Sélo. Avant-hier, dînant avec G. Sand, je lui disais : « Si vous le voyiez, vous en tomberiez folle et vous passeriez d’un bond de votre bousingotisme à l’autocratie. » Elle était furieuse. On me questionne beaucoup partout ; mais je dis à tout le monde que je n’ai point d’impressions de voyage, étant excessivement ennuyé des impressions quand je pars. Et comme on ne me croirait pas si je ne faisais pas quelques épigrammes, je dis que, comme tous les gens très corrompus, les Russes sont extrêmement aimables et faciles à vivre, qu’ils sont excessivement littéraires, puisque tout se fait avec du papier et que c’est le seul pays du monde où l’on sache obéir. Oh ! si là-dessus vous aviez entendu ce qu’a fulminé George Sand, vous auriez bien ri ! Je l’ai tuée en pleine table par ceci : « Aimeriez-vous que dans un grand danger vos domestiques délibérassent sur ce que vous leur commandez de faire, sous prétexte que vous êtes frères et compatriotes du Tour de la Vie ?… » Vous savez l’effet de la goutte d’eau dans les raisonnements de la bouilloire ; le train philosophico-républico-communico-Pierre-Lerouxico-germanico-Deisto-Sandique s’est arrêté net. Alors Marliani a dit qu’on ne pouvait pas raisonner avec les poètes. « Vous l’entendez ? » ai-je dit à, George Sand en m’inclinant avec grâce. « Vous êtes un affreux satirique, a-t-elle dit, faites la Comédie humaine. »

« Moi, leur ai-je dit, je suis bon enfant ; j’admire tout ce qui est beau : Danton à l’échafaud, Socrate buvant la ciguë, d’Assas mourant, Marceau, d’Orthez, Catherine de Médicis, et, s’il y a de la grandeur et de la poésie en Russie, je ne superpose pas là-dessus les idées de nos écrivains démocratiques. Restez dans vos journaux et laissez-moi croire qu’un Russe, dans sa peau de mouton et devant un samovar, est heureux au moins autant que notre portier.

« Voilà, belle dame, un échantillon de la belle France. On m’a dit éclectique, satirique, car on m’a supposé le cœur trop noble pour ne pas avoir été profondément affligé de la servitude de tout un peuple. Notez que le portier-libre de la place d’Orléans fera couper le cou à tout ce monde s’il devient président de section de la République.

« Oh ! tenez, il faut vivre chez soi, aussi loin des théories que des grands fleuves[9] !… »

Ces lignes moqueuses de Balzac relèvent le récit passablement plat de Lenz et lui donnent du relief. Mais si on relit attentivement ce même récit et les pages traitant de Chopin, qui le précèdent dans le livre de Lenz, alors, en outre de ces sentiments hostiles à l’égard de la Russie si caractéristiques chez George Sand, une autre impression s’impose. C’est la différence, l’opposition des deux natures : douceur presque féminine et retenue aristocratique, dans les manières de Chopin, — simplicité toute démocratique, absence de toute contrainte, droiture et même une certaine brusquerie presque masculine dans les allures de George Sand. Le livre de Lenz reflète inconsciemment ces divergences de nature, comme sur une plaque photographique apparaissent, à l’insu du photographe, non les lettres du document qu’il est en train de reproduire, mais les lignes et les caractères du texte primitif, tracés précédemment sur la même feuille et soigneusement grattés. À travers le récit si franchement pauvre de Lenz, sous son agaçante préoccupation de faire de l’esprit, apparaissent les traits des caractères, très importants pour le biographe, et nous trouvons fortuitement la clef de certains désaccords entre Chopin et Mme Sand. On a maintes fois signalé que les rôles étaient intervertis : George Sand était un caractère tout masculin, Chopin, une nature toute féminine. De plus, Chopin, avait reçu une éducation extrêmement soignée, suivie, régulière. Aurore Dupin fut élevée au contraire à l’aventure, ballottée entre deux extrêmes contradictoires, sans aucune suite ou système (on peut dire que ce fut un manque de toute vraie éducation). Mais sans parler du passé, les milieux où se mouvaient depuis leur liaison le grand musicien et la romancière étaient parfaitement dissemblables. Chopin vivait presque exclusivement entouré d’artistes de grand talent, d’hommes d’un esprit et d’un goût raffinés, ou dans les cercles de l’aristocratie polonaise, française et étrangère. La première nourrissait des rêves de liberté, mais de liberté nationale et nullement sociale ; la seconde se composait de purs légitimistes. Quant à Mme Sand, elle était alors presque exclusivement entourée de révolutionnaires, de démocrates d’opinions et de naissance : tout les dénonçait : leurs habitudes, leurs manières et leur langage. Musset avait déjà été choqué par le laisser aller et les manières passablement grossières des amis berrichons de la grande femme. Il fallait à présent leur ajouter Leroux : Chopin admirait sa doctrine, mais sa malpropreté et sa chevelure mal peignée l’horripilaient[10]. Il n’était pas le seul ! La maison de George Sand était encore fréquentée par une foule de « prolétaires », poètes ou non ; de camarades d’atelier de Maurice, rappelant très peu par leurs manières et leurs allures leur professeur Delacroix, ce dandy accompli. On y voyait aussi des membres de l’allègre confrérie des tréteaux, qui n’étaient souvent que des bohèmes fort débraillés. On y rencontrait aussi certains parents de la mère et du demi-frère de George Sand, dont nous aurons à parler plus loin. Dans une lettre de Mrs Elisabeth Browning-Barrett[11] qui visita George Sand en 1852, nous trouvons la page que voici, qui, selon nous, peint parfaitement le milieu dans lequel se mouvait George Sand, aussi bien en 1842-1847 qu’en 1852 :

Je n’ai pu aller chez elle avec Robert[12] que trois fois, et un jour elle n’y était pas. Il a été vraiment bon et aimable de m’y laisser revenir après avoir vu la société qui rampe autour d’elle. Il rien avait guère envie, mais comme il est le prince des maris, il a cédé à mon désir sur ce point.

Elle paraît vivre, comme entourage, dans l’abomination de la désolation : des foules d’hommes mal élevés l’adorent à genoux bas entre des bouffées de tabac et en lançant leur salive, mélange de loqueteux groupés autour du haillon rouge et de cabotins du dernier ordre. Elle est si différente, si loin de tous, si seule dans son dédain mélancolique. J’ai été profondément intéressée par cette pauvre femme. J’ai senti une compassion immense pour elle. Je ne m’occupais guère du Grec en costume grec qui la tutoyait et l’embrassait, je crois (à ce que dit Robert), ou de cet autre homme de théâtre si vulgaire qui se jetait à ses pieds en l’appelant « sublime ». Caprice d’amitié, disait-elle avec son mépris tranquille et doux. C’est une noble femme qui marche ainsi dans la boue bien sûrement ! Je voudrais aussi m’agenouiller devant elle, si elle consentait à laisser tout cela, à rejeter loin d’elle ce qui est indigne et rester seulement elle-même, telle que Dieu l’a faite.

Quoiqu’il ne faille aucunement se souvenir à ce propos du proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es », il n’en est pas moins sûr, qu’en vivant continuellement en telle compagnie, Mme Sand s’habituait à son insu à ne pas faire attention aux apparences ; ne voulant voir que le fond, généralement bon et estimable, elle tâchait de passer sur certains détails extérieurs, fût-ce une mise peu élégante ou même malpropre, un langage peu choisi, des allures débraillées, des éclats de rire trop retentissants ou trop grossiers, des vociférations, des disputes. Nous soulignons ici, une fois de plus, le côté bohème de son entourage, dont nous avons déjà parlé au début de ses relations avec Chopin. Le lecteur a dû voir dans les chapitres précédents combien les idées émancipatrices et leurs adeptes — gens de conditions les plus diverses et surtout politiques de profession — entouraient alors Mme Sand et jouaient le premier rôle dans son existence et dans ses aspirations.

Dans les premières années de leur vie commune, 1838-1842, l’influence de Chopin, les intérêts purement artistiques et philosophiques auxquels George Sand était elle-même portée par sa nature, l’emportèrent sur les tendances politiques ou sociales, puis ce fut le tour de ces dernières. Chopin partageait la plupart de ses croyances et de ses espérances ; fils de la Pologne opprimée, il sympathisait avec tout ce qui était libre, courageux et sublime, mais la forme sous laquelle lui apparaissaient parfois ces croyances et ces doctrines, les politiques et les politiciens lui inspiraient du dégoût. Il les vit d’abord d’un œil indifférent, mais après plusieurs années d’existence commune, il commença à protester. Il attachait une valeur exagérée à des faits sans importance, mais il en remarquait parfois d’autres qui importent plus que les grands et qu’on ne peut ne pas prendre à cœur. Nature nerveuse et impressionnable il s’affligeait profondément d’une contradiction ou d’un manque de compréhension ; ne pas remarquer ses révoltes lui semblait une preuve d’absence de délicatesse morale. De son côté, George Sand, nature moins fine, moins complexe, plus robuste et plus saine, s’étonnait fort candidement de ce qu’on pouvait ainsi « prendre une mouche pour un éléphant », taxait toutes ces afflictions de « maladives et d’incompréhensibles » et les traitait comme les caprices d’un enfant de génie malade, qu’il était inutile de combattre par des remontrances logiques ou par la discussion et dont il ne fallait qu’éloigner les prétextes, comme on éloigne des enfants tout ce qui éveille leurs caprices.

Déjà, en l’été de 1841, il y eut un petit malentendu, au sujet de Mlle de Rozières, une protégée de Chopin et son admiratrice dévouée : il l’avait d’abord beaucoup estimée, mais elle avait alors (George Sand croyait sans aucune raison) excité l’animosité de son grand maître. Chopin semblait si exaspéré contre elle que Mme Sand, qui avait pris son parti, ont la prier de ne pas venir, cet été-là, à Nohant.

Voici deux lettres inédites de George Sand se rapportant à cet épisode :


À mademoiselle de Rozières.
Nohant, 20 juin 1841.

Merci, chère enfant, de vos aimables lettres et de tout ce que vous me dites de Solange. Mme Marliani et Mlle Crombach me disent qu’elle se plaint de trop travailler, et même qu’elle a les yeux fatigués, mais je n’y crois pas beaucoup. Je la sais trop paresseuse pour qu’il soit possible de l’amener à un excès de travail, et je pense que Mme Bascans sait ce que peut porter sa tête sans danger et sans altération.

Maintenant, que je vous dise encore de nos secrets. Il y a ici une irritation contre vous que je ne sais plus à quoi attribuer, qui ne rime à rien, et qui ressemble à une maladie. Je croyais que l’autre motif d’humeur détourné, celui-là s’en irait comme il était venu. Mais en vérité, je ne sais pas en quoi vous avez pu le blesser si fort. Il est très méchant à votre égard, non qu’il dise un seul mot contre vous que vous ne puissiez entendre, vous savez qu’il n’a réellement aucune amertume dans le cœur et il n’en a pas non plus de sujet réel avec vous. Mais il vous fait un crime de mon amitié pour vous et de la manière dont j’ai défendu vos droits à l’indépendance. Il en est malheureusement ainsi toutes les fois que je prends parti contre son jugement et son opinion pour une personne quelconque et son dépit est d’autant plus grand que je tiens plus à la personne et que je la soutiens plus chaudement. Si je n’étais témoin de ces engouements et de ces désengouements maladifs depuis trois ans, je n’y comprendrais rien, mais j’y suis malheureusement trop habituée pour en douter. Je me suis donc bien gardée de lui parler du nécessaire et de lui lire les phrases de votre lettre qui le concernent. Il y en aurait eu pour tout un jour de silence, de tristesse, de souffrance et de bizarrerie. J’ai essayé de lui remettre l’esprit en lui disant que Wz… ne viendrait pas, qu’il pourrait y compter. Il a sauté au plafond en disant que si j’en avais la certitude, apparemment c’est parce que je lui avais fait savoir la vérité. Là-dessus j’ai dit oui, j’ai cru qu’il deviendrait fou. Il voulait s’en aller, il disait que je le faisais passer pour fou, pour jaloux, pour ridicule, que je le brouillais avec ses meilleurs amis, que tout cela venait des caquets que nous avions faits ensemble, vous et moi, etc. Jusque-là j’avais parlé en riant, mais en voyant que cela lui faisait tant de mal et que la leçon était trop forte, je me suis rétractée, j’ai dit que je venais de l’attraper pour le punir, mais que ni vous ni Wz… ne vous doutiez de rien. Il l’a cru et il s’est remis tout de suite, mais il était de toutes les couleurs toute la journée. Engagez donc Wz… à ne jamais lui faire entendre rien qui le mette en souci de mon indiscrétion, car je crois qu’il en ferait une maladie. Il dit que Wz… lui bat froid, qu’il voit bien qu’il y a quelque chose entre eux. Enfin, comme de coutume, il veut que personne ne sourire de sa jalousie, excepté moi, et qu’elle ne soit punie en aucune façon par le blâme de ses amis. Tout cela est fort injuste, et doit être pardonné, seulement à cause de l’état de santé qui est aussi bizarre, aussi peu égal que le caractère. J’étais forcée de vous dire tout cela, car j’ai beaucoup désiré que vous vinssiez ici. J’ai fait mon possible pour que vous y consentissiez et je ne peux pourtant pas vous attirer chez moi comme dans un guêpier où vous recevriez tous les jours quelques piqûres. Je vous ai vue pleurer pour tout cela, je vous ai vue plusieurs fois gênée, triste, au supplice, quand vous aviez quelque chose comme cela sur le cœur. Vos yeux étaient pleins de larmes parce qu’il vous arrachait un couteau des mains. Toutes ces petites souffrances vous seraient peut-être intolérables à la campagne, et moi je ne les supporterais pas, je ne pourrais pas m’empêcher de prendre votre parti et de me fâcher tout haut et très fort. Je crains donc des orages, parce que je vois qu’il y est disposé et je n’ose plus vous engager à venir. Vous ne pensez pas, j’espère, que ce soit dans la crainte de voir mon repos troublé, je n’ai jamais eu de repos et je n’en aurai jamais avec lui. D’ailleurs j’ai du courage et pour mon compte je ne sais reculer devant aucun devoir d’amitié, mais je ne voudrais pas vous tromper sur les petits chagrins que vous pourriez éprouver ici ; ce serait, je le crois, un égoïsme que vous auriez le droit de me reprocher. J’aime mieux avoir le courage de vous dire : Ne venez pas encore. Je vous écrivais, il y a huit jours, le contraire. Je croyais que la piqûre était fermée. Mais quand j’ai annoncé avec beaucoup de joie en recevant votre dernière lettre que vous paraissiez consentir à venir, j’ai bien vu qu’on faisait une drôle de grimace et que cela ne se raccommoderait pas si vite. Vous me demanderez : pourquoi piqué, pourquoi indisposé contre vous ? Si je le savais, je saurais où est la maladie et je pourrais la guérir ; mais avec cette organisation désespérante, on ne peut jamais rien savoir. Avant-hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe à qui que ce soit. Était-il malade ? Quelqu’un l’avait-il fâché ? Avais-je dit un mot qui l’eût troublé ? J’ai eu beau chercher, moi qui connais aussi bien que possible maintenant ses points vulnérables, il m’a été impossible de rien trouver et je ne le saurai jamais, non plus qu’un milliard d’autres choses pareilles dont il ne sait peut-être rien lui-même. Cependant comme un effet sans cause ne peut pas durer, je persiste à croire qu’il oubliera son humeur contre vous et qu’il redeviendra ce qu’il était auparavant, vous aimant et disant du bien de vous à toute heure. Quant à moi, je ne passerai jamais condamnation là-dessus et je ne cesserai pas de lui dire qu’il est injuste et fou en cela.

Bonsoir, bien chère petite. Ne me répondez pas à tout cela, les lettres arrivent le malin, moi je vous écris la nuit, c’est différent !

À vous de cœur, amitiés bien tendres à Wz… Je charge son amitié de vous consoler de cette blessure que je suis obligée de vous rouvrir ; que la mienne vous fasse aussi un peu de bien ; comme je veux toujours vous laisser l’honneur du camp, je persiste à dire que je vous invite et que je vous espère. Je ne veux pas qu’il se croie le maître. Il en serait d’autant plus ombrageux à l’avenir et, tout en gagnant cette victoire, il en serait désespéré, car il ne sait ni ce qu’il veut, ni ce qu’il ne veut pas.


À mademoiselle de Rosières.
Nohant, 29 août 1841.

Merci, chère bonne, de toutes les peines que vous avez prises pour m’expédier ma fille. Elle m’est arrivée fraîche comme une rose et enchantée, comme vous pouvez croire. Depuis ces trois jours elle est charmante. Il est vrai qu’elle n’a pas grand’peine : elle est toujours en course et en promenades et en embrassades. Elle a été voir aujourd’hui son père qui est venu passer quelques jours chez mon frère et qui l’a trouvée superbe. Hier nous avions été voir des amis assez loin de chez nous. De sorte que nous n’avons encore parlé ni de piano, ni d’aucun autre sujet sérieux. Je vous remercie de regretter un peu de n’être pas venue. Moi je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai une bonne blessure dans le cœur à propos de vous et non par votre faute certainement, vous en chercheriez vainement la cause, puisque vous n’avez jamais été que parfaite pour nous tous et que vous avez été longtemps appréciée : jusqu’à un certain moment inexplicable où par suite d’un cancan mystérieux, ou d’un caprice d’esprit plus mystérieux encore, vous êtes devenue un sujet de discussion assez amère de part et d’autre, car je n’aime ni les préjugés, ni les injustices. Cela m’étonne d’autant plus que la santé est infiniment améliorée et l’humeur, par conséquent, plus égale et plus enjouée. Il est si aimable quand il veut, qu’il s’est fait chérir de la plupart de mes amis. Mais il y en a encore deux ou trois contre lesquels il nourrit des préventions très mal fondées. Cela passera-t-il avec le temps ? Je l’espère toujours, parce que le fond de son cœur donne un continuel démenti aux souffrances un peu folles de son caractère. Ne revenons plus sur ce sujet maintenant, je craindrais qu’en trouvant une de vos lettres, il ne me fît un grand tort de vous avoir dit tout cela et que les choses ne vinssent à s’envenimer au lieu de se calmer, comme elles doivent le faire avec le temps et le silence. Pourquoi l’absence de W… doit-elle être si longue ? cela m’afflige et m’effraye pour vous. Je ne doute pas de sa bonté et de son affection réelle pour vous ; mais je crains sa nonchalance et sa faiblesse. Je crois qu’avec l’énergie et la décision de votre caractère vous aurez à souffrir de cette amitié, mais si vous ne souffriez pas de cela, il vous faudrait souffrir d’autre chose. Toute affection est une source de douleurs. Et il faut se consoler en se disant que si la vie du cœur est très amère, la vie de ceux qui n’aiment rien est horriblement laide et méprisable. On le sent si bien qu’on accepte tous les maux plutôt que ce néant et on a inventé l’enfer plutôt que de supposer Dieu indifférent pour les morts. Notre vie ressemble bien un peu à un supplice, mais nous avons la faculté de l’ennoblir à nos propres yeux par le courage que nous y portons, je crois que tout est là et que s’il est une satisfaction durable, toujours possible, toujours pure, c’est celle que nous donne la conscience de notre dévouement et de notre justice. Je vois bien que c’est par là que vous vous consolez et qu’en vous sacrifiant vous vous calmez un peu. Je ne désespère donc pas de votre force, parce que vous êtes une belle âme.

Bonsoir, chère amie. Vous me direz quand il faudra renvoyer ma pauvre fille. Je ne crois pas que je l’amène moi-même. Je resterai ici le plus tard possible pour remettre un peu mes affaires par le travail et l’économie ; j’ai eu sous ce rapport de grands revers, j’en sors peu à peu, mais ce n’est pas sans peine et sans fatigue.

À vous de cœur. Je vous embrasse tendrement. Solange ronfle. Elle vous écrira elle-même. Je ne sais où Maurice a pris que mon frère était scandalisé de vos plaisanteries. Il me charge de vous dire tout le contraire. Maurice a dit l’autre jour à quelqu’un d’un ton très ferme et très sec que vous étiez charmante et excellente ; cela m’a fait grand plaisir…

Dans les Lettres de Fr. Chopin à son ami Jules Fontana, publiées par Ferdinand Hœsick[13], nous trouvons des pages — se rapportant à Mlle de Rozières et expliquant les causes de l’hostilité de Chopin à son égard, qui paraissait si incompréhensible à Mme Sand. Pour les mieux apprécier citons les quelques lignes dont M. Ferd. Hœsick fait précéder ces deux lettres de Chopin. Jules Fontana qui avait fait à Paris, en l’été 1841, plusieurs commissions pour Chopin alors à Nohant, lui en rendit compte dans une lettre.

