George Sand, sa vie et ses œuvres/3/6

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Plon et Nourrit (3p. 495-633).


CHAPITRE VI

(1846-1847)


Le rôle des enfants dans les romans des parents. — Solange, Maurice et Augustine Brault. — L’été de 1846. — Lucrezia Floriani. — Le 29 juin 1846. — Excursions dans la Creuse. — Victor de Laprade et Louis Blanc à Nohant. — L’automne de 1846. — La commedia dell’arte à Nohant. — Fernand des Préaulx. — L’hiver de 1846-47. — Encore quelques lettres de Chopin. — Le printemps de 1847 à Paris. — Clésinger. — Mlle Merquem. — Mariage de Solange. — Rupture avec Chopin. — Événements tragiques de 1847 à Nohant, — L’hiver de 1847-48. — Mort d’Hippolyte Chatiron. — Mort de Chopin en 1849. — La correspondance entre Chopin et George Sand. — Dumas père et Dumas fils.


Dans une union légitime et vraie, c’est-à-dire unique, les enfants sont une bénédiction et une joie, c’est un lien de plus entre les deux époux. Les enfants illégitimes lors d’une liaison nouvelle ou les enfants du mariage légitime lors d’une liaison illégitime deviennent presque toujours ou victimes, ou un sujet de discorde ou même une cause de rupture. Et si cette règle générale s’applique souvent lorsque les enfants sont petits et irresponsables, elle devient presque infaillible quand les enfants sont adultes, quand ils deviennent des individualités et ont le droit de parler haut.

La vie d’Anna Karénine aurait été moins tragique, si le petit Serge n’avait pas existé. Ce furent les enfants de George Sand : Maurice, Solange et sa fille adoptive, Augustine Brault, qui jouèrent le rôle d’un semblable réactif chimique dans la liaison de Chopin et de George Sand. De quelque point qu’on envisage ce conflit psychologique, il apparaît profondément tragique. Ceux même qui ne croient point à la morale sociale, peuvent voir par cet exemple avec quelle néfaste irrévocabilité le sort sévit contre ceux qui l’enfreignent, contre leurs proches et leurs descendants, si ce n’est jusqu’au septième degré, du moins jusqu’au second ! Quant à nous, nous ne pouvons que plaindre ce fils et cette fille, dont le premier était arrivé à haïr l’ami de sa mère, à le traiter en ennemi, et la seconde, à juger sa mère. Nous plaignons aussi cette fille adoptive, détestée par l’ami de sa mère adoptive. Et nous plaignons encore ce malheureux Chopin, détestant le fils de la femme aimée, haïssant la fille adoptive de cette dernière et traitant avec une tendresse et un a partialité exagérée la vraie fille. Voici une occasion parfaitement choisie pour se souvenir du verset de saint Paul que Tolstoï mit en tête son de chef-d’œuvre : « À Moi appartient la vengeance, c’est Moi qui le rendrai », en prenant certes ce verset non dans son sens religieux, mais bien comme l’expression de l’infaillibilité irrévocable des lois morales, de la fatalité toute-puissante, qui gît à l’état latent, mais inévitable, dans chaque fait, dans chacun de nos actes.

Au square d’Orléans le bonheur n’était plus sans nuage, l’harmonie intime était moins parfaite que rue Pigalle. Il surgissait parfois à l’horizon de légères brumes, de petits nuages gris, puis de lourdes nuées couleur de plomb, qui voilaient la lumière ; elles venaient et passaient. Mais au commencement du printemps de 1846, l’horizon se rembrunit soudain très visiblement et les premiers indices de l’orage encore lointain, mais imminent se laissèrent sentir. Cependant, quoiqu’il y ait bien des choses qui ne soient plus all right dans le petit ménage, les impressions gaies, joyeuses dominent.

Il faut noter que dès 1844, à la mort de son père, la santé de Chopin reçut une rude atteinte et il se mit visiblement à descendre la pente fatale. Son irritation nerveuse augmenta extrêmement : l’état général de son organisme, déjà si faible et si frêle, empira.

Mon attachement, dit George Sand, n’avait pu faire ce miracle de le rendre un peu calme et heureux que parce que Dieu y avait consenti en lui conservant un peu de santé. Cependant il déclinait visiblement, et je ne savais plus quels remèdes employer pour combattre l’irritation croissante des nerfs. La mort de son ami le docteur Mathusinski et ensuite celle de son propre père lui portèrent deux coups terribles…[1].

Le séjour de sa sœur à Nohant fut un bienfait pour le pauvre grand artiste et lui apporta un certain calme, ses nerfs semblèrent se détendre, la présence de Mme Iedrzeiewicz aplanit même certains sujets de discorde entre lui et Mme Sand. Mais l’hiver rigoureux de 1844-45 aggrava la phtisie d’une manière notoire, et dès cette époque, Chopin eut à lutter chaque hiver contre un catarrhe aigu, parfois deux, coup sur coup : cette saison lui devint une rude épreuve. Mme Sand écrit à Mme Iedrzeiewicz au printemps de 1845[2] :

Chère et bien-aimée Louise, vous êtes bonne de m’aimer et moi, je vous aime de toute mon âme. J’aime mieux ma chambre de Paris depuis que vous l’avez habitée et je ne peux pas renoncer au rêve de vous voir l’habiter encore. Notre cher petit a été bien fatigué par l’hiver rigoureux qui s’est tant prolongé ici, mais depuis qu’il fait beau, il est tout rajeuni et tout ressuscité. Quinze jours de belle chaleur lui ont mieux valu que tous les remèdes. Sa santé est liée à l’état de l’atmosphère, aussi je songe sérieusement, si je peux réussir à gagner cet été assez d’argent pour voyager avec ma famille, à l’enlever pendant les trois mois les plus rigoureux de l’hiver prochain et à le conduire dans le Midi. Si l’on pouvait, pendant une année entière, le tenir préservé du froid, l’été venant ensuite, il aurait dix-huit mois de répit pour se guérir de sa toux. Il faudra que je le tourmente, parce qu’il aime Paris, quoi qu’il en dise. Mais pour ne pas le trop priver et ne pas l’enlever trop longtemps à sa clientèle, on peut lui laisser passer ici septembre, octobre et novembre, puis revenir au mois de mars et lui donner encore jusqu’à la fin de mai avant de retourner à Nohant. Voilà mes projets pour l’année présente et l’année prochaine. Les approuvez-vous ?

Un autre remède bien nécessaire, c’est que vous lui écriviez souvent et qu’il n’ait jamais d’inquiétude sur votre compte à tous, car son cœur est toujours avec vous et à toute heure il se tourmente et s’élance vers sa chère famille…

Presque à la même date, Mme Sand disait à M. Alexandre Thies, dans sa lettre du 25 mars 1845 :

Monsieur,

Nous sommes bien coupables envers vous, moi surtout ; car lui (Chopin) écrit si peu et il a tant d’excuses dans son état continuel de fatigue et de souffrance, que vous devez lui pardonner. J’espérais toujours l’amener à vous écrire, mais je n’ai eu que des résolutions et des promesses, et je prends le parti de commencer, sauf à ne pas obtenir, entre sa toux et ses leçons, un instant de repos et de calme. C’est vous dire que sa santé est toujours aussi chancelante. Depuis les grands froids qu’il a fait ici, il a été surtout accablé ; j’en suis presque toujours malade aussi et aujourd’hui je vous écris avec un reste de fièvre[3].

Quoique la plus grande partie de l’été de 1845 ait été, comme nous savons, horriblement pluvieuse, Chopin se sentit bien mieux, tellement mieux, que George Sand put écrire, en novembre de cette année, à Mme Marliani :

… Chopin est assez bien portant, dormant, mangeant, et n’ayant pas eu d’indisposition de tout l’été, mais s’affectant toujours, comme font tous les hommes maladifs, et s’enterrant d’avance à tout instant, avec un certain plaisir. Il lui faudrait aussi des distractions, à lui mais il ne sait pas être seul et je ne peux pas toujours vivre à Paris. Papet l’a examiné, palpé, ausculté, encore cette année, avec la plus grande attention. Il a trouvé tous ses organes parfaitement sains, mais il le croit porté à l’hypocondrie et destiné à s’alarmer toujours, jusqu’à ce qu’il ait pris quarante ans et que ses nerfs aient perdu leur sensibilité excessive…[4].

Et à la sœur de Chopin elle écrit :

Notre cher Frédéric ne va pas mal, et l’automne est superbe, après ce déplorable été, qu’il a portant supporté assez bien[5].

Chopin lui-même écrivait à sa sœur, le 20 juillet 1845 :

Je ne suis pas créé pour la campagne, cependant je jouis de l’air frais…

Se fiant à cette amélioration de santé, Mme Sand remit à plus tard son projet d’emmener Chopin passer les mois d’hiver dans le Midi et resta avec lui à Paris. Mais l’hiver de 1845-1846 se trouva être encore plus mauvais : point froid, mais humide à l’excès ; l’influenza sévit à Paris ; Chopin attrapa une grippe qui dura presque tout l’hiver et qui le fit surtout souffrir au printemps. À cette époque, Chopin parle déjà dans ses lettres de sa « toux habituelle », mais assure que cela n’a pas d’importance, qu’il a « survécu déjà à tant de gens plus jeunes et plus forts, qu’il se croit éternel[6] », et il ^e plaint au contraire de ce que Mme Sand ne se laisse pas traiter par un médecin, tout en étant très malade d’un mal de gorge, il se plaint de ce qu’elle se fâche contre l’hiver à Paris et ne sache point supporter patiemment sa maladie, tandis que lui, Chopin, trouve que « l’hiver est partout l’hiver, et qu’à la campagne c’est bien pis encore ». Il ajoute toutefois « qu’il aurait volontiers donné plusieurs années de sa vie pour une heure ou deux de soleil », et convient que « cette couple de mois est difficile à passer[7] ».

Au printemps de cette année de 1846, il fut tout particulièrement souffrant, Mme Marliani aussi : Mme Sand, en soignant ses deux amis, se fatigua à outrance : elle voulait au plus vite soustraire Chopin à la poussière, à la chaleur parisiennes et l’emmener à « l’air frais de la campagne », qu’il n’aimait pas, mais qui lui avait fait tant de bien. Elle avait hâte devrait être placée avant les numéros 3, 4 et 5. (Voir plus haut au chapitre v la lettre du 20 juillet 1845, dans laquelle George Sand dit que « la chaleur qui fit suite au déluge lui réussit cette année mieux que les autres ».) aussi d’aller se reposer ; on avait donc décidé de quitter Paris dès les premiers jours de mai.

Or, Maurice était allé au mois d’avril faire un séjour à Guillery, chez son père, auquel il ne faisait généralement sa visite annuelle qu’aux vacances d’automne. Nous avons dit (au chapitre xi du deuxième volume) que les malentendus d’autrefois étaient si bien oubliés, à cette époque, que les deux époux s’invitaient l’un et l’autre, par l’intermédiaire de Maurice, à venir passer quelques jours dans leurs domaines respectifs.

Mme Sand annonce à son fils, dans l’une de ses lettres inédites, que Chopin est allé faire une petite course à Tours. Elle accompagne cette nouvelle de quelques lignes humoristiques, où résonne l’écho de cette gaieté un peu bruyante et de drôleries sans nombre dont la « jeunesse » faisait retentir les murs du logement parisien de Mme Sand :

… Chopin est allé à Tours avec un rhume, et en est revenu guéri. Seulement un peu plus taquin et cherchant des poux dans la tête des gens plus que de coutume. J’en ris, Mlle de Rozières en pleure. Solange lui rend coup de dents pour coup de griffes, Bignat[8] fait : « Aïe ! aïe ! » Titine se jette dans le sein de Briquet, Briquet serre la queue et prend son galop à travers la chambre. Pierre[9] rit d’un rire agréable et met ses pieds en dehors, la Luce[10] relève ses sourcils jusqu’aux cheveux par un bout et Suzanne[11] souffle comme un cachalot. D’Arpentigny[12] est pour le moment la bête noire, mais le capitaine ne s’en aperçoit point et va son train avec une gravité sublime…[13].

Les leçons de Chopin l’empêchèrent toutefois d’aller à Nohant en même temps que toute la famille, il partit quelques jours plus tard. La veille même du départ de Mme Sand il arrangea chez lui une petite soirée d’adieu, donnée comme toujours dans l’intimité la plus restreinte. George Sand la décrit ainsi dans une lettre inédite à son fils, adressée encore à Guillery : Hier Chopin nous a donné de la musique, des fleurs et des boustifailles chez lui. Il y avait le prince et la princesse Czartoryski, la princesse Sapieha, Delacroix, Louis Blanc, qui a fait des déclarations superbes à Titine, dont Bignat s’est beaucoup moqué. Il y avait aussi d’Arpentigny, Duvernet et sa femme, d’Aure, etc., enfin Pauline et Viardot…[14].

Le 9 mai, déjà à Nohant, Mme Sand écrit à Mme Marliani : Je ne vous demande pas de vos nouvelles, j’en ai tous les jours par un mot de Chopin[15].

À Nohant, George Sand travailla comme toujours assidûment, elle terminait alors sa Lucrezia Floriani. Quant à la jeunesse, elle s’amusait et s’adonnait au sport, Mme Sand dit dans une de ses lettres inédites à Mme Marliani que, « debout au milieu du manège comme un vrai maître d’équitation, elle fait galoper Solange et Augustine… ».

Cette année, Nohant fut visité par la comtesse Laure Czosnowska[16], — amie de Chopin et de sa famille, — par Delatouche, par le comte Savary de Lancosme-Brèves[17], par Eugène Delacroix, professeur de Maurice, par. Eugène Lambert, par Victor de Laprade et Emmanuel Arago, et enfin par Louis Blanc. Comme toujours, on arrangea des parties de plaisir, et on entreprit des excursions dans les environs ; c’est ainsi qu’on alla, au mois de juin, en nombreuse compagnie aux courses de Mézières-en-Brenne, fondées par le Cercle hippique de Mézières. L’un des compagnons de cette partie de plaisir, qui laissa les plus joyeux souvenirs chez tous ceux qui y prirent part, fut Victor de Laprade. Il avait gagné tous les cœurs à Nohant, et surtout celui de Solange qui se querellait à tout propos avec lui, lui faisait mille agaceries et ne semblait pas insensible à ses prévenances. C’est à cet épisode que se rapporte une très longue et très intéressante lettre de George Sand à M. de Laprade dont nous devons citer la plus grande partie[18] :

Maintenant, causons d’autre chose, de vous, par exemple. Vous avez dû profiter de ces deux ou trois jours de chaleur qui viennent de passer et qui nous ont fait plaisir, parce qu’ils nous rappelaient la Brenne et ce joyeux épisode dont notre vie casanière et uniforme a été si gracieusement traversée. Vous avez dû barboter dans toutes les eaux dont vous êtes susceptible ; vous ne trouverez à Nohant ni fleuve, ni cours d’eau digne du nom de rivière, mais un ruisselet, un rio, comme disent nos paysans, l’Indre, que l’on enjambe pendant l’été, et qui, l’hiver, devient parfois large et impétueux comme le Rhône à Lyon. On ne croirait jamais cela à le voir dans son habit d’été. Il n’y a rien de si tranquille, de si humble, de si caché sous le feuillage, de si bon enfant quand il se promène, la canne à la main, à travers nos prés. C’est une baignoire de poche, mais elle est bien jolie, bien claire, courante, ombragée, avec des monticules de sable pour s’asseoir et fumer son cigare en voyant courir les goujons, des iris, des joncs et des demoiselles. Ah ! quelles demoiselles ! Vous en seriez fou et il y en a par milliers. Je ne parle pas des miennes. Celles qui voltigent sur l’Indre ont le corsage encore plus fin, des ailes d’or, d’azur, d’émeraude. Elles ne pincent ni n’égratignent, elles ne font aucun tort aux cravates, elles ne volent pas les lorgnons, elles ne cassent point les cannes. Elles fuient et reviennent sans cesse ; en cela elles sont femmes, mais elles ne mettent pas deux heures et demie à leur toilette[19]. Elles naissent et meurent, parées et splendides comme les lys des champs. Pour les approcher et les admirer sur les herbes du rivage, je me flanque souvent dans des trous, car l’Indre vous en a d’assez perfides, mais cela ne me corrige pas, je fais ce que vous ferez souvent dans votre vie, je m’enfonce et je risque de me noyer, ou je barbote dans la vase, le tout pour attraper des demoiselles qui se moquent de moi. Les naturalistes appellent ces beaux êtres agrillons. Quel vilain nom ! et comme le nom populaire est plus joli et plus poétique. Ce sont de vraies demoiselles du temps de Charles VII, avec leurs coiffures larges en bourrelet et leurs corsages longs et carrés. Mais j’ai remarqué, en les pourchassant, qu’elles avaient une grande prédilection pour les ronces et les orties. Encore un trait de caractère qui les rapproche de la jeune race féminine. Il faut se piquer et s’écorcher pour en approcher. Je parle de cela avec beaucoup de détachement, parce que je n’ai jamais été demoiselle ; j’ai toujours été garçon, c’est-à-dire bête, crédule et mystifié. C’est ce qui a fait le malheur de ma jeunesse et le bonheur de mon âge mûr. Mais comme il est insensé de sacrifier le plus beau temps de la vie, je ne pousse pas mes filles dans la même voie. Je les laisse se féminiser tant qu’elles veulent. Il y en a une que son intelligence conduira bien dans la vie et une autre que son cœur mènera droit en paradis…

Vous me faites bien grand plaisir en m’annonçant aussi votre hôte[20]. J’ai mille choses à lui dire et à lui demander sur la Brenne[21]. Savez-vous que dans la Vie à cheval[22] il y a deux ou trois chapitres sur les chasses qui sont charmants et qui ont l’air d’épisodes de Walter Scott. Quant aux faits, je vais lui demander la permission de lui en voler pour un roman, et j’ai quelque idée de faire le parfait gentilhomme dont je vous ai parlé. Mais n’en parlez à personne, on me le volerait et mon idée gâchée ne me plairait plus. J’allais faire un roman sur l’Irlande, l’hiver dernier, quand j’ai commencé à lire la Molly Maynires de P. Féval. Moi qui ne lis jamais de romans, c’était bien touché ! L’admiration m’a coupé la parole au bout de la plume.

J’ai pourtant commencé le Martin d’Eugène Sue. Jusqu’à présent, il y a de l’intérêt, des caractères tracés brutalement, comme toujours, mais avec une couleur forte et vraie. Scipion est très bien et ses paysans hideux sont d’une réalité désolante. Malheureusement le besoin d’événements et de drames grossiers, auxquels il sacrifia toujours, va le forcer bientôt à sortir de cette vérité de tons. Il voit les paysans avec une autre lorgnette que moi. Peut-être ceux qu’il a vus sont-ils laids comme ça. Je veux que vous examiniez ceux de la Vallée Noire, et vous reconnaîtrez que je n’ai pas été poète, mais tout bonnement juste dans la Mare au Diable. À propos de la Mare au Diable, je vous confesse notre ignorance. Personne ne peut me dire ce que c’est que Picciola et ce qu’on lui a fait à l’Académie. Est-ce qu’ils vont consigner dans les dictionnaires pour faire plaisir à Solange et à moi qu’on peut se priver dans les dialogues de l’imparfait du subjonctif ? J’espère que c’est assez causé et j’ai honte de vous envoyer une lettre qui coûtera plus de port qu’elle ne vaut. Si j’osais, je l’affranchirais, comme j’aurais payé cette voiture que nous avons fait attendre quatre heures à Nohant, à vos frais. Mais vous vous seriez fâché et je n’ai pas osé.