« Dans cette lettre, — dit M. Hœsick, — au milieu d’une série d’autres nouvelles familières, il annonçait à son ami qu’il avait fait cadeau de l’un des petits bustes de Chopin sculptés par Dantan, à Antoine Wodzinski qui était en train de se rendre auprès de ses parents à Poznan. Croyant que Chopin n’aurait rien à objecter, il semble ne s’être pas même douté qu’il le mettait par là dans une position équivoque, parce que Antoine Wodzinski était le propre frère de Marie Wodzinska… C’était déjà une histoire ancienne, mais elle était encore trop fraîche. Et pourtant Fontana savait fort bien que si cela n’avait dépendu que de Chopin, Marie Wodzinska aurait déjà été sa femme, à ce moment ; que si ce mariage n’avait pas eu lieu, ce n’était pas parce que Chopin avait rompu avec les Wodzinski, mais bien parce que les Wodzinski avaient rompu avec Chopin, quoiqu’il fût déjà fiancé avec « Mademoiselle Marion aux noirs sourcils »… Qui sait quelle orientation aurait pris sa vie, s’ils n’eussent pas rencontré la résistance inébranlable de la part du père de Marie, et s’ils s’étaient mariés ? Quoi qu’il en soit, Fontana, qui était initié dans les affaires de cœur de Frédéric, manqua de tact en donnant le buste à Antoine Wodzinski. La famille de Marie, sans en excepter la jeune fille elle-même, aurait pu faire là-dessus des commentaires très fallacieux, soupçonner de la part de Frédéric le désir de renouer les relations rompues, alors qu’il n’y songeait pas ! En lisant la lettre de Jules Fontana, il eut un accès d’humeur contre lui, parce qu’il savait combien peu de chose suffit pour créer un potin. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il écrivit à Fontana la lettre que voici ; malgré son air calme et tranquille, on devine combien Chopin était exaspéré contre lui à propos du petit buste :

Mardi[14].

Mon cher, je reçois ta lettre dans laquelle tu me parles de M. Troupenas… Jusqu’ici tu as tout parfaitement bien fait. Il n’y a qu’une chose que j’aie lue dans ta lettre de ce matin qui me fût sérieusement désagréable (mais tu ne pouvais le deviner), c’est que tu aies donné mon buste à Antoine. Ce n’est pas qu’il l’ait, ni que j’en aie besoin ou que j’en fisse cas (il ne faut pas même en commander un autre à Dantan), mais bien parce que si Antoine l’a pris avec lui à Poznan, il y aura de nouveaux cancans, et moi j’en ai déjà bien assez ! Si je n’ai donné à Antoine aucune commission, c’est justement à cause de cela, parce que quelle meilleure occasion aurais-je pu avoir ? Mais, tu vois, Antoine n’a pas compris ! Et s’il allait le raconter encore à son amie ? Tu saisis peut-être ? Et aux parents, combien cela leur paraîtra étrange que ce ne soient pas eux, les premiers, qui aient reçu cette argile ! Ils ne croiront jamais que ce n’est pas moi qui le lui ai donné ! Je suis considéré dans la maison d’Antoine bien autrement qu’en qualité de pianiste. À certaines personnes cela paraîtra tout autrement aussi. Tu ne les connais pas. Tout cela me reviendra ici dans une tout autre lumière. Ce sont des choses très délicates auxquelles il ne faudrait pas toucher. Assez là-dessus ! Je te prie, mon chéri, de ne rien dire à personne de ce que je viens de t’écrire là, que cela reste entre nous ! Si je ne l’ai point biffé, c’est afin que tu me comprennes. Ne te fais point de reproches. Aime-moi et écris-moi. Si Antoine n’était pas encore parti, laisse tout tel que, parce que cela serait pire, il raconterait tout cela à Mlle de Rozières, parce qu’il est un honnête homme, mais faible, et elle est indiscrète, aime à faire montre de son intimité, se mêle volontiers des affaires d’autrui ; embellira, exagérera tout cela et fera un taureau d’une grenouille, ce qui ne lui arrivera pas pour la première fois. C’est (entre nous) un cochon insipide qui d’une manière étonnante sut se creuser un passage dans mon enclos, y remue la terre et y cherche des truffes même parmi les roses ! C’est une personne à laquelle il ne faut point toucher, parce que dès qu’on y touche il en résulte une indiscrétion inénarrable ! Enfin une vieille fille ! Nous autres, vieux cavaliers, nous valons bien mieux !…

… Le 13 septembre Chopin écrit à ce même propos :

En ce qui concerne Antoine, je suis sûr que sa maladie est exagérée. Mais quant à ce que je t’avais écrit, il fut trop tard, parce que sa couveuse, immédiatement alarmée, écrivit une lettre désespérée à la maîtresse de céans [George Sand] avec l’aveu qu’elle allait le rejoindre, qu’elle méprisait les convenances, ces horribles convenances ; que sa famille c’étaient des misérables, des sauvages, des barbares atroces, la Nakwaska exceptée, dans laquelle elle avait trouvé une amie et qui lui donnait le passeport de sa gouvernante pour qu’elle puisse au plus vite aller le sauver ; qu’elle écrivait si brièvement (trois feuilles entières !) parce qu’elle ne savait pas s’il était vivant, qu’elle s’y attendait, après les terribles adieux, les nuits passées en larmes, etc. La verge, la verge à la vieille sotte ! Et ce qui me fâche le plus, c’est que tu sais combien j’aime Antoine, et non seulement je ne puis lui porter secours, mais encore j’ai tout l’air de protéger et de prêter la main à tout cela. J’y fis trop tard attention et ne sachant ce qui se passait et ne sachant point de quel genre était cette personne, je présentai cet épouvantail (wiechec) en qualité de maîtresse de piano à la fille de Mme S[and], qu’elle prit au collet et, se donnant pour une victime de l’amour et pour quelqu’un qui connaissait mon passé, grâce à mon Polonius qu’elle vit dans toutes espèces de positions, elle s’insinua de force dans l’intimité de Mme S… (et tu ne peux t’imaginer avec combien d’habileté et avec combien de ruse et comment elle sut profiter de mes relations avec Antoine !) Tu peux juger combien cela m’est agréable, d’autant plus que (comme tu as pu le remarquer) Antoine ne l’aime qu’autant qu’elle s’est accrochée à lui et ne lui coûte rien. Antoine est, malgré toute sa bonté, apathique et s’est laissé enfourcher par cette étrange et habile intrigante accomplie, tu peux te l’imaginer de quels appétits elle fait preuve ! Elle le poursuit partout, et, par ricochet, elle me poursuit ; ceci ne serait encore rien, mais ce qui est pis, elle poursuit Mme S[and] ! Il lui semble qu’une fois que je fus lié dans mon enfance avec Antoine donc… (plusieurs mots biffés et illisibles). Assez là-dessus, n’est-ce pas ? Passons à quelque chose de plus ragoûtant.

Il est très intéressant de mettre ces lignes en regard de la lettre de George Sand imprimée dans la Correspondance et qui resterait assez énigmatique, sans ces deux lettres de Chopin à Fontana, mais avec elles éclaire parfaitement et définitivement la mystérieuse raison du mécontentement de Chopin et de son malentendu avec George Sand en l’été de 1841.


À mademoiselle de Rozières, à Paris.
Nohant, 22 septembre 1841.
Chère amie,

Je ne comprends pas que vous m’accusiez de vous accuser, quand je vous approuve et vous plains de toute mon âme. Si je ne vous ai pas écrit, c’est que je ne savais pas où vous adresser ma lettre et, comme le motif de votre absence était une chose fort secrète, comme on ne sait jamais ce que peut devenir une lettre qui ne va pas directement à la personne absente, je voulais attendre votre retour à Paris pour vous écrire. Je vous réponds ce soir à la hâte, ne voulant pas attendre la lettre de Solange, qui mettra bien deux ou trois jours à tailler et retailler sa plume, et ne voulant pas vous laisser dans le mauvais sentiment de doute que vous avez sur moi.

J’ai passé la nuit à corriger des épreuves, la tête m’en craque ; je ne vous dirai donc que deux mots. Parlez-moi à cœur ouvert si cela vous soulage, je ne me fais pas fort de vous consoler ; je crois que vos douleurs sont grandes et qu’il n’est au pouvoir de personne de les guérir. Mais, si vous sentez le besoin de les dire, aucune affection ne recevra vos épanchements avec plus de sollicitude que la mienne.

Où avez-vous pris que je pouvais vous blâmer ? et par où êtes-vous blâmable ? Je ne suis pas catholique, je ne suis pas du monde. Je ne comprends pas une femme sans amour et sans dévouement à ce qu’elle aime. Soyez aussi prudente que possible, pour que ce monde hypocrite et méchant ne vous fasse pas perdre Y extérieur et le nécessaire de l’existence matérielle.

Mais notre vie intérieure, nul n’a droit de vous en demander compte. Si je puis quelque chose pour vous aider à lutter contre les méchants, vous me le direz dans l’occasion et vous me trouverez toujours. Bonsoir, amie ; parlez-moi de vous, de lui, de votre santé à tous deux. Ce que vous me faites pressentir me laisse dans un grand effroi. Est-il plus malade ? Est-ce vous qui le seriez ?

Personne ici n’a su que vous étiez absente, je n’en ai rien dit. Je crois que, s’il y a eu et s’il y a encore des cancans, ils viennent de M. F…[15] qui écrit toutes les semaines et qui cause toujours par ses lettres (je ne sais si elles contiennent des nouvelles ou des ragots) un notable changement dans l’humeur. Je ne connais ce monsieur que de vue ; mais je le crois écorché vif et toujours prêt à en vouloir à tout le monde de ses propres disgrâces. Ce caractère est peut-être plus digne de pitié que de blâme, mais il fait bien du mal à Vautre qui a la peau si délicate qu’une piqûre de cousin y fait une plaie profonde.

Mon Dieu, n’y a-t-il pas assez de maux véritables sans en créer d’imaginaires ?

À vous de cœur et à toujours.

On se représente la pauvre « sensitive » qu’était Chopin au milieu de toutes ces pénibles, grossières, banales et brutales impressions, qui le froissaient, le faisaient souffrir ou appréhender toutes sortes de complications ! Il y avait d’abord la crainte d’être soupçonné de manquer de délicatesse vis-à-vis de la famille de Marie Wodzinska, — son ancien amour ; la peur que toute cette histoire à propos de la statuette ne revînt de Poznan « exagérée et embellie », par l’intermédiaire d’Antoine et de la demoiselle de Rozières, via Paris à Nohant, auprès de Mme Sand, — son amour nouveau (il croyait, en jugeant par lui-même, que cet incident devait la blesser et l’affliger). Il y avait aussi l’indignation contre cette « intrigante accomplie », cette indiscrète demoiselle de Rozières caquetant, profitant grossièrement et sournoisement de ses relations actuelles avec « l’ami Antoine » et des relations d’antan du même Antoine avec Chopin, pour s’insinuer dans l’intimité de George Sand. Il éprouvait encore du dépit contre lui-même, d’avoir présenté cette femme à Mme Sand. Puis il avait du dégoût pour toutes ces grandes phrases, ces grandes inconvenances, tous ces manques à la bienséance, cette ostentation de Mlle de Rozières de partir à grand fracas à la suite d’Antoine ; et du mépris pour l’acharnement de cette vieille fille amoureuse à poursuivre son cher ami d’enfance, à se cramponner « à cet honnête, mais apathique et faible Antek ». Il y avait surtout l’indignation d’un homme de goût pour toutes ces déclamations contre « le monde hypocrite » et les « horribles convenances ». Il y avait enfin du chagrin à constater que Mme Sand prêtait la main à toute cette histoire, croyant, dans son idéalisme, que c’était là la preuve d’un « grand amour », d’une abnégation, et « d’un sacrifice » dignes de toute sympathie.

Comment s’étonner que le pauvre Frédéric souffrît et boudât silencieusement pendant des journées entières, qu’il cachât les causes de son mécontentement et qu’il redoutât l’arrivée de Mlle de Rozières à Nohant.

George Sand, elle, s’étonnait que, sans aucune raison apparente, subitement, Chopin se mît à détester son ex-élève, sans qu’il lui fût possible d’expliquer pourquoi. Et au lieu d’arranger les choses en parlant de tout cela délicatement, entre quatre yeux, George Sand écrivit et raconta le fait à cette même Mlle de Rozières, et Maurice porta la mesure au comble en déclarant « d’un ton très sec, » que cette demoiselle était « excellente ». Quant à cette dernière, il est bien certain qu’elle était incapable d’apprécier l’excessive confiance et l’amitié de Mme Sand. Chopin par contre avait bien raison de se défier d’elle et de l’appeler « indiscrète ». Voici ce que cette demoiselle racontait à ce même Antek, l’objet de son adoration, dans les deux lettres que le comte Wodzinski publia dans son livre : Les trois romans de Chopin. Elles serviront de conclusion à l’histoire de ce petit malentendu :

… D’ailleurs, l’harmonie est rentrée au logis. Chopin n’a plus sa figure de bonnet de nuit. Il essaye de composer et nous sommes tous bons amis. Pourtant ce que j’ai dit l’autre jour est vrai. L’amour n’est plus ici, au moins d’un côté, mais bien la tendresse et le dévouement, mêlés, selon les jours, de regrets, de tristesse, d’ennui, par toute sorte de causes, et surtout par le choc de leurs caractères, par la divergence de leurs goûts, par leurs opinions opposées. Je ne puis que lui dire : « Prenez garde, vous ne changerez pas ses idées », et d’autres choses analogues. Elle lui parle quelquefois trop nettement, et cela lui va droit au cœur. De son côté, il a ses manies, ses vivacités, ses antipathies, ses exigences, et il doit évidemment plier, parce qu’elle est elle et qu’il n’est pas de force à lutter. D’où je conclus que la vie à deux doit être un échange d’indulgences ineffables et d’affection profonde. Pour moi, je dois dire avec reconnaissance qu’elle a été adorablement bonne ; elle m’a écrit de longues lettres, la nuit, quand elle tombait de sommeil ; elle m’a prêchée, consolée, défendue ; il y a si longtemps qu’elle a écrit de moi : « Cette fille est douce à voir, j’en fais grand cas. » Elle a fait mon portrait et parlé de mon amour, quand elle nous connaissait à peine… Oui, je l’ai vu écrit de sa main, tel qu’elle l’a pensé, ce portrait physique et moral. J’ai vu mes petites mains « de chatte », ma bouche « fine et close » et mes longs regards qui le suivaient sans cesse comme pour l’envelopper d’amour. Il y a bien deux grandes pages sur toute ma personne…

La seconde lettre semble devoir être rapportée à une époque un peu antérieure :

Hier Mme Sand a gardé le lit jusqu’au dîner. C’est alors qu’il faut voir Chopin dans l’exercice de ses fonctions de garde-malade, zélé, ingénieux, fidèle. Malgré son caractère, elle ne retrouverait pas une autre Chipette et ce serait alors qu’elle l’apprécierait, non pas peut-être plus justement, mais qu’elle se sentirait moins Sand pour tolérer ses manies et bien des petites choses qui prennent leur source dans une appréciation assez rigoureuse de certains faits… Chip est revenu chez moi, puis nous sommes remontés auprès d’elle et comme elle nous défendait d’entrer, nous avons joué, en attendant, l’Invitation à la Valse. Elle a fini par nous admettre ; nous sommes toi descendus, et le soir son frère est venu tapager ! mais quel tapage ! On en a la tête cassée. C’est à croire qu’il va démolir le billard ; il lance les billes en l’air, il crie, il saute sur ses bottes ferrées et, ainsi que le dit Mme Sand, on le supporte parce qu’on n’y est pas obligé ; si on y était obligé, ce serait un supplice. Il est loin d’être propre ; il est vulgaire dans ses propos. Quel échantillon de gospodarz[16] berrichon… Avec cela, il est presque toujours gris. On dit que la maison était peuplée de gens de la sorte avant le règne de Chopin… Le voyez-vous là et comprenez-vous maintenant les zizanies, les tiraillements, ses antipathies à lui et notamment celle pour H…, que je conçois[17]. Elle est bonne, dévouée, désintéressée, donc elle est dupée ! oui… elle est bien bonne. Il l’appelle son ange, mais l’ange a de grandes ailes qui vous heurtent parfois.

Si cette fois « l’harmonie était revenue au logis », il y eut dans la suite encore maint incident — et partant maint sujet de discorde — du genre de l’escapade romantique de Mlle de Rozières, paraissant « incompréhensible » à George Sand, ou « incompréhension » de sa part à Chopin. Il serait plus exact de dire que ces sujets de malentendus devenaient toujours plus fréquents, surtout à mesure que les enfants de Mme Sand grandissaient et s’imposaient comme des individualités. Et pourquoi, nous allons le dire.

Ils sont toutefois injustes ceux qui (comme la plupart des biographes de Chopin) n’accusent que George Sand, l’accablent d’injures, et se lamentent sur le « malheureux » Chopin. Cela provient d’une erreur de logique, d’une certaine inaptitude à rejeter les idées toutes faites, les adages consacrés. Une seule fois, nous rencontrâmes dans la presse l’exposé d’une opinion ou d’un jugement libre de toute routine et versant sur cette question la lumière d’un entendement réel. C’est le jugement porté par M. Pierre Mille, qui mérite selon nous toute attention, nous le citerons donc en entier. Notons seulement que M. Mille l’émet à propos de la rupture de Chopin et de Mme Sand, donnant foi à la déclaration de Liszt, qui prétend que ce fut Mme Sand qui « quitta » Chopin : il cite la phrase assez emphatique de Liszt : « Elle se réservait toujours le droit de propriété sur sa personne, lorsqu’elle s’exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté. »

Mais c’est au fond un droit que tout le monde possède, commence par répondre M. Mille, cette femme extraordinaire avait tout simplement une probité masculine, une santé superbe et le bon sens le plus clairvoyant. Le plus sage, c’est de la juger comme Chopin, qui souffrit certes, comme une femme abandonnée, mais garda de ses six mois de Majorque « une reconnaissance toujours émue ».

Puis voici ce que dit M. Mille, et que nous trouvons parfaitement vrai et bien pensé :

Je voudrais bien savoir, après tout, pourquoi nous trouvons tout naturel qu’un homme quitte une femme, alors que nous affectons d’être si fort scandalisés quand les rôles se renversent. On connaît la célèbre anecdote de Majorque. George Sand partant un jour d’orage à travers la pluie et le vent déchaînés, par pure joie de vivre, pour marcher, pour lutter contre les éléments ; Chopin, fou d’inquiétudes nerveuses, se disant : « Elle va mourir », composant l’admirable prélude en fiss moll et quand Lélia revint, tombant évanoui à ses pieds. Elle en fut peu touchée, fort agacée même, dit la Biographie (écrite par Liszt). Mais enfin, si vous êtes homme, imaginez que vous êtes monté à cheval, que vous reveniez ivre de grand air, le sang fouetté par la bonne pluie tiède et qu’une personne d’un sexe différent du vôtre vous fasse cette scène. Vous penserez : « Mon Dieu, que les femmes sont donc ennuyeuses ! » C’est ce qui arriva à George Sand. Et elle resta encore longtemps fidèle à sa passion morte, par indulgence, par charité peut-être, et surtout par instinct maternel, pour ne pas rendre malheureux « cet éternel malade… »

Il faudrait en effet se représenter, à la place de Chopin, une femme éternellement gémissante de l’incompréhension de son amant, et à la place de George Sand un homme s’étonnant de ces incompréhensibles caprices, chagrins et exigences de la part de sa maîtresse, de ces éternelles explications, disculpations et consolations, pour que tous ces malentendus entre Chopin et George Sand, éveillant tant de pitié pour Chopin et tant de condamnation pour George Sand, prissent une tout autre signification aux yeux de ces juges sévères. Et nous les entendons d’ici, ces juges, s’exclamant : « Ah ! ces femmes à nerfs et à scènes ! Ah ! combien nous comprenons qu’il l’ait lâchée… »

Quant à nous qui ne sommes ni les défenseurs, ni les détracteurs jurés de femmes, nous dirons que si généralement dans des cas pareils c’est celui des deux qui est supérieur à l’autre qui pâtit, — fût-il le plus sensible ou le plus raisonnable, — dans le cas présent, tous les deux étant supérieurstous les deux souffrirent, chacun selon sa nature. C’est que chacun portait en lui une raison particulière de souffrance profonde : son génie.

Il y eut toutefois une autre cause encore de fréquents chagrins et malentendus : les enfants de Mme Sand, — Maurice et Solange. Maurice, qui d’après sa mère eut d’abord beaucoup de sympathie pour Chopin, se mit peu à peu à nourrir contre lui une animosité, qui devint avec le temps de l’hostilité.

Entre 1842 et 1846 cette hostilité ne paraissait point encore, mais des querelles assez déplaisantes survenaient déjà, et Maurice Dudevant, en sa qualité de favori de sa mère et assez égoïste de nature, se souciait fort peu d’éviter ces conflits, il jouissait tranquillement de l’existence avec l’insouciance d’un artiste et l’aplomb juvénile d’un enfant gâté. Dès son plus jeune âge, il n’avait presque jamais été soumis à aucune discipline, soit scolaire, soit sociale, et depuis la séparation de ses parents, il vivait auprès de sa mère qui l’adorait, en pleine liberté, à Nohant ou dans le milieu tant soit peu bohème de la rue Pigalle, de la cour d’Orléans ou de l’atelier de Delacroix. À l’exception d’un assez court séjour au collège Henri IV, d’où il sortit dès 1837, ayant à peine terminé trois ou quatre années d’études, il n’eut que des leçons privées, assez peu régulières, sans système arrêté ; en 1841 cette espèce d’éducation à domicile prit fin, et le jeune homme s’adonna à la peinture, n’ayant donc jamais reçu aucune instruction sérieuse. George Sand déclare dans l’Histoire de ma vie que les lectures qu’il fit avec elle « pouvaient suffire à remplacer par des notions d’histoire, de philosophie et de littérature le grec et le latin du collège » (elle semble ne pas se douter qu’il y eût autre chose à étudier dans les écoles). Elle dit un peu plus loin que Maurice « n’avait jamais mordu aux études classiques », mais qu’il « prit avec M. Eugène Pelletan, Loyson et Zirardini le goût de lire et de comprendre et fut bientôt en état de s’instruire lui-même et de découvrir tout seul les horizons vers lesquels sa nature d’esprit le poussait. Il put aussi commencer à recevoir des notions de dessin qu’il n’avait reçues jusque-là que de son instinct… » (Notons qu’il avait déjà dix-huit ans au moment auquel se rapportent ces lignes.) Dans ses lettres, George Sand revient souvent sur « l’acharnement » et la furia que Maurice apportait dans l’exercice de cet art, mais on sait, par les mêmes lettres, que même quand il s’agissait de ces études de peinture, il ne travaillait qu’à bâtons rompus, en dilettante, que sa mère devait continuellement le pousser à étudier sérieusement, à ne pas manquer ses leçons d’atelier ou d’amphithéâtre anatomique, en s’attardant à chasser en Gascogne ou en se divertissant auprès de son oncle à Montgivray. Elle l’exhortait à ne pas perdre de temps, à piocher consciencieusement, parce qu’autrement il n’acquerrait jamais de vrai savoir, ne se rendrait point maître de la forme, « ne ferait que de la drogue » et resterait toujours un amateur[18].

C’était une nature diversement, extraordinairement bien douée, vraie nature d’artiste ; malheureusement sa mère eut raison, il resta toujours un amateur de talent. Il ne travailla que par élans, s’engouant tantôt de peinture, tantôt d’histoire, tantôt d’entomologie, de minéralogie, de théâtre (soit de la commedia dell’ arte, soit du théâtre de marionnettes et aussi de l’histoire du théâtre). Tous ces engouements l’amenaient à des résultats fort respectables, sans lui faire remporter de vraies victoires, sans le faire arriver à la maîtrise dans aucune branche donnée. Ses dessins et ses peintures, quoiqu’ils lui aient acquis plus tard une certaine notoriété, une médaille au Salon et une décoration, paraissent de nos jours fort naïfs et même d’un dilettantisme assez maladroit. Ses croquis, ses portraits au crayon et ses caricatures sont très ressemblants ; ses illustrations des légendes berrichonnes et des types de la Comédie italienne sont pleines de verve et de fantaisie, mais pourtant ce ne sont pas là des œuvres d’un véritable artiste ; on n’y trouve ni la possession de la forme, ni la perfection du métier, sans lesquelles il n’y a point d’artiste.

Ses collections de lépidoptères et de minéraux sont extraordinaires par leur richesse, par la science et l’amour avec lesquels elles ont été rassemblées, mais elles ne firent point de Maurice Sand un de ces hommes qui font avancer la science. Ses recherches et ses travaux d’histoire n’ont pas laissé de traces, quoiqu’ils témoignent encore de connaissances très considérables et présentent une quantité d’hypothèses spirituelles. Enfin ses romans démontrent beaucoup d’imagination, de facilité à faire revivre une époque lointaine, une capacité littéraire héréditaire hors de doute, mais à côté des romans de sa mère, ils pâlissent et n’ont pas de valeur.

Mais comme nature, comme personnalité, Maurice Sand était bien le fils de sa mère il lui ressemblait par sa figure, ses goûts, ses inclinations. Il l’adorait passionnément. Dès son enfance, il sut être son ami et sa consolation ; depuis l’hiver de 1836-37, il était son inséparable, et peu à peu, il se mit à l’aider faisant pour elle des recherches dans les livres historiques et en copiant des citations[19]. Avec les années, cette intimité de la mère et du fils devint de plus en plus profonde et intense. On ne doit pas s’étonner que lorsque Maurice devint adulte, — il eut en 1844 ses vingt et un ans révolus, — il comprît ce qu’il y avait d’anormal dans la vie de famille de Nohant, et, d’autre part, il prît à cœur tous les désaccords entre sa mère et Chopin. Tous les petits faits qu’elle, en sa qualité de grande psychologue, savait comprendre, expliquer par le déséquilibre de cet homme de génie, sa nervosité ou l’excès de sa sensibilité, et que son cœur de femme aimante savait pardonner, ces faits exaspéraient Maurice et le mettaient hors de lui. Il protestait contre ce qui chagrinait sa mère, et souvent ses protestations étaient âpres, cassantes. Le temps envenima tout : il y eut des disputes, des heurts, des discordes ; d’un côté, des sorties véhémentes ; de l’autre, des mécontentements et de sourdes fâcheries.

George Sand parle de tout cela dans les termes suivants :

… De toutes les amertumes que j’avais non plus à subir, mais à combattre, les souffrances de mon malade ordinaire n’étaient pas la moindre. Chopin voulait toujours Nohant et ne supportait jamais Nohant…

Chopin n’était pas né exclusif dans ses affections ; il ne l’était que par rapport à celle qu’il exigeait ; son âme, impressionnable à toute beauté, à toute grâce, à tout sourire, se livrait avec une facilité et une spontanéité inouïes. Il est vrai qu’elle se reprenait de même : un mot maladroit, un sourire équivoque le désenchantant avec excès. Il aimait passionnément trois femmes dans la même soirée de fête et s’en allait tout seul ne songeant à aucune d’elles, les laissant toutes trois convaincues de l’avoir exclusivement charmé…

Il était de même en amitié, s’enthousiasmant à première vue, se dégoûtant, se reprenant sans cesse, vivant d’engouements pleins de charmes pour ceux qui en étaient l’objet, et de mécontentements secrets, qui empoisonnaient ses plus chères affections… Ce n’est pas que son âme fût impuissante ou froide. Loin de là, elle était ardente et dévouée, mais non pas seulement et continuellement envers telle ou telle personne. Elle se livrait alternativement à cinq ou six affections qui se combattaient en lui et dont une primait tour à tour toutes les autres.

Il n’était certainement pas fait pour vivre longtemps en ce monde, ce type extrême de l’artiste. Il y était dévoré par un rêve d’idéal que ne combattait aucune tolérance de philosophie ou de miséricorde à l’usage de ce monde. Il ne voulut jamais transiger avec la nature humaine. Il n’acceptait rien de la réalité. C’était là son vice et sa vertu, sa grandeur et sa misère. Implacable envers la moindre tache, il avait un enthousiasme immense pour la moindre lumière, son imagination exaltée faisant tous les frais possibles pour y voir un soleil.

Il était donc à la fois doux et cruel, d’être l’objet de sa préférence, car il vous tenait compte avec usure de la moindre clarté et vous accablait de son désenchantement au passage de la plus petite ombre… J’acceptai toute la vie de Chopin telle qu’elle se continuait en dehors de la mienne. N’ayant ni ses goûts, ni ses idées en dehors de l’art, ni ses principes politiques, ni son appréciation des choses de fait, je n’entreprenais aucune modification de son être. Je respectais son individualité, comme je respectais celle de Delacroix et de mes autres amis engagés dans un chemin différent du mien.

D’un autre côté, Chopin m’accordait, et je peux dire m’honorait d’un genre d’amitié qui faisait exception dans sa vie. Il était toujours le même pour moi. Il avait sans doute peu d’illusions sur mon compte, puisqu’il ne me faisait jamais redescendre dans son estime. C’est ce qui fit durer longtemps notre bonne harmonie.

Étranger à mes études, à mes recherches et par suite à mes convictions, enfermé qu’il était dans le dogme catholique, il disait de moi, comme la mère Alicia dans les derniers jours de sa vie : Bah ! bah ! je suis bien sûre qu’elle aime Dieu.

Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel, sinon une seule fois, qui fut, hélas ! la première et la dernière. Une affection si élevée devait se briser et non s’user dans des combats indignes d’elle…

Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l’obligeance et la déférence en personne, il n’avait pas, pour cela, abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m’entouraient. Avec eux l’inégalité de son âme, tour à tour généreuse et fantasque, se donnait carrière, passant toujours de l’engouement à l’aversion et réciproquement. Rien ne paraissant, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure, dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance. Du moins telle fut sa réserve pendant sept ans que moi seule pus les deviner, les adoucir et en retarder l’explosion.

Fort souvent, Chopin eut à souffrir du laisser aller, du sans-gêne de langage et de manières des camarades d’atelier de Maurice et des habitués de Nohant. Ses accès d’humeur se prolongeaient d’autant plus que Chopin trouva une alliée et un soutien dans la personne de Solange.

Solange Dudevant présente un assemblage de traits héréditaires encore plus étonnant et plus étrange que George Sand, elle est aussi le produit d’une éducation malheureuse.

Blonde, fraîche, admirablement bien faite comme sa bisaïeule, Marie-Aurore de Saxe, douée de son esprit froid, vif et brillant, Solange hérita en même temps du caractère indomptable, du tempérament facilement excitable, de la vanité, de la passion du brillant, de l’inquiète recherche de distractions de son aïeule, Sophie Dupin. De son « papa », M. Dudevant, elle tint l’amour de l’argent et des « épargnes », une grande dose de prosaïsme. De sa mère, elle reçut une imagination éveillée, de grandes capacités littéraires, une nature assez artiste, la faculté de comprendre le beau et les grandes idées, — sans pourtant avoir ni son génie, ni son grand cœur, ni sa grande âme.

Les premières années de Solange correspondirent aux années les plus orageuses de la vie de George Sand. Tout en aimant passionnément ses enfants, Mme Dudevant les laissait à la garde de son époux, de différentes bonnes, de Jules Boucoiran ou de ses amis berrichons : elle habitait Paris (d’abord sans ses enfants), et ne revenait à Nohant que tous les trois ou tous les six mois. Puis elle prit Solange avec elle dans la petite mansarde du Quartier Latin ; il n’y avait point de nursery, la petite jouait sur le parquet du salon, au bruit des conversations des visiteurs les plus divers, des écrivains, des politiciens en herbe, des cabotins, des rapins et des carabins. Lorsque George Sand partit, pour Venise, Solange resta d’abord à Paris sous la tutelle de ses deux aïeules, Mmes Dirpin et la baronne Dudevant (qui se ressemblaient comme le feu et la glace !), puis elle fut reprise par son « cher père », ramenée à Nohant et remise entre les mains de la femme de chambre Julie (qui joua un rôle abject dans le procès des époux), elle traitait l’enfant fort rudement, et lui infligeait des corrections[20]. Lors des dernières rentrées de Mme Sand sous le toit conjugal le désaccord entre elle et son mari s’accentua, il y eut en septembre et octobre 1835 des scènes brutales et révoltantes, dont les enfants furent malheureusement témoins : nous en avons parlé dans le chapitre xi de notre deuxième volume. George Sand dit dans l’Histoire de ma vie que Solange était trop petite pour comprendre. Nous croyons qu’un enfant de sept ans (elle les eut en septembre 1835), aussi intelligent et éveillé qu’était Solange, voyait et comprenait bien des choses. Lors du procès en séparation, la fillette fut placée dans le pensionnat de Mlles Martin ou Martins. Le procès terminé, Maurice et Solange furent remis à leur mère et firent avec elle, comme nous le savons, le voyage de Genève et de Chamounix, pendant lequel la blonde Solange, équipée en garçon, à l’instar de sa mère[21], charmait tout le monde par sa fraîcheur éblouissante, sa beauté enfantine, sa bravoure infatigable et intrépide. Mme Sand passa la fin de l’automne et le commencement de l’hiver en compagnie de Liszt et de Mme d’Agoult à l’Hôtel de France, rue Laffitte : Maurice et Solange rentrèrent dans leurs écoles respectives. Mais Maurice tomba malade, et au mois de janvier 1837 il fut, pour cause de maladie (réelle ou un peu exagérée par sa mère), retiré du collège et emmené à Nohant, avec le consentement de M. Dudevant. Quant à Solange, sa m ère la laissa en pension, ce fut la première goutte de fiel, d’envie et de jalousie versée dans ce petit cœur, nullement doux par nature. Elle faisait peu de progrès dans l’institution des demoiselles Martins ; George Sand l’en retira, après la variole dont les enfants furent atteints au printemps de cette année. Elle songea alors à faire faire à ses enfants des études sérieuses à domicile et leur donna d’abord des leçons, puis remit ce soin à Pelletan, à Rey, à Mallefille et de nouveau à Rey, confiant Solange plus spécialement à la sœur de son ami Rollinat, Marie-Louise, surnommée Mademoiselle Tempête. Cette existence régulière ne dura pas longtemps, si l’on peut donner l’épithète de régulière à ce perpétuel changement de précepteurs, de systèmes d’enseignement et même de règlement des heures d’études. Au mois de juillet, la mère de Mme Sand tomba mortellement malade. Mme Sand ace unit à Paris, laissant Maurice, à la garde de Gustave Papet, au château d’Ars, ensuite Mallefille l’amena à Fontainebleau, où elle s’installa après la mort de Mme Dupin. Quant à Solange, on la laisse avec Mlle Tempête à Nohant : c’est alors que son « papa chéri » l’enleva et l’emmena à Guillery. George Sand dut aller délivrer sa fille de la maison paternelle, comme une princesse captive, avec l’aimable concours des préfet, sous-préfet et maire, et l’aide des gendarmes ! (On imagine quelle impression fit tout cela sur l’enfant.) La fillette, remise à sa mère, voyagea huit jours dans les Pyrénées, puis tout le monde rentra à Nohant où l’on passa presque sans bouger[22], toute l’année, jusqu’en l’automne de 1838, époque du voyage à Majorque. Eh bien, quelque romantiques que furent ce heu de séjour, les motifs qui réunirent s eus le toit de la vieille chartreuse une famille constituée si étrangement, — ce dont l’intelligente enfant de dix ans devait se rendre parfaitement bien compte, — cet hiver-là, Maurice et Solange le passèrent dans une vraie atmosphère de famille. Ils jouaient et couraient, comme il sied aux enfants, sous la surveillance constante de leur mère, ils prenaient leurs leçons à des heures fixes, on leur faisait la lecture à voix haute, etc. Lors du retour en France, cette vie de famille entra définitivement dans une voie régulière. À Nohant et à Paris elle coula calme et paisible dans un cadre d’occupations réglées et de temps bien divisé. On confia Solange, sur la recommandation de Mlle de Rozières, à une institutrice d’origine suisse, Mlle Suez. Aux heures libres la jeunesse s’ébattait au jardin en compagnie d’amis des deux sexes. Enfin, c’était une vie comme il en faut une aux enfants.

Mais il était trop tard ; Solange, cette fillette si bien douée, si intelligente, ne pouvait pis supporter aucune discipline domestique ; nature entêtée, capricieuse, indomptable, elle ne voulait ni apprendre, ni se soumettre à la volonté d’autrui ; elle faisait le désespoir de ses précepteurs et de sa mère. On essaya de tout avec elle, mais il fallut se résigner à la replacer dans une pension ; ce fut d’abord chez Mme Héreau, puis chez Mme Bascans. George Sand dit à ce propos :

Son esprit impatient ne pouvait se fixer à rien, et cela était désespérant, car l’intelligence, la mémoire et la compréhension étaient magnifiques chez elle. Il fallut en revenir à l’éducation en commun, qui la stimulait davantage, et à la vie de pension qui, restreignant les sujets de distraction, les rend plus faciles à vaincre. Elle ne se plut pourtant pas dans la première pension où je la mis. Je l’en retirai aussitôt pour la conduire à Chaillot, chez Mme Bascans où elle convint qu’elle était réellement mieux que chez moi. Installée dans une maison charmante et dans un heu magnifique, objet des plus doux soins et favorisée des leçons particulières de M. Bascans, un homme de vrai mérite, elle daigna enfin s’apercevoir que la culture de l’intelligence pouvait bien être autre chose qu’une vexation gratuite. Car tel était le thème de cette raisonneuse ; elle avait prétendu jusque-là qu’on avait inventé les connaissances humaines dans l’unique but de contrarier les petites filles…

Nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui désireraient savoir comment s’opéra ce taming of the shrew, c’est-à-dire de quelle manière on parvint à dompter Solange, à lui suggérer le désir de travailler, et qui, plus est, à la plier à un régime et à une discipline pédagogique quelconque, au livre curieux de M. d’Heylli que nous avons déjà mentionné plusieurs fois[23]. On peut lire dans cet ouvrage que le miracle se fit par un moyen toujours efficace, par le sentiment. M. et Mme Bascans surent trouver le chemin du cœur de Solange, elle s’attacha à eux, et cet attachement dura toujours. On eut pour elle des procédés paternels et maternels, elle répondit par une confiance filiale ; sans le remarquer elle-même, elle se plia à l’autorité morale de ces deux personnes de mérite et bientôt à leur autorité intellectuelle. Les études marchèrent alors.

Néanmoins, il était trop tard : le caractère était déjà formé, l’hérédité de Solange était des plus complexes, sa nature n’était ni douce, ni équilibrée. Ces tendances commencèrent à se faire jour de plus en plus puissamment, chaque fois qu’il fallait agir non dans le cadre du régime scolaire si soigneusement réglé, mais bien en toute liberté, aux vacances, vis-à-vis des habitués de la maison ou des étrangers. Solange avait énormément d’esprit ; comme on le sait, sa mère en manquait complètement[24], mais cet esprit frisait souvent la raillerie froide et blessante. Elle avait une vaste et brillante intelligence, mais très peu de cœur[25]. Elle avait des capacités éminentes, une imagination vibrante, un intérêt éveillé pour l’art, la littérature, la politique, pour beaucoup de choses qui préoccupaient sa mère. Ce n’est pas sans raison que George Sand lui dédia le Meunier d’Angibault, en inscrivant en tête : Mon enfant, cherchons ensemble. Elle hérita même, jusqu’à un certain point, du talent de sa mère (sans hériter de son génie). Elle avait le don de plaire, de charmer, elle savait être adorable, et fort souvent nous trouvons sous la plume de George Sand des expressions enthousiastes devant l’esprit, la grâce, la beauté, la bravoure de sa blonde enfant. Mais elle avait un naturel froid ; l’abandon, le sacrifice désintéressé lui étaient inconnus ; ce manque de désintéressement s’accentua avec les années, fit de Solange une intéressée, même dans ses aventures amoureuses ; à la fin de sa vie il se changea en une avarice et un amour du lucre et des spéculations financières, qui trahissaient bien la fille de Casimir Dudevant. George Sand apportait dans ses passions la soif de l’idéal, elle s’engouait presque exclusivement des hommes personnifiant quelque grande idée. Solange concilia ses amours avec… l’amour du luxe. George Sand fut bonne à l’excès. Solange fut souvent simplement méchante, méchante pour la méchanceté, comme on fait de l’art pour l’art, selon l’expression d’une grande et célèbre artiste qui nous conta à ce propos l’anecdote suivante :

Oui, Solange avait été méchante dès son plus jeune âge… Un jour la famille Sand vint sur mon invitation passer quelque temps avec nous à notre campagne en B… Moi, comme toutes les châtelaines, je me mis à leur faire les honneurs du domaine, à les mener un peu partout : dans la cour, dans les étables, dans le jardin. Il y avait dans ce jardin une grande allée qui descendait tout droit de la maison, bordée de lis, d’iris, de glaïeuls, de narcisses. Je marchais avec Mme Sand en avant, la jeunesse suivait. Mais, tout en causant avec Mme Sand, j’entends tout le temps un sifflement de fouet derrière moi ; je me retourne et je vois que Solange, en marchant, allonge des coups de cravache aux têtes des fleurs, et immédiatement leur tige se casse et les fleurs se penchent, brisées. « Mais, ma chère enfant, que faites-vous donc là ? » Je me fâchai franchement et ce qui me révolta surtout, ce fut cette grossière et vilaine méchanceté, odieuse parce qu’elle n’avait aucun but ou plutôt n’avait d’autre que celui de causer un déplaisir à autrui. Et ce fut toujours ainsi : Solange faisait du mal comme on fait de l’art pour l’art, par amour de l’art

C’est ainsi que termina son récit la grande cantatrice[26].