Bonsoir à vous et bonjour à votre jeune sœur qui est charmante, j’en suis sûre, à condition, disent mes petites pestes, que vous ne vous mêliez pas de son éducation. Il ne faudrait point, ajoute Solange, que vous vous en mêlassiez, que vous la taquinassiez, ni que vous l’embêtassiez. On vous attaque. Répondez. Vous avez bec et ongles. Toute à vous de cœur.

George Sand.

Si vous lisez Lucrezia Floriani, comme vous en avez l’intention, soyez averti d’avance que c’est très ennuyeux, surtout à lire par feuilletons. Je vous demande seulement une chose ; c’est de me dire si vous méprisez et détestez Lucrezia. C’est une étude pour moi, et je tiens à connaître l’impression du lecteur, de certains lecteurs, sans ménagements…[23]).

On voit que la gaieté et l’animation régnaient cet été à Nohant plus que jamais. Mais entre temps, les rapports entre Chopin et Maurice devinrent tout à fait hostiles, et enfin on en vint à des disputes ouvertes, il paraît que ce fut à cause d’Augustine. Nous n’avons pas dit encore les raisons qui amenèrent Mme Sand à prendre chez elle cette jeune parente et à l’adopter Le lecteur se souvient sans doute que Sophie Delaborde, la mère de George Sand, était d’extraction fort basse, et sur tout qu’elle appartenait par son éducation, ses relations et son entourage aux couches sociales les moins cultivées. L’une de ses cousines, Adèle Brault, une fille entretenue, s’était mariée avec un artisan. Sophie l’avait toujours secourue, mais il était défendu à la petite Aurore Dupin, par son aïeule, de jamais frayer avec elle même chez sa mère ; elle ne la revit qu’au chevet de mort de cette dernière. Adèle Brault avait une fille, Augustine. Cette jeune fille fréquenta souvent la maison de Mme Sand, dès son installation rue Pigalle : elle prenait part aux ébats de la jeunesse et se trouva être une charmante personne, attirant tous les cœurs par son caractère doux et égal, son enjouement et sa simplicité. Elle devint bientôt la favorite de toute la jeunesse et de Mme Sand. Cette dernière la prit souvent chez elle, à Paris, aussi bien qu’à Nohant[24], parce qu’Augustine avait ce qui manquait tant à Solange : une âme candide et aimante, et parce que son existence dans sa famille était par trop pénible. Sa mère, une femme grossière et inculte, ne pensait qu’à placer sa fille plus ou moins lucrativement, ou bien à tirer bénéfice de ses dons naturels, elle arrivait ainsi à commettre des actes sinon criminels, du moins parfaitement préjudiciables[25]. Augustine aimait la musique et travaillait sérieusement et consciencieusement, espérant plus tard gagner sa vie, soit en donnant des leçons, soit en se vouant à la carrière artistique. George Sand vit bientôt qu’Augustine n’avait ni le talent ni la santé nécessaires pour aborder le théâtre, mais elle lui donna de bons maîtres de musique pour la préparer à donner des leçons de piano. Puis voyant la triste existence d’Augustine et voulant la soustraire aux manèges indignes de sa mère, Mme Sand offrit de la prendre tout à fait chez elle comme fille adoptive. Mme Brault n’accepta pas tout de suite : comme toutes les personnes de son espèce, elle prétendit que cet arrangement s’accomplirait à son détriment, qu’elle y perdrait, mais lorsque Mme Sand promit de lui verser une certaine somme, soit annuelle, soit mensuelle, à titre de dédommagement, elle consentit, et une espèce de traité fut passé entre les Brault et Mme Sand. L’affaire ne se termina pas sans quelques nouvelles sorties grossières de la mère Brault. Néanmoins, au printemps de 1846, Augustine s’installa chez Mme Sand et, à sa grande joie et à celle de toute la famille, la suivit à Nohant. George Sand écrit à ce propos à son fils à Guillery :

… La mère Brault laisse Augustine parfaitement tranquille maintenant. Quand elle a vu que je lui tenais tête, elle en a pris son parti et lui a demandé pardon. Mais moi, je fais semblant d’être irritée…[26].

Mais à peine d’accord, les Brault, comme il est encore naturel aux individus de leur espèce, regrettèrent d’avoir cédé à « trop bon marché » et se mirent à soutirer à George Sand, sous différents prétextes, des sommes tantôt minimes, tantôt assez rondes. À peine quelques semaines après la lettre précitée, George Sand écrit, le 18 « juin, à Mlle de Rozières que « les Brault lui tirent encore de l’argent ». Mais fort heureusement, après quelques nouveaux pourparlers et quelques nouvelles admonestations de Mme Sand, ils la laissèrent en repos ainsi que leur fille.

Malheureusement, il y avait des personnes dans la famille même de Mme Sand, qui n’étaient pas bien disposées en faveur d’Augustine. Solange, qui dès son enfance traitait sa cousine du haut de sa grandeur, et, en sa qualité d’enfant gâtée, la tyrannisait un peu, la considérant comme une plébéienne, à côté de son aristocratique petite personne, se mit dès lors à la détester pour de bon, à la tirailler, à lui faire expier sa propre mauvaise humeur, enfin à la traiter avec une hostilité ouverte. Mme Sand s’efforça en vain de faire cesser ces discordes. Hélas ! cela ne servit qu’à amener des conflits entre elle et Chopin. Celui-ci avait rien moins que delà sympathie pour Augustine, il la haïssait franchement et prenait toujours le parti de Solange, eût-elle absolument tort, contre elle et Mme Sand. Quant à Maurice, autant par sympathie pour sa cousine que par inimitié pour Chopin, se mettait immédiatement en guerre pour Augustine et contre Chopin. Ces dissensions de famille déplorables et compliquées ne faisaient que s’envenimer de jour en jour ; elles prirent enfin un caractère tragique et rendirent la vie intime intolérable. Les Brault osèrent, plus tard, incriminer la pureté des relations de Maurice et d’Augustine ; ils dirent et imprimèrent qu’il y eut entre eux un roman protégé par Mme Sand. Mais George Sand le nia catégoriquement déclarant qu’elle avait « effectivement rêvé, en voyant l’amitié de Maurice pour Augustine, de les marier un jour, mais que, malheureusement, ces deux enfants, tout en s’aimant fraternellement, n’étaient nullement amoureux l’un de l’autre : se connaissant depuis leur enfance, ils ne voyaient l’un dans l’autre que des compagnons de jeux », d’autant plus que Maurice nourrissait alors un amour sans espoir pour une grande artiste[27]. Malheureusement encore il y eut des personnes bien plus proches que les Brault qui s’efforcèrent de calomnier ces relations fraternelles : elles portèrent un coup mortel non à la réputation irréprochable d’Augustine, mais au cœur maternel de Mme Sand[28]. Ceci arriva plus tard. Durant l’été de 1846, des disputes, des querelles, des explications, des réconciliations se succédèrent sans trêve. Chacun avait les nerfs surexcités. C’est ainsi que Mme Sand se décida brusquement à se séparer de sa vieille femme de chambre Françoise, dont elle avait fêté la noce avec pompe trois ans plus tôt. Cette rupture soudaine parut inexplicable à Chopin : tout changement dans le personnel de la maison lui semblait, grâce à sa sensibilité aiguisée, une vraie calamité[29]. Dans le cas présent, la disgrâce qui frappait ainsi « l’honnête Françoise » et le vieux jardinier Pierre parut à Chopin une chose inqualifiable, exorbitante, Françoise servant dans la maison depuis vingt et un ans, Pierre vivant au château depuis quarante ans, depuis la grand’mère de Mme Sand. Chopin crut qu’ils étaient les victimes d’Augustine et de Maurice. Il fait part à sa sœur qui avait connu à Nohant les deux vieux serviteurs de leur renvoi et il ajoute ironiquement : « Fasse le ciel, que les nouveaux plaisent davantage au jeune maître et à la cousine…[30]. » Quant à Mme Sand, elle s’étonnait de l’étonnement de Chopin. Dans sa lettre à Mlle de Rozières, datée du 18 juin, en déclarant de son côté qu’elle avait renvoyé sa vieille servante, elle ajoute :

Françoise m’a fait des scènes de poissarde. Chopin est effaré de ces actes tardifs de rigueur. Il ne conçoit pas qu’on ne supporte pas toute la vie ce qu’on a supporté vingt ans. Je dis, moi, que c’est parce qu’on l’a supporté vingt ans qu’on a besoin de s’en reposer… Il nous semble que ces « actes de rigueur » contre une femme à laquelle, il y avait deux ans à peine, Mme Sand avait dédié, dans des termes les plus touchants, le roman de Jeanne et qu’elle appelait son « ange », ne furent que l’expression d’une tension de nerfs et d’une irritation, qui s’étaient accrues après une longue suite de désagréments et de chagrins d’un tout autre ordre.

En automne, on entreprit de nouveau une série d’excursions. On alla à Châteauroux reconduire Delacroix et rencontrer Emmanuel Arago ; on visita les bords de la Creuse. Puis on s’amusa à arranger à Nohant des tableaux vivants, à se costumer, à jouer des charades et de petits ballets improvisés Ceux-là prirent peu à peu le caractère de vraies pièces de théâtre improvisées, dans le genre de la commedia dell’arte et furent l’origine de ce théâtre de Nohant, qui tint une si grande place dans l’œuvre de George Sand. Elle-même raconte ainsi comment ces petits ballets prirent naissance, dans son article sur les Marionnettes de Nohant, qui fait partie de ses Dernières Pages :

… Le tout avait commencé par la pantomime, et ceci avait été de l’invention de Chopin ; il tenait le piano et improvisait, tandis que les jeunes gens mimaient des scènes et dansaient des ballets comiques. Je vous laisse à penser si ces improvisations admirables ou charmantes montaient la tête et déliaient les jambes de nos exécutants. Il les conduisait à sa guise et les faisait passer, selon sa fantaisie, du plaisant au sévère, du burlesque au solennel, du gracieux au passionné. On improvisait des costumes, afin de jouer successivement plusieurs rôles. Dès que l’artiste les voyait paraître, il adaptait merveilleusement son thème et son accent à leur caractère. Ceci se renouvela durant trois soirées et puis le maître partant pour Paris, nous laissa tout excités, tout exaltés et décidés de ne pas laisser perdre l’étincelle qui nous avait électrisés…

On faisait prendre part à ces pantomimes, généralement exécutées par Solange, Augustine, Maurice et Lambert, les hôtes séjournant à Nohant, tels que Louis Blanc et Emmanuel Arago. Ce dernier fut tellement entraîné par ce courant de gaieté que toutes ses lettres écrites après son départ de Nohant sont pleines d’allègres souvenus et d’allusions drolatiques, adressées à la reine et la saltimbanque, ainsi qu’aux autres personnages de ces charades en actions. Ce séjour d’Arago à Nohant, en 1846, trouva son écho dans la dédicace du roman de Piccinnino, que George Sand écrivait alors, et qui parut l’année suivante portant en tête :

À mon ami Emmanuel Arago,
Souvenir d’une veillée de famille.

Louis Blanc, à son tour, garda longtemps le souvenir de ces soirées de Nohant, et nous retrouvons dans ses lettres de 1847-48, au beau milieu de la tourmente révolutionnaire, des allusions à Mlle Galley et Mlle de Graffenried ! — c’étaient les noms que portait Solange et Augustine dans l’une de ces pantomimes et qu’il continua à leur donner dans ses lettres et ses causeries[31].

D’autre part, ces relations plus suivies et plus amicales avec l’auteur de l’Histoire de la Révolution, dont le premier volume parut l’automne suivant, eurent pour résultat l’article de George Sand sur cet ouvrage, publié dans le Siècle le 7 novembre 1847. Nous avons dit plus haut que l’article sur l’Histoire de dix ans fut écrit en 1845. Les causeries avec Louis Blanc et la lecture de son ouvrage sur la Révolution de 1789 suggérèrent, de plus, à Mme Sand le projet de faire un roman se passant à cette époque. Mais la Révolution de février 1848 arrêta ce projet et ce ne fut qu’en 1868 que Mme Sand le mit à exécution en écrivant Nanon. Or, le roman commencé en 1847[32] n’eut qu’un chapitre paru en 1851 dans la Politique nouvelle sous le titre de Monsieur Rousset ; dans les Œuvres complètes il fait partie du volume de Simon.

Donc l’été et l’automne de 1846 semblent avoir été un temps de ris et de jeux. Ils furent en même temps pleins d’amertumes, de discordes et de disputes domestiques. Et au commencement de cet été survinrent des incidents qui changèrent de fond en comble l’état de choses durant depuis des années et préparèrent le terrain pour l’épilogue tragique de l’année suivante.

George Sand le dit elle-même dans l’Histoire de ma vie, sans dater son récit, racontant comme toujours les faits selon leur lien intérieur et logique, sans aucune allusion chronologique. Mais il nous est possible de rattacher ces remarques générales, ces vagues développements et ces morceaux d’histoire intime, qui se suivent dans sa biographie, à des faits exacts, des dates et des personnes, en les confrontant avec les lettres précitées de Chopin à ses parents, les lettres de George Sand à Mme Iedrzeiewicz et ses lettres inédites à d’autres personnes, ainsi qu’avec tout ce que nous savons par ce qui précède et enfin avec une œuvre de George Sand, ayant une valeur biographique. En confrontant tous ces documents le lecteur acquerra’ la certitude que la page de l’Histoire, que nous citons plus loin, se rapporte à des accidents arrivés en l’été de 1846. (Empressons-nous de dire que pour des raisons de narration nous sommes obligé d’intervertir l’ordre des trois passages de George Sand que nous donnons ici.)

Nohant lui était devenu antipathique, son retour, au printemps, l’enivrait encore quelques instants. Mais dès qu’il se mettait au travail, tout s’assombrissait autour de lui…

(Viennent les lignes se rapportant à la manière de travailler de Chopin que nous avons citées dans le chap. ii.)

J’avais eu longtemps l’influence de le faire consentir à se fier à ce premier jet de l’inspiration. Mais quand il n’était plus disposé à me croire, il me reprochait doucement de l’avoir gâté et de n’être pas assez sévère pour lui. J’essayais de le distraire, de le promener…

(Puis viennent les lignes qui se rapportent aux courses aux bords de la Creuse, citées dans le chapitre v.)

Mais il n’était pas toujours possible de le déterminer à quitter ce piano qui était bien plus souvent son tourment que sa joie, et peu à peu il témoigna de l’humeur quand je le dérangeais. Je n’osais pas insister. Chopin fâché était effrayant, et comme avec moi il se contenait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir.

Ma vie, toujours active et rieuse à la surface, était devenue intérieurement plus douloureuse que jamais. Je me désespérais de ne pouvoir donner aux autres ce bonheur auquel j’avais renoncé pour mon compte, car j’avais plus d’un sujet de profond chagrin contre lequel je m’efforçais de réagir.

L’amitié de Chopin n’avait jamais été un refuge pour moi dans la tristesse. Il avait bien assez de ses propres maux à supporter. Les miens l’eussent écrasé, aussi ne les connaissait-il que vaguement et ne les comprenait-il pas du tout. Il eût apprécié toutes choses à un point de vue très différent du mien. Ma véritable force me venait de mon fils, qui était en âge de partager avec moi les intérêts les plus sérieux de la vie et qui me soutenait par son égalité d’âme, sa raison précoce et son inaltérable enjouement. Nous n’avons pas, lui et moi, les mêmes idées sur toutes choses, mais nous avons ensemble de grandes ressemblances d’organisation, beaucoup de mêmes goûts et de mêmes besoins, en outre un lien d’affection naturelle si étroit qu’un désaccord quelconque entre nous ne peut durer un jour et ne peut tenir à un moment d’explication tête à tête. Si nous n’habitons pas le même enclos d’idées et de sentiments, il y a du moins une grande porte toujours ouverte au mur mitoyen, celle d’une affection immense et d’une confiance absolue.

À la suite des dernières rechutes du malade, son esprit s’était assombri extrêmement et Maurice, qui l’avait tendrement aimé jusque-là[33], fut blessé tout à coup par lui d’une manière imprévue pour un sujet futile. Ils s’embrassèrent un moment après, mais le grain de sable était tombé dans le lac tranquille, et peu à peu les cailloux y tombèrent un à un. Chopin fut irrité souvent sans aucun motif et quelquefois irrité injustement contre de bonnes intentions. Je vis le mal s’aggraver et s’étendre à mes autres enfants, rarement à Solange, que Chopin préférait, par la raison qu’elle seule ne l’avait pas gâté ; mais à Augustine avec une amertume effrayante et à Lambert même qui n’a jamais pu deviner pourquoi. Augustine, la plus douce, la plus inoffensive de nous, à coup sûr, en était consternée. Il avait été d’abord si bon pour elle ! Tout cela fut supporté ; mais enfin, un jour, Maurice, lassé de coups d’épingles, parla de quitter la partie. Cela ne pouvait pas et ne devait pas être. Chopin ne supporta pas mon intervention légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l’aimais plus.

Quel blasphème, après ces huit années de dévouement maternel ! Mais le pauvre cœur froissé n’avait pas conscience de son délire. Je pensais que quelques mois passés dans l’éloignement et le silence guériraient cette plaie et rendraient l’amitié calme, la mémoire équitable…

Immédiatement après ces lignes, George Sand dit : « Mais la Révolution de février arriva et… » et ainsi de suite, comme si l’incident à propos de Maurice s’était produit juste avant les journées de février. Ce n’est qu’une rencontre toute fortuite dans un même passage, dans une même ligne, de deux faits séparés par presque deux années de distance, car nous savons que la querelle entre Chopin et Maurice n’eut pas lieu à la veille de la Révolution de février, ou même dans l’été de 1847, mais bien réellement au commencement de l’été 1846. Relisons un autre passage de l’Histoire (précédant celui-là, venant immédiatement après les lignes citées dans le chapitre v et peignant les exigences outrées de Chopin par rapport à la « nature humaine », les « engouements et désillusions » qui en résultaient, sa sensibilité extrême par rapport à toute chose grossière ou inélégante, à toute ombre, toute tache chez les personnes qu’il fréquentait).

On a prétendu que dans un de mes romans j’avais peint son caractère avec une grande exactitude d’analyse. On s’est trompé, parce que l’on a cru reconnaître quelques-uns de ses traits, et procédant par ce système, trop commode pour être sûr, Liszt lui-même dans une Vie de Chopin un peu exubérante de style, mais remplie cependant de très bonnes choses et de très belles pages, s’est fourvoyé de bonne foi.

J’ai tracé dans le Prince Karol le caractère d’un homme déterminé dans sa nature, exclusif dans ses sentiments, exclusif dans ses exigences.

Tel n’était pas Chopin. La nature ne dessine pas comme l’art, quelque réaliste qu’il se fasse. Elle a des caprices, des inconséquences, non pas réelles probablement, mais très mystérieuses. L’art ne rectifie ces inconséquences que parce qu’il est trop borné pour les rendre.

Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques que Dieu seul peut se permettre de créer et qui ont leur logique particulière. Il était modeste par principe et doux par habitude, mais il était impérieux par instinct et plein d’un orgueil légitime qui s’ignorait lui-même. De là des souffrances qu’il ne raisonnait pas et qui ne se fixaient pas sur un objet déterminé.