Et avec cela, Solange faisait beaucoup de cas de sa noblesse, de son titre de baronne, de sa descendance de Maurice de Saxe et de son alliance avec la maison royale de France ; dès son enfance, elle aima à « faire la grande dame ». C’est probablement pour cela que dans son journal George Sand la nomme continuellement « baronne », « princesse », « sublime », « marquise[27] ». Même dans un naïf petit morceau de poésie, sorte de gracieuse aubade, composée en l’honneur de Solange, lorsqu’elle eut huit ans, en 1836, que nous avons retrouvée transcrite sur une petite feuille rose collée dans le Journal de Piffoël, George Sand lui donne ce titre de « baronne » :

      Pour toi, Solange,
      Mes amours,
      Je chanterai toujours ;
      Moi, la mésange
      Des beaux jours
      Au chapeau de velours,
      Je rêve à toi, petit ange,
      Et vers toi j’accours,
      Solange, mes amours.

      Pour ma baronne,
      Ce matin,
      Fleurit mon beau jardin,
      Pour ma baronne
      Mon doux refrain ;
      Pour elle un jour serein,
      Maurice, pour ma mignonne,
      Se lève au matin
      Et cueille le jasmin.

      Allons, Solange,
      Le soleil est aux cieux,
      Allons, mon ange
      Aux blonds cheveux,
      Levez-vous, je le veux,

      Écoutez de la mésange
      Le refrain joyeux,
      Le soleil est aux cieux[28].

Tant que Solange fut enfant, ce vain désir de paraître, de passer pour une aristocrate, sa passion de la parure, ses railleries, ses méchancetés malignes ou ses excès de vraie fureur ne se manifestèrent qu’assez innocemment, en de petits faits insignifiants. On s’en moquait en famille. C’est ainsi par exemple que Mme Sand écrit à ce propos :

Solange est si gentille que vous ne l’aimeriez peut-être plus, puisque vous l’aimiez tant, quand elle avait le diable au corps. Il y a de grandes vérités qui bravent le temps et semblent éternelles comme Dieu, quoique tout change autour d’elles, même Gévaudan en artiste vétérinaire, même moi en Sophie, même Solange en agneau[29].

Ce qu’il y a de vraiment beau ici, écrit-elle de Majorque, c’est le pays, le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice, et le radoucissement de Solange[30].

Solange est presque toujours charmante, depuis qu’elle a eu le mal de mer ; Maurice prétend qu’elle a rendu tout son venin[31].

Solange prend force leçons et perd beaucoup de temps à sa toilette. Elle tombe dans une coquetterie dont je te prierai de te moquer beaucoup quand tu la verras, pour la corriger[32].

Solange a été sage pendant deux ou trois jours ; mais hier elle a eu un nouvel accès de fureur. Ce sont les Reboul, des voisins anglais, gens et chiens, qui l’hébètent. Je les vois partir avec joie. Mais je crois bien que je serai forcée de la mettre en pension si elle ne veut pas travailler. Elle me ruine en maîtres qui ne servent à rien[33].

La grosse est fort sage à la pension, à ce qu’on dit. Je ne m’en aperçois guère à la maison. Elle se porte toujours bien. Dieu veuille qu’elle devienne un peu moins hérisson en grandissant. Quand je vois Léontine, qui n’était pas commode, douce et bonne comme elle l’est à présent, j’espère que Solange tournera de même quelque jour[34]. La sublime Solange va reprendre ses leçons[35].

Et ainsi de suite !

Mais avec le temps, tout cela prit un caractère de plus en plus sérieux et commença à inquiéter Mme Sand. Dans l’intéressante étude de M. Rocheblave, George Sand et sa fille[36], écrite d’après la correspondance, pour la plupart inédite, des deux femmes, aussi bien que dans le livre de M. d’Heylli, nous trouvons toute une série de lettres de George Sand à Solange, à M. et Mme Bascans, qui montrent combien d’attention Mme Sand prêtait à chaque pas, à chaque acte de sa fille, combien elle se donnait de peine pour combattre ses défauts, diriger sa volonté, développer son application, lui apprendre à savoir se maîtriser, à penser aux autres ; combien elle tenait à lui insuffler de saines idées sur toutes choses, combien elle craignait de lui voir perdre son temps en ne s’appliquant pas assez aux leçons. Elle s’inquiétait des institutrices trop passives, qui ne la faisaient pas assez travailler et de la faiblesse desquelles Solange abusait. Elle craignait surtout de lui voir attacher trop d’importance aux pratiques du culte. À ce propos, George Sand eut le tort d’agir vis-à-vis de sa fille comme son aïeule avait agi à son égard. Arrivée, après une longue série de doutes, de combats intérieurs et de désespoirs, à la dernière étape de ses croyances, — un déisme libre, dans le goût de Leibniz et de Leroux, — Mme Sand crut devoir préserver sa fille des aspérités de cette longue route, elle voulut la sauvegarder des pratiques superstitieuses, de la foi aux sacrements, etc. Solange, déjà matérialiste et sceptique par nature, niant tout idéal, devint, grâce à ces soins dangereux, d’abord simplement athée et plus tard n’accepta de la religion que ce qui convenait aux usages de la « bonne compagnie » (dont elle fut toujours esclave), c’est-à-dire la pratique la plus formaliste, la plus extérieure des rites, dépourvue de tout sentiment intérieur, de toute foi intime, quelque chose comme l’accomplissement d’un paragraphe du Manuel de la bienséance honnête et civile.

Mme Sand était très occupée de bien élever sa fille, mais voici ce qui est étrange : presque toutes ses lettres à Solange, ultérieures à 1838, semblent froides, on y sent une mère très soucieuse, mais parfois trop sensée, raisonnant trop rationnellement.

George Sand prétend dans l’Histoire de ma vie qu’en 1841, par exemple, elle s’appliqua à cacher à Solange le regret et l’effort de se séparer d’elle quand elle la fit entrer chez Mme Bascans[37], afin que Solange ne profitât pas de ce moment de faiblesse. On constate la même chose dans une lettre du commencement de cette année, citée par M. Rocheblave, qui remarque fort judicieusement que « le ton de rudesse affectée de cette lettre s’explique parla crainte de paraître trop sensible à certaines plaintes. Solange en eût abusé[38]… ». Mais tout cela est vraiment trop raisonnable, cela ressemble trop peu à la George Sand des lettres à son fils. Solange devait certes s’en apercevoir et s’en affliger. Il semble toutefois que même dans l’amour qu’elle avait pour sa mère, la jalousie et l’envie l’emportèrent sur la tendresse filiale : elle souffrait non pas d’être moins aimée, mais de ce que ce fût Maurice qu’on aimait le plus. Autre chose d’étrange à signaler encore : on remarque dans les lettres de Solange un constant et malin désir d’attraper sa mère, de la prendre au mot, agrémenté de pointes et de coups d’épingle nullement enfantins. On y rencontre à chaque pas des réfutations et des reparties ingénieuses et spirituelles : cette correspondance a tout l’air d’un duel entre la mère et la fille. Solange fut toujours profondément malheureuse, quoiqu’elle ne le fût pas autant qu’elle le prétendit plus tard, restant fidèle à cette constante préoccupation de toute sa vie de « paraître » et de « poser » pour quelque chose. Tant que sa mère vécut, elle ne cessa d’être pour elle la cause d’une série ininterrompue d’afflictions, de chagrins, d’offenses et de blessures ; la maltraitant dans ses propos, parfois d’une manière inqualifiable, prétendant même qu’elle n’était pas fille de son père ! Elle poussait si loin la malignité et la rancune, qu’elle força George Sand à se tenir toujours sur ses gardes, à se défendre et à protéger Maurice contre elle, et cela très sérieusement. Mais après la mort de sa mère et surtout dans les années qui précédèrent sa propre mort, Solange s’efforça de se poser en enfant malheureuse et incomprise, en fille qui aurait passionnément aimé sa mère, mais qui n’en aurait point été appréciée et qui aurait souffert de sa « froideur ». Nous verrons combien cela est faux. Durant toute sa vie, à l’exception de sa toute première enfance, elle n’abreuva sa mère que de craintes, de chagrins, de grandes et de petites avanies, d’ingratitude, d’amertumes et de douleurs qui, maintes fois, poussèrent Mme Sand à un vrai désespoir devant l’abîme de méchanceté qu’était ce cœur « dont elle aurait voulu faire le sanctuaire et le foyer du bon et du bien[39] ». Solange fut néanmoins toujours malheureuse à la façon des égoïstes, incapables d’abandon et d’amour, n’exigeant que la tendresse des autres, mais assez intelligents pour s’affliger en voyant que cette tendresse leur échappe toujours et qu’ils restent seuls, éternellement seuls.

Dans l’étude de M. Rocheblave, nous trouvons une peinture impartiale du sort tragique de cette nature si grandement douée, nullement ordinaire, forte, volontaire et indomptable, mais d’une âme incomplète, qui ne fut réchauffée ni par le feu du génie, ni par une étincelle de simple tendresse féminine.

On ne doit pas toujours la juger sévèrement, c’est la nature et une éducation irrégulière qui la firent telle. Elle vit autour d’elle beaucoup de choses qu’une jeune fille aurait dû ne jamais voir. Son intelligence innée reçut un large développement, mais quant à ses instincts, ils ne furent contre-balancés par aucun code moral, et tandis que son esprit se nourrissait des doctrines et des théories sociales et humanitaires les plus diverses, elle n’apprit jamais à se plier ni à un principe, ni même à une simple exigence de convenance, de dignité. Oui, on ne peut pas toujours la juger sévèrement. Mais on peut la rendre responsable de tout ce qu’elle faisait sciemment, nullement retenue par sa rare intelligence, mais en en usant encore comme d’une arme. Nous nous rappelons à ce propos la phrase de notre grand et vénéré ami, A.-Th. Koni : L’intelligence privée de cœur ne vaut rien. L’intelligence, c’est une arme, c’est un couteau ; on peut, avec cela, couper un morceau de pain pour un malheureux, on peut aussi assassiner quelqu’un sur la grand’route… Il est clair que tous ces traits de caractère, toutes ces singularités et ces vices de Solange ne se firent jour que plus tard. Mais dès 1842-46, certains de ces défauts inquiétèrent sérieusement Mme Sand, lui faisant faire de douloureuses réflexions, la blessant profondément et lui donnant de grandes appréhensions pour l’avenir de la jeune fille et le bonheur de ceux qu’elle rencontrerait sur son chemin. Elle tâchait de combattre ces tendances inquiétantes ou de les atténuer. Et ce fut souvent en pareille occurrence que le doux, le délicat, le bien élevé Chopin non seulement n’aida pas Mme Sand, mais lui tint tête. Cela provenait en partie de ce que Solange savait parfaitement profiter des faiblesses de Chopin, des goûts qui leur étaient communs à tous les deux, ainsi que de beaucoup de ses sympathies et de ses antipathies. (Nous citerons comme exemples leur commune aversion pour Augustine Brault, la jeune parente que Mme Sand prit auprès d’elle, et leur engouement pour toutes les apparences, les élégances, les bienséances de la bonne compagnie.) Cela provenait aussi de ce que Solange devina trop précocement les rapports de sa mère et de Chopin. Sa nature perverse s’essaya à enlever Chopin à George Sand, et tout enfant (de quatorze à seize ans), elle fit la coquette avec lui, lui fit des avances fort peu innocentes. Cela constituait un ordre de choses absolument anormal, odieux, compliquant les malentendus dé o’à survenus à propos de Solange chaque fois que Mme Sand avait désiré, en toute confiance et en toute sincérité, consulter Chopin et lui parler du caractère difficile de sa fille, de ses sorties, de ses défauts. Elle continuait toutefois à le faire, et cela amenait souvent de fâcheux résultats. Malheureusement, les lettres de George Sand à Chopin traitant de ce sujet furent détruites par elle. Nous en parlerons en son lieu. Dans la lettre imprimée de George Sand qui se rapporte à cette correspondance, nous lisons les lignes suivantes :

… Certes, il n’y a pas là de secret et j’aurais plutôt à me glorifier qu’à rougir d’avoir soigné et consolé comme mon enfant ce noble et inguérissable cœur. Mais le côté secret de cette correspondance, vous le savez maintenant. Il n’est pas bien grave, mais il m’eût été douloureux de le voir commenter et exagérer. On dit tout à ses enfants quand ils ont âge d’homme. Je disais donc alors à mon pauvre ami ce que je dis maintenant à mon fils. Quand ma fille me faisait souffrir par les hauteurs et les aspérités de son caractère d’enfant gâté, je m’en plaignais à celui qui était mon autre moi-même. Ce caractère, qui m’a bien souvent navrée et effrayée, s’est modifié, grâce à Dieu et à un peu d’expérience. D’ailleurs l’esprit inquiet d’une mère s’exagère ces premières manifestations de la force, ces défauts qui sont souvent son propre ouvrage, quand elle a trop aimé ou gâté. De tout cela, au bout de quelques années, il n’est plus sérieusement question. Mais ces révélations familières peuvent prendre de l’importance à certains yeux malveillants ; et j’aurais bien souffert d’ouvrir à tout le monde ce livre mystérieux de ma vie intime à la page où est écrit tant de fois, avec des sourires mêlés de larmes, le nom de ma fille[40]

Il n’y eut certes aucune jalousie dans le sens exact du mot, mais des comparaisons involontaires devaient surgir aux yeux d’une femme ayant déjà derrière elle sa première et… sa seconde jeunesse, et sa fille éblouissante de fraîcheur juvénile. 11 semble aussi que des réflexions sur la possibilité dans l’avenir d’un sentiment entre Chopin et Solange n’étaient point étrangères à Mme Sand. Solange, elle, s’évertua à faire entendre ultérieurement et même à dire que Chopin fut réellement amoureux d’elle. Les femmes du naturel de Solange, qui ne peuvent comprendre la pureté des rapports entre homme et femme, s’imaginent fort souvent et se répandent encore plus volontiers sur les tendres sentiments qu’elles ont inspirés à des gens qui, en réalité, ne furent qu’aimables et courtois envers elles. C’est, de leur part, une espèce de daltonisme moral.

Maupassant a peint le sort tragique d’une femme dont la beauté vieillit avant le cœur et qui ne peut pas se résoudre à perdre son amour. George Sand semble avoir su vieillir. Nous avons une œuvre d’elle dans laquelle nous trouvons comme un écho de réflexions amères qui se rattachent à ce moment de sa vie. C’est Isidora, écrite en 1844-45.

Isidora est une œuvre assez faible. Elle manque d’homogénéité, et la charpente en est imparfaite, surtout au début du roman où, sous forme d’extraits de deux cahiers de Jacques Laurent, — son journal intime et son travail littéraire, — nous sont présentées les propres doctrines et les propres pensées de l’auteur sur les femmes, leur rôle dans la société contemporaine, leur éducation en particulier, l’éducation des enfants en général, etc.[41]. L’auteur semble croire que cette exposition de ses idées générales sert à nouer l’intrigue. Mais le lecteur reste interdit et se demande ce qu’il doit conclure de toutes ces théories. Doit-il les prendre au pied de la lettre, les considérer comme des idées que l’auteur expose catégoriquement comme absolues, ou bien n’est-ce qu’un moyen de peindre Jacques Laurent, de pénétrer au plus profond de son être ? Ces idées nous frappent pourtant par leur profondeur, leur droiture, leur force de protestation contre l’ordre de choses actuel. Dès la seconde partie, changement de manière, et l’action du roman se développe en lignes brèves et concises : l’amour silencieux de la jeune veuve Alice S…, femme du plus grand monde, pour le précepteur de son fils, et l’amour caché de ce dernier pour elle ; la rencontre de Jacques Laurent avec son ex-maîtresse de quelques jours, la courtisane Isidora, devenue, par son mariage avec le frère d’Alice, sa belle-sœur, et fraîchement débarquée à Paris pour y prendre dans le monde la place qui lui appartenait comme veuve du comte de T… En retrouvant son premier et unique amour pur, — ce jeune homme qui fut aussi le seul homme qui l’ait aimée, — Isidora, par trop experte en matière d’intrigues amoureuses, ne peut se défendre de la tentation d’essayer encore une fois sa puissance sur cet homme. Elle réussit : bien que, sincèrement et profondément amoureux d’une autre femme, Jacques Laurent devient son amant. Mais l’ivresse sensuelle une fois dissipée, il ne peut se pardonner sa trahison envers la femme aimée ; Isidora se convainc une fois de plus que son âme blasée est incapable de ressentir la vraie tendresse, et qu’elle n’a fait que gâter son roman, resté inachevé, en voulant lui donner une conclusion. Leur faute a fait le malheur d’une troisième personne : Alice. Sans se l’avouer à elle-même, ne se trahissant ni par un geste ni par un mot, ce fier et grand cœur aime passionnément Jacques Laurent. Lorsqu’elle le prie de reconduire Isidora, elle ne songe nullement à lui imposer une épreuve : rien encore ne fut prononcé entre Jacques et Alice, ni l’un ni l’autre ne savent pas s’ils s’aiment. Alice sent néanmoins que toute son existence future dépend du retour de Jacques. S’il revient immédiatement, il a dit la vérité : son passé (c’est-à-dire Isidora) est mort pour lui, et Alice peut… l’aimer. Si non, tout est fini. Jacques ne revient pas avant minuit. Il se passe alors une scène émouvante par sa tragique simplicité : Jacques, revenu à la maison, torturé par le remords, ne peut dormir, il s’approche de la fenêtre et voit dans le crépuscule d’une nuit d’été une silhouette de femme aller et venir lentement sur la terrasse au fond du jardin. Il se passe une heure, deux heures, la silhouette va et vient toujours sans accélérer ni ralentir ses pas, avec la régularité méthodique d’un automate. Jacques s’endort ; il se réveille à l’aube, il regarde par la fenêtre : la femme silencieuse est toujours là. Enfin le soleil dore de ses premiers rayons la cime des arbres, et la femme mystérieuse qui avait marché sans trêve pendant toute la nuit, interrompt enfin sa marche machinale et se dirige vers la maison. Jacques reconnaît Alice, pâle, calme, ne trahissant ses souffrances par aucun geste, toujours parfaitement maîtresse d’elle-même. Alice vient de traverser quelque horrible combat intérieur, elle doit avoir pris quelque résolution suprême, mais personne n’en saura jamais rien.

Il est difficile de lire cette page sans émotion ; on y sent une souffrance vécue, une vraie douleur, il n’y a pas un mot qui ne soit sorti tout saignant du cœur de l’auteur. Nous ne savons ni comment, ni quand, ni pourquoi George Sand a dû traverser une heure aussi terrible, mais qu’elle l’ait traversée, cela n’est point douteux. Cette page est palpitante de vie et de passion.

Le dénouement ne tarde pas. Alice, brisée par cet excès de souffrance, tombe malade. Cette fois encore, elle est tellement maîtresse d’elle-même, que la catastrophe et sa maladie sont ignorées de Jacques Laurent ; il ne les devine même pas. Sur tout ce drame plane un mystère profond. Deux jeunes existences, deux grandes amours sont à jamais brisées ; deux cœurs humains s’adorant à la folie, vivant sous le même toit, ne trahiront leur secret par nul regard, par nulle parole, et aucun d’eux ne saura jamais rien de l’autre.