D’ailleurs, le prince Karol n’est pas artiste. C’est un rêveur et rien de plus ; n’ayant pas de génie, il n’a pas les droits du génie. C’est donc un personnage plus vrai qu’aimable, et c’est si peu le portrait d’un grand artiste que Chopin, en lisant le manuscrit chaque jour sur mon bureau, n’avait pas eu la moindre velléité de s’y tromper, lui si soupçonneux pourtant !

Et cependant, plus tard, par réaction, il se l’imagina, m’a-t-on dit. Des ennemis (j’en avais auprès de lui qui se disaient ses amis, comme si aigrir un cœur souffrant n’était pas un meurtre), des ennemis lui firent croire que ce roman était une révélation de son caractère. Sans doute, en ce moment-là, sa mémoire était affaiblie : il avait oublié le livre, que ne l’a-t-il relu !

Cette histoire était si peu la nôtre ! Elle en était tout l’inverse. Il n’y avait entre nous ni les mêmes enivrements, ni les mêmes souffrances. Notre histoire, à nous, n’avait rien d’un roman ; le fond en était trop simple et trop sérieux pour que nous eussions jamais eu l’occasion d’une querelle l’un contre l’autre, à propos l’un de l’autre !…

Puis viennent les lignes citées au chapitre v et que nous devons reprendre ici :

… Nous ne nous sommes donc jamais adressé un reproche mutuel, sinon une seule fois, qui fut, hélas ! la première et la dernière. Une affection si élevée devait se briser et non s’user dans ces combats, indignes d’elle. Mais si Chopin était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l’obligeance et la déférence en personne, il n’avait pas pour cela abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m’entouraient. Avec eux l’inégalité de son âme tour à tour généreuse et fantasque se donnait carrière, passant toujours de l’engouement à l’aversion et réciproquement.

Rien ne paraissait, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance. Du moins telle fut sa réserve pendant sept ans, que moi seule put les deviner, les adoucir et en retarder l’explosion.

Pourquoi une combinaison d’événements en dehors de nous ne nous éloigna-t-elle pas l’un de l’autre avant la huitième année

Cette huitième année de leur vie commune ce fut bien l’année 1846.

Pour bien comprendre et pour apprécier à sa juste valeur le troisième passade de l’Histoire de ma vie, précédant ces deux extraits, il est indispensable de le confronter avec l’exposition du moment décisif de la lutte entre le héros et l’héroïne de la Lucrezia Floriani. Nous devons noter que ce roman commença à paraître dans le Courrier français le 25 juin 1846 et fut terminé la même année. Donc l’épisode réel décrit dans le chapitre xxix du roman et dans l’Histoire de ma vie, avait dû avoir lieu avant que la fin du manuscrit fût envoyée à l’impression, c’est-à-dire au commencement de l’été. Nous avons même tout lieu de croire que le fait réel se rapporte à la veille de l’anniversaire de Maurice, c’est-à-dire le 29 juin

Nous osons réfuter absolument et catégoriquement l’assertion de George Sand de n’avoir nullement tracé le caractère de Chopin dans la personne du prince Karol et que ceux qui le croient « se fourvoient de bonne foi ». Ce sont les auteurs, souvent de très bonne foi, qui se fourvoient par rapport à leurs œuvres, à leur signification, leur valeur, leurs défauts et leurs qualités. Et puis « qui s’excuse, s’accuse ».

Il est certain que George Sand n’avait point décrit dans la Lucrezia Floriani son roman vécu avec Chopin, ni ses propres actes, ni les raisons qui, en réalité, amenèrent la discorde, le refroidissement et la rupture. Ils se « fourvoient » donc effectivement ceux qui cherchaient et qui cherchent dans ce roman des faits réellement arrivés. Ceux qui croient et écrivent que ce roman fut l’une des causes de la rupture entre George Sand et Chopin, s’abusent plus encore : Lucrezia Floriani, c’est la conclusion, c’est la réflexion qui suit tout conflit sentimental, tout roman vécu, lorsque tout devient clair, lorsqu’il n’y a plus rien de cette brume rosée ou bleuâtre qui enveloppe tout de son voile enchanteur, et que les rêves poétiques cèdent la place à la critique sobre, prosaïque et pleine de raison. Est-ce sciemment ou inconsciemment que George Sand prit pour objet de son analyse le caractère de Chopin ou plutôt un caractère semblable à celui de Chopin ? Il importe peu, le fait est là. Le nier, c’est nier l’impression du lecteur qui n’a point à juger les intentions de l’auteur, mais son œuvre. Celui qui a attentivement suivi notre récit de la vie de George Sand, pourra moins qu’un autre se défendre contre les analogies, il sera frappé des traits de ressemblance qui s’imposeront à son esprit et à sa mémoire.

George Sand a certainement raison de dire que l’art n’est pas la vie, que ses moyens de créer les êtres, d’établir les caractères sont très différents, moins complexes, plus rectilignes.

Mais on peut dire d’une œuvre d’art ce que Tolstoï dit des rêves : « Comme dans tous les rêves, tout fut faux dans ce rêve, hormis le sentiment qui l’avait évoqué. » Dans une œuvre d’art tout peut être fantastique et autre que dans la réalité. Les actes des personnages et les lieux où ces actes se passent ; les noms et l’ordre chronologique des faits ; le degré d’intensité du coloris général et des sentiments particuliers des héros ; la proportion gardée entre leurs grands défauts et leurs faibles vertus, tout cela n’est certes pas servilement copié sur nature. Mais la source ou le noyau, dont découle ou se forme toute l’œuvre, est vrai. Dans Lucrezia, ce noyau vrai, c’est la différence des natures de George Sand et de Chopin, et notamment (George Sand a beau le nier), l’exclusivisme du prince Karol.

Lucrezia Floriani n’est certes pas l’histoire vraie de la romancière et du grand musicien, pourtant ce n’est pas parce que « Karol, n’ayant pas de génie, n’aurait pas les droits du génie », ou parce qu’il n’aurait point ressemblé à Chopin, mais bien parce que Lucrezia elle-même est bien moins une femme de génie dans le roman écrit qu’elle ne le fut dans le roman vécu. Grâce à cela il y a dans le roman bien moins de raisons et de causes qui doivent amener des discordes et des conflits qu’il n’y en eut dans la vie réelle. Elles sont toutes simplifiées et ramenées à cette unique synthèse : un amour exclusif, une jalousie rétrospective de Karol pour le passé de Lucrezia, qui a quatre enfants de quatre pères différents et maint autre « souvenir ». Dans l’histoire réelle le nombre de ces causes et de ces raisons était légion, elles provenaient toutes d’une façon de vivre et d’une éducation différentes. C’est là le thème caché et vrai du roman, un thème développé magistralement, mais c’est justement à cause de cette maestria, qu’en dépit des efforts de l’auteur à déguiser la réalité, ce thème se laisse deviner. C’est comme une géniale « sonate en forme de variations », ou une symphonie où le compositeur « varie le thème », avec un art inimitable, nous le présente sous différents aspects, mais chaque amateur de musique, sans même être très versé dans le contrepoint, le reconnaît néanmoins immédiatement.

Or, en dehors de cette analogie des données générales dans les deux romans, — vécu et écrit, — il existe entre Chopin et le héros de George Sand tant de ressemblance que la comparaison s’impose.

1° Karol ne compose ni nocturnes, ni mazurkas, mais ce n’est certes pas un homme ordinaire, et Lucrezia (qui ne pouvait savoir qu’elle écrirait plus tard son Histoire où elle assurerait que « le prince Karol n’est pas artiste »), dit carrément à son ami Salvator Albani : C’est une nature d’artiste.

2° Il est très curieux aussi qu’aucun des défenseurs et des amis de George Sand qui la crurent sur parole, et qu’aucun de ses ennemis, qui l’attaquèrent à cause de Chopin, ne remarqua que Karol est un nom polonais, c’est Charles en polonais. Le prince Karol, quoiqu’il porte le nom allemand de Roswald, est un Polonais, un Slave. On peut arguer que « cela ne veut rien dire », — c’est un petit trait qu’il faut noter !

3° Karol n’est ni un génie, ni, dit-on, un artiste, et surtout il n’est pas musicien, oh ! que non. Mais voici qui est étrange : lorsqu’il tombe malade au bord d’un lac (ne faudrait-il pas lire : au bord de la Méditerranée ?), qu’il divague, que tout ce qui l’entoure apparaît à son imagination morbide sous un aspect fantastique et que tous les sons et toutes les images arrivent transformés à son cerveau, — il lui semble alors que l’une des fillettes de Lucrezia, au lieu de parler, ne fait que chanter du Mozart et l’autre du Beethoven ! Il est tout à fait musicien ce prince polonais-là !

4° Karol n’est point Chopin, mais lorsqu’il fait connaissance de Lucrezia, il a juste six ans de moins qu’elle.

5° Lucrezia n’est point une romancière, c’est une actrice (néanmoins elle écrit aussi, tantôt un drame, tantôt une comédie !). Elle n’écrit point de lettre à l’ami du prince Karol, et cet ami ne s’appelle pas le comte Albert (Grzymala), mais bien le comte (Salvator) Albani, mais… mais elle s’empresse de lui raconter l’histoire de ses entraînements passés, avec la même loyauté que Mme Sand. Elle sait que Karol en outre a eu un premier amour, une fiancée, qu’il fut « inconsolable » en la perdant, c’est pour cela qu’elle croit — tout comme Mme Sand dans sa lettre à Grzymala — que Karol peut n’éprouver pour elle qu’un entraînement passager.

Lucrezia s’aperçoit qu’elle et le prince sont aussi dissemblables que le feu et l’eau. Lui est un aristocrate, par sa naissance, ses instincts, elle une plébéienne ; c’est un juste, elle une pécheresse ; elle est pleine de condescendance pour les faiblesses humaines, lui exige la perfection absolue et ne peut pardonner une seule tache, une seule ombre ; lorsque Karol apprendra son histoire, il sera épouvanté, elle en est sûre. Mais elle ne veut pas qu’il s’abuse sur son compte, et elle raconte sa vie à l’ami de Karol, Albani, un autre Grzymala, qui connaît à fond son ami et le surveille avec une tendresse paternelle.

Écoute, dit Lucrezia à Salvator, j’ai eu des entraînements violents, aveugles, coupables, je ne le nie pas, mais ce n’étaient pas des caprices. On appelle ainsi une intrigue de plaisir qui dure huit jours. Mais il y a aussi des passions de huit jours !… Peut-être aurais-je mieux fait d’être galante que d’être passionnée. Je n’aurais nui qu’à moi-même, au lieu que ma passion a brisé d’autres cœurs que le mien.

Mais on n’échappe pas à la destinée : au bout de quelques semaines, pendant lesquelles Lucrezia se dévoue à soigner le prince malade (cela ne se passe certainement pas à Majorque, mais aux bords du lac Iséo), elle devient sa maîtresse.

6° Pourquoi, dit l’auteur du roman (croyant fermement qu’il ne parle ni de Chopin ni de Mme Sand), pourquoi cette femme qui n’était plus très jeune, ni très belle, dont le caractère était précisément l’opposé du sien, dont les mœurs imprudentes, les dévouements effrénés, la faiblesse du cœur et l’audace d’esprit semblaient une violente protestation contre tous les principes du monde et de la religion officielle, pourquoi enfin la comédienne Floriani avait-elle, sans le vouloir et sans même y songer, exercé un tel prestige sur le prince de Roswald ? Comment cet homme si beau, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il inopinément et presque sans combat sous l’empire d’une femme usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l’égard de celles qu’il respectait le plus, crédule jusqu’au fanatisme, à l’égard de celles qu’il avait toujours niées et qu’il devait nier toujours ?…

Aucun des biographes de George Sand n’a jamais exprimé avec autant de force l’antithèse des deux natures. En lisant ces lignes le lecteur n’a qu’à faire un bien faible effort de mémoire pour repasser mentalement les années vécues rue Pigalle, au square d’Orléans et à Nohant.

7° Le plus rayonnant bonheur règne d’abord entre les deux amants, bonheur d’autant plus sublime et plus exalté que le prince Karol apparaît an commencement du roman comme un être pur, idéal, angélique, enthousiaste, vivant dans le monde des rêves, se refusant à voir tout ce qui est bas et obscur.

… C’était une adorable nature d’esprit que la sienne, dit l’auteur. Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes les grâces de l’adolescence réunies à la gravité de l’âge mûr. Il resta délicat de corps comme d’esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté charmante, une physionomie exceptionnelle qui n’avait, pour ainsi dire, ni âge ni sexe. Ce n’était point l’air mâle et hardi d’un descendant de cette race d’antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer ; ce n’était point non plus la gentillesse efféminée d’un chérubin couleur de rose. C’était quelque chose comme ces créatures idéales, que la poésie du moyen âge faisait servir à l’ornement des temples chrétiens ; un ange, beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme, comme un jeune dieu de l’Olympe, et pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée. C’était là le fond de son être. Rien n’était plus pur et plus exalté en même temps que ses pensées ; rien n’était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement dévoué que ses affections…[34].

8° Par sa nature et par son éducation, le prince Karol était porté à mener une existence exclusive, renfermée, s’abstenant de toute sociabilité. Dans ses croyances religieuses, morales et politiques il tenait fermement à la division de l’humanité en deux parties inégales : une minorité d’élus, — les justes dans le ciel, les gens nobles, instruits, honnêtes, recherchés dans leur mise et dans leurs mœurs sur la terre, et la vile multitude, — la foule des pécheurs aux enfers, la foule des hommes malpropres, grossiers, vicieux et ignorants, sur la terre. Il ne pouvait vivre qu’avec les premiers et se détournait avec dégoût des seconds.

Les âmes naturellement bonnes et généreuses qui tombent dans cette erreur en sont punies par une éternelle tristesse…

Donc Karol était, dès son enfance, incliné à la mélancolie.

Karol n’avait point de petits défauts. Il en avait un seul, grand, involontaire et funeste, l’intolérance de l’esprit. Il ne dépendait pas de lui d’ouvrir ses entrailles à un sentiment de charité générale pour élargir son jugement à l’endroit des choses humaines. Il était de ceux qui croient que la vertu est de s’abstenir du mal, et qui ne comprennent pas ce que l’Evangile, qu’ils professent strictement d’ailleurs, a de plus sublime, cet amour du pécheur repentant qui fait éclater plus de joie au ciel que la persévérance de cent justes, cette confiance au retour de la brebis égarée ; en un mot, cet esprit même de Jésus, qui ressort de toute sa doctrine et qui plane sur toutes ses paroles : à savoir que celui qui aime est plus grand, lors même qu’il s’égare, que celui qui va droit par un chemin solitaire et froid…

Tous ces détails qui servent à nous peindre la personne du prince Karol, toute cette exposition de ses croyances et de ses idées, peuvent paraître une superfétation dans le roman écrit. Mais dans le roman vécu c’est justement ces idées, ces croyances, cette manière de Chopin de traiter les faits de la vie réelle qui creusèrent, peu à peu, un gouffre entre lui et Mme Sand.

9° Lucrezia, à l’instar de l’auteur de l’Histoire de ma vie, dit au comte Albani :

Je connais ses principes et ses idées d’après ce que tu m’en dis tou les jours ; car, quant à lui, je dois avouer qu’il ne m’a jamais fait de morale.

Mais tout comme Mme Sand, elle sait parfaitement combien leurs principes et leurs idées étaient dissemblables, combien cette dissemblance créait à tout moment une différence dans leur manière de juger les choses.

Dans le roman, voici le fait qui éveille le plus grand mécontentement du prince Karol :

« Lucrezia s’inquiéta en entendant dire que Boccaferri, un pauvre artiste qu’elle avait sauvé plusieurs fois des désastres de la misère, quoiqu’elle n’eût jamais eu pour lui le moindre amour, ni la plus légère velléité d’engouement, était retombé dans un état de gêne et de privation. » Elle s’empresse de venir au secours de son ex-camarade, ce qui pousse Karol à un accès de mécontentement profond, presque de jalousie. N’est-ce pas une irritation toute semblable qui perce dans la lettre de Chopin à ses parents, écrite en l’automne de 1845, citée en partie plus haut[35] ? Il critiquait ces continuels secours pécuniaires de Mme Sand à Leroux. Il ne voyait pas d’un œil plus favorable l’aide pécuniaire qu’elle prêtait à Bocage, dont le nom même ressemble à Boccaferi.

10° Autre trait de ressemblance entre Chopin et le prince Karol. On sait qu’à part ses parents et ses sœurs Chopin n’aima jamais que trois ou quatre de ses camarades d’école et de jeunesse. En présence de tous les autres, des nombreux amis mondains ou artistes, il se dérobait, cachait son moi intime derrière un mur infranchissable d’amabilité, de politesse et d’agréable causerie mondaine. Mme Sand raconte dans l’Histoire de ma vie comment, après une soirée passée dans quelque salon à charmer tout le monde par son jeu enchanteur, ses pantomimes et ses allègres disputes avec les jeunes filles, à peine revenu à la maison, Chopin semblait ôter avec son frac toute cette gaieté superficielle et passait des nuits blanches, en proie à mille tristesses. Lenz, Liszt, Marmontel, Schulhof, Hiller et d’autres après eux, soulignent dans leurs souvenirs combien l’être intime de Chopin était inaccessible, sous des dehors de l’amabilité la plus charmante. Niecks assure catégoriquement que Chopin se laissait lien plus aimer qu’il n’aimait lui-même ses amis[36] ; que fort souvent il avait pour les absents de tout autres paroles que pour les présents, et que son cœur était fermé même pour les plus intimes amis à l’exception de trois ou quatre[37]. L’auteur de Lucrezia Floriani écrit à propos du prince Karol : Mais cet être n’avait pas assez de relations avec ses semblables. Il ne comprenait que ce qui était identique à lui-même, sa mère dont il était un reflet pur et brillant ; Dieu, dont il se faisait une idée étrange appropriée à sa nature d’esprit, et enfin une chimère de femme qu’il créait à son image et qu’il aimait dans l’avenir sans la connaître. Le reste n’existait pour lui que comme une sorte de rêve fâcheux auquel il essayait de se soustraire en vivant seul au milieu du monde. Toujours perdu dans ses rêveries, il n’avait point le sens de la réalité. Enfant, il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se blesser ; homme, il ne pouvait se trouver en face d’un homme différent de lui sans se heurter douloureusement contre cette contradiction vivante. Ce qui le préservait d’un antagonisme perpétuel, c’était l’habitude volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de ne pas entendre ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses yeux comme des espèces de fantômes et, comme il était d’une politesse charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui n’était chez lui qu’un froid dédain, voire une aversion insurmontable *. Il est fort étrange qu’avec un semblable caractère le jeune prince pût avoir des amis. Il en avait pourtant qui l’aimaient ardemment et qui se croyaient aimés de lui. Lui-même pensait les aimer beaucoup, mais c’était avec l’imagination plutôt qu’avec le cœur. Il se faisait une haute idée de l’amitié et, dans l’âge des premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient jamais d’opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord formel…

Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation et de sa grâce naturelle, qu’il avait le don de plaire, même à ceux qui ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur ; la faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des femmes ; la culture abondante et facile de son esprit, l’originalité douce et flatteuse de sa constitution lui gagnaient l’attention des hommes éclairés. Quant à ceux qui étaient d’une trempe moins fine, ils aimaient son exquise politesse, et ils y étaient d’autant plus sensibles qu’ils ne concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce fût l’exercice d’un devoir et que la sympathie y entrât pour rien. Ceux-là, s’ils eussent pu le pénétrer, auraient dit qu’il était plus aimable qu’aimant ; et en ce qui les concernait, c’eût été vrai. Mais comment eussent-ils deviné cela, lorsque ses rares attachements étaient si vifs, si profonds et si peu récusables ?

Ainsi donc, on l’aimait toujours, sinon avec la certitude, du moins avec l’espoir d’être payé de quelque retour…

Dans le détail de la vie, Karol était d’un commerce plein de charmes. Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce inusitée, et quand il exprimait sa gratitude, c’était avec une émotion profonde qui payait l’amitié avec usure[38]. Même dans sa douleur, qui semblait éternelle, et dont il ne voulait pas prévoir la fin, il portait un semblant de résignation, comme s’il eût cédé au désir que Salvator éprouvait de le conserver à la vie…

11° Outre le trait commun à Chopin et au prince Karol, — l’intolérance morale, — tous deux cherchent la perfection absolue ou plutôt l’absolu ici-bas et sont incapables d’accepter la réalité.

Il est curieux de comparer le passage de l’Histoire cité p. 447 avec ce passage de Lucrezia :

Elle avait beaucoup parlé à Karol de choses réelles pour la première fois… Mais il est des thèses que l’esprit accepte sans qu’elles s’emparent du cœur. Karol sentait que la Floriani venait de faire un sage plaidoyer en faveur de la tolérance et en vue de la réhabilitation de la nature humaine. Il n’en était pas moins révolté de la réalité et incapable d’accepter les travers humains avec un autre sentiment que celui de la politesse, cette générosité perfide qui laisse le cœur froid et les répugnances victorieuses. Il eût fallu à la Floriani, selon lui, un milieu plus digne d’elle, c’est-à-dire un milieu tel qu’il n’en existe pour personne… une gloire moins chèrement acquise, sans cesser d’être aussi brillante, et surtout un père (lisons : une mère) plus distingué, plus poétique[39], sans cesser d’être un pêcheur de truites. Il n’avait point le sens aristocratique étroit et aimait cette origine rustique, cette chaumière natale… mais un paysan de poème ou de théâtre, un montagnard de Schiller ou de Byron lui eût été nécessaire pour mettre à cet égard son esprit à l’aise. Il n’aimait pas Shakespeare sans de fortes restrictions : il trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai[40]. Il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissent dans l’ombre les pauvres détails de l’humanité ; c’est pourquoi il parlait peu et n’écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine élévation[41]. Et puis la Floriani parlant d’elle-même lui avait fait encore beaucoup de mal. Elle avait prononcé des mots qui l’avaient brûlé comme un fer rouge… elle avait peint les mœurs de ses pareilles avec une terrible vérité. Elle avait raconté ses premiers amours et nommé elle-même son premier amant. Karol aurait voulu qu’elle n’en eût pas seulement l’idée, qu’elle ignorât que le mal existe ici-bas, ou qu’elle ne s’en souvînt pas en lui parlant. Enfin il aurait voulu, pour compléter la somme de ses exigences fantastiques, que sans cesser d’être la bonne, la tendre, la dévouée, la voluptueuse et la maternelle Lucrezia, elle fût la pâle, l’innocente, la sévère et la virginale Lucie. Il n’eût demandé que cela, ce pauvre amant de l’impossible…

12° Il ne faut point voir Chopin dans la personne du prince’ Karol, nous dit-on, mais nous lisons dans la lettre de Mme Sand à Maurice, datée du 3 mai 1846, « qu’à ce moment, c’est le capitaine d’Arpentigny qui est sa bête noire… » tout comme antérieurement nous avons constaté maintes fois sa répulsion pour tels autres amis de Mme Sand. Rappelons-nous la lettre de Mlle de Rozières à propos des personnes qui « peuplaient la maison avant le règne de Chopin » et de son courroux contre ces personnes. Voici maintenant ce que nous lisons dans la Lucrezia Floriani :

Les anciens amis accoururent ; il y en eut de toutes sortes… Aucun ne causa le plus léger motif de jalousie à Karol ; tous fuient l’objet de sa mortelle jalousie et de son irréconciliable aversion. La Floriani combattit avec bravoure, pour préserver la dignité de ceux qui méritaient des égards. Elle en abandonna, en riant, quelques-uns à la férule de Karol et se préserva du plus grand nombre. Elle ne voulut pourtant pas être lâche et chasser pour lui complaire des êtres malheureux et dignes d’intérêt et de pitié. Il lui en fit des crimes irrémissibles…

13° Dans l’une de ses lettres, la demoiselle de Rozières raconte, comme nous l’avons vu, de quels soins Chopin entourait Mme Sand lorsqu’elle était malade.

Nous avons vu aussi Chopin écrire à Mme Sand : « Ne souffrez pas, ne souffrez pas. » Il s’efforce de la préserver d’un voyage par un temps froid, craint qu’elle ne reste toute seule à Nohant, privée des soins de sa fille, enfin il se tourmente de mille manières à propos de sa santé, de son bien-être, de son confort, de son repos. Et dans Lucrezia nous lisons :

Si par hasard la Floriani, accablée de fatigue et de chagrin, ne parvenait point à cacher ce qu’elle souffrait, Karol, rendu tout à coup à sa tendresse pour elle, oubliait sa mauvaise humeur et s’inquiétait avec excès. Il la servait à genoux, il l’adorait dans ces moments-là plus encore qu’il ne l’avait adorée dans leur lune de miel. Que ne pouvait-elle dissimuler !… Il se fût oublié pour elle, car ce féroce égoïste était le plus dévoué, le plus tendre des amis lorsqu’il voyait souffrir…

14° Il nous est défendu de reconnaître Chopin dans le prince Karol d’après « certains traits de ressemblance », et nous devons toujours ne pas oublier que « procéder ainsi serait un système trop commode pour être sûr », mais il n’y a qu’à comparer la page 466 de l’Histoire de ma vie citée plus haut[42] et la lettre de Mme Sand à Mlle de Rozières[43], où nous avons trouvé les passages :

… Si je n’étais témoin de ces engouements et de ces désengouements maladifs depuis trois ans, je n’y comprendrais rien, mais j’y suis malheureusement trop habituée pour en douter.

… Avec cette organisation désespérante, on ne peut jamais rien savoir. Avant-hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe à qui que ce soit. Était-il malade ? quelqu’un l’avait-il fâché ? avais-je dit un mot qui l’eût troublé ? J’ai eu beau chercher, moi, qui connais aussi bien que possible maintenant ses points vulnérables, il m’a été impossible de rien trouver, et je ne le saurai jamais.

— avec ce que Lucrezia dit des perpétuels et énigmatiques changements d’humeur de son amant :

… Moi, qui le connais, je ne puis rien te dire, sinon qu’il était gai hier soir, ce qui était un signe certain qu’il serait triste ce matin. [Il n’a jamais eu une heure d’expansion dans sa vie, sans la racheter par plusieurs heures de réserve et de taciturnité. Il y a certainement à cela des causes morales, mais trop légères ou trop subtiles pour être appréciables à l’œil nu. Il faudrait un microscope pour lire dans une âme où pénètre si peu de la lumière que consomment les vivants[44].] Je m’interroge en vain, je ne vois pas en quoi j’ai pu contrister le cœur de mon bien-aimé. Mais la froideur de son regard me glace jusqu’à la moelle des os, et quand je le vois ainsi, il me semble que je vais mourir.

L’auteur de Lucrezia ajoute :

Il (Salvator) ne se rendait donc pas bien compte de tout ce qu’il avait de fort et de faible, d’immense et d’incomplet, de terrible et d’exquis, de tenace et de mobile dans cette organisation exceptionnelle. Si, pour l’aimer, il lui eût fallu le connaître à fond, il y eût renoncé bien vite, car il faut toute la vie pour comprendre de tels êtres : et encore n’arrive-t-on qu’à constater, à force d’examen, de patience, le mécanisme de leur vie intime. La cause de leurs contradictions nous échappe toujours…

Ces derniers mots répètent presque les lignes mêmes de l’Histoire de ma vie, par lesquelles George Sand nie que le prince Karol soit le portrait de Chopin :

Chopin était un résumé de ces inconséquences magnifiques…[45].

L’accroissement graduel de ces changements d’humeur, ’animosité grandissante de Karol envers l’entourage, le train de vie de la Lucrezia, enfin la source principale du conflit entre les deux héros du roman, — les enfants, — tout cela est raconté dans le roman presque identiquement que dans l’Histoire de ma vie :

Salvator Albani avait toujours connu son ami inégal et fantasque, exigeant à l’excès, ou désintéressé à l’excès[46]. Mais les bons moments, jadis, avaient été les plus habituels, les plus durables ; et chaque jour, au contraire, depuis qu’il était revenu à la villa Floriani, Salvator voyait le prince perdre ses heures de sérénité et tomber dans une habitude de maussaderie étrange ; son caractère s’aigrissait sensiblement[47]. D’abord ce fut une heure mauvaise par semaine, puis une mauvaise heure par jour et enfin une bonne heure par semaine. Elle essaya de le distraire, de le faire voyager, de le quitter même pendant quelques moments de Vannée…[48]. Quand il était séparé de Lucrezia pendant quelques semaines, dévoré des mêmes inquiétudes, il tombait malade, parce qu’il ne voulait les confier à personne et ne pouvait en faire retomber l’amertume sur celle qui les causait innocemment. Elle était forcée de le rappeler. Il reprenait la santé et la vie dès qu’il pouvait la faire souffrir. Il l’aimait tant, il était si fidèle, si absorbé, si enchaîné, il parlait d’elle avec tant de respect que c’eût été une gloire pour une femme vaine…[49]. Mais la Lucrezia ne haïssait personne assez pour lui désirer un bonheur pareil…

Son supplice fut lent, mais sans relâche. Il faut des années pour détruire à coups d’épingles un être robuste au moral et au physique. Elle s’habituait à tout ; personne ne savait renoncer comme elle aux satisfactions de la vie. Elle céda toujours, tout en ayant l’air de se défendre ; elle n’eût résisté qu’à des caprices qui eussent fait le malheur de ses enfants. Mais Karol, malgré ce qu’il souffrait de ce partage, n’essaya jamais de les éloigner un seul instant de leur mère. Il employa tout ce qu’il possédait d’empire sur lui-même à ne leur jamais laisser voir qu’elle était sa victime, qu’il s’arrogeait sur elle un droit de propriété absolue.

La comédie fut si bien jouée et Lucrezia fut si calme et si résignée que personne ne se douta de son malheur…

Les enfants de la Lucrezia avaient commencé par ne pas aimer le prince, quoiqu’il les admirât. À présent, ces enfants étaient arrivés à l’aimer, excepté Celio qui était poli avec lui et ne lui parlait jamais. (Ce Celio signait Celio Floriani, du nom de guerre de sa mère, soit dit par parenthèse, il fut le fondateur de la troupe improvisée jouant la commedia dell’arte au château de Nohant, pardon !… au Château des Désertes, — une suite de Lucrezia Floriani)

Mais les autres enfants de Lucrezia furent aussi une cause constante de discorde entre leur mère et le prince Karol, maladivement jaloux de tous et de tout ce qui approchait de la femme aimée. Quoique l’auteur de l’Histoire aborde d’emblée la première querelle entre Chopin et Maurice, arrivée, dit-elle, « tout d’un coup et pour un sujet futile », car Chopin « fut souvent irrité sans aucun motif et quelquefois injustement contre de bonnes intentions », elle constate en passant que c< le mal s’aggrava et s’étendit à ses autres enfants ». Elle raconte enfin qu’un jour Maurice, lassé des coups d’épingles, parla de quitter la partie. Alors elle dut intervenir. Le point sur lequel ni Mme Sand ni Lucrezia ne pouvaient céder est le même : le bonheur des enfants.

Dans l’Histoire de ma vie, George Sand assure qu’entre elle et Chopin il n’y eut « ni les mêmes enivrements ni les mêmes souffrances » qu’entre Lucrezia et le prince Karol. Sur ce point l’auteur de l’Histoire de ma vie semble en contradiction avec l’auteur du roman. Mais un troisième auteur, celui des Lettres inédites à Mme Marliani, répète carrément toutes les dépositions du second et réfute cette assertion du premier. Il existe une lettre datée du 2 novembre 1847, écrite après la rupture définitive et que nous donnerons à sa place : cette lettre sert d’appendice à l’Histoire de ma vie, en racontant ce qui ne s’y trouve pas, et relie les pages de Lucrezia peignant ces « souffrances » aux lignes si brèves de l’Histoire. Voici ce que Mme Sand y dit entre autres :

… Son caractère s’aigrissait de jour en jour, il en était venu à me faire des algarades de dépit, d’humeur et de jalousie, en présence de tous mes amis et de mes enfants ; Solange s’en était servie avec l’astuce qui lui est propre. Maurice commençait à s’en indigner contre lui. Connaissant et voyant la chasteté de mes rapports, il voyait aussi que ce pauvre esprit malade se posait sans le vouloir et sans pouvoir s’en empêcher peut-être, en amant, en mari, en propriétaire de mes pensées et de mes actions. Il était sur le point d’éclater et de lui dire en face qu’il me faisait jouer à quarante-trois ans un rôle ridicule et qu’il abusait de ma bonté, de ma patience et de ma pitié pour son état nerveux et maladif. Quelques mois, quelques jours peut-être de plus dans cette situation et une lutte impossible, affreuse éclatait entre eux…

… Je ne puis plus, je ne dois, ni ne veux retomber sous cette tyrannie occulte qui voulait par des coups d’épingles continuels et souvent très profonds m’ôter jusqu’au droit de respirer. Je pouvais faire tous les sacrifices incroyables, jusqu’à celui de ma dignité, exclusivement. Mais le pauvre enfant ne savait plus même garder ce décorum extérieur dont il était pourtant l’esclave dans ses principes et dans ses habitudes. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tout lui était un objet d’horreur et de jalousie furieuse, insensée ; s’il s’était borné à me le montrer à moi, je l’aurais supporté, mais les accès se produisant devant mes enfants, devant mes domestiques, devant des hommes qui, en voyant cela, eussent pu perdre le respect auquel mon âge et ma conduite depuis dix ans me donnent droit, je ne pouvais plus l’endurer…

Voici maintenant comment ces mêmes accès de jalousie à propos de n’importe qui et de n’importe quoi sont décrits dans le roman. Karol en était arrivé à faire des scènes tantôt à propos d’un commis voyageur manquant un peu de savoir-vivre et qui avait vendu à Lucrezia un fusil de chasse pour l’anniversaire de Celio et tantôt à propos de la visite de Lucrezia à un vieillard mourant qui, une vingtaine d’années auparavant, l’avait demandée en mariage.

Un autre jour Karol fut jaloux du curé qui venait faire une quête. Un autre jour il fut jaloux d’un mendiant qu’il prit pour un galant déguisé. Un autre jour il fut jaloux d’un domestique qui, étant fort gâté, comme tous les serviteurs de la maison, répondit avec une hardiesse qui ne lui sembla pas naturelle. Et puis, ce fut un colporteur, et puis un médecin, et puis un grand benêt de cousin, demi-bourgeois, demi-manant, qui vint apporter du gibier à la Lucrezia, et que bien naturellement elle traita en bonne parente, au lieu de l’envoyer à l’office. Les choses en arrivèrent à ce point qu’il n’était plus permis à la malheureuse de remarquer la figure d’un passant, l’adresse d’un braconnier, l’encolure d’un cheval, Karol était même jaloux des enfants. Que dis-je même ? il faudrait dire surtout. C’était bien là, en effet, les seuls rivaux qu’il eût, les seuls êtres auxquels Lucrezia pensât autant qu’à lui… il prit bientôt les enfants en grippe, pour ne pas dire en exécration. Il remarqua enfin qu’ils étaient gâtés, bruyants, entiers, fantasques, et il s’imagina que tous les enfants n’étaient pas de même. Il s’ennuya de les voir presque toujours entre leur mère et lui. Il trouvait qu’elle leur cédait trop, qu’elle se faisait leur esclave. En d’autres moments aussi il se scandalisa quand elle les mettait en pénitence…

L’excès de familiarité de Lucrezia envers les enfants, les bruyantes réprimandes qui suivaient parfois des caresses non moins bruyantes, le laisser aller des enfants, leurs manières trop libres, le manque de système dans leurs études et aussi leur manque de tenue exaspéraient le prince tout comme ils exaspéraient Chopin : cette espèce d’éducation à l’avenant, appliquée à la petite Aurore Dupin avait jadis horripilé sa grand’mère, Marie-Aurore Dupin de Francueil[50]. Karol aurait voulu « faire tout l’opposé de ce que faisait et voulait faire Floriani ».

De même que dans l’Histoire de ma vie, après avoir parlé de ces changements d’humeur, George Sand nous dit que « rien ne paraissait, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance », de même dans Lucrezia nous lisons :

Mais comme il était souverainement poli et réservé, jamais personne ne pouvait seulement soupçonner ce qui se passait en lui. Plus il était exaspéré, plus il se montrait froid, et l’on ne pouvait juger du degré de sa fureur qu’à celui de sa courtoisie glacée. C’est alors qu’il était véritablement insupportable, parce qu’il voulait raisonner et soumettre la vie réelle, à laquelle il n’avait jamais rien compris, à des principes qu’il ne pouvait définir. Alors il trouvait de l’esprit, un esprit faux et brillant, pour torturer ceux qu’il aimait. Il était persifleur, guindé, précieux, dégoûté de tout. Il avait l’air de mordre tout doucement pour s’amuser et la blessure qu’il faisait pénétrait jusqu’aux entrailles. Ou bien, s’il n’avait pas le courage de contredire et de railler, il se renfermait dans un silence dédaigneux, dans une bouderie navrante[51]. Tout lui paraissait étranger et indifférent. Il se mettait à part de toutes choses, de toutes gens, de toute opinion et de toute idée. Il ne comprenait pas cela. Quand il avait dit cette réponse aux caressantes investigations d’une causerie qui s’efforçait en vain de le distraire, on pouvait être certain qu’il méprisait profondément tout ce qu’on avait dit et tout ce qu’on pouvait dire…

Dans l’Histoire de ma vie, nous lisons : « Chopin fâché était effrayant et comme avec moi il se contenait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir. » De même Karol n’accable jamais son amie de reproches. Même en proie à un accès de jalousie, il la quitte sur une phrase absolument polie et glacée. Il s’enferme chez lui. Elle force sa porte et le trouve dans un état indescriptible.

Karol était assis sur le bord de son lit, la figure tournée et enfoncée dans les coussins en lambeaux, ses manchettes, son mouchoir avaient été mis en pièces par ses ongles crispés et frémissants comme ceux d’un tigre : sa figure était effrayante de pâleur, ses yeux injectés de sang. Sa beauté avait disparu comme par un prestige infernal. La souffrance extrême tournait chez lui à une rage d’autant plus difficile à contenir qu’il ne se connaissait pas cette faculté déplorable et que, n’ayant jamais été contrarié, il ne savait point lutter contre lui même…

Enfin, dans les dernières pages du roman, nous voyons reflétés cette même rupture morale et ce même esprit de jugement dont les indices se laissent sentir dans la lettre de Chopin à ses parents du 11 octobre 1846[52] et dans plusieurs autres lettres de la même époque.