Si le roman finissait là, il serait excellent. Mais George Sand trouva nécessaire, on ne sait pas trop pourquoi, d’atténuer ce douloureux dénouement. D’abord, elle tenta de faire croire au lecteur, par quelques lignes hâtives ajoutées à la fin du roman, qu’Isidora, guérie de son impuissance morale, se met à aimer Jacques Laurent d’un vrai amour et que lui aussi retrouve sa tendresse d’autrefois.

Mais il restait encore une note triste dans ce dénouement : Alice. Et l’auteur, qui avait commencé par la faire dépérir de chagrin, ce qui était assez conforme à la vérité, passa définitivement l’éponge sur toute cette conclusion en écrivant une troisième partie qui gâte l’impression si vive des deux premières parties.

Jacques, auprès d’Isidora, ne peut oublier Alice. Isidora l’apprend et se sacrifie : elle rend Jacques à Alice. Dix ans plus tard, aux dernières pages du roman, devenue vieille, elle renonce à toute satisfaction personnelle, et trouve sa joie dans la tendresse maternelle qu’elle porte à sa fille adoptive et le désir qu’elle a de la rendre heureuse. Le roman se termine par la perspective du mariage de cette jeune personne avec le fils d’Alice. Est-ce afin de faire plaisir aux lecteurs vertueux choqués de ce qu’Isidora avait dans le temps épousé son comte de T… « pour de l’argent » ? Cet « argent » revient ainsi à l’héritier légitime du comte de T…, son neveu Félix de S…, le fils d’Alice. Cette restitution des richesses héréditaires ne justifie vraiment pas cette troisième partie. On y trouve certainement de belles pages, surtout les réflexions d’Isidora sur la manière de vieillir et la nécessité de savoir vieillir pour les femmes. Mais ces réflexions ne sont nullement indispensables au roman, et elles ne conviennent aucunement au caractère d’Isidora. Ce sont les observations et les conclusions personnelles d’Aurore Dudevant. Le roman, ainsi complété, produit une impression vague, mal définie ; sa pensée générale nous reste inconnue. Si George Sand avait voulu écrire l’histoire de la renaissance et de la réhabilitation d’une courtisane, c’est justement la peinture de cette évolution, de ce changement moral qui y manque-Nous y voyons au commencement une pâle silhouette de femme galante, rappelant tantôt Manon Lescaut, tantôt la Marion Delorme, ou Thisbé de Hugo. Dans la deuxième partie, nous voyons une femme ayant traversé maintes aventures dans sa jeunesse, fatiguée par la vie et… raisonnant avec beaucoup de finesse et d’esprit. Toutefois, entre ces deux femmes-là, il n’y a aucun trait d’union. Nous le répétons, Isidora n’est pas l’histoire de la courtisane régénérée par l’amour. C’est Alice qui est le personnage le plus réussi, le plus en relief de tout le roman : cette femme impose par son calme extérieur, sa froideur, sa retenue, et elle est en même temps toute vibrante de passion réprimée, de feu intérieur ; elle vit d’une existence pleine de douleurs, de joies profondes et cachées. Le portrait d’Alice et certains traits de sa biographie, son mariage forcé, à seize ans, avec un grand seigneur, et les horribles amertumes de son union conjugale, ont été probablement décrits d’après nature par Mme Sand ; une amie à elle, Mme de Rochemur, en premières noces duchesse de Caylus, lui servit de modèle. Nous avons déjà raconté dans le chapitre xi du deuxième volume de cet ouvrage comment George Sand fit, en 1836, la connaissance de cette dame, d’abord par l’intermédiaire de Mme d’Agoult, puis parce que Mme de Rochemur s’installa dans ce même appartement situé au rez-de-chaussée du quai Malaquais, qui, en 1835, servit de cabinet de travail à George Sand : elle y pénétra par le jardin envahi d’herbes folles et s’en empara par droit du primo occupanti, les portes et les fenêtres étant alors enlevées et la demeure réduite à l’état de « maison déserte[42] ».

Le roman d’Isidora porte en tête, en guise de dédicace, la mystérieuse notice que voici :

À Paris, 1845. — C’était une très belle personne, extraordinairement intelligente et qui vint plusieurs fois « verser son cœur à mes pieds », disait-elle. Je vis parfaitement qu’elle posait devant moi et ne pensait pas un mot de ce qu’elle disait la plupart du temps. Elle eût pu être ce qu’elle n’était pas. Aussi n’est-ce pas elle que j’ai dépeinte dans Isidora.

Il est difficile de dire à qui font allusion ces lignes mystérieuses. Nous sommes très porté à reconnaître dans beaucoup d’épanchements d’Isidora l’écho des confessions faites à George Sand par Mme Hortense Allart.

Le roman nous intéresse surtout par le reflet de l’état d’âme et des réflexions tirées par l’auteur de sa propre expérience à cette époque de sa vie, telles les pensées d’Isidora sur l’art de vieillir et les comparaisons qu’elle fait entre elle et la jeune… Agathe.

Une autre œuvre datant de cette même année : Les Mères de famille dans le grand monde, porte également ce caractère personnel, nous dirions trop personnel. Cet écrit n’a aucun rapport ni avec Solange, ni avec Mme Sand : il se rapporte à Chopin.

Nous avons cité plus haut une page des Souvenirs d’Ed. Grenier nous peignant une soirée chez Mme Marliani : la porte s’ouvre, une vieille femme entre décolletée, parée, empanachée, fardée, et George Sand, qui se promène de long en large par le salon, s’écrie avec une expression indéfinissable : Oh ! la femme ! puis elle ne sort de son indifférence que lorsqu’elle remarque que Chopin s’excite trop échauffé en parlant littérature avec Grenier, ce qui peut lui faire du mal, alors elle s’approche de lui et pose maternellement sa douce main sur sa tête. Eh bien, les Mères de famille n’est qu’une variation sur ce thème : Oh ! la femme !

George Sand y parle avec indignation, mépris et fiel, de ces femmes — qu’elle eut souvent l’occasion de rencontrer à cette époque — vieilles mondaines qui veulent rester jeunes ; peintes, teintes et parées malgré leur âge ou à cause de leur âge, elles ne peuvent se résoudre à quitter le monde, ni leurs habitudes de jolies femmes, elles ne veulent pas céder la place à leurs filles, et ne comprennent pas que chaque âge peut avoir sa beauté, son genre de parure, plein de goût et non pas ridicule ou pitoyable. Ce petit article, fort judicieux et plein de précieuses observations, dénote chez l’auteur un goût et un sens très artistes, mais trahit une irritation, hors de propos à l’égard d’une chose qui n’a, au fond, aucune importance, aucune valeur. Cette énigmatique irritation est l’écho des disputes et des discordes qui avaient souvent lieu au square d’Orléans entre Mme Sand et Chopin, à propos de toutes ses relations aristocratiques, de toutes ces coutumes mondaines, de tout ce fatras de petites vanités, de sottises et de prétentions à la mode. En lisant les Mères de famille[43], on sent que l’auteur vise quelqu’un, il attaque un état de choses qui lui est particulièrement odieux. Le sujet de tant d’animosité — et de discordes continuelles — fut justement ce high life cosmopolite, cette bonne compagnie, que fréquentait Chopin et que détestait George Sand. C’étaient aussi les habitudes et les exigences de l’un qui déplaisaient à l’autre. Mme Sand, accoutumée à une vie bien plus simple, était également horripilée à l’idée que le valet de Chopin « recevait les gages d’un rédacteur de journal provincial » et à la pensée que tous les amis mondains de Chopin étant très arriérés en matière de politique, leurs opinions influençaient le grand musicien. Tout cela la peinait, d’autant plus que si elle et Chopin étaient peu d’accord sur les questions pratiques, ils appréciaient leur mutuel génie : ils avaient la même compréhension générale de l’art, la même sensibilité ; leurs natures artistiques aspiraient de façon constante ver^s les choses les plus sublimes. Et si Mme Sand écrivit à propos de la visite de la sœur de Chopin à Nohant en 1844 : « Chopin, grâce à sa sœur qui est bien plus avancée que lui, est maintenant revenu de tous ses préjugés. C’est une conversion notable dont il ne s’est pas aperçu lui-même…[44] », d’autre part, dans une quantité d’autres lettres, elle parle avec enthousiasme des « chefs-d’œuvre que Chopin emporte avec lui à Paris », de ce que « de nouveau il compose des merveilles », elle parle de sa « bonté angélique », de la « pureté tout enfantine de son âme », etc. Et Chopin, de son côté, lui écrit que « tout ce qu’elle fait est grand et beau ». La lettre où se trouvent ces mots étant inédite, nous sommes heureux de pouvoir citer ici ces lignes de l’immortel artiste, absolument inconnues :

Sans date. Vendredi[45].

Voici ce que Maurice vous écrit. Nous avons reçu de vos bonnes nouvelles et nous sommes heureux que vous soyez contente. Tout ce que vous faites doit être grand et beau, et si on ne vous écrit pas sur ce que vous faites, ce n’est pas parce que cela nous intéresse peu. Maurice vous a envoyé sa boîte hier soir. Écrivez-nous, écrivez-nous ! À demain. Pensez à vos vieux.

Ch…
À Sol

Maurice va bien et moi aussi.

Citons aussi la page suivante du livre de Niecks sur Chopin, dans laquelle cet auteur exprime d’abord sa propre opinion sur le bonheur profond que Chopin et George Sand puisaient dans leur commerce spirituel et intellectuel, puis raconte, sur la foi d’autrui, deux petits épisodes fort caractéristiques de leur vie commune :

… Dès qu’il est question de la liaison de Chopin avec George Sand on n’entend parler que de ses malheurs et très peu ou presque rien de félicités qui lui échurent en partage. On ne fait que glisser sur les années de tendre amour, d’abnégation et de sacrifice (de la part de G. S…), mais au contraire on relève outre mesure son infidélité, son indifférence croissante et son abandon définitif. Mais quoi qu’en disent les amis de Chopin, qui n’étaient pas toujours en même temps ceux de George Sand, nous pouvons être sûrs que les joies qu’il goûta prévalaient sur ses souffrances. La décision qu’elle montrait en toutes choses devait être un soutien inestimable pour un caractère aussi vacillant que celui de Chopin, et si leurs natures divergeaient sous bien des rapports, l’élément poétique qui lui était propre, à elle, devait néanmoins trouver chez lui un écho sympathique. Chaque caractère a ses côtés différents, mais le monde est peu porté à prendre en considération plus d’un côté du caractère de George Sand, et surtout ne semble remarquer que sa tendance d’être en opposition contre les mœurs et les lois, qui s’exhale dans ses plaintes et ses récriminations. Pour apprendre à la connaître d’un côté plus aimable, il nous faudrait nous transporter du salon de Chopin dans le sien propre. Louis Enault raconte qu’un soir George Sand qui avait l’habitude de penser tout haut devant Chopin — c’était sa manière de causer — se mit à parler de la vie paisible à la campagne. Et comme si elle avait transporté dans le square d’Orléans un coin de son Berry, elle traça un tableau aussi plein de charme et de grâce rustique qu’une idylle champêtre. « Comme c’est beau, ce que vous nous avez raconté là, dit Chopin naïvement. — Le trouvez-vous ? dit-elle. Eh bien, mettez-le-moi en musique !… » Et là-dessus Chopin improvisa une véritable symphonie pastorale ; quant à elle, elle se plaça auprès de lui, lui mit doucement sa main sur l’épaule, disant : « Courage, doigts de velours ! »

Et voici une autre anecdote de son intimité. Elle avait un petit chien[46], qui avait l’habitude de tourner en rond, voulant attraper le bout de sa queue. Un soir qu’il s’adonnait à cette occupation, George Sand dit à Chopin : « Si j’avais votre talent, je composerais un morceau de musique pour ce chien. » Chopin se mit immédiatement au piano et improvisa l’adorable valse en ré dièze majeur (op. 64), qui reçut le surnom de la Valse au petit chien[47]. Cette histoire était bien connue des amis et des élèves du maître, mais parfois on la raconte un peu autrement. D’après l’une des versions, Chopin aurait improvisé cette valse pendant que le petit chien jouait avec une pelote de laine, quoique cette variante ne fasse vraiment rien à l’affaire…[48].

Ces lignes nous sont d’autant plus précieuses que Niecks, qui considère George Sand comme « peu musicienne » et lui témoigne peu de sympathie, donne ici la preuve de l’action bienfaisante qu’ont exercée l’une sur l’autre ces deux natures artistes.

D’autre part, nous avons déjà noté combien Consuelo reflète les idées de Chopin sur la musique nationale. Nous avons aussi donné les pages de George Sand sur la musique à programme et l’harmonie imitative dans les Impressions et Souvenirs, à l’occasion de la soirée qui réunit, rue Pigalle, Chopin, Mickiewicz et Delacroix. Ces pages furent certainement écrites sous l’influence directe des doctrines que Chopin, généralement très avare de paroles, se mettait parfois à professer.

Enfin nous avons cité[49] la note de l’Histoire de ma vie (toujours à propos de cette même « harmonie imitative ») : « J’ai donné dans Consuelo une définition de cette distinction musicale qui l’a pleinement satisfait, et qui, par conséquent, doit être claire…[50]. »

Il faut noter, à cette occasion, que George Sand faisait généralement lire à Chopin tous ses romans, avant de les donner à l’impression, et qu’elle écoutait et acceptait souvent ses critiques et ses conseils. C’est ainsi que nous apprenons de sa bouche qu’il avait lu Lucrezia Floriani « chaque jour sur son bureau », à mesure que le roman avançait. Et dans une lettre de Leroux à Mme Sand, datée du 2 novembre 1843 et répondant aux objections de Chopin — transmises à Leroux par Mme Sand — contre la manière d’agir de Consuelo vis-à-vis de Frédéric II, nous lisons :

… Il est inutile que je réponde que je ferai ce que vous me commandez relativement à Consuelo. Je lirai, mais je crois d’avance qu’il n’y aura rien à retrancher. Je suis rarement de l’avis de Chopin contré vous, et quant aux rois, ils ont trompé tant de fois les peuples, que je ne trouverais pas plus mauvais que vous que Consuelo (elle-même) les trompe un peu…[51].

Bien certainement qu’ayant pris connaissance du manuscrit de la Comtesse de Rudolstadt, Chopin avait trouvé l’image de l’héroïne amoindrie ou ternie par les mensonges qu’elle faisait au roi de Prusse.

Nous ne reviendrons plus sur les sympathies slaves et polonaises, qui se reflétèrent si manifestement dans les œuvres de George Sand de cette époque, ni sur l’influence purement artistique exercée par l’individualité de Chopin ; nous soulignerons seulement encore la profonde satisfaction que Chopin et George Sand devaient trouver dans leur commerce intellectuel et moral.

Malgré toutes leurs petites disputes et tous les malentendus douloureux, leur attachement mutuel était profond comme par le passé. Cet attachement soutint Chopin aux moments de deux cruelles épreuves : il perdit, coup sur coup, son ami Jean Matuszynski en 1842, et son père en 1844.

La mort du père de Chopin fut pour Mme Sand une douleur presque personnelle, elle ne savait vraiment pas ce qu’elle n’aurait pas fait pour consoler son pauvre cher Fritz, pour préserver sa frêle santé contre la trop dure épreuve. Son cœur aimant comprenait combien la mère et les sœurs de son ami devaient s’inquiéter à son sujet, elle écrivit à la mère de Frédéric la lettre que voici[52] :


Paris, le 29 mai 1844.
Madame,

Je ne crois pas pouvoir offrir d’autre consolation à l’excellente mère de mon cher Frédéric, que l’assurance du courage et de la résignation # le cet admirable enfant. Vous savez si sa douleur est profonde et si son âme est accablée ; mais, grâce à Dieu, il n’est pas malade, et nous partons dans quelques heures pour la campagne, où il se reposera d’une si terrible crise.

Il ne pense qu’à vous, à ses sœurs, à tous les siens, qu’il chérit si ardemment et dont l’affliction l’inquiète et le préoccupe autant que la sienne propre.

Du moins, ne soyez pas de votre côté inquiète de sa situation extérieure. Je ne peux pas lui ôter cette peine si profonde, si légitime et si durable, mais je puis du moins soigner sa santé et l’entourer d’autant d’affection et de précaution que vous le feriez vous-même. C’est un devoir bien doux que je me suis imposé avec bonheur et auquel je ne manquerai jamais.

Je vous le promets, madame, et j’espère que vous avez confiance en mon dévouement pour lui. Je ne vous dis pas que votre malheur m’a frappée autant que si j’avais connu l’homme admirable que vous pleurez. Ma sympathie, quelque vraie qu’elle soit, ne peut adoucir ce coup terrible, mais en vous disant que je consacrerai mes jours à son fils et que je le regarde comme le mien propre, je sais que je puis vous donner de ce côté-là quelque tranquillité d’esprit. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de vous écrire, pour vous dire que je vous suis profondément dévouée, comme à la mère adorée de mon plus cher ami.

George Sand.

Cette lettre dut tranquilliser la famille de Chopin. Sa mère lui écrivit qu’elle voudrait bien être auprès de lui et le soigner, que malheureusement cela ne se pouvait pas, mais que « le Tout-Puissant dans sa miséricorde lui enverrait des amis qui la remplaceraient auprès de lui ». Et sa sœur Isabelle, tout en le priant d’exprimer « son entière reconnaissance à sa protectrice pour les soins si tendres dont elle l’entourait et pour le cœur qu’elle leur a témoigné », ajoutait :

Les quelques mots qu’elle a écrits ont tranquillisé maman et nous tous sur ta santé. Quel trésor qu’un cœur pareil ! Sans connaître les personnes on peut toucher leur cœur et verser la consolation dans leur âme affligée. Remercie-la, mon chéri, le plus affectueusement que tu pourras et ne t’adonne pas trop aux regrets justement dus à la mémoire de notre père[53].

À la fin de cette lettre, Isabelle priait son frère de lui dire au juste « où Nohant était situé », prétendant que tout le monde la questionnait là-dessus et qu’elle ne savait que répondre.

Or, il se trouva que ce renseignement était réclamé par la sœur aînée de Chopin, Louise Jedrzeiewiez, qui se mit, avec son mari, en route pour la France, afin de voir son frère. Mme Sand, dès qu’elle eut pris connaissance de ce projet, écrivit immédiatement à Mme Jedrzeiewiez, en l’invitant gracieusement à venir passer quelques jours à Nohant et en la priant de s’arrêter provisoirement dans son appartement du square d’Orléans.


Nohant, 1844.

Chère madame, je vous attends chez moi avec une vive impatience. Je pense que Fritz arrivera avant vous à Paris, mais si vous ne l’y trouviez pas, je charge une de mes amies de vous remettre les clefs de mon appartement, dont je vous prie de disposer comme du vôtre. Vous me feriez beaucoup de peine, si vous ne l’acceptiez pas. Vous allez trouver mon cher enfant bien chétif et bien changé depuis le temps que vous ne l’avez vu, mais ne soyez pourtant pas trop effrayée de sa santé. Elle se soutient sans altération générale depuis plus de six ans que je le vois tous les jours. Une quinte de toux assez forte, tous les matins, deux ou trois crises plus considérables et durant chacune deux ou trois jours seulement, tous les hivers, quelques souffrances névralgiques, de temps à autre, voilà son état régulier. Du reste sa poitrine est saine et son organisation délicate n’offre aucune lésion. J’espère toujours qu’avec le temps elle se fortifiera, mais je suis sûre du moins qu’elle durera autant qu’une autre, avec une vie réglée et des soins. Le bonheur de vous voir, quoique mêlé de profondes et douloureuses émotions qui le briseront peut-être un peu le premier jour, lui fera pourtant un grand bien, et j’en suis si heureuse pour lui que je bénis la résolution que vous avez prise. Je n’ai pas besoin de vous recommander de soutenir son courage qu’une si longue séparation de tout ce qu’il aime a éprouvé continuellement. Vous saurez mêler à l’amertume de vos regrets mutuels tout ce qui pourra lui donner l’espérance de votre bonheur et de la résignation de sa mère chérie. Il y a longtemps qu’il ne s’occupe que du bonheur de ceux qu’il aime, à la place de celui qu’il ne peut partager avec eux. Pour ma part, j’ai fait tout ce qui dépendait de moi pour lui adoucir cette cruelle absence, et bien que je ne la lui aie pas fait oublier, j’ai du moins la consolation de lui avoir donné et inspiré autant d’affection que possible après vous autres. Venez donc me voir avec lui et croyez que je vous aime d’avance comme ma sœur. Votre mari sera aussi un ami que je recevrai comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Je vous recommande seulement de faire bien reposer le petit Chopin, c’est comme cela que nous appelons le grand Chopin votre frère, avant de lui permettre de se remettre en route avec vous pour le Berry, car il y a quatre-vingts lieues, et c’est un peu fatigant pour lui.