Karol… trouva enfin moyen de lutter contre les idées, les études et les opinions de la Floriani. Il la persécutait poliment et gracieusement sur toutes choses, il n’était de son goût et de son avis sur aucune… La pauvre Floriani vit sa dernière consolation empoisonnée, lorsque l’esprit de contradiction et l’âpreté d’une controverse puérile et irritante la poursuivirent jusque dans le sanctuaire de sa vie le plus respectable et le plus pur… Elle avait tort de consentir à ce que Celio fût comédien, c’était un métier infâme. Elle avait tort d’enseigner le chant à Béatrice et la peinture à Stella : des femmes ne doivent point être trop artistes. Elle avait tort de laisser le père Ménapace amasser de l’argent ; enfin elle avait tort de ne pas contrarier la vocation et les instincts de tous les siens, outre qu’elle avait tort d’aimer les animaux, de faire cas des scabieuses, de préférer le bleu au blanc, que sais-je ! elle avait tou joins tort…

L’auteur de Lucrezia et l’auteur de l’Histoire arrivent à la même conclusion : ils prononcent l’arrêt sur toute cette longue période d’années passées avec Chopin : rien n’y fera plus, on ne peut rien changer, tout est désormais inutile, irréparable. Il n’y a plus d’espoir, plus d’illusion, plus de rêves de bonheur.

Elle essaya de tout, de la douceur, de l’emportement, des prières, du silence, des reproches. Tout échoua. Si elle était calme et gaie en apparence, pour empêcher les autres de voir clair dans son malheur, le prince ne comprenant rien à cette force de volonté qui n’était pas en lui, s’irritait de la trouver vaillante et généreuse. Il haïssait alors en elle ce qu’il appelait dans sa pensée un fond d’insouciance bohémienne, une certaine dureté d’organisation populaire. Loin de s’alarmer du mal qu’il lui faisait, il se disait qu’elle ne sentait rien, qu’elle avait, par bonté, certains moments de sollicitude, mais qu’en général, rien ne pouvait entamer une nature si résistante, si robuste et si facile à distraire et à consoler. On eût dit qu’alors il était jaloux même de la santé, si forte en apparence, de sa maîtresse et qu’il reprochait à Dieu le calme dont il l’avait douée. Si elle respirait une fleur, si elle ramassait un caillou, si elle prenait un papillon pour la collection de Celio[53], si elle apprenait une fable à Béatrice, si elle caressait le chien, si elle cueillait un fruit pour le petit Salvator : « Quelle nature étonnante !… se disait-il tout bas, tout lui plaît, tout l’amuse, tout l’enivre. Elle trouve de la beauté, du parfum, de la grâce, de l’utilité, du plaisir dans les moindres détails de la création. Elle admire tout, elle aime tout ! Donc, elle ne m’aime pas, moi, qui ne vois, qui n’admire, qui ne chéris, qui ne comprends qu’elle au monde ! Un abîme nous sépare. »

C’était vrai, au fond : une nature riche par exubérance et une nature riche par exclusivité ne peuvent se fondre l’une dans l’autre. L’une des deux doit dévorer l’autre et n’en laisser que des cendres. C’est ce qui arriva…

Oui, c’est ce qui arriva, seulement, ce ne fut pas Lucrezia qui fut la victime.

Dans le roman, Lucrezia meurt subitement, ne pouvant supporter plus longtemps une existence remplie de mesquines discordes, de méfiance, de soupçons, de « coups d’épingles », de récriminations continuelles ; elle meurt torturée par cette éternelle impossibilité de se pénétrer mutuellement. « Cette simple, brave et forte nature ne pouvait qu’aimer ou mourir, elle mourut quand elle n’aima plus Karol. »

Un beau jour la Floriani eut quarante ans… Elle se sentit tout à coup lasse d’arriver aux souffrances et aux infirmités d’une vieillesse prématurée sans en recueillir les fruits, sans inspirer de confiance à son amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d’être aimée de lui comme une maîtresse et non comme une amie. Elle soupira en se disant qu’elle avait travaillé en vain dans sa jeunesse pour inspirer l’amour et dans l’âge mûr pour inspirer le respect. Elle sentait pourtant qu’à ces différents âges elle avait mérité ce qu’elle cherchait…

Il est impossible de dire si, à ce moment de sa vie, Mme Sand n’aimait plus d’amour. D’après certaines lettres (surtout d’après celles du printemps de 1847, écrites après sa rupture avec Chopin, au moment où le sachant malade, elle était dévorée d’inquiétude, de tristesse, désespérée à l’idée d’avoir à tout jamais perdu son amitié), l’amour subsistait encore. Cependant durant l’été de 1846, Mme Sand avait déjà senti qu’elle n’avait plus rien à attendre du bonheur, que ce bonheur n’existait plus. Mme Sand arriva à cette conclusion après cette « seule et unique querelle » entre Maurice et Chopin, dans laquelle elle dut intervenir et se prononcer ouvertement contre Chopin. Nous trouvons dans l’Histoire de ma vie le récit de cette heure suprême, où révoltée par des injustices sans nombre, Mme Sand alla pleurer « dans le petit bois du jardin de Nohant » ; là, assise sur une pierre, elle « épuisa son chagrin dans des flots de larmes », puis « après deux heures d’anéantissement, passa deux autres heures en méditations » ; elle jugea le passé, pesa le présent, supputa l’avenir et prit une résolution inébranlable : de ne plus faire de rêve de bonheur personnel, mais de s’abandonner à son instinct de tendresse en se dévouant au bonheur des autres. Or, ce que l’auteur de l’Histoire semble avoir si parfaitement oublié au moment où il affirmait qu’il n’y avait eu entre elle et Chopin « ni ces enivrements, ni ces souffrances », et ce que ceux qui ont cru et affirmé que la rupture n’eut lieu qu’en 1847 n’ont pas remarqué non plus, c’est que le chapitre xxix de la Lucrezia Floriani n’est rien qu’une paraphrase développée de ce troisième passage de l’Histoire de ma vie (pp. 462-64). Nous regrettons de ne pouvoir placer les deux textes en regard pour mieux faire voir leur identité presque absolue.

Cela se passe au moment où la Floriani eut quarante ans, et où Mme Sand avait, comme elle dit, environ quarante ans, ou plutôt, pour parler exactement, quarante-deux ans :

En face de la villa il y avait un petit bois d’oliviers qui rappelait à la Floriani des souvenirs d’amour et de jeunesse. C’est là qu’elle avait, quinze ans auparavant, donné de fréquents rendez-vous à son premier amant. C’est là qu’elle lui avait dit pour la première fois qu’elle l’aimait, c’est là qu’elle avait plus tard concerté avec lui sa fuite[54]. Depuis son retour au pays, elle n’avait pas voulu retourner dans ce bosquet que son premier amant avait nommé, dans son jeune enthousiasme, le bois sacré. On le voyait des fenêtres de la villa[55]. Elle s’enfonça dans l’épaisseur mystérieuse du bois.

Elle chercha bien longtemps un gros arbre sous lequel son amant avait coutume de l’attendre et qui portait encore ses initiales, creusées par lui avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien difficiles à reconnaître, elle les devina plutôt qu’elle ne les vit. Enfin elle s’assit sur l’herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dans ses réflexions.

Elle repassa dans sa mémoire les détails et l’ensemble de sa première passion et les compara avec ceux de la dernière, non pour établir un parallèle entre deux hommes qu’elle ne songea pas à juger froidement, mais pour interroger son propre cœur sur ce qu’il pouvait encore ressentir de passion et supporter de souffrances. Insensiblement, elle se représenta avec suite et lucidité toute l’histoire de sa vie, tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de bonheur, toutes ses déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut effrayée du récit qu’elle se faisait de sa propre existence, et se demanda si c’était bien elle qui avait pu se tromper tant de fois et sans s’apercevoir sans mourir ou sans devenir folle. Il n’était peut-être pas arrivé à la Floriani de s’examiner et de se définir trois fois en sa vie.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne l’avait encore jamais fait aussi complètement et avec une si entière certitude. Ce fut aussi la dernière fois qu’elle le fit, tout le reste de sa vie étant la conséquence prévue et acceptée de ce qu’elle put constater en ce moment solennel.

Suis-je encore capable d’aimer ? Oui, plus que jamais, puisque c’est l’essence de ma vie et que je me sens vivre avec intensité par la douleur ; si je ne pouvais plus aimer, je ne pourrais plus souffrir. Je souffre, donc j’aime et j’existe. Alors, à quoi faut-il renoncer ? À l’espérance du bonheur ? Sans doute ; il me semble que je ne peux plus espérer : et pourtant l’espérance, c’est le désir, et ne pas désirer le bonheur, c’est contraire aux instincts et aux droits de l’humanité. La raison ne peut rien prescrire qui soit en dehors des lois de la nature… Mon bonheur, je ne le puiserai plus dans les satisfactions qui eurent mon moi pour objet. Est-ce que j’aime mes enfants à cause du plaisir que j’ai à les voir et à les caresser ? Est-ce que mon amour pour eux diminue quand ils me font souffrir ? C’est quand je les vois heureux que je le suis moi-même. Non, vraiment, à un certain âge, il n’y a plus de bonheur que celui qu’on donne. En chercher un autre est insensé… J’essayerai donc plus que jamais de rendre heureux ceux que j’aime, sans m’inquiéter, sans seulement m’occuper de ce qu’ils me feront souffrir. Par cette résolution, j’obéirai au besoin d’aimer, que j’éprouve encore, et aux instincts de bonheur que je puis satisfaire. Je ne demanderai plus l’idéal sur la terre, la confiance et l’enthousiasme à l’amour, la justice et la raison à la nature humaine. J’accepterai les erreurs et les fautes, non plus avec l’espoir de les corriger et de jouir de ma conquête, mais avec le désir de les atténuer et de compenser, par ma tendresse, le mal qu’elles font à ceux qui s’y abandonnent. Ce sera la conclusion logique de toute ma vie. J’aurai enfin dégagé cette solution bien nette des usages où je la cherchais… Alors la Floriani fut saisie d’une immense douleur en disant un éternel adieu à ses chères illusions. Elle se roula par terre, noyée de larmes. Elle exhala les sanglots qui se pressaient dans sa poitrine en cris étouffés. Elle voulut donner cours à une faiblesse qu’elle sentait devoir être la dernière, et à des pleurs qui ne devaient plus couler.

Quand elle fut apaisée par une fatigue accablante, elle dit adieu au vieil olivier, témoin de ses premières joies et de ses derniers combats. Elle sortit du bois et elle n’y revint jamais ; mais elle souhaita toujours d’exhaler son dernier soupir sous cet ombrage tutélaire, et chaque fois qu’elle se sentait faiblir, des fenêtres de sa villa elle regarda le bois sacré, songeant au calice d’amertume qu’elle y avait épuisé et cherchant dans le souvenir de cette dernière crise un instinct de force pour se défendre et de l’espérance et du désespoir.


C’est avec intention que nous avons pas à pas suivi l’auteur du roman dans son analyse du caractère de Karol et du trafique conflit psychologique entre lui et Lucrezia. Nous n’avons omis aucun trait de cette nature complexe. En procédant ainsi, et ne « jugeant pas par quelques traits de ressemblance », nous croyons avoir prouvé que ceux qui reconnaissent Chopin dans Karol ne se « fourvoient » point, et que l’auteur lui-même savait parfaitement qui il peignait, quoiqu’il le niât catégoriquement plus tard.

L’été de 1846 fut donc un moment décisif dans ce drame intime.

Notons que dans la Correspondance imprimée de George Sand, on ne trouve de mai à septembre 1846, qu’une seule lettre, à Mme Marliani, et aucune lettre de septembre 1846 jusqu’au 6 mai 1847. Le biographe doit donc s’appuyer exclusivement sur des documents inédits ou imprimés ailleurs. Heureusement ils sont assez nombreux et plus qu’intéressants. Avant de les aborder, arrêtons-nous sur quelques incidents de cet automne.

Dès son enfance et pendant toute sa vie Solange se laissait souvent aller à des accès de spleen, d’ennui, de caprices envers tout ce qui l’entourait. Elle eut un de ces accès vers la fin de Tété de 1846. Bien que les invités fussent nombreux, elle s’ennuyait à Nohant, elle devint capricieuse, tracassière, elle avait mal aux nerfs, elle perdit l’appétit et le sommeil, elle était fatiguée sans aucune raison ; bref, elle souffrit de chlorose et tomba malade. Mme Sand s’alarma, consulta les médecins. On prescrivit le grand air, des promenades point fatigantes, des excursions, la distraction ; on conseilla de ne revenir à Paris que le plus tard possible.

En voyant Solange toujours maussade ou nerveuse, les amis de Mme Sand lui conseillèrent de la marier et discutèrent avec elle les mérites de plusieurs prétendants. Une lettre de de Latouche retrouvée dans les papiers de Mme Sand nous prouve que ce vieil ami était au courant de son projet de marier Solange avec Louis Blanc[56] :

Il a une âme noble et un beau talent. De combien d’hommes en pourrait-on dire autant dans le monde ? Mais je lui crois peu de facultés aimantes, et dans la carrière d’ambition qu’il suivra constamment, ardemment, quelquefois imprudemment, verrai-je des conditions toutes rassurantes pour le bonheur de notre princesse ? Il sera toute sa vie estimable et digne, mais préoccupé de parvenir bien plus que de faire des heureux et de l’être lui-même. Esprit du dehors, amoureux d’éclat, plutôt que résigné à se vouer aux intérêts de la famille, je lui crois l’esprit plus riche que le cœur ; mais je n’entends parler que de l’avenir de ses affections, car il a été admirable de dévouement pour son père et son frère. Il n’a point subi quelques faiblesses qui honorent. Il n’a jamais été dupé de sa vie ; est-il destiné à être auprès d’une femme bien sensible aux exceptions de la vertu ? Il est à cent mille lieues de penser à rien qui ressemble à la stabilité dans un avenir. S’il est un être qui lui inspire de l’enthousiasme, c’est vous. Et vous n’avez point à rougir de cet hommage. La femme est là pour un tiers, le reste s’adresse à un talent hors de ligne. Je sais qui l’a élevé, je sais à quelle digne école il a puisé le culte du bien et de la probité exclusive. S’il aime, et s’il est jamais aimé, vous ne ferez pas un meilleur choix, mais ces conditions il faut les attendre et en les attendant nous causerons beaucoup de ce qui vous intéresse. À bientôt.

Votre vieux ami.

Mais bientôt ce projet fut abandonné et un autre prétendant à la main de la belle femme, c’est ainsi que Mme Viardot appelait alors Solange[57], apparut en scène. C’était Victor de Laprade, jeune poète que Pierre Leroux avait, dès 1841, recommandé à George Sand ; il s’était lié avec tous les Sand, lors de son séjour à Nohant en 1846. Mais la famille très catholique de ce jeune homme semble avoir, dès le début, envisagé d’un œil malveillant les rapports de Victor avec l’écrivain libre penseur et la possibilité de s’apparenter à une famille si étrangement constituée aux yeux de la société bourgeoise. Nous supposons que la venue de Victor de Laprade à Nohant, en qualité de fiancé présomptif, suivant de près la querelle entre Chopin et Maurice, décida Mme Sand à y rester avec sa famille, en laissant partir Chopin seul pour Paris ; on montrait ainsi qu’il ne passait l’été au château que comme un simple ami de la maison. Toutes les familles tiennent aux apparences d’une irréprochable correction au moment de marier leurs filles. Que Mme Sand se soit soumise à ces traditions, cela nous étonne certes, mais ce qui nous étonne bien plus, c’est qu’après avoir souffert cruellement d’avoir contracté un mariage non d’amour, mais de raison, poussée par des considérations pratiques et prosaïques de son entourage, voulant lui « faire faire un bon parti », George Sand, l’apôtre de l’amour et du mariage idéal, ait agi, en cette, occurrence, comme la plus ordinaire de ces « mamans » bourgeoises qui veulent faire un « sort » à leur progéniture. Bref, on fit cas de Victor de Laprade, mais les fiançailles n’eurent pas lieu : la famille s’empressa de rappeler le jeune homme à Lyon.

Alors apparut un troisième prétendant. Cette fois, ce fut un hobereau berrichon, ayant quartiers et blason, M. Fernand des Préaulx. Non seulement Solange accepta ses prévenances avec bonne grâce, mais elle fit montre de sentiments bien plus tendres.

Ayant exposé ces faits, citons à présent les lettres inédites de ces été, automne et hiver 1846, que nous avons mentionnées :


À madame Louise Jedrzeiewicz.
Nohant, 1846 (probablement juillet).
Chère bonne amie,

Nous attendons et nous espérons que Laure[58] viendra passer quelques jours avec nous. J’en suis heureuse pour Frédéric, qui a tant d’amitié pour elle et qui parlera tant de vous ! Le temps est superbe, la campagne magnifique et notre cher enfant va se porter, j’espère, aussi bien que les miens sous l’influence de la vie paisible et du beau, soleil. Nous pensons à vous à chaque pas que nous faisons dans toutes les allées, dans tous les chemins où vous avez posé le pied. Nous vous aimons autant que vous l’aimez. Dites à votre mère tous mes respects et toutes mes tendresses. Je suis à vous et avec vous de cœur et d’âme[59].


À la même.
Chère bonne Louise,

Aimez-moi toujours et moi je vous chéris de toute mon âme, comme toujours. J’ai eu bien du bonheur à parler de vous avec Mme Laure. Elle vous adore, elle a bien raison. Frédéric est assez bien portant, ma fille assez souffrante. Soyez heureuse et bénie entre toutes, ainsi que vos chers enfants, votre bonne mère, votre mari et tout ce qui vous touche. C’est le vœu de mon cœur[60].


À la même.
Chère bonne amie,

Je vous aime, c’est mon refrain éternel et je n’en connais pas d’autre avec vous. Aimez-moi aussi. Soyez heureuse. Elevez vos chers enfants avec votre âme, ils seront parfaits. Pensez à votre bon Fritz. Vous n’y penserez jamais plus qu’il ne pense à vous. Il se porte bien. Il a encore passé cet été sans être alité un seul jour. Ma fille a été fort souffrante des pâles couleurs, la voilà guérie et triomphante. Mon fils vous baise les mains. Nous vous aimons tous, mais moi, je vous adore.

Bon, bon bonjour à Kalasant[61].