Au revoir, donc, chers amis, croyez que votre visite me rendra bien heureuse et que je vous retiendrai jusqu’au dernier jour de votre liberté.

À bientôt et à vous de cœur.

George Sand.

Mme Sand reçut et traita la sœur et le beau-frère de Chopin comme de vrais parents. Les Jedrzeiewicz firent un assez long séjour à Nohant ; une amitié sincère, une sympathie réelle et cordiale s’établit d’emblée entre Mme Sand et Mme Louise Jedrzeiewicz et, après le départ de cette dernière, il en résulta une correspondance des plus amicales, témoignant que la sœur de Chopin fut vraiment pour Mme Sand une véritable « sœur ». Nous ne pouvons nous priver du plaisir de donner ici les deux lettres que Mme Sand écrivit à Louise immédiatement après son départ de Nohant, en septembre 1844[54] :

Chère Louise. Je vous aime. J’ai le cœur gros de vous avoir perdue et tout plein de tendresse et de besoin de vous revoir. Laissez-moi espérer que vous reviendrez et que vous retrouverez un moyen pour que nous allions tous vous voir à quelque frontière. Ne nous dites pas adieu, mais au revoir ! Souvenez-vous que je vous aime de toute mon âme, que je vous comprends bien, que je vous mets à côté de Frédéric dans mon cœur. C’est tout vous dire. Embrassez-le mille fois pour moi et donnez-lui du courage. Ayez-en aussi, ma chérie, que Dieu vous parle, vous soutienne et vous bénisse comme je vous aime. Mille tendresses au bon Kalasante[55].

George Sand.

La seconde lettre est écrite sur la même feuille que la lettre de Chopin à Louise, elle est datée du 18 septembre 1844 dans le livre de Karlowicz, mais en réalité doit avoir été écrite le 28 septembre, parce que Chopin n’était rentré à Nohant que le 26 septembre, comme on peut le voir par une lettre inédite de lui que nous donnons plus loin.

Ma Louise chérie, nous ne vivons que de vous depuis votre départ. Frédéric a souffert de la séparation, comme vous pouvez bien le croire, mais le physique a assez bien supporté cette épreuve. En somme votre bonne et sainte résolution de venir le voir a porté ses fruits. Elle a ôté toute l’amertume de son âme et l’a rendu fort et courageux. On n’a pas goûté tant de bonheur pendant un mois, sans en conserver quelque chose, sans que bien des plaies se soient fermées et sans avoir fait une nouvelle provision d’espérance et de confiance en Dieu. Je vous assure que vous êtes le meilleur médecin qu’il ait jamais eu, puisqu’il suffit de lui parler de vous, pour lui rendre l’amour de la vie. Et vous, ma chérie bonne, comment s’est passé ce long voyage ? Malgré toutes les distractions que votre mari s’imaginait de vous y faire trouver, je suis sûre que vous n’aurez eu de consolation véritable qu’en retrouvant vos enfants, votre mère et votre sœur. Goûtez donc ce bonheur profond de presser dans vos bras les objets sacrés de votre tendresse et consolez-les d’avoir été privés de vous, en leur disant tout le bien que vous avez fait à Frédéric. Dites-leur à tous que je les aime aussi et donnerais ma vie pour les réunir tous avec lui un jour sous mon toit. Dites-leur comme je vous aime, ils le comprendront mieux que vous qui ne savez peut-être pas tout ce que vous valez. Je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que le mari et les enfants.

La lettre inédite suivante à Mme Marliani est comme un commentaire et un complément à la première de ces deux lettres de Mme Sand à Louise Jedrzeiewicz ; nous en avons déjà cité plus haut quelques lignes se rapportant à l’influence bienfaisante de cette dernière sur son frère.


Nohant, fin septembre 1844.

Chère amie, je ne vous dirai pas tous mes regrets d’avoir été si longtemps privée de vous écrire, j’aurai plutôt fait de vous raconter tous mes empêchements. Tout le mois dernier, j’ai été à la tâche depuis dix heures du soir jusqu’à six et sept heures du matin pour faire mon nouveau roman qui a été enfin terminé vers le 28. Aussitôt après, Chopin ayant été encore à Paris reconduire sa sœur et son beau-frère, je suis allée courir, pour me remettre le corps et l’esprit, dans nos petites montagnes de la Marche avec Leroux, qui venait d’arriver de Boussac à l’instant même, Solange et mon frère. Nous avons couru par des chemins perdus et des hameaux aussi sauvages qu’on pourrait les désirer dans un voyage autour du monde. Nous avions montré au gros Manuel les roses de notre pays et encore il n’était pas trop enchanté.

Et Chopin, grâce à sa sœur, qui est bien plus avancée que lui, est maintenant revenu de tous ses préjugés. C’est une conversion notable dont il ne s’est pas aperçu lui-même. Ainsi au milieu des fatigues et des soucis, il arrive toujours quelque chose d’heureux et de réconfortant.. De semblables excursions avaient été faites également par Mme Sand dans les années précédentes et suivantes ; Chopin, absent en 1844, y prenait part aussi. On peut même dire que Mme Sand les organisait surtout et avant tout pour le distraire de son méticuleux et douloureux labeur. Ses créations qui naissaient avec la facilité merveilleuse et la spontanéité inconsciente du génie, étaient soumises ensuite à mille changements, à une critique sans merci ; des doutes lui venaient, torturants et cuisants, il refaisait son œuvre de fond en comble ; bref, toujours mécontent de lui-même, il travaillait jusqu’à se rendre complètement malade. C’est alors que Mme Sand qui, par la nature même de sa propre production spontanée et facile, était incapable de comprendre ce travail opiniâtre d’un artiste avide de perfection et ne pouvait que plaindre l’homme, s’empressait de l’entraîner à quelque excursion. On côtoyait les bords de la Creuse, de la Vauvre ou de la Sédelle, on visitait les dolmens dans les environs de Tulle (décrits dans Jeanne), la forteresse de Crozant ou le village de Fresselines, au confluent des deux Creuses (théâtre de quelques scènes du Péché de M. Antoine) ; on allait dans les environs de Saint-Sévère pour voir les champs de bataille des Anglais du temps de Jeanne d’Arc, ou bien au château de Boussac pour admirer les tapisseries historiques, datant du quinzième siècle[56]. Nous trouvons, tant dans l’Histoire de ma vie que dans les lettres imprimées et inédites de Mme Sand, le compte rendu de ces courses. Elles lui donnèrent, de plus, la matière de plusieurs de ses articles[57].

J’avais eu longtemps l’influence de le faire consentir à se fier à ce premier jet de l’inspiration. Mais quand il n’était plus disposé à me croire, il me reprochait doucement de l’avoir gâté et de n’être pas assez sévère pour lui. J’essayais de le distraire, de le promener. Quelquefois, emmenant toute ma couvée dans un char à bancs de campagne, je l’arrachais malgré lui à cette agonie ; je le menais aux bords de la Creuse, et pendant deux ou trois jours, perdus au soleil et à la pluie dans des chemins affreux, nous arrivions, riants et affamés, quelque site magnifique où il semblait renaître. Ces fatigues le brisaient le premier jour, mais il dormait ! Le dernier jour, il trouvait la solution de son travail sans trop d’efforts[58].

Le 6 juin, elle écrit à son fils, — cette seconde moitié de lettre est inédite, elle manque[59] dans la Correspondance :

… En t’attendant, nous faisons, Chopin et moi, de grandes promenades, lui monté sur son âne, et moi sur mes jambes, car j’éprouve le besoin de marcher et de respirer. Nous avons été hier à Montgivray, où nous avons trouvé toute la famille réunie, sauf le pauvre Polite, et très gaie malgré son absence, et on dirait même à cause de son absence…

… Le père Gatiau[60] se porte bien. Que je te dise un de ses scrupules qui te fera rire. Il ne voulait pas se servir pour équiper son âne de ta petite selle de velours à la française. J’avais beau lui dire que tu ne pouvais plus t’en servir. Il veut te l’acheter. J’espère que tu l’enverras promener, mais tu ne pourras peut-être pas l’empêcher de te faire un cadeau en échange…

Dans la lettre du 13 juin 1843, à Mme Marliani, on a également omis en l’imprimant les lignes suivantes (venant après les mots : « Cet affreux temps ne contribue pas peu à m’accabler. Nous aussi nous faisons du feu tous les jours[61] ») :

Et Chopin qui avait commencé de belles promenades sur son âne, est forcé d’en revenir à son piano. Malgré ce triste printemps, je ne peux pas dire qu’excepté vous et mes amis, je regrette Paris…

À la fin de cette lettre il manque encore la phrase suivante que nous transcrivons sur l’autographe :

Bonsoir, chère Lolo, Chopin vous dit mille tendresses, il va assez bien et la tranquillité lui réussit cette année mieux que les autres. J’attends Maurice et mon frère dans quinze jours, etc.[62].

Le 2 octobre 1843, Mme Sand écrit toujours à Mme Marliani (la lettre est tronquée dans la Correspondance et nous donnons, en les soulignant, les lignes omises) :

Chère bonne amie, j’arrive d’un petit voyage aux bords de la Creuse, à travers de fort petites montagnes, mais très pittoresques et beaucoup plus impraticables que les Alpes, vu qu’il n’y a guère ni chemins, ni auberges. Chopin a grimpé partout sur son âne, il a couché sur la paille et ne s’est jamais mieux porté que pendant ces hasards et ces fatigues. Mes enfants se sont amusés à courir comme des chevaux en liberté. Enfin nous avons fait une bonne partie pour nous reposer de trois jours et trois nuits de bals et fêtes rustiques, à l’occasion du mariage de Françoise[63].

En septembre 1845, dans une lettre adressée à Maurice, qui séjournait alors à Courtavenel chez Mme Viardot, un peu avant le départ de cette dernière pour Bonn, pour les fêtes données en l’honneur de Beethoven[64], Mme Sand parle d’une autre promenade de ce genre :

Cher Bouli, nous voici revenus de Boussac et des Pierres-Jomâtres, où nous avons été faire un déjeuner monstre avec toute la famille Leroux, ton oncle Polyte, Tortillard[65] ; tous à pied, excepté Solange à cheval et Chopin à âne…

Nous te raconterons tout notre voyage en détail, à présent ce serait trop long. Leroux est très bien établi à Boussac…[66].

À Charles Poncy, Mme Sand décrit aussi ces petits voyages et la vie à Nohant en l’été de cette même année 1845 :

J’ai été à Paris jusqu’au mois de juin, et depuis ce temps, je suis à Nohant jusqu’à l’hiver, comme tous les ans, comme toujours ; car ma vie est réglée désormais comme un papier de musique[67]. J’ai fait deux ou trois romans, dont un qui va paraître. Il a fait un été affreux ; je suis peu sortie de mon jardin, j’ai peu monté à cheval et en cabriolet, comme j’ai coutume défaire aux environs tous les ans[68]. Tous les chemins de traverse qui conduisent à nos beaux sites étaient impraticables et ma fille n’est pas du tout marcheuse. Je lui ai acheté un petit cheval noir qu’elle gouverne dans la perfection et sur lequel elle paraît belle comme le jour.

Mon fils est toujours mince et délicat, mais bien portant d’ailleurs. C’est le meilleur être, le plus doux, le plus égal, le plus laborieux, le plus simple et le plus adroit qu’on puisse voir. Nos caractères, outre nos cœurs, s’accordent si bien, que nous ne pouvons guère vivre un jour l’un sans l’autre. Le voilà qui entre dans sa vingt-troisième année et moi dans ma quarante-deuxième, et Solange dans sa dix-huitième ! Nous avons des habitudes de gaieté peu bruyante, mais assez soutenue, qui rapprochent nos âges, et quand nous avons bien travaillé toute la semaine, nous nous donnons pour grande récréation d’aller manger une galette sur l’herbe à quelque distance de chez nous, dans un bois ou dans quelque ruine, avec mon frère, qui est un gros paysan, plein d’esprit et de bonté, et qui dîne tous les jours de la vie avec nous, vu qu’il demeure à un quart de lieue. Voilà donc nos grandes fredaines.

Maurice dessine le site, mon frère fait un somme sur l’herbe. Les chevaux paissent en liberté. Les filleuls ou filleules sont aussi de la partie et nous réjouissent de leurs naïvetés. Les chiens gambadent et le gros cheval qui traîne toute la famille dans une espèce de grande brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement, nous avons peu joui de la campagne de cette façon cet été. Il a toujours plu, et les rivières ont effroyablement débordé. Mais l’automne s’annonce plus beau et j’espère que nous reprendrons bientôt nos excursions. Puis nous allons marier une filleule de Maurice et faire la noce à la maison[69].

À partir de 1841, presque tous les étés ou aux vacances venaient à Nohant les Viardot, Eugène Delacroix ou l’un des amis polonais de Chopin, tous gens au milieu desquels Chopin se sentait dans sa sphère favorite, avec lesquels il pouvait parler à cœur ouvert, faire de la musique, leur confier ses idées sur l’art. Leur seule présence avait une action bienfaisante sur sa nature nerveuse et impressionnable et lui rendait sa bonne humeur, parce qu’ils apportaient un changement et une animation inaccoutumée dans la vie calme de Nohant. Il retrouvait sa verve et son esprit, il exécutait ces incomparables scènes mimiques, que Balzac mentionne dans son Homme d’affaire et dont George Sand parle, outre l’Histoire de ma vie[70], dans plusieurs de ses lettres. C’était ainsi qu’en racontant à Mme Marliani l’arrivée du vieux Mendizabal à Nohant, en 1843, Mme Sand écrit à cette amie :

J’ai eu la visite de Mendizabal[71] un beau soir, au moment où je ne l’attendais guère, comme bien vous pensez. Il a passé ici trois heures, une à dîner et à bavarder, deux à entendre chanter Pauline et à faire faire à Chopin toutes les charges de son répertoire. Il est parti à minuit, toujours actif, brave, jovial et entreprenant…

On voit par tout ce qui précède, que si même Chopin n’aimait pas beaucoup la campagne, il y menait néanmoins une vie assez douce et agréable. Il faut en général tenir pour certain que si les années passées au square d’Orléans et à Nohant, de 1842 à 1846, n’étaient plus aussi intimement heureuses que celles qui coulèrent rue Pigalle, que si même il y existait un certain désaccord intime, cela n’empêchait point Chopin d’adorer passionnément son Aurore… aux yeux noirs, et d’en être aimé bien tendrement, bien doucement. Ce qui équivaut à dire, pour parler simplement, que lui, il était toujours amoureux comme par le passé, et elle, l’aimait de cet amour doucement condescendant que les femmes un peu âgées portent souvent aux jeunes hommes amoureux d’elles. Il ne faut pas oublier que le cas échéant ce jeune adorateur était charmant, frêle, sensitif et de plus, marqué au coin du génie !

C’est à tort, encore une fois, qu’on s’est efforcé de faire croire que George Sand « se refroidit bien vite à l’égard de Chopin », et que lui ne faisait que « souffrir et supporter son malheur ». Les lettres publiées et inédites, les journaux intimes et les mémoires nous peignent ces relations tout autrement. Nous le répétons : si les habitudes et le train extérieur de l’existence étaient différents chez ces deux grands artistes, s’ils s’aimaient aussi de manières conformes à la nature de chacun, ils n’en étaient pas moins intimement liés par les côtés les plus sublimes et les plus poétiques de l’âme, par la compréhension de la part de Mme Sand des œuvres de son ami, par la sympathie et la compréhension de Chopin pour ses croyances et ses aspirations humanitaires à elle. Ajoutons encore : par l’appréciation réciproque de leurs individualités artistiques qui se faisaient sentir en toutes choses ; ils voyaient bien cette empreinte de génie que des amis communs étaient assez peu aptes à remarquer. Et enfin, par un attachement mutuel, tel qu’il ne s’en rencontre pas souvent dans des mariages légitimes. Il suffisait à Chopin de s’absenter, pour que Mme Sand se prît immédiatement à s’inquiéter, elle se donnait toutes les peines du monde pour le préserver du froid, pour faire déjeuner et dîner à temps ce « petit Chopin », si distrait, si oublieux de sa personne, pour l’entourer de tout le confort possible. Nous lisons dans une lettre inédite, datée du 12 août 1843 à Mme Marliani :


Nohant, 12 août 1843.

Chère bonne amie, Chopin se décide tout d’un coup à aller passer deux ou trois jours à Paris pour voir son éditeur de musique et s’entendre avec lui sur quelques affaires. Il me ramènera Solange que je comptais me faire amener par Mme Viardot, mais il paraît que l’arrivée de celle-ci à Paris sera encore retardée de quelques jours. Chopin part dimanche et arrivera cour d’Orléans lundi de neuf à dix ou onze heures du matin. Aurez-vous la bonté de prier Enrico d’avertir le portier du numéro 5, pour que Chopin trouve sa chambre ouverte, aérée et de l’eau chaude pour sa toilette. Si le portier du numéro 9 n’est pas changé, ce que Dieu veuille, Chopin en aura sans doute besoin pour faire ses commissions, et Enrico ferait bien de l’avertir aussi. Je suis bien aise que Chopin me rapporte des nouvelles de votre santé après vous avoir vue par ses yeux. Je voudrais bien aussi qu’il pût voir Leroux et me rapporter de lui une réponse soit écrite, soit verbale sur les questions que je lui ai faites à propos de Consuelo dans ma dernière lettre. Chopin me promet bien d’aller le voir, mais il aura si peu de temps et tant de courses, et Leroux demeure si loin, que vous seriez bien gentille de les faire dîner ensemble un jour, où l’on ne jouera pas Œdipe, la seule chose que Chopin veuille entendre au théâtre.

Si vous êtes libre et tranquille, ce serait une bonne occasion pour venir nous voir avec Chopin pour chevalier. Mais je conçois que dans ce moment-ci vous pensiez à tout autre chose. Enfin Manuel est en route, je suppose, et qui sait si Chopin ne le trouvera pas à Paris ? Dans ce cas, qui vous empêcherait de venir tous ensemble ? Ce serait un repos nécessaire pour vous et pour Manuel. Tâchez, bonne amie, si cela se peut.

À vous de cœur.

G…

Chopin, de son côté, sachant combien Mme Sand s’inquiète à son sujet et voulant aussi lui donner au plus tôt des nouvelles de Solange, lui écrit, à peine arrivé à Paris, la lettre que voici :

Lundi[72].

Me voilà arrivé à onze heures et me voilà aussitôt chez Mme Marliani, vous écrivant tous deux. Vous verrez Solange jeudi à minuit, il n’y avait pas de place ni vendredi, ni samedi, jusqu’au mercredi prochain et cela aurait été trop tard pour tous. Je voudrais déjà être de retour, vous n’en doutez pas, et je suis bien aise que le sort a voulu que nous partions jeudi ; donc à jeudi, et demain, je vous écrirai de nouveau, si vous permettez.

Votre très humble.

Ch…

Bouli, je l’embrasse de cœur.

(Il faut que je choisisse les mots dont je connais l’orthographe.)[73].

Lorsque deux mois plus tard, en octobre, Chopin revint à Paris avec Maurice, Mme Sand restant encore à Nohant, elle le recommande une fois de plus aux soins de Mme Marliani :


Nohant (fin octobre) 1843.

Chère bonne amie, voilà mon petit Chopin, je vous le confie, ayez-en soin malgré lui. E se gouverne mal, quand je ne suis pas là, et il a un domestique bon, mais bête. Je ne suis pas en peine de ses dîners, parce qu’il sera invité de tous les côtés et qu’à cette heure-là, d’ailleurs, il n’y a pas de mal qu’il soit forcé de se secouer un peu. Mais le matin, dans la hâte de ses leçons, je crains qu’il n’oublie d’avaler une tasse de chocolat ou de bouillon, que je lui entonne malgré lui quand j’y suis. Enrico et Marie seraient bien gentils d’y penser. Rien n’est plus facile à son Polonais que de lui faire un petit pot-au-feu et une côtelette. Mais il ne le lui dira pas et peut-être même le lui défendra-t-il. Il faut donc que vous sermonniez Chopin et que vous le menaciez du gendarme Enrico.