Et Chopin écrit à ses parents, le 11 octobre 1846 :

… Ici l’été a été si beau qu’on ne se souvient pas d’en avoir eu un pareil et quoi qu’il ne soit pas très fructueux, et que dans beaucoup de contrées on craigne l’hiver, ici on ne se plaint pas, car la vendange est admirable…

Sol, qui a été fortement indisposée, est tout à fait bien portante, et qui sait si, dans quelques mois, je ne vous écrirai pas qu’elle épouse le jeune et beau garçon dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre ! Tout l’été s’est passé en différentes promenades et excursions dans les contrées inconnues de la Vallée Noire. Je n’étais jamais de la partie, parce que ces choses me fatiguent plus qu’elles ne valent. Quand je suis fatigué, je ne suis pas gai, cela déteint sur l’humeur de chacun et les jeunes n’ont aucun plaisir avec moi. Je ne suis non plus allé à Paris, comme je croyais le faire, mais j’ai eu une très bonne, occasion et très sûre pour envoyer mes manuscrits de musique ; j’en ai profité et n’ai plus besoin de me déranger[62]. Dans un mois je pense être de retour au square, où j’espère trouver encore Nowak[owski] ; je sais par Mlle de Rozières qu’il a déposé sa carte chez moi[63]. Je voudrais bien le voir ; malheureusement, ici, on ne le veut pas. Il va me rappeler bien des choses. Avec lui au moins je parle notre langue, car ici je n’ai plus Jean, et depuis le départ de Laure, je n’ai pas dit un mot de polonais. Je vous ai parlé aussi de Laure. Quoi qu’on lui ait témoigné de i’amabilité, on n’a pas gardé d’elle un bon souvenir. Elle ri a pas plu à la cousine et par conséquent au fils ; de là des plaisanteries, d’où on passe aux grossièretés et comme cela ne me plaisait pas, il n’est plus question d’elle du tout. Il faut avoir une bonne âme comme Louise pour avoir laissé ici un bon souvenir à chacun. Mon hôtesse m’a dit souvent devant Laure : « Votre sœur vaut cent fois mieux que vous. » À quoi je répondais : « Je crois bien… »

… Le soleil aujourd’hui est admirable : on est allé à la promenade en voiture ; je n’ai pas voulu accompagner, et je profite de ce moment pour être avec vous. Le petit chien « Marquis » me tient compagnie, il est couché sur le sofa… Je voudrais remplir ma lettre des meilleures nouvelles, mais je ne sais rien, sinon que je vous aime et encore que je vous aime. Je joue un peu, j’écris un peu aussi.

De ma sonate avec violoncelle je suis parfois content, parfois mécontent ; je la jette dans un coin, puis je la reprends. J’ai trois mazurkas nouvelles ; je ne crois pas qu’elles puissent être comparées aux anciennes… mais il faut du temps pour bien juger. Quand on les compose, il semble que ce soit bien ; s’il en était autrement, on n’écrirait jamais. Plus tard vient la réflexion et on rejette ou on accepte. Le temps est le meilleur juge, et la patience le meilleur maître…

Je ne me porte pas mal, parce qu’il fait beau. L’hiver ne s’annonce pas mauvais, et, en se soignant quelque peu, il passera comme le précédent et, grâce à Dieu, pas plus mal. Combien de personnes vont plus mal que moi ! Il est vrai que beaucoup vont mieux, mais à celles-là je ne pense pas.

J’ai écrit à Mlle de Rozières qu’elle fasse poser par mon tapissier les tapis, les rideaux et les portières. Bientôt il faudra penser à mon moulin, c’est-à-dire aux leçons. Probablement je partirai d’ici avec Arago et je laisserai pour un certain temps encore mon hôtesse à la maison ; son fils et sa fille ne sont pas pressés de rentrer en ville. Il a été question cette année d’aller passer l’hiver en Italie, mais la jeunesse préfère la campagne. Malgré cela, au printemps, si Sol ou Maurice se marient (les deux affaires sont sur le métier), ils changeront probablement d’avis. Entre nous, je crois que cela finira par là cette année. Le garçon a vingt-quatre ans et la jeune fille dix-huit. Mais que tout ceci reste encore entre nous.

Cinq heures ! et il fait déjà si sombre que je n’y vois presque plus. Je termine cette lettre. Dans un mois, quand je serai à Paris, je vous en écrirai davantage…


Nous avons omis dans cette lettre les passages où Chopin fait part à ses parents de toutes les nouvelles scientifiques, artistiques et mondaines du moment. Eh bien, c’est justement par ces nombreuses nouvelles indifférentes et par des récits de choses qui n’avaient aucune importance pour lui que Chopin voulait masquer ce qui le préoccupait véritablement et ce qui se laisse pourtant si bien lire dans les passages que nous avons copiés. Tout y arrête notre attention : le blâme évident de tout le train de Nohant, qui ne se laissait jamais voir auparavant dans les lettres de Chopin à sa famille, l’inimitié marquée pour Maurice et pour cette « cousine », le désir de cacher sous un babillage sans importance sa vraie tristesse actuelle, l’attente de « changements » à l’occasion des mariages des enfants de Mme Sand, l’éloignement conscient et voulu de Chopin de la bruyante jeunesse, — il semble qu’il y avait des choses ou des gens qui lui déplaisaient, — la morne solitude en compagnie du petit Marquis, la critique sévère de ses œuvres, le mécontentement de soi-même, rendant le travail lent, et enfin le ton général de tristesse et d’abattement jamais sensible auparavant.

Il n’y a pas à en douter, cette lettre fut écrite après l’événement qui se passa cet été, la rupture morale avec George Sand déjà consommée, et lorsqu’il n’existait entre eux que de bons rapports d’habitude, amicaux, mais tout extérieurs. Ces rapports-là durèrent encore près d’un an. Mais c’est au commencement de l’été de 1846 qu’il fut décidé que Chopin ne se mêlerait plus des affaires de la famille, qu’il partirait seul pour Paris, tandis que Mme Sand et ses enfants passeraient l’hiver à Nohant. Bref, l’existence commencée en 1838 prit fin en 1846, la huitième année de leur liaison, comme George Sand le dit en toute justesse. C’est ce changement brusque du statu quo qui explique le refus de Chopin d’accompagner la jeunesse dans ses excursions, sa claustration volontaire de plus en plus fréquente et le changement du ton dans ses lettres à ses parents, cette liberté de jugement et de blâme sur les affaires et les personnes de Nohant qui s’y laisse subitement voir. Nous donnons plus loin les lettres de Chopin à Mme Sand écrites en l’hiver de 1846-47 ; elles sont amicales comme par le passé, pleines de gentillesse et de sollicitude pour toute la famille de Nohant, parfois elles sont même gaies. Mais le bonheur, l’harmonie intime ont disparu ; la méfiance réciproque, la condamnation mutuelle à propos de beaucoup de choses, l’amertume respective les remplacent ; mais surtout et avant tout Chopin et George Sand se jugent l’un l’autre avec cette liberté qui ne peut jamais exister quand on s’aime d’amour et qui se fait si clairement voir dans Lucrezia Floriani, George Sand a beau le nier ! Un prétexte plus ou moins sérieux suffisait pour amener une rupture définitive. Ceci arriva quelques mois plus tard, au printemps de 1847.

Durant l’automne 1846, Chopin partit pour Paris, prétextant ses leçons ; la famille Sand resta à Nohant, mais il n’y revint jamais plus, et il faut noter ceci, vu les nombreuses légendes, les récits et les prétendus extraits du journal intime, d’après lesquels il aurait été à Nohant en juin ou mai 1847. Nous avons et nous donnons plus loin des preuves qui ne laissent pas même l’ombre d’un doute sur ce fait irrécusable : Chopin quitta Nohant en novembre 1846 et n’y revint plus. D’autre part en lisant attentivement les lettres de Mme Sand écrites pendant l’été, l’automne et l’hiver de 1846-1847 et en les confrontant aussi avec le passage de l’Histoire de ma vie qui n’est rattaché à aucune date précise, nous éprouverons l’impression que George Sand avait de longue date préparé ses amis à voir Chopin rentrer seul à Paris. Nous sentirons qu’il y eut d’autres raisons que la maladie de Solange ou les leçons de Chopin, des raisons cachées, non officielles, qui empêchèrent Mme Sand de cuivre son ami en ville, que la « décision des enfants à passer l’hiver à la campagne » annoncée le 7 janvier par Mme Sand à Charles Poncy comme quelque chose de soudain et de subit, avait été prise par elle depuis bien longtemps, quoiqu’elle se soit tue là-dessus, et enfin qu’un changement s’était opéré dans son esprit justement durant cet été de 1846.

Le 21 août, Mme Sand écrit à Poncy que Chopin « compose des chefs-d’œuvre », elle ajoute que, pour sa part, elle se repose parce qu’il est impossible de travailler quand l’anxiété vous suce l’esprit[64].

Le 24 août, elle lui dit que Solange est malade, que les médecins conseillent le déplacement et que bientôt on va partir pour un petit voyage aux bords de la Creuse[65].

Le 1er  septembre, elle écrit à Mme Marliani qu’elle ne profitera point de son aimable hospitalité et ne viendra pas consulter pour Solange les médecins de Paris, parce qu’elle n’a pas plus de confiance en eux qu’en Papet, et parce que Solange n’est pas en état de supporter un long voyage et ne peut aller qu’à petites étapes.

À la fin de cette lettre, Mme Sand ajoute :

… Moi, je n’ose pas vous répondre de l’emploi de mon mois de septembre. Je suis tourmentée et je suis décidée à tout essayer pour que ce triste état de Solange ne s’installe pas chez elle pour tout l’hiver. Vous êtes mille fois bonne de m’offrir un gîte. Nous avons toujours notre appartement du square Saint-Lazare et rien ne nous empêcherait d’y aller. Mais Papet ne me conseille pas du tout les longues étapes pour Solange ; au contraire, elles irritent beaucoup notre malade. Nous la promenons une lieue à cheval, une lieue en voiture ; puis on se repose, on reprend et toujours ainsi. Je tâche de l’égayer ; mais je ne suis pas gaie au fond[66].

Le 20 septembre, Mme Sand annonce à la même correspondante qu’elle et sa famille sont rentrés, il y a deux jours, de ce petit voyage, mais on repart pour un autre, ce qui fait qu’elle ne termine cette lettre que douze jours plus tard. Et c’est alors qu’elle parle pour la première fois d’un projet de mariage pour Solange, « quant à Chopin, dit-elle, sa santé est bien meilleure, cette année-ci, ses nerfs se sont calmés, bien sûr qu’il a doublé le cap, ce qui fait que son caractère est aussi devenu meilleur et plus égal ».

Quelques jours plus tard, au commencement d’octobre, Mme Sand communique à son frère, M. Chatiron, le nom du fiancé présomptif de Solange : c’est M. Fernand des Préaulx.

Le 3 novembre, elle écrit à Mlle de Rozières que le mariage est sur le tapis[67], et elle ajoute que, quant à Chopin, « il tousse, comme de rigueur, un peu plus en automne, mais que surtout c’est la campagne qui l’ennuie comme toujours au bout d’un certain temps[68] ».

Le 11 novembre Chopin est déjà à Paris, et, presque immédiatement, Mme Sand annonce à Mme Marliani que le mariage s’arrange définitivement, qu’il n’y a que quelques difficultés pécuniaires à aplanir, et aussitôt après elle lui apprend que Chopin a été malade à son arrivée à Paris, mais le lui avait caché, que néanmoins elle croit qu’il lui survivra, parce qu’elle ne veut pas traîner longtemps. Et elle donne les raisons de sa lassitude de vivre :

Vous savez bien que dans mon intérieur aussi il y a des couleuvres de longueur à avaler. Je me suis habituée à aimer les gens quand même, sans espoir et sans tentative de les changer. Il faut bien se faire un caractère de toile cirée sur laquelle le monde extérieur coule tant qu’il veut. Il n’y a qu’une chose vraie, certaine, consolante, éternelle : c’est l’accomplissement du devoir. Avec cela on arrive au bout et on s’endort tranquille. Je crois à une récompense après…[69].


Puis elle ajoute, tout d’u coup, que « Chopin n’aime pas Augustine », et elle revient à sa maladie, en disant qu’elle se fait donner des nouvelles de sa santé par Mlle de Rozières, ne pouvant se fier à ses assertions à lui.

Il nous semble que cette lettre par ses réticences mêmes, et son vague voulu n’a point besoin de commentaires. D’autre part on y trouve, bien notées, toutes les causes de la rupture intime accomplie et celles des chagrins qui amenèrent la catastrophe finale l’été suivant.

Enfin le 7 janvier 1847, Mme Sand annonce à Charles Poncy que « les enfants ont décidé de passer l’hiver à la campagne[70] ».

Lorsque tous les invités de Nohant durant les vacances de 1846 eurent quitté le château et qu’il ne resta dans la vaste vieille maison que la famille qui se composait cette année de Solange, Augustine, Maurice et Lambert, Mme Sand pour abréger les longues soirées d’automne reprit ces représentations improvisées dans le genre de la commedia dell’arte, inaugurées pendant le séjour de Chopin et dont il avait été le promoteur. Lui présent, la jeunesse avait dansé, excitée par ses improvisations musicales, des ballets fantastiques. Cet orchestre incomparable manquant, on se mit à jouer des comédies où tous les acteurs devaient improviser un texte, d’après un plan arrêté d’avance.

… Cela ressemblait aux charades que l’on joue en société, — dit George Sand dans son article déjà cité sur les Marionnettes de Nohant, — et qui sont plus ou moins développées, selon l’ensemble et le talent qu’on y apporte. Nous avions débuté par là. Peu à peu le mot de la, charade disparut et l’on joua d’abord des saynètes folles, puis des comédies d’intrigues et d’aventures, puis enfin des drames à événements et émotions.

On trouve sur ces représentations des détails d’un pittoresque exquis dans la préface du Château des Désertes et dans les pages intitulées l’Acteur, récemment insérées dans le volume des Souvenirs et Idées.

Durant plusieurs hivers consécutifs, raconte George Sand dans cette Préface, étant retirée à la campagne avec mes enfants et quelques amis de leur âge, nous avions imaginé de jouer la comédie sur scénario et sans spectateurs, non pour nous instruire en quoi que ce soit, mais pour nous amuser. Cet amusement devint une passion pour les enfants et à peu près une sorte d’exercice littéraire qui ne fut point inutile au développement intellectuel de plusieurs d’entre eux. Une sorte de mystère que nous ne cherchions pas, mais qui résultait naturellement de ce petit vacarme prolongé assez avant dans les nuits, au milieu d’une campagne déserte, lorsque la neige ou le brouillard nous enveloppaient au dehors et que nos serviteurs mêmes, n’aidant ni à nos changements de décor, ni à nos soupers, quittaient de bonne heure la maison où nous restions seuls ; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements du tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait quelque chose de fantastique et les rares passants qui en saisirent de loin quelque chose n’hésitèrent pas à nous croire fous ou ensorcelés…

Il y a une douzaine d’années[71], — écrit Mme Sand en 1857, en réponse à un ami qui lui demandait des renseignements sur Nohant, — que, nous trouvant ici en famille durant l’hiver, nous imaginâmes de jouer une charade, sans mot à deviner, laquelle charade devint une saynète, et, rencontrant au hasard de l’inspiration une sorte de sujet, finit par ne pouvoir pas finir, tant elle nous semblait divertissante. Elle ne l’était peut-être pas du tout, nous n’en savons plus rien, il nous serait impossible de nous la rappeler ; nous n’avions d’autre public qu’une grande glace qui nous renvoyait nos propres images confuses dans une faible lumière et un petit chien, à qui nos costumes étranges faisaient pousser des cris lamentables ; tandis que la brise gémissait au dehors et que la neige entassée sur le toit tombait devant les fenêtres en bruyantes avalanches.

C’était une de ces nuits fantastiques comme il y en a à la campagne, une nuit de dégel assez douce, avec une lune effarouchée dans des nuages fous.

Nous n’étions que six : mon frère et moi, mon fils et ma fille, une jeune et jolie parente et un jeune peintre ami de mon fils. Excepté ma fille, qui était la plus jeune et qui s’amusait fort tranquillement de ce jeu, nous nous étions tous peu à peu montés ; il est vrai qu’il y avait là un délicieux piano dont je ne sais pas jouer, mais qui se mit à improviser tout seul sous mes doigts je ne sais quoi de fantasque.

Un grillon chanta dans la cheminée, on ouvrit la persienne pour faire entrer le clair de lune. À deux heures du matin, mon frère, craignant d’inquiéter sa famille, alla lui-même atteler sa carriole pour rejoindre ses pénates, à une demi-lieue de chez nous. Dans la confusion des changements de costumes, il ne put retrouver son paletot. « À quoi bon ? dit-il, me voilà très chaudement vêtu. »

En effet il était couvert d’une longue et lourde casaque de laine rouge, provenant de je ne sais plus quel costume de l’atelier de mon fils, et d’un de ces bonnets également en laine rouge dont se coiffent les pêcheurs de la Méditerranée. Il partit ainsi en chantant, au galop de son petit cheval blanc, à travers le vent et la neige. S’il eût été rencontré, il eût été pris pour le diable, mais on ne rencontre personne à pareille heure dans nos chemins. Le lendemain, la pièce recommença, c’est-à-dire qu’elle suivit son cours fantastique et déréglé avec autant d’entrain que la veille. J’étais vivement frappée de la facilité avec laquelle nos enfants (l’aîné avait alors une vingtaine d’années) dialoguaient entre eux, tantôt avec une emphase comique, tantôt avec l’aisance de la réalité. Là ce n’était pas de l’art, puisque la convention disparaissait. Il n’y avait pas ce qu’en langage d’art théâtral on appellerait du naturel. Le naturel est une imitation de la nature. Nos jeunes improvisateurs étaient plus que naturels, ils étaient la nature même. Cela me donna beaucoup à penser sur l’ancien théâtre italien appelé comme l’on sait : commedia dell’arte. Ce devait être un art tout différent du nôtre et où l’acteur était réellement créateur, puisqu’il tirait son rôle de sa propre intelligence et créait à lui seul son type, ses discours, les nuances de son caractère et l’audace heureuse de ses reparties…

On verra par les lettres inédites de Chopin de novembre 1846 à janvier 1847, qu’il n’y avait point un seul, mais bien deux spectateurs naïfs et bénévoles à ces représentations fantastiques : les petits chiens Dib et Marquis. On verra encore que l’orchestre représenté par les dix doigts miraculeux de Chopin manquant alors à Nohant, ce fut Mme Sand elle-même qui dut tant bien que mal prendre sur elle ces fonctions et jouer « sur le piano délicieux » des airs de danse lorsqu’il y avait dans la pièce un pas ou un ensemble dansé à exécuter.

La première lettre porte, écrite au crayon, la date : « 25… 1846 ». C’est mercredi 25 novembre 1846 qu’il faut lire, le 25 novembre tombant cette année un mercredi.


Mercredi, 3 heures.

Je compte que votre migraine est passée et que vous voilà mieux •disposée que jamais. Je suis bien aise du retour de tout votre monde et je vous souhaite du beau temps. Il fait ici noir et humide, on ne peut vivre qu’enrhumé. Grzym. est mieux. Il a dormi hier une petite heure pour la première fois depuis dix-sept jours[72]. J’ai vu Delacroix, qui vous dit mille tendresses à tous. Il souffre, mais va cependant à son travail au Luxembourg. Je suis allé hier soir chez Mme Marliani. Elle sortait avec Mme Scheppard[73], M. Aubertin (qui a eu l’audace de lire votre Mare au diable en plein collège comme exemple du style) et M. d’Arpentigny. Ils allaient entendre un nouveau prophète que le capitaine protège. Je ne sais pas le nom du prophète (ce n’est pas un apôtre). Sa nouvelle religion est celle des Fusionistes, le prophète en a eu la révélation au bois de Meudon où il a vu Dieu. Il promet pour comble de bonheur, dans une certaine éternité, qu’il n’y aura plus de sexe. Cette idée ne plaît pas beaucoup à Mme de M[arliani], mais le capitaine est pour et déclare la baronne en ribote chaque fois qu’elle se moque de son fusionisme. Je vous enverrai demain la fourrure et vos autres commissions. Le prix de votre pianino est de neuf cents francs. Je n’ai pas vu Arago, mais il doit se porter bien, car il était sorti, quand Pierre lui a porté votre billet. Remerciez, je vous prie, Marquis de ses flairaisons à ma porte. Soyez heureuse et bien portante. Écrivez quand vous aurez besoin de quelque chose.

Votre dévoué. Ch…

À vos chers enfants.