Chopin est bien portant maintenant, il n’a besoin que de manger et de dormir comme tout le monde. Je suis forcée de rester encore une quinzaine pour faire des travaux de jardinage : un renouvellement total d’arbres fruitiers et de plus l’assainissement de la maison qu’une certaine fosse non inodore mal construite infecte d’un côté. Ces travaux que je commande tous les ans depuis quatre ans sont toujours oubliés ou mal faits en mon absence. En outre, j’ai quelques affaires d’argent à régler, je vais me débarrasser de tout cela, afin de vous rejoindre vite, je compte sur vous pourtant pour m’avertir au cas où Chopin serait malade tant soit peu gravement, car je laisserais tout pour aller le soigner. Gardez-moi ma place au coin de votre feu, empêchez Enrico d’user ma petite chaise de tapisserie avec son gros postérieur. Donnez-moi de vos nouvelles en attendant. Embrassez mon gros Manuel, et vous, portez-vous aussi bien que je vous aime tendrement…[74].

Mais cela ne suffit pas à Mme Sand, après avoir recommandé Chopin aux soins maternels de la bonne Charlotte, elle écrit encore à Mlle de Rozières :

Je reste quelques jours encore à Nohant, ma bonne petite amie, pour des travaux de maison et des affaires qui ne sont pas terminées tout à fait. J’ai forcé Chopin à aller reprendre ses leçons et à fuir la campagne qui lui deviendrait malfaisante avec la mauvaise saison, car il fait un froid du diable dans nos grandes chambres. Maurice aussi a besoin de reprendre le travail de l’atelier. Il aurait bien fallu renvoyer aussi Solange à sa besogne, mais Chopin m’a supplié de la garder pour le rassurer sur ma solitude. Elle ne s’en plaint pas, comme vous pouvez le croire. Voyez mon petit Chopin souvent, je vous prie, et forcez-le à se soigner. Vous pouvez bien, sans scandale, aller chez ces deux garçons, personne dans la maison n’y trouvera à redire. Allez-y donc flâner sous un prétexte ou sous un autre, pour surveiller mon dit Chopin, pour voir s’il déjeune, s’il ne l’oublie pas, et pour me le dénoncer au cas où il se conduirait comme un ustuberlu, sous le rapport de la santé. Il est bien portant maintenant, parce qu’il a une vie bien réglée. Dieu veuille qu’il ne fasse pas tout le contraire à Paris, mais je compte sur vous pour le gronder et pour m’avertir s’il était malade, car je laisserais tout là et j’irais le trouver. Ne lui dites pas que je vous mets ainsi à ses trousses.

À revoir bientôt, ma bonne petite. Prenez pour vous-même un peu du sermon, et soignez-vous, comme je vous recommande de soigner Chopin. Je vous embrasse tendrement, et Solange en fait autant.

G. S…

Je vais recommander au domestique polonais d’aller vous avertir à l’insu de son maître, au cas où il serait indisposé. Vous verriez ce que, c’est et vous feriez venir tout de suite M. Mollin, l’homéopathe, qui le soigne mieux que personne. Vous voulez bien, n’est-ce pas ? Vous savez que j’en ferais autant pour vous en pareil cas[75].

À son fils elle écrit le 30 octobre 1843, — dans une lettre qui devait lui parvenir à son arrivée à Paris, — qu’elle se fait des soucis à leur propos, Chopin ayant dû souffrir du froid et de fatigue en route, et elle termine sa lettre par ces mots :

Chopinet doit avoir ma broche de malachite dans ses affaires, qu’il n’oublie pas de me la faire raccommoder… Adieu, adieu, écrivez-moi et portez-vous bien tous les deux[76].

Apprenant par Chopin et par Mme Marliani elle-même combien toutes ses recommandations et tous ses désirs avaient été respectés, Mme Sand s’empresse de remercier toute la famille Marliani pour sa sollicitude à l’égard de Chopin :

Il est si bon et si excellent, notre pauvre cher enfant, qu’il mérite bien qu’on le dorlote un peu. Et il a besoin surtout de l’amitié dont les soins sont le témoignage extérieur. Souvent il s’impatiente contre ces soins, mais l’amitié le touche toujours ; malgré cela avec vous il sera sage, j’espère…

Elle termine sa lettre en priant son amie d’embrasser Enrico, parce qu’il est bien gentil pour Chopin.

Je vous assure que mes deux enfants mâles me manquent beaucoup…[77].

Le 7 novembre elle termine sa lettre, dans laquelle elle disait à son fils de prier Chopin de ne point lui envoyer l’argent qu’il recevrait de Falempin[78], parce qu’elle espérait que l’argent reçu de l’éditeur de Potter lui suffirait[79], par cette locution campagnarde : Nous te bigeons, nous bigeons Chopin.

Le 26 novembre (cette lettre est datée du « 16 novembre » dans le volume II de la Correspondance, mais nous avons déjà donné dans le chapitre iv les raisons qui nous font croire qu’elle fut écrite le 26 novembre 1843)[80], elle écrit :

Non, mon pauvre Mauricaud, je ne veux plus rester plus longtemps. La campagne est bella invan. J’ai plus soif de toi et de Chopinet[81] que de tout le reste, et je ne pourrais tenir une seconde fois à l’inquiétude de vous savoir tous deux malades en même temps.

George Sand avait raison de s’inquiéter de Chopin : infiniment préoccupé de son repos moral à elle, il ne voulait point lui donner de soucis et tâchait toujours de lui cacher ses maladies. Mme Sand dut à plusieurs reprises écrire à Mlle de Rozières, à. Mme Marliani, ou à Maurice, afin de les prier de lui dire la vérité, parce qu’elle était tourmentée par des pressentiments. Dans la lettre imprimée du 17 novembre (que nous avons déjà citée à propos de Fanchette) où Mme Sand parle des travaux faits au jardin et dans la maison, et où elle déclare ne plus songer qu’à partir au plus vite, nous lisons les mots[82] :

Dis-moi si Chopin n’est pas malade ; ses lettres sont courtes et tristes. Soigne-le, s’il est plus souffrant. Remplace-moi un peu. Lui me remplacerait avec tant de zèle auprès de toi, si tu étais malade[83].

Mme Sand n’avait pas été trompée par ses pressentiments. Chopin était tombé malade dès son arrivée à Paris. Elle écrit à son fils en novembre 1843 :

J’étais bien sûre que Chopin était malade, je l’avais si bien deviné que j’étais au moment d’aller à Paris, profitant de l’occasion du retour de François, sauf à revenir ici pour faire mon bail. Ainsi voilà mon pauvre petit toussant, crachant, dormant mal ou ne dormant pas, et tout cela sans que je sois là pour le consoler et le dorloter, je vois bien que nos amis le soignent, mais ce n’est pas la même chose. Mes soins le soulagent, ceux des autres l’impatientent[84]. Chopin de son côté s’empresse de tranquilliser son amie, on le voit par la lettre inédite, sans date, mais qui fut sûrement écrite à la fin de novembre 1843 et notamment : dimanche, le 26 novembre :

Ainsi vous avez fait vos expertises et vos étables vous ont fatiguée[85]. Mon Dieu, ménagez-vous pour votre départ et amenez-nous votre beau temps de Nohant[86], car nous sommes dans la pluie. Malgré cela, comme j’ai fait venir un coupé hier après avoir attendu le beau temps jusqu’à trois heures, je suis allé chez Rothschild et Stockhausen[87], et je n’en suis pas plus mal. Aujourd’hui dimanche je me repose et ne sors pas, mais par goût, non par nécessité. Croyez que nous sommes bien portants tous les deux. Que la maladie est loin de moi, que je n’ai que du bonheur devant moi. Que jamais je n’ai eu plus d’espoir que pour la semaine qui vient, et que tout ira à votre gré. Vous nous dites encore que votre palais est écorché, de grâce, ne prenez pas cette drogue. Nous avons bien dîné hier chez Mme Marliani. Après quoi les uns sont allés en soirée, les autres aux Crayons et les autres encore au lit. J’ai dormi dans mon lit, comme vous sur votre fauteuil, fatigué comme si j’avais fait quelque chose pour cela, je crois que ma drogue me calme trop, et je vais en demander à Molin une autre. À demain, nous vous écrirons toujours jusqu’à mercredi[88]. Pensez à vos vieux, toujours bien vieux qui ne font que penser à vous autres comme de raison. Maurice est sorti. Encore quatre jours. Chopin.

Ce fut la même chose en 1844. Au mois de septembre Chopin avait été à Paris, pour reconduire sa sœur et son beau-frère et s’était empressé de donner de ses nouvelles à Nohant, dès son arrivée à Paris, car il savait combien on s’inquiétait.

Au verso :

Madame George Sand, à La Châtre.
Château de Nohant. Indre.
L’estampille porte 23 septembre 1844[89].


Lundi, 4 h. 1/2.

Comment vous trouvez-vous ? Me voilà à Paris. J’ai rendu votre paquet à M. Joly[90]. Il a été charmant. J’ai vu Mlle de Rozières qui m’a fait déjeuner. J’ai vu Franchomme[91] et mon éditeur. J’ai vu Delacroix qui garde sa chambre. Nous avons causé pendant deux heures et demie musique, peinture et surtout vous. J’ai arrêté ma place pour jeudi ; je serai vendredi chez vous. Je vais à la poste, puis chez Grzym., puis chez Léo[92]. Demain, j’essaye des sonates avec Franchomme. Voici une feuille de votre jardinet. Grzymala vient d’entrer, il vous dit bonjours (sic) et vous écrit deux mots. Je ne dis plus rien, seulement que je me porte bien et suis votre fossile le plus fossile.

Chopin.

Je n’oublierai aucune commission. Je vais chez la princesse[93]. Embrassez vos chers fanfi de ma part. Czart[oryski] avec Grzym[ala].

Grzymala avait écrit au haut de la feuille :

Je me mets à vos pieds. Hier j’ai écrit une lettre longue que Chopin aurait pu lire et traduire de notre français sarmate en français académical (mot illisible). Écrivez-moi un mot, je vous prie. La princesse est malade. Il fait bien beau, j’espère que votre promenade a réussi…[94]

Chopin revint à Nohant et y passa les deux mois qui suivirent, — octobre et novembre, — puis vers la fin de novembre, il prit ses quartiers d’hiver à Paris, où ses leçons l’attendaient. Maurice qui avait passé la première partie de ses vacances chez les Viardot à Courtavenel, était allé les terminer en Gascogne, chez son père ; son oncle Hippolyte Chatiron l’y avait suivi[95] ; mais une épidémie s’était déclarée dans les environs de Nohant, (il paraît que c’était la diphtérie, mal connue à cette époque), la nièce de Mme Sand, Léontine Chatiron, manqua mourir de cette maladie, Maurice et M. Chatiron revinrent en toute hâte à Nohant[96]. À ce moment même mourut subitement à Paris Pierret, l’ami des parents de Mme Sand, qu’elle avait connu dès son enfance[97]. Tout cela fit que Chopin et Mme Sand se tourmentaient l’un à cause de l’autre, et s’efforçaient de se tranquilliser réciproquement. Voici encore quelques lettres inédites de Chopin et de George Sand se rapportant à ces derniers mois de 1844. C’est par elles que nous croyons pouvoir le mieux clore ce chapitre.

À madame Marliani, rue de la Ville-l’Évêque, 18.
Nohant, 21 novembre 1844.

Chère amie, je me dispose à aller vous rejoindre dans une quinzaine. Je crois que Chopin vous arrivera quelques jours avant moi. J’ai arrangé mes affaires avec Véron, je vous raconterai cela. Nous sortons ici d’une crise affreuse. Une fièvre muqueuse accompagnée de typhus faisait des ravages épidémiques. J’en ai été atteinte assez pour me rendre fort malade, mais très légèrement en comparaison des autres. Ma nièce a été tenue pour morte. La voilà sauvée. Mon pauvre frère, qui était avec Maurice chez M. Dudevant, est arrivé plein de terreur et l’a trouvée, Dieu merci, en voie de guérison. Mais toutes ces anxiétés m’ont bien fait souffrir. Solange n’a rien eu, le beau temps enlève la mauvaise influence et nous rassure. Chopin, pour lequel je ne craignais rien à cause de sa faiblesse même, est souffrant d’une névralgie, mais ce n’est rien de grave, et sa santé s’est assez bien soutenue cette année.

Maurice me revient dans quelques jours pour m’aider à faire mes paquets. Chère amie, je serais bien heureuse de passer tous mes soirs avec vous en dînant chez vous, ou en vous engageant à dîner avec moi. Mais chez moi, cela irait à la diable, et je ne sais rien ordonner. Chez vous, ce serait impossible à cause de la santé de Chopin qui souffrirait de ces allées et venues par le froid. Vous êtes mille fois bonne et aimable de songer à continuer notre phalanstère, mais le phalanstère n’est guère commode sous des toits différents. Et puis il m’est resté comme un remords et une crainte que cet arrangement n’ait été économique et commode que pour moi. Vous faites trop bien les choses pour que cela n’ait pas été plus dispendieux pour vous que vous ne vouliez me le dire. Mais nous nous verrons souvent et je vous saurai près de moi. Si vous êtes bien là où vous êtes maintenant, je serai un peu consolée que ce ne soit plus tout à fait près.

Je ne veux pas dire à Chopin que vous êtes revenue un peu exprès pour lui. Il s’en désolerait ! Vous le lui direz vous-même, et il pourra vous en remercier tout son soûl, comme on dit en Berry pour dire beaucoup. Embrassez pour nous le gros Manuel. Certainement il rentrera en Espagne autrement qu’il n’en est sorti. Mais qu’il ne se presse pas trop, le terrain est encore trop ébranlé. Salut à Enrico et amitiés à Pététin. Ne dites qu’à nos intimes l’époque de mon retour, afin que je puisse être tranquille les premiers jours. Bonsoir, amie, à bientôt. Je vous aime. J’ai dit qu’on vous envoie l’Éclaireur, et j’ai payé. Le rédacteur était absent, mais le voilà revenu et vous serez servie[98].

À mademoiselle de Rozières.
Nohant, 28 novembre 1844.

Chère petite, je vous annonce l’arrivée de Chopin pour vendredi soir. Je suis sûre que vous serez assez mignonne pour songer à lui faire du feu et tenir sa clef à sa disposition.

Nous, nous le suivons de près, nous serons à Paris le 4 ou le 5 décembre. Mes affaires se sont arrangées ; sans être brillantes, elles me rendent ma liberté, c’est tout ce que je désirais. Léontine est toujours sauvée, mais ne se rétablit pas, ce sera long et pénible.

Bouli est revenu, nous allons tous bien ici. Chopin pas mal, mais je n’aime pas ce froid pour son voyage. Soignez-le bien, ma chère mignonne, je m’en rapporte à vous[99].

G. S.

Madame George Sand[100],
à la Châtre,
Château de Nohant (Indre).
Lundi, 3 heures[101].

Comment chez vous ? Je viens de recevoir votre excellente lettre. Il neige ici tant que je suis bien aise que vous ne soyez pas en route et je me reproche de vous avoir pu susciter peut-être l’idée du voyage en poste par ce temps-là. La Sologne doit être déjà mauvaise, car il neige depuis hier matin. Votre décision d’attendre quelques jours me paraît la meilleure et j’aurai plus de temps à vous faire chauffer vos appartements. L’essentiel, c’est de ne pas vous mettre en route par ce temps avec des perspectives de souffrances. Jean a mis vos fleurs dans la cuisine. Votre jardinet est tout en boules de neige, en sucre, en cygne, en hermine, en fromage à la crème, en mains de Solange et dents de Maurice. Les fumistes viennent de venir, car je n’osais pas hier faire beaucoup de feu sans eux.

Votre robe est en levantine noire, tout ce qu’il y a de meilleur. Je l’ai choisie selon vos ordres. La couturière l’a emportée avec toutes vos instructions. Elle a trouvé l’étoffe bien belle, simple, mais bien portée. Je crois que vous en serez contente. La couturière m’a paru bien intelligente. L’étoffe a été choisie parmi dix autres, elle est de neuf francs le mètre, ainsi tout ce qu’il y a de meilleur en qualité, elle sera, à ce qu’il paraît, excellente ; tout a été prévu du côté de la couturière, qui veut bien faire.

Il y a ici beaucoup de lettres pour vous. Je vous envoie une qui me paraît être de la mère Garcia. Il y a une des Colonies, une de la Prusse à Mme Dudevant, née Francueil, que je vous enverrais aujourd’hui si elles étaient moins grandes. Je vous les enverrai, si vous les voulez. Il y a tout plein de journaux (V Atelier, le Bien public, le Diable), quelques livres, quelques cartes, entre autres celle de M. Martins. J’ai dîné hier chez Franchomme, je ne suis sorti qu’à quatre heures à cause du mauvais temps et j’ai été le soir chez Mme Marliani. Je dînerai aujourd’hui chez elle avec Leroux, m’a-t-elle dit, si la séance du procès de son frère qui doit être plaidé aujourd’hui finit de bonne heure[102]. J’ai trouvé les Marliani assez bien portants, sauf le rhume. Je n’ai vu ni Grzym. ni Pleyel, c’était dimanche. Je compte aller aujourd’hui les voir, si la neige cesse un peu. Soignez-vous, ne vous fatiguez pas trop avec vos paquets. À demain une nouvelle lettre, si vous permettez. Votre toujours plus vieux que jamais, et beaucoup, extrêmement, incroyablement vieux.

Ch…

Et puis voilà !

À vos enfants.

Franchomme a passé la matinée avec moi. Il est bien bon pour moi. Il se met à vos pieds. Je reçois à l’instant une lettre qui me paraît de Delatouche, et je la joins.

Madame George Sand[103],
à la Châtre,
Château de Nohant (Indre).
Jeudi, 3 heures[104].

Je viens de recevoir votre excellentissime lettre, et je vous vois toute tracassée par vos retards. Mais par pitié pour vos amis, prenez patience, car vraiment, nous serions tous peines de vous savoir en chemin par ce temps-là et pas en parfaite santé. Je voudrais que vous n’ayez des places que le plus tard possible, afin qu’il fasse moins froid, ici c’est fabuleux, tout le monde prétend que l’hiver s’annonce beaucoup trop brusquement. Tout le monde, c’est M. Durand et Franchomme, que j’ai vu déjà ce matin, et chez lequel j’ai dîné hier au coin du feu dans ma grosse redingote et à côté de son gros garçon. Il était rose, frais, chaud et jambes nues. J’étais jaune, fané, froid et trois flanelles sous le pantalon. Je lui ai promis du chocolat de votre part. Vous et le chocolat, c’est synonyme maintenant pour lui. Je crois que vos cheveux qu’il racontait être si noirs sont devenus dans son souvenir couleur chocolat. Il est drôle tout plein, et je l’aime tout particulièrement. Je me suis couché à dix heures et demie. Mais j’ai dormi moins fort que la nuit après le chemin de fer.

Que je suis fâché que vos plantations soient finies ; j’aurais voulu que vous ayez quelque chose à faire en sabots et dehors, car malgré le froid et le glissant ici il fait beau. Le ciel est pur et ne s’embrume que pour laisser tomber un peu de neige. J’ai écrit à Grzym. Il m’a écrit, mais nous ne nous sommes pas encore vus. J’étais cependant chez lui, mais il est introuvable. Je sortirai comme toujours porter cette lettre à la Bourse, et avant d’aller chez Mlle de Rozières, qui m’attend à dîner, j’irai voir Mme Marliani que je n’ai vue ni hier, ni avant-hier.’ Je ne suis pas allé non plus chez Mme Doribeaux, car je suis sans beaux habits, ce qui fait que je ne ferai pas des visites inutiles. Mes leçons ne sont pas encore en train. Primo, je viens de recevoir seulement un piano. Secondo, on ne sait pas encore trop que je suis arrivé, et je n’ai eu qu’aujourd’hui seulement quelques visites intéressées. Cela viendra peu à peu, je ne m’en inquiète pas. Mais je m’inquiète de vous savoir quelquefois impatientée, et je mets mon nez à vos pieds pour vous prier de vous armer d’un peu d’indulgence pour les voituriers qui ne vous rapportent pas de réponse de Châteauroux, et pour des choses semblables. À demain. Je vous envoie une lettre pour vous éveiller mieux encore. Je pense qu’il fait matin et que vous êtes dans votre robe de chambre, entourée de vos chers fanfi que je vous prie de vouloir bien embrasser de ma part, ainsi que de me mettre à vos pieds. Pour les fautes d’orthographe, je suis trop paresseux pour voir dans Boiste. Votre momiquement (de momie) vieux.

Ch…

Jean nettoie dans ce moment le salon. Il est fort occupé des glaces et il y met du temps…

Au-dessus de la première page :


Ne souffrez pas, ne souffrez pas.