Je reçois votre lettre, qui est en retard de six heures. Elle est bonne, bonne et parfaite ! Ainsi je n’enverrai pas demain vos commissions. J’attendrai. Ne m’enverrez-vous pas votre camail pour le faire arranger ici ? Avez-vous des ouvrières capables ? Ainsi j’attendrai vos ordres. Je suis bien aise que les bonbons ont eu du succès. Je suis fautif du briquet, mais je ne sais pas s’il y a suffisamment d’amadou. Je vais à la grande poste avec cette lettre, avant d’aller chez Grzym.[74]. Votre Ch…

Samedi, 2 heures et demie[75].

Comme c’est bien à votre salon d’être chaud, à votre neige de Nohant d’être charmante, et à la jeunesse de faire le carnaval ! Avez-vous un répertoire suffisant de contredanses pour faire l’orchestre ? Borie[76] est venu me voir et je lui enverrai le morceau de^drap dont vous me parlez. Grzym. est presque rétabli ; mais voilà Pleyel avec une récidive de fièvre. Il est devenu invisible. Je suis bien aise que le mauvais temps d’ici ne se fait pas sentir chez vous. Soyez heureuse et bien portante, ainsi que les vôtres.

Votre tout dévoué. Ch…

À vos chers enfants. Je vais bien[77].

Mardi, 2 heures et demie[78].

Mlle de Rozières a trouvé le morceau de drap en question (il était dans le carton à camail de Mlle Aug…) et je l’ai envoyé de suite hier soir à Borie, qui, à ce que l’on a dit à Pierre, ne part pas encore aujourd’hui. Ici il fait un petit soleil et de la neige de Russie. Je suis bien aise de ce temps pour vous et je me figure que vous marchez beaucoup. La pantomime d’hier a-t-elle fait danser Dib ? Soyez bien portante, ainsi que les vôtres.

Votre tout dévoué.

À vos chers enfants.

Je vais bien, mais je n’ai pas le courage de quitter ma cheminée un instant[79].

Mercredi, 3 heures et demie[80].

Vos lettres m’ont rendu fort heureux hier. Celle-ci doit vous arriver le jour de l’an même, avec les bonbons d’usage, le stracchino et le coald-cream de Mme de Bonne Chose[81].

J’ai dîné hier chez Mme Marliani et je l’ai menée à l’Odéon voir Agnès[82]. Delacroix m’a envoyé une bonne loge et j’en ai fait hommage à Mme Marliani. À vous dire vrai, je n’ai pas eu un bien grand plaisir et j’aime mieux Lucrèce[83], mais je ne suis pas juge de ces choses-là. Arago est venu me voir un peu maigri et enroué, toujours bon et charmant. Il fait un temps froid, mais agréable pour ceux qui peuvent marcher, et j’espère que votre migraine est chassée et que vous vous promenez comme avant dans votre jardin. Soyez heureuse et tous heureux dans l’année qui vient et quand vous pouvez, écrivez-moi, je vous prie, que vous allez bien. Votre tout dévoué. Ch…

À vos chers enfants.

Je me porte bien. Grzym. est toujours mieux ; j’irai aujourd’hui avec lui à l’hôtel Lambert[84], avec tous les manteaux possibles[85].


Madame George Sand, à La Châtre.
Château de Nohant (Indre).
(Sur le timbre : 13 janvier 1847. La Châtre.)
Mardi, 3 heures[86].

Votre lettre m’a amusé. Je connais beaucoup de mauvais jours, mais en fait des Bonjours, je n’ai jamais rencontré que l’éternel candidat de l’Académie, M. Casimir Bonjour. Mon ami improvisé m’a rappelé le monsieur mélomane de Châteauroux, dont je ne sais pas le nom et qui disait à M. de Préaux de me connaître beaucoup. Si cela continue, je finirai par me croire un personnage important. Vous êtes donc maintenant tout entière à l’art dramatique. Je suis sûr que votre prologue sera un chef-d’œuvre et que les répétitions vous amuseront beaucoup, seulement n’oubliez jamais votre wilchura ou votre muse. Ici il refait froid. J’ai vu les Veyret, qui vous présentent leurs hommages. Je n’oublierai pas (vos fleurs) votre note du jardinier. Soignez-vous, amusez-vous, soyez bien portants tous.

Votre dévoué. Ch…[87].

À vos chers enfants.

Dimanche, 1 heure et demie[88].

J’ai reçu hier votre bonne lettre de jeudi. Vous faites donc aussi de la Porte-Saint-Martin ? La Caverne du crime[89] ! mais c’est intéressant au possible. Vos Funambules, devenus les Français ou même l’Opéra avec Don Juan, deviennent maintenant tout ce qu’il y a de plus romantique. Je me figure les émotions de Marquis et de Dib. Heureux spectateurs, naïfs et peu instruits ! Je suis sûr que les portraits qui sont au salon vous regardent aussi avec les yeux de circonstance. Amusez-vous aussi bien que possible. Ici il n’y a, comme je vous ai écrit la fois passée, que maladie sur maladie. Portez-vous tous bien, soyez heureux.

Votre tout dévoué. Ch…

À vos chers enfants.

Je vais comme je peux.

Chopin fait allusion, dans cette lettre, à Don Juan. Les acteurs de Nohant composèrent leur pièce en partie d’après Molière et en partie d’après Mozart, c’est-à-dire qu’ils introduisirent dans le scénario de Molière des scènes tirées du livret de Da Ponte et exécutèrent même quelques morceaux de l’opéra de Mozart. (Il paraît que ce fut Augustin e qui les chanta.) Tout cela est compté au long dans le roman de George Sand, le Château des Désertes ; l’auteur nous dit carrément dans la préface, que nous avons citée en partie, que c’est bien la vieille maison de Nohant qu’il faut sous-entendre par le mystérieux Château où une compagnie de jeunes gens plus ou moins artistes, allègres dilettanti dramatiques, s’évertuent à mettre en scène un Don Juan de leur composition.

Dans la même préface George Sand signale à l’attention du lecteur que « ce roman renferme plutôt l’analyse de certaines questions d’art que celles de sentiments ». Il est en effet principalement consacré à une fine et spirituelle critique et à l’explication des types et des épisodes du Don Juan de Molière et de Mozart. L’auteur fait cette analyse tout en racontant avec verve comment on avait improvisé une représentation de cette comédie dans le Château des Désertes. Cela rappelle beaucoup la célèbre analyse de Hamlet donnée par Gœthe dans Wilhelm Meister à propos de la représentation de l’immortelle tragédie de Shakespeare par la troupe ambulante de Philine et de Jarno.

Le personnage principal et le chef de la bande joyeuse des acteurs au Château des Désertes, c’est… le fils de Lucrezia Floriani, ce même Celio Floriani, dont nous avons déjà fait la connaissance et qui certes n’est autre que Maurice Sand. On peut reconnaître Augustine sous les traits de Cécile qui improvise et chante le rôle de la Donna Elvira. On retrouve au Château des Désertes les autres enfants de la Lucrezia, devenus adultes, ainsi que maint personnage du roman précédent : Béatrice, le petit Salvator, Boccaferri, etc.

Comme de coutume, George Sand s’empresse de prévenir le lecteur, toujours dans la même préface, de ne pas voir dans ce roman la reproduction exacte de faits réellement arrivés. Elle dit (à propos des représentations improvisées à Nohant) :

Lorsque j’introduisis un épisode de ce genre dans le roman qu’on va lire, il y devint une étude sérieuse, et y prit des proportions si différentes de l’original que mes pauvres enfants, après l’avoir lu, ne regardaient plus qu’avec chagrin le paravent bleu et les costumes de papier découpé qui avaient fait leurs délices. Mais à quelque chose sert toujours l’exagération de la fantaisie, car ils firent eux-mêmes un théâtre aussi grand que le permettait l’exiguïté du local, et arrivèrent à y jouer des pièces qu’ils firent, eux-mêmes aussi, les années suivantes…

Et ceci donne à Mme Sand l’occasion de s’étendre avec complaisance sur « l’effet détourné » que « la fantaisie, le roman, l’œuvre d’imagination, en un mot, a sur l’emploi de la vie : la fiction commence par transformer la réalité, mais elle est transformée à son tour et fait entrer un peu d’idéal non pas seulement dans les petits faits, mais dans les grands sentiments de la vie réelle ».

Nous confessons que les brèves indications précises sur la naissance et l’évolution du « théâtre de Nohant » que renferme cette préface, nous intéressent bien plus que les réflexions abstraites de George Sand sur l’influence respective de la fantaisie sur la vie réelle. On peut aussi suivre pas à pas cette évolution de l’art dramatique au château Sand, se rendre compte du répertoire successif de cette scène, et enfin admirer les portraits des acteurs dans leurs costumes divers, en feuilletant les deux albums d’aquarelles de Maurice Sand conservés à Nohant. Nous y découvrons entre autres que dans les commencements Mme Sand prenait souvent part aux représentations ; c’était elle qui remplissait les rôles que les jeunes acteurs appréhendaient d’aborder, généralement des rôles masculins très dramatiques, c’est ainsi qu’elle joua Don Juan. Elle prit aussi part aux représentations du mélodrame émouvant auquel Chopin fait allusion dans sa lettre : la Caverne ou la Taverne du crime, lorsqu’il fut joué aux fêtes de Noël de 1846-1847 et redonné au réveillon de 1848, le 31 décembre 1847. Plus tard, pour mettre en scène des pièces de cape et d’épée dans le genre de la Taverne, la petite troupe de Nohant se trouva souvent ne pas être assez nombreuse : on invita alors des amis de la Châtre à venir s’essayer dans certains emplois. Ce furent d’abord les familles Dutheil et Duvernet qui partagèrent les lauriers dramatiques des Sand. Lorsqu’une pareille « tournée artistique » des Coquelin lachâtrois était réclamée à Nohant, on leur expédiait l’affiche avec la recommandation expresse d’apporter avec eux tels objets ou costumes qui étaient nécessaires au vestiaire théâtral. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à jeter les yeux sur la deuxième page de l’affiche annonçant la « Rereprésentation de l’Oberge du Querime » pour le 31 décembre 1847, affiche rédigée en une orthographe fantaisiste des plus drôles.

Le Château des Désertes qui nous raconte les tout premiers débuts de la troupe de Nohant, fut dédié à W. G. Macready, le célèbre tragédien et écrivain anglais [90]. La dédicace est datée du 30 avril 1847. Mais en ce mois printanier les questions d’art théâtral et les allègres passe-temps avaient été depuis longtemps relégués au second plan, à Nohant, et Mme Sand, tout comme les jeunes émules de Melpomène, était à ce moment occupée par des questions bien autrement sérieuses.

Pour les apprécier, revenons un peu en arrière, aux premiers mois de l’hiver de cette année. Cet hiver-là, par suite d’une mauvaise récolte, une horrible misère régnait dans les provinces du Centre : Mme Sand, toujours prête à secourir largement, travailla avec une ardeur redoublée pour venir au secours des indigents de la campagne. Mais la brave et intrépide travailleuse ne se laissait pas intimider par ce surcroît de besogne. « Enfin Dieu m’aidera, et un nouveau roman comblera le déficit », voici la conclusion qui termine le récit, fait par elle, de maux innombrables, dans sa lettre inédite à Poncy, du 7 janvier 1847.

Dans cette même lettre, elle parle des représentations improvisées à Nohant et aussi du mariage projeté de Solange avec M. des Préaulx, « le grand et beau cavalier », dont la jeune fille parait « très éprise », et qui de son côté « ne respire que par elle ».

Il fallut donc songer au trousseau, au règlement de certaines affaires pécuniaires ainsi qu’au contrat, et dans ce but aller à Paris. Chopin les attendait dès les derniers jours de janvier, mais on voit par les lettres inédites de Mme Sand que, le 3 février, il y eut encore une « représentation grandiose » au théâtre de Nohant : on ne partit que le 4 ou le 5. La famille Sand passa à Paris deux mois, du commencement de février au commencement d’avril. Mais ce séjour eut des résultats absolument inattendus et contraires à la conclusion du mariage avec M. des Préaulx. On présenta à Mme Sand et à sa fille le sculpteur Clésinger[91], qui un an plus tôt avait adressé à la grande romancière une lettre pleine d’enthousiasme, d’emphase… et de fautes d’orthographe, lui demandant la permission de lui dédier sa statue de la Mélancolie, lui exprimant sa gratitude pour le « bonheur qu’elle lui avait procuré » par ses chefs-d’œuvre littéraires[92]. En février 1847, Clésinger exécuta les bustes de Mme Sand et de sa fille : il paraît qu’il s’éprit subitement de cette jeune personne, et qu’elle aussi « reçut le coup de foudre[93] ». De sorte que lorsqu’il fallut signer le contrat avec M. Fernand des Préaulx, Solange refusa. On annonça que le mariage « était remis à un peu plus tard », et dès les premiers jours de Pâques toute la partie féminine de la famille Sand revint précipitamment à Nohant. Chopin, resté à Paris, parle de tous ces événements dans une longue lettre à ses parents. (Il faut remarquer que cette lettre fut commencée un jour de la semaine sainte, — le dimanche de Pâques tombant cette année le 4 avril, — que Chopin la continua une semaine après, puis la reprit encore trois jours plus tard, qu’il récrivit le 15, le 18 avril et qu’il ne la termina enfin que le 19 avril 1847. Ceci montre assez clairement que lorsque Chopin écrivait cette lettre et lorsqu’il avait tant à communiquer à sa famille, il était tourmenté, agacé.)

Depuis deux mois Mme S[and] est ici, mais aussitôt après les fêtes, elle retournera à Nohant, Sol. ne se marie pas encore, et quand ils sont tous arrivés à Paris pour faire le contrat, elle n’en a plus voulu. Je le regrette et je plains le jeune homme, qui est très honnête et très épris ; mais il vaut mieux que cela soit arrivé avant le mariage qu’après. Soi-disant, c’est remis à plus tard, mais je sais ce qui en est. Vous me demandez ce que je pense faire pour l’été : rien d’autre que toujours. J’irai à Nohant dès qu’il commencera à faire chaud ; en attendant, je reste ici pour donner, chez moi comme toujours, une quantité de leçons peu fatigantes… Cette année, mes crises (pour ne pas dire comme la garde-malade d’Albert, quand il était indisposé : la cerise de Monsieur), cette année donc mes crises sont rares, malgré le dur hiver. Je n’ai pas encore vu Mme Ryszczewska. Mme Delphine Potocka, que j’aime énormément, vous le savez, devait venir avec elle, mais elle est partie pour Nice, il y a quelques jours. Avant son départ j’ai joué chez moi, pour elle, ma sonate avec Franchomme. J’avais aussi le même soir le prince et la princesse Chartoryski et la princesse de Wurtemberg, ainsi que Mme S[and] ; il faisait une agréable chaleur ce soir-là chez moi…

Je vous ai raconté un tas de choses inutiles, mais il y a huit jours de cela. Aujourd’hui me voilà de nouveau seul à Paris. Hier Mme S[and] est partie avec Solange, cette cousine, vous savez, et Luce ; puis trois jours encore se sont écoulés. J’ai déjà reçu hier une lettre de la campagne ; ils sont tous bien portants et gais ; mais ils ont de la pluie, comme nous ici. L’exposition annuelle des tableaux et de la sculpture est ouverte depuis quelques semaines, mais il n’y a rien de très important fait par les maîtres connus ; cependant de nouveaux talents très réels se sont révélés, ce sont : d’abord un sculpteur qui expose depuis deux ans à peine ; il s’appelle Clésinger ; puis le peintre Couture, dont l’immense tableau, représentant un festin à Rome, à l’époque de la décadence, attire l’attention universelle. Retenez bien le nom du sculpteur : je vous en parlerai, je crois, souvent, car il a été présenté à Mme S[and] avant son départ et a fait son buste, ainsi que celui de Solange ; tout le monde les admire énormément ; ils seront sans doute exposés l’année prochaine. Voici la quatrième fois aujourd’hui que je reprends ma lettre ; nous sommes le 15 avril et je ne sais pas si je la terminerai, parce que je dois aller tantôt chez Scheffer, où je pose pour mon portrait et donner cinq leçons… J’envoie à Louise une petite lettre de Mlle de Rozières, mais aucune de Mme S[and], elle se pressait trop à partir. Je viens encore de recevoir des nouvelles de Nohant : on se porte bien et on change de nouveau l’arrangement de la maison ; on aime à changer, à arranger[94]. Luce, qui était partie d’ici avec eux, a été renvoyée dès son arrivée, d’après ce qu’on m’écrit, de sorte qu’il ne reste plus un seul des anciens serviteurs que les Jedrzeïewicz ont vus. Le vieux jardinier qui, pendant quarante ans, a servi la famille, puis Françoise, qui y est restée dix-huit ans, et maintenant Luce, qui y est née et qui a été portée au baptême avec Solange, dans le même berceau : tous sont restés jusqu’au moment où est entrée dans la maison cette cousine qui compte sur Maurice, tandis que celui-ci profite d’elle. Que ceci reste entre nous… Nous avons encore eu ce matin une petite gelée, par bonheur très petite et probablement peu nuisible pour les récoltes, dont on espère beaucoup cette année. Le blé est extrêmement cher, comme vous savez, et il y a une grande misère, malgré l’inépuisable charité. Mme S[and], comme vous avez pu le remarquer, fait beaucoup de bien dans le village et dans les environs, et c’est une des deux causes pour lesquelles, sans compter le mariage rompu de sa fille, elle a, cet hiver, quitté sitôt la ville. Son dernier ouvrage publié est Lucrezia Floriani. Dans quatre mois la Presse publiera son nouveau roman intitulé (jusqu’à présent) Piccinnino, ce qui signifie « petit ». L’action se passe en Sicile. Il y a là beaucoup de belles choses. Je ne doute pas qu’il plaise mieux à Louise que Lucrèce, qui a excité ici moins d’enthousiasme que les autres. Piccinnino est un sobriquet donné à un bandit de Sicile, à cause de sa taille. Ce roman renferme de beaux caractères de femmes et d’hommes, beaucoup de naturel et de poésie ; je me rappelle avec quel plaisir j’en ai écouté la lecture. Maintenant encore mon hôtesse écrit quelque chose de nouveau, mais à Paris elle n’a pas un moment de tranquillité… Trois jours encore viennent de s’écouler, nous voilà au 18. Hier j’ai dû donner sept leçons, quelques-unes à des personnes sur le point de partir…

… Nous voici au 19. Hier j’ai été interrompu par une lettre de Nohant. Mme S[and] m’écrivait qu’elle arrivera à la fin du mois prochain et qu’il faudra l’attendre. Probablement l’affaire du mariage de Sol. avance, mais non plus avec celui dont je vous ai parlé. Que Dieu leur accorde tous ses dons ! Dans cette dernière lettre, ils étaient tous d’excellente humeur, j’ai donc bon espoir. Si quelqu’un est digne de bonheur, c’est bien Mme S[and]…

Il paraît qu’en quittant Paris, Mme Sand espérait gagner du temps, prendre des renseignements sur Clésinger, enfin savoir qu’est-ce que c’était que cet homme qui avait ainsi subitement gagné le cœur de Solange et dont on lui disait, d’autre part, les choses les plus déplorables. À peine arrivée à Nohant, Mme Sand s’empresse, comme de coutume, de tranquilliser Chopin sur leur voyage, et le 8 avril elle écrit à Maurice, resté à Paris :

Nous sommes arrivés… Dis à Chopin que nous nous portons bien, que nous avons fait bon voyage, que je l’embrasse…[95]. Le lendemain elle envoie également son bulletin à Chopin qui l’en remercie comme toujours par un de ses billets familiers, brefs, mais pleins de sollicitude pour toute la maisonnée.