Disons, pour terminer le récit de ces années 1842-1846, que toutes les autres lettres inédites de Mme Sand, adressées à son frère, à son fils, à Mmes Marliani et de Rozières, que nous ne citons pas, sont également remplies de tendres soucis, de préoccupations maternelles à l’égard de Chopin. Elle est toujours en peine de son confort, de son repos, de ses déjeuners, de son appartement bien chauffé, et en même temps, elle a toujours bien soin d’ajouter : il ne faut pas qu’il sache que je m’occupe de lui. Et tantôt elle déclare qu’elle ne peut se passer de ces préoccupations, parce qu’elles font son bonheur et sa vie[105], tantôt elle confesse qu’elle n’avait pas pu donner cours à son projet de quitter Paris dès le mois d’avril, parce que « les occupations de Chopin et de Maurice les retenant jusqu’aux premiers jours de mai, elle n’avait pas eu le courage de les laisser seuls, leurs figures s’allongeaient à cette proposition et elle-même, elle ne sait plus se passer de l’un ni de l’autre[106] », ou tantôt enfin, elle répète la même chose à Maurice lui-même : « Décidément, je ne pourrais pas vivre sans toi et sans mon petit souffreteux[107]… ».

  1. Cette assertion est bien confirmée par les lettres de Chopin publiées par M. Mieczislas Karlowicz dans les Pamiatki po Chopinie.
  2. Eugène-Louis Lambert, plus tard peintre de chats fort célèbre, naquit à Paris le 25 septembre 1825.
  3. Lettre du 16 octobre 1842. (Pamiatki po Chopinie, p. 174.)
  4. Wilhelm von Lenz naquit en 1804, mourut le 31 janvier 1883 à Saint-Pétersbourg. Ses œuvres d’histoire et de critique musicale : Beethoven et ses trois styles et Beethoven eine Kunststudie, jouissent d’une célébrité fort méritée.
  5. Die grossen Pianofortevirtuosen unserer Zeit aus persônlicher Bekanntschaft. Berlin, 1872. E. Bock, in-8°, 111 pages.
  6. Cf. avec ce que dit Balzac dans ses lettres de 1842. (Lettres à l’Étrangère, t. II, p, 72-73.)
  7. En français dans le texte allemand.
  8. Lenz prétend même qu’un beau jour Chopin lui aurait dit qu’il n’avait qu’une chose à désapprouver en lui : sa qualité de russe. « Liszt ne l’aurait pas dit, ajoute Lenz, c’était borné, exclusif, mais cela donnait la clef de son être (à Chopin)… » Nous sommes loin de partager cet étonnement naïf de M. le conseiller d’État von Lenz !
  9. H. de Balzac, Lettres à l’Étrangère, t. II, p. 285-286.
  10. On peut lire dans les souvenirs de Thoré (Notes et souvenirs de Théophile Thoré, 1807-1869, Nouvelle revue rétrospective, 1898) combien Leroux était malpropre et désagréable à voir lorsqu’il mangeait.
  11. Femme poète anglaise fort connue (1805-1865).
  12. Robert Browning, mari de Mrs Barrett, poète et écrivain lui-même (1812-1889).
  13. Biblioteka Warszawska, 1899, en polonais.
  14. 24 août 1841. Le timbre porte : La Châtre, 25 août. Or, le 25 août tombait en 1841 sur un mercredi. W. K.
  15. Fontana.
  16. Petit propriétaire polonais, hobereau.
  17. C’est nous qui soulignons.
  18. Lettres de Mme Sand à son fils du 4 septembre 1840 et des 3 et 6 juin 1843 (tronquées, changées et refaites dans la Correspondance), et surtout la lettre à Hippolyte Chatiron du 27 février 1843, qu’on a imprimée dans la Correspondance à la fausse date du 21 février.
  19. C’est ainsi, par exemple, que lorsque Mme Sand était en train de travailler à la Comtesse de Rudolstadt, elle écrivait le 3 juin 1843 à Maurice, qui était à ce moment chez son père à Guillery (cette lettre est arbitrairement jointe à la première moitié de la lettre du 6 juin, dont la fin est tronquée, et ainsi refondues, ces deux lettres sont imprimées dans la Correspondance, à la date du 6 juin 1843) : « … Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu’aux oreilles ; je ne sors pas du Kadosh, du Rose-Croix et du Sublime Écossais. Il va en résulter un roman des plus mystérieux. Je t’attends pour retrouver les origines de tout cela dans l’histoire d’Henri Martin, les Templiers, etc. Je reçois une lettre anonyme d’un Slave de la Moravie qui me remercie des réflexions que ma plume gracieuse sème par-ci par-là sur l’histoire de la Bohême, et qui me promet la reconnaissance de la race slave depuis la mer Egée jusqu’à sa sœur glaciale. Tu pourras donner ce nom à Solange quand elle ne sera pas sage… »
    Nous avons retrouvé dans les papiers de George Sand cette touchante et enthousiaste lettre (datée de Paris, 30 mars 1843), dont la grande romancière semble se moquer, mais qui, certes, lui fut agréable à lire et qu’elle garda pour cette raison comme une expression sincère de sympathie et de gratitude de la part de la nation bohème à l’auteur des articles sur Ziska et Procope. Lors du centenaire de George Sand, les Tchèques témoignèrent publiquement de leur profonde reconnaissance à la grande femme en envoyant une députation pour déposer une couronne de roses au pied de son monument, (V. là-dessus, à la fin de notre travail : le Centenaire.)
  20. Cf. Histoire de ma vie, t. IV, p. 200-201.
  21. Ultérieurement aussi, Solange porta souvent le costume masculin à Nohant, par exemple, en l’hiver de 1838, ce dont Balzac parle avec désapprobation dans sa Lettre à l’Étrangère du 2 mars 1838. (V. aussi notre tome IL p. 448-451.)
  22. Nous avons parlé du séjour que Mme Sand fit à Paris au printemps, en été et pendant l’automne de 1838, dans le chapitre xiii du tome II de notre ouvrage (p. 457-458), et dans le chapitre Ier du présent volume.
  23. La Fille de George Sand. Lettres inédites, publiées et commentées par Georges d’Heylli (Edmond Poinsot). Paris, 1900. Ce livre qui, selon la petite notice placée en tête du volume, était « destiné à la famille et aux amis de Mme Bascans et de sa fille, Mme Edmond Poinsot (dont on trouve les deux portraits gravés par Lalauze, aux pages 20 et 100), n’a été tiré qu’à deux cents exemplaires qui ne sont pas mis dans le commerce… ». Nous profitons de cette occasion pour exprimer notre plus vive reconnaissance à l’auteur, M. Poinsot, qui, sans nous connaître personnellement, nous fit l’honneur de nous faire présent d’un exemplaire de ce rare petit volume si élégamment et si soigneusement imprimé.
  24. Voir dans le tome Ier de notre ouvrage le jugement de Heine à ce propos.
  25. Le vieux Delatouche qui revit George Sand et sa fille après onze ans de séparation et qui revit cette dernière non plus comme « un gros enfant mangeur de groseilles » mais comme une belle jeune fille de seize ans, écrit à George Sand dans l’une de ses lettres médites (mardi, 12 mars 1845) :
    « Je suis, mon cher et gracieux camarade, dans la joie de mes souvenirs de dimanche. Je trouve à Solange bien de la grâce avec un défaut que le temps ne tardera pas à corriger. Vous l’avez dotée d’une capacité cérébrale qui fait sa tête à l’heure qu’il est trop forte pour sa taille, mais demain la nature établira l’équilibre et un de vos plus jolis ouvrages aura la perfection des autres… »
  26. Il est à noter que cette artiste acquit son domaine à un moment où Solange n’était déjà plus une enfant, mais une grande fillette, presque une grande jeune fille et que cet incident doit avoir eu lieu vers 1844-45, donc lorsqu’elle était âgée de seize à dix-sept ans.
  27. C’est ainsi que l’appellent aussi les amis de la maison : De Latouche, dans ses lettres, parle de notre princesse, Anselme Pététin de la marquise, Emmanuel Arago de la reine.
  28. Ces paroles candides semblent avoir été écrites pour être adaptées à
    l’Aubade de Schubert (Morgenständchen).
  29. Corresp., t. II, p. 71.
  30. Ibid., p. 115. Lettre à Mme Marliani de 1838.
  31. Ibid., p. 118.
  32. Lettre à Hippolyte Châtiron, du 27 février 1840, p. 151.
  33. Lettre du 4 septembre 1840 à Maurice. (Corresp., t. II, p. 158.) Le mot nouvel est omis dans le texte imprimé. Nous le copions sur la lettre autographe.
  34. Corresp. t. II, p. 165.
  35. Ibid., t. II, p. 344.
  36. George Sand et sa fille, d’après leur correspondance inédite, par M. Samuel Rocheblave. (Revue des Deux Mondes, février, mars, mai 1905.)
  37. Histoire de ma vie, t. IV, p. 457.
  38. George Sand et sa fille. (Revue des Deux Mondes, février 1905, p. 821.)
  39. Corresp., t. II, p. 372.
  40. Lettre à M. Dumas fils citée par M. Rocheblave.
  41. Ces pensées, prises indépendamment du roman, rappellent beaucoup la lettre de Mme Sand à M. *** (Rollinat), datée de juin 1835 et imprimée dans le tome Ier de la Correspondance, ainsi que certaines pages du Journal de Piffoël, consacrées aux questions de l’éducation privée et publique. C’est, en même temps, la partie du roman qui fut surtout goûtée des contemporains, voire de certains contemporaines de l’auteur. Mme Hortense Allart de Méritens s’extasiait à propos de ces pages tout particulièrement… et pour cause !
  42. Cf. a) George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Il, ch. xi, p. 249-250. b) Histoire de ma vie, IVe partie, t. III, chap. 111, p. 271, et t. IV, p. 354-355.
  43. Cet article parut dans le deuxième volume du Diable à Paris.
  44. Lettre inédite à Mme Marliani, de septembre 1844.
  45. Cette lettre est non datée, mais elle doit avoir été écrite en l’automne de 1843, lorsque Mme Sand dut rester à Nohant jusqu’à la fin de novembre pour régler des questions matérielles et financières (v. plus haut, chap. iv), tandis que Chopin et Maurice se trouvaient déjà à Paris ; ce fut le moment où se jouait le dernier acte de l’histoire de Fanchette. Il se peut toutefois que la lettre ait été écrite en l’automne de 1844, ou même de 1845.
  46. Mme Sand, toujours entourée de bêtes, aimant à apprivoiser tantôt des oiseaux, tantôt de petits animaux sauvages, avait la passion des chiens, et on lui en donnait de tous les côtés. Entre 1838 et 1848, elle avait auprès d’elle à Nohant et à Paris les petits chiens des noms de : Coco, Marquis et Pistolet et les grands chiens Simon, Jacques et Pyram. Nous aurons le plaisir de les rencontrer presque tous dans une de ses œuvres ultérieures. Il en est aussi constamment question dans les lettres de Chopin à sa famille et dans celles de Mme Viardot à Mme Sand.
  47. Elle est dédiée à la comtesse Potocka.
  48. Fr. Niecks, Chopin, t. II, p. 154-155.
  49. V. plus haut. p. 88.
  50. Histoire de ma vie, t. IV, p. 440.
  51. Inédite.
  52. Nous empruntons cette lettre (déjà publiée précédemment dans le livre de M. Karasowski (Fryderik Chopin, zycie, Usty, diela, t. II, p. 158-159) au livre de Fr. Niecks, Fr. Chopin, t. II, p. 365, Appendice I.
  53. Karlowicz, Pamiatki po Chopinie, p. 199-200 et 207.
  54. Les lettres de Mme Sand à Mme Jedrzeiewicz publiées dans le livre I de M. Karlowicz n’avaient point été imprimées lors de la première publication de son ouvrage dans la Bévue musicale, en français. Nous le regrettons beaucoup, puisque ces lettres peignent sous le jour le plus sympathique les relations de Mme Sand avec la famille de Chopin. Nous avons déjà dû et nous devrons encore dans la suite revenir souvent au livre de M. Karlowicz et puiser maint détail précieux tant dans les lettres de Chopin à ses parents que dans celles que lui adressent ces derniers, ses sœurs et diverses autres personnes. Nous remarquerons seulement que la plupart de ces lettres ne sont point datées et que c’est nous qui les datons, en nous basant sur des faits et dates qui nous sont connus.
  55. Joseph Kalasante Jedrzeiewicz, mari de Louise.
  56. L’article de Mme Sand consacré à ses tapisseries (dont la confection est attribuée à l’esclave de Zizime, fils de Mahomet II, qui fut fait prisonnier et amené en France par Pierre d’Aubusson, grand maître de l’ordre de Saint-Jean et châtelain de Boussac), cet article parut en 1847 dans V Illustration et fut réimprimé dans le volume Promenades autour d’un village. Ces tapisseries sont aujourd’hui au Musée de Cluny.
  57. Tels sont : la Vallée noire ; le Cercle hippique de Mézières en Brenne ; les Tapisseries du château de Boussac ; la Berthenoud ; les Bords de la Creuse ; Un coin de la Marche et du Berry, etc.
  58. Histoire de ma vie, t. IV, p. 471.
  59. Voir plus haut note à la p. 445.
  60. Sobriquet de Chopin, « gâteux » en berrichon.
  61. Correspondance, volume II, p. 267.
  62. Correspondance, t. II, p. 269.
  63. Françoise Meillant, femme de chambre de Mme Sand, s’était remariée en 1843. On voit par la lettre de Mme Sand à Mlle de Rozières de mai 1842 que Chopin appréciait beaucoup cette simple femme et lui faisait de beaux cadeaux, voyant combien elle était attachée à sa maîtresse. George Sand (qui lui dédia Jeanne), dans une autre lettre inédite, adressée à Charles Poncy et datée du 1 er août 1844, dit d’elle que c’est un « ange », que c’est « sa véritable amie », « une amie de cœur », qu’elle est depuis dix-huit ans dans la maison et que Solange avait tenu sur les fonts de baptême l’enfant de son second mariage, né en 1844.
  64. V. plus haut note à la p. 408.
  65. Sobriquet d’Eugène Lambert.
  66. Inédite. Nous avons donné la fin de cette lettre p. 409.
  67. C’est nous qui soulignons. Cette phrase est à retenir, a comparaison provenant de la même source que le fait même que la phrase constate.
  68. Dans la lettre de Mme Sand à Mme Marliani de juillet 1845, imprimée dans la Correspondance à la fausse date de « juin 1844 » (t. II, p. 311), que nous avons déjà citée au chapitre iv, à propos des inondations de 1845, George Sand dit au contraire : « Quelque temps qu’il fasse, nous courons, nous montons à cheval ; Solange s’en trouve bien. »
  69. Cf. avec la lettre de Mme Sand à Louise Jedrzeiewicz imprimée dans le livre de M. Karlowicz sous le numéro 10 (p. 223) et se rapportant sans aucun doute à ce même « été déplorable » de 1845, — ce qui est évident pour tous ceux qui se donneront la peine de comparer cette lettre avec la lettre à Mme Marliani citée dans la note précédente et avec les lettres de Chopin à sa famille du 20 juillet et du 1er  octobre 1845.
  70. T. IV, p. 465.
  71. Voir plus haut, chap. Ier, p. 56.
  72. Ce lundi était le 14 août 1843, comme on voit bien par la lettre précédente de Mme Sand.
  73. Inédite.
  74. Inédite.
  75. Inédite.
  76. Inédite.
  77. Lettre inédite du 3 novembre 1843.
  78. Voir plus haut, chap. iv.
  79. Ceci paraît être en désaccord complet avec l’assertion de la lettre de Mme Sand à M. de Potter du 15 mai 1845, imprimée dans le tome II de la Correspondance (p. 355) où Mme Sand, ayant appris de source certaine qu’il se vantait d’être en possession d’un ouvrage d’elle, appelle ceci un « mensonge étrange » et déclare que M. de Potter savait « mieux que personne qu’il n’avait pas une ligne d’elle à publier », et que lorsqu’ « il y a un an, il avait publié un ouvrage qui n’était pas d’elle » ce fut une « tentative ou une intention déloyale » et qu’elle n’avait gardé le silence que parce qu’il avait renoncé à cette entreprise frauduleuse ».
  80. Voir plus haut, p. 382-85.
  81. Mots omis dans la Correspondance imprimée.
  82. Corresp., t. II, p. 280.
  83. Dans une lettre à sa sœur, écrite l’aimée suivante, Chopin dit en passant que « l’amabilité n’étant pas dans la nature de Maurice », il n’y a donc pas à s’étonner qu’il ne dise rien à M. Jedrzeiewicz à propos de « sa machine à cigares » (que M. Jedrzeiewicz doit lui avoir donnée), et dans les lettres de Mme Sand à son fils, datées de cette époque et aussi des années ultérieures (surtout dans une lettre de 1851), on sent que Mme Sand se rendait parfaitement bien compte de l’égoïsme de Maurice et de son incapacité de penser aux autres, malgré sa grande bonté et toutes ses autres qualités.
  84. Inédite.
  85. Cf. avec les lettres de Mme Sand des 17, 26 et 27 novembre 1843 (voir plus haut, chap. iv) imprimées dans la Correspondance aux dates des 17 octobre, 16 et 28 novembre (p. 278, 283, 287).
  86. Dans sa lettre du 27 novembre, Mme Sand disait entre autres choses qu’il faisait chaud à Nohant « comme au mois de mai » et que lorsqu’elle avait été dans les champs avec les Meillant, ses fermiers, elle avait dû prendre son ombrelle et que, malgré cela, elle était « en nage ».
  87. Le baron de Stockhausen était ambassadeur du Hanovre et grand ami de Chopin, qui lui dédia sa première Ballade (en sol, op. 23), et plus tard à la baronne de Stockhausen, femme du précédent sa Barcarolle (op. 60).
  88. Cf. avec ce qui était dit plus haut, chap. iv, surtout dans les notes aux pages 382, 384, 385.
  89. En 1844, le 23 septembre tombait effectivement un lundi. Inédite.
  90. Anténor Joly, rédacteur et éditeur du Courrier français et de l’Époque. C’est lui qui publia en 1846 la Mare au diable ; pendant l’hiver de 1844-45 Mme Sand avait fait faire des démarches auprès de lui pour faire paraître en volumes Jeanne (qui venait d’être publiée dans le Constitutionnel) et le Meunier d’Angibault (point encore terminé). Voir là-dessus plus loin chap. vu.
  91. Le célèbre violoncelliste. Chopin lui dédia sa Sonate pour violoncelle (op. 65).
  92. Auguste Léo, banquier et mécène. (Voir plus haut, chap. Ier de ce livre.)
  93. Princesse Anna Czartoryska.
  94. Voir plus haut, p. 475 de ce chapitre.
  95. Cf. avec les lettres de Chopin à sa sœur du 28 (18) septembre et du 31 octobre 1844.
  96. On a omis dans la Correspondance de George Sand à la fin de sa lettre de novembre 1844 à Louis Blanc les lignes suivantes : « J’ai été bien longue à vous répondre. Je relève de maladie. Nous avons ici une épidémie. J’ai failli perdre ma nièce, et je ne pouvais songer à rien… » Ces lignes doivent être placées après les derniers mots de la lettre à la page 327.
  97. Chopin écrit dans sa lettre du 31 octobre à sa sœur Louise : « Te souviens-tu qu’une fois à Paris étant descendu de voiture, sur la place non loin de la Colonne, j’allai pour une affaire au ministère des finances, chez un très ancien ami d’ici ? Le lendemain, il vint chez moi. C’était un excellent homme et un ancien ami du père et de la mère de notre hôtesse. Il a assisté à sa naissance et avait élevé sa mère, en un mot, il était réellement de la famille. Eh bien, ce vieillard, en revenant l’autre jour de chez un député de ses amis, où il avait dîné, est tombé des escaliers et en est mort quelques heures après. C’a été un grand coup ici, car on l’aimait extrêmement. En un mot, depuis que je ne t’ai vue, nous avons eu plus de tristesse que de joie… »
  98. Inédite.
  99. Inédite.
  100. Inédite.
  101. Lundi, 2 décembre 1844.
  102. Cf. avec ce qui a été dit dans le chapitre m. Le procès d’Achille Leroux avait été plaidé au commencement de décembre 1844.
  103. Inédite.
  104. 5 décembre 1844. (W. K.)
  105. Lettre inédite à Mme Marliani de la fin de 1844.
  106. Lettre inédite à Hippolyte Châtiron du 8 avril 1843.
  107. Lettre inédite à Maurice du 18 novembre 1843.