Samedi[96].

Merci pour vos bonnes nouvelles. Je les ai communiquées à Maurice, qui doit vous écrire. Il va bien, moi aussi. Tout est ici comme vous l’avez quitté. Pas de violettes, pas de jonquilles, pas de narcisses dans le petit jardin. On a emporté vos fleurs, on a descendu vos rideaux, voilà tout. Soyez heureuse, bien disposée, soignez-vous et un petit mot de tout cela quand vous pourrez. Votre dévoué.

Ch… [97].

À la jeunesse.

Mais voici que moins d’une semaine plus tard, le 16 avril, Mme Sand écrit tout d’un coup à son fils que comme un deus ex machina Clésinger est apparu à la Châtre, qu’il a exigé une réponse catégorique et que Solange a dit oui… Mme Sand ajoute que le sculpteur est « un vrai forcené », qu’il ne mange, ni ne dort, tant qu’il ne parvient pas à ses fins et que son énergie vient à bout de tous les obstacles. À la fin de cette lettre nous lisons toutefois une phrase absolument en désaccord avec la franchise accoutumée de George Sand, une phrase qui nous rend tout perplexe et qui, selon nous est, à elle seule, plus néfaste dans la question de la rupture avec Chopin que tous les accidents réellement arrivés ou simplement inventés par messieurs les biographes :

Pas un mot de tout cela à Chopin, cela ne le regarde pas et quand le Rubicon est passé, les si et les mais ne font que du mal.

Mme Sand ajoute que le 8 mai, elle partira pour Guillery, pour conclure le mariage de Solange chez M. Dudevant (maire de la commune de Nérac), mais qu’on reviendra à Nohant pour célébrer le mariage religieux[98].

Le 18 avril, Mme Sand annonce le fait à Charles Poncy, tout en assurant — nous ne savons pas trop pourquoi — que « c’est un secret grave que Maurice lui-même ne sait pas ». Elle ne parle pas à Poncy du voyage à Nérac, mais au contraire d’un départ pour Paris.

… En six semaines elle a rompu un amour qu’elle éprouvait à peine, elle en a accepté un autre qu’elle subit ardemment. Elle se mariait avec celui-ci, elle le chasse et épouse celui-là. C’est bizarre, c’est hardi surtout, mais enfin c’est son droit et le destin lui sourit. À un mariage modeste et doux elle substitue un mariage brillant et brûlant[99]. Elle domine tout et m’emmène à Paris à la fin d’avril… Le travail et l’émotion prennent tous mes jours et toutes mes nuits… Il faut que ce mariage se fasse impétueusement, comme par surprise. Aussi est-ce un secret grave que je vous confie et que Maurice lui-même ne sait pas (il est en Hollande)[100].

Ne « disant pas un mot » sur ce qui se passait à Chopin, Mme Sand le prévient toutefois de son prochain retour à Paris, peut-être ne fût-ce que pour prévenir son arrivée à Nohant. D’une manière ou d’une autre, Chopin les attendait à Paris, comme on le voit par sa lettre précitée du 19 avril et les deux billets inédits et non datés que voici :

Maurice est parti hier matin bien portant et par une belle journée. Votre lettre m’est arrivée après son départ. J’espère encore de vous une lettre qui fixera le jour de votre arrivée, afin de faire du feu dans vos chambres. Ainsi donc, ayez beau temps, belles idées et tout le bonheur du monde.

Votre tout dévoué.

À la jeunesse.

Mercredi.


Vous faites des prodiges de travail et cela ne m’étonne pas. Dieu vous aide ! Vous allez bien et vous irez bien. Vos rideaux sont encore ici. Le 30, c’est demain. Mais je ne vous attends pas, n’ayant encore reçu de mot définitif. Il fait beau, les feuilles commencent à vouloir pousser. Vous aurez belle route, sans prendre sur votre sommeil, un mot la veille de votre départ, s’il vous plaît, car il faut encore du feu dans vos chambres. Soignez-vous. Soyez tranquille et heureuse.

Votre tout dévoué.

À la jeunesse.

Jeudi, le 29[101].

Presque simultanément avec sa lettre à Poncy Mme Sand écrivait à M. Bascans :

… Notre enragé sculpteur est ici. L’idylle fleurit à la Châtre ; la « grande princesse » s’est humanisée jusqu’à dire oui. Vous aviez été plus clairvoyant que moi, elle avait ce oui dans le cœur depuis longtemps et ne voulait pas le dire sitôt, voilà tout. Ils paraissent enchantés tous les deux ; je le suis aussi par conséquent.

Et à la princesse Galitzine, née comtesse de la Roche-Aymon, sa petite-cousine et petite-fille de son cousin René de Villeneuve[102], Mme Sand se hasarde même à émettre des prophéties tant soit peu orgueilleuses :

Clésinger fera la gloire de sa femme et la mienne ; il gravera ses titres sur du marbre et sur du bronze, et cela dure autant que les plus vieux parchemins…[103].

Le 6 mai Mme Sand écrit à Mme Marliani dans la seule lettre imprimée dans la Correspondance après septembre 1846 :

… Solange se marie dans quinze jours avec Clésinger, sculpteur, homme d’un grand talent, gagnant beaucoup d’argent, et pouvant lui donner l’existence brillante qui est, je crois, dans ses goûts. Il en est très violemment épris et il lui plaît beaucoup. Elle a été aussi prompte et aussi ferme, cette fois, dans sa détermination qu’elle était jusqu’à présent capricieuse et irrésolue. Apparemment elle a rencontré ce qu’elle rêvait. Dieu le veuille ! Pour mon compte, ce garçon me plaît beaucoup aussi, de même qu’à Maurice. Il est peu civilisé au premier abord, mais il est plein de feu sacré et, il y a déjà quelque temps, que le voyant venir je l’étudié sans en avoir l’air. Je le connais donc autant qu’on peut connaître quelqu’un qui veut plaire. Vous me direz que ce n’est pas toujours suffisant, c’est vrai. Mais ce qui me donne confiance, c’est que la principale face de son caractère, c’est une sincérité qui va jusqu’à la brusquerie. Il pécherait donc par excès de naïveté plus que par toute autre chose, et il a encore d’autres qualités qui rachèteront tous les défauts qu’il peut et doit avoir. Il est laborieux, courageux, actif, décidé, persévérant. C’est quelque chose que la force et il en a beaucoup, au physique comme au moral. Je me suis trouvée amenée par une circonstance fortuite à faire sur son compte une véritable enquête, telle qu’un procureur du roi l’eût faite pour un accusé de Cour d’assises.

Quelqu’un m’avait dit de lui tout le mal qu’on peut dire d’un homme. Je ne savais pas encore alors qu’il songeât à ma fille ; mais il faisait nos bustes. Il voulait les faire en marbre, gratis, et il ne me convenait pas d’être comblée de pareils présents par un homme dont on me disait pis que pendre. Et puis je voulais savoir si la personne qui le traitait de la sorte était une bonne ou mauvaise langue. Quelques explications, auxquelles je n’attachais pas d’abord toute l’importance qu’elles eurent ensuite, amenèrent une foule de renseignements particuliers, et j’arrivai à pouvoir juger sur preuves ; car vous savez que, dans ces sortes de choses, il se fait un enchaînement imprévu de découvertes. J’acquis donc la certitude que Clésinger était un homme irréprochable dans toute la force du mot, et son accusateur un homme d’esprit un peu léger. De sorte que je connaissais tous les faits de sa vie la plus intime, le jour où il me demanda ma fille. Le hasard avait amené à cet égard plus de lumières que je n’en aurais eu en l’examinant par mes yeux pendant des années. Néanmoins je n’avais rien conclu en quittant Paris et c’est depuis un mois que son activité a levé tous les obstacles et réduit à néant toutes les objections possibles. M. Dudevant, qu’il a été voir, consent. Nous ne savons pas encore où se fera le mariage. Peut-être à Nérac, pour empêcher M. Dudevant de s’endormir dans les éternels lendemains de la province.

Je vous écrirai dans quelques jours, car jusqu’ici nous n’avons rien fixé et j’attends Clésinger demain ou après, pour déterminer avec lui le jour et le lieu. Mais ce sera dans le courant de mai. Les bans se publient et on coud la robe blanche. Pourtant on ne sait encore rien dans ce pays-ci, et nous nous préservons des grandes annonces. Il a fallu ménager un chagrin encore assez vif, qui n’est pas loin de nous. Il y a eu un échange de lettres sincères très satisfaisant. Le pauvre abandonné est un noble enfant qui se montre, comme dit, avec raison, son oncle, M. de Grandeffe, un vrai chevalier français. Je regrette bien ce cœur-là ; mais nous mettons dans la famille une meilleure tête, et il faut bien que la fatalité apparente soit une volonté d’en-haut. Je n’aurais pas voulu d’abord qu’on fît si vite un autre choix. Mais, le choix étant fait (et vous savez que les parents n’empêchent rien de ce côté-là), je crois qu’il faut le ratifier bien vite.

À la fin de cette lettre, à propos de « la misère qui augmente à Nohant tous les jours » et de la nécessité, afin d’y pourvoir et « de gagner quelques billets de banque », de faire un roman[104], au milieu de toutes ces préoccupations de mariage, Mme Sand ne parvient plus à soutenir le ton joyeux un peu factice des premières pages, elle déclare qu’elle ne peut rien dire d’elle-même « sinon qu’elle est fatiguée à mourir » et termine par le conseil inattendu que voici :

Gouvernez votre volonté, à l’effet de conserver votre santé. Créez-vous des devoirs qui vous ôtent le temps de penser à vous-même. Je crois que c’est le seul moyen de supporter le terrible poids de la vie. Plus il est lourd, mieux on marche peut-être…

Voilà des mots qui sonnent bien étrangement au milieu des gais préparatifs du mariage, dans une lettre annonçant à une amie l’avenir brillant et bienheureux des fiancés. Il est évident que Mme Sand parlait, plus qu’elle n’y croyait réellement, de l’irréprochabilité de Clésinger et du bonheur de sa fille. Il est probable qu’elle eût déjà l’occasion de douter de la véracité de son enquête sur son futur gendre, ou qu’elle dût au contraire voir que « l’accusateur » de Clésinger n’était pas aussi « léger » qu’il parut dans un moment d’espérances optimistes.

Dans toute une série de lettres inédites encore, datant du printemps de 1847, comme dans cette seule lettre imprimée et la lettre à la princesse Galitzine, Mme Sand s’efforce d’affirmer qu’elle est contente de ce mariage, que les jeunes fiancés sont heureux et qu’un brillant avenir les attend. Mais on sent à travers toutes ces phrases une inquiétude cachée, — disons plus, on sent le chagrin, le désespoir. Et cela n’est pas étonnant. Mme Sand se rendait parfaitement compte que ses cachotteries à l’égard de Chopin lors des brusques fiançailles de Solange étaient indignes de leur amitié et de leur longue liaison, indignes d’elle et de lui ; cette manière d’agir devait justement sembler impardonnable à Chopin.

La conduite de Clésinger commençait aussi à suggérer à George Sand des craintes, des appréhensions, et même de l’effroi.

La personne ou les personnes qui s’étaient efforcées de la prévenir contre Clésinger avaient raison.

C’était, dit M. Edmond Poinsot, un artiste de grand talent, mais il était dissipateur, brutal, grossier de gestes et de langage et d’existence par trop bohème, nullement fait pour le mariage.

Et il ajoute en note à cette page :

Arsène Houssaye, qui l’a beaucoup connu, nous donne en trois lignes au troisième volume de ses intéressantes Confessions, page 241, le portrait suivant de Clésinger : « Un monsieur bruyant et désordonné, un ci-devant cuirassier devenu un grand sculpteur, se conduisant partout comme au café du régiment et à l’atelier… »

Il faut s’étonner que Solange, toujours entichée du bon ton et du grand monde, ait pu condescendre à accepter les prévenances de ce « cuirassier-sculpteur ». Une très célèbre artiste assurait même que ce dernier nom lui allait bien moins que celui de marbrier, c’est ainsi que l’appela plus tard George Sand, tandis que son mari, M. Dudevant, le qualifiait de tailleur de pierres. Mais il arriva, comme toujours, ce à quoi on pouvait le moins s’attendre. Solange rompit avec l’élégant et charmant M. Fernand des Préaulx, ce « parfait gentilhomme », qui convenait tant à ses goûts aristocratiques, et prit pour mari le « sculpteur enragé » et désordonné, qui ne pouvait écrire correctement deux lignes. Bien plus, elle faillit commettre une sottise irrémédiable !

Nous avons déjà fait allusion à un roman ultérieur de George Sand, Mademoiselle Merquem, où l’auteur peint la manière de Solange de traiter son premier fiancé, en racontant l’histoire des relations entre Erneste du Blossay et le gentillâtre campagnard de La Thoronay. Nous avons dit également que George Sand y esquissa le naturel froid et bizarre de Solange, toujours portée à faire n’importe quoi par esprit de contradiction, pour vexer les autres, fantasque, prosaïque et pratique fille du siècle, — c’est ainsi que la mère d’Erneste, navrée de la sécheresse de son cœur, appelle son indomptable enfant dans le roman de Mademoiselle Merquem. Nous devons, à présent, citer une page de ce roman qui nous montrera les craintes de Mme Sand en avril et mai 1847 :

« … Erneste… nous cache quelque chose : tâche donc de l’observer… », me dit Mme du Blossay. C’était mon devoir, j’observai. La petite rusée semblait se plaire beaucoup à la Canielle (lisez : à Nohant), malgré le calme et le silence… Elle s’y montrait charmante, attentive, doucement enjouée, studieuse même, contrairement à ses habitudes, et particulièrement éprise du vieux parc, où elle passait des heures à lire dans le chalet. Le soir, dans les brumes tièdes d’octobre, elle s’enveloppait de sa mantille et se plaisait à courir comme une ombre légère, du parterre qui environnait la maison au donjon qui dominait la falaise. (Lisez : au pavillon qui se trouve dans le parc à Nohant et domine la route.) Elle revenait vite sur ses pas, nous parlait en riant par la fenêtre du salon (le salon de Nohant est au rez-de-chaussée et ses fenêtres donnent sur la terrasse), et retournait faire ce qu’elle appelait son ascension ; elle répétait plusieurs fois cette gymnastique… Moi, je remarquais que chaque disparition du joli fantôme se prolongeait plus que de raison, et que chaque réapparition sur la terrasse ressemblait à une précaution de plus en plus rapide et agitée. Je feignis devant elle d’avoir à écrire et de quitter le salon sans méfiance. Je me glissai dans le parc et je la suivis. Elle ne monta pas jusqu’au donjon et s’arrêta dans le chalet (il faut entendre par chalet ce même pavillon), où elle resta quelques instants seule. Elle ressortit, se dirigea vers un gros arbre qui se penchait en dehors de la clôture (détail exact) et y cacha quelque chose dont je m’emparai dès qu’elle se fut éloignée. C’était une lettre que vint chercher au bout de cinq minutes un paysan que j’observai sans me montrer, mais qu’il me fut impossible de reconnaître, bien que son pas un peu lourd et sa respiration un peu forte me fissent penser à Montroger… (Lisez : Clésinger.)


Dans le roman de Mademoiselle Merquem, tous ces rendez-vous clandestins se terminent fort heureusement. Erneste n’avait pas le tempérament de Solange, elle rie voulait que faire ses quatre volontés, réduire à l’obéissance son adorateur, le propriétaire bon vivant Montroger, le rendre fou d’amour et l’amener à lui faire une déclaration en règle, afin de satisfaire son amour-propre, Montroger ayant commencé par adorer Mlle Célie Merquem. (Ce détail ne manque pas de valeur biographique ! Remarquons que cette Mlle Célie Merquem, nom consonant avec celui du fils de la Lucrezia Floriani, Celio, — cette Mlle Célie, disons-nous, qui mène une vie excentrique, est adorée des paysans de la Canielle et décriée par les habitants de la petite ville voisine, n’est personne d’autre que Mme Sand elle-même.) Quant à Solange Dudevant, elle faillit commettre des choses irréparables : elle avait consenti à se laisser enlever ! Sa mère découvrit ce projet et la sauva. Clésinger fut-il guidé dans ce plan insensé par son tempérament sans frein, ou bien, ce qui semble plus probable, par un infâme calcul de chantage (il était horriblement endetté), on ne peut le dire. Le fait est que l’enlèvement ne manqua que grâce à un pur hasard. Mais il fallut précipiter le mariage.

Le 7 mai, alors que Mme Marliani lisait peut-être la lettre de Mme Sand en apparence si joyeuse, envoyée la veille, George Sand écrivait en toute hâte à Maurice, qui était chez M. Dudevant :

Reviens vite avec ton père ou sans lui : Notre position n’est pas tenable[105].

Et à Mlle de Rozières, en lui annonçant que tous les projets sont subitement changés et le voyage à Nérac suspendu, Mme Sand écrit à la même date une lettre non moins désespérée. Mais cette lettre-là se rapporte à un autre, au second sujet d’inquiétudes de Mme Sand en ce néfaste printemps, — à Chopin. Elle apprit qu’il était tombé malade, et l’effroi la rendit malade à son tour. « Encore ce chagrin-là à ajouter à tout le reste. Est-il vraiment sérieusement malade ? Ecrivez-moi, je compte sur vous pour me dire la vérité et pour le soigner[106]… »

À partir de ce 7 mai, ces deux leitmotive — qu’on aurait pu appeler en langue wagnérienne les leitmotive du chagrin et du désespoir : Chopin, Solange — résonnent tantôt en se fondant, tantôt en s’entrelaçant, tantôt parallèlement, dans toutes les lettres inédites de Mme Sand et dans les peu nombreuses lettres publiées. Un peu plus tard il s’y joint un troisième, — Augustine Brault, motif tragiquement et étroitement lié au basso obligato de Solange.

… Chère amie, écrit Mme Sand à Mlle de Rozières, le 8 mai, je suis bien effrayée. Il est donc vrai que Chopin a été très mal ? La princesse[107] me l’a écrit hier, en me disant qu’il était hors d’affaire, mais d’où vient que vous ne m’écrivez pas ? Je suis malade d’inquiétude et en vous écrivant j’ai un vertige. Je ne puis quitter ma famille dans un pareil moment, lorsque je n’ai même pas Maurice pour sauver les convenances et garder sa sœur de toute supposition malhonnête. Je souffre bien, je vous assure. Écrivez-moi, je vous en supplie. Dites à Chopin ce que vous jugerez à propos sur moi. Je n’ose pourtant pas lui écrire, je crains de l’émouvoir, je crains que le mariage de Solange ne lui déplaise beaucoup et que chaque fois que je lui en parle il n’ait une secousse désagréable. Pourtant je n’ai pas pu lui en faire mystère et j’ai dû agir comme je l’ai fait. Je ne peux pas faire de Chopin un chef et un conseil de famille, mes enfants ne l’accepteraient pas et la dignité de ma vie serait perdue…[108].

À cette même date du 8 mai, George Sand écrit encore une lettre pressée à Maurice en ajoutant quelques mots à Clésinger, puis elle écrit à Clésinger seul. On voit que ses inquiétudes et ses alarmes sont arrivées à leur suprême degré.

Puis il se fait une petite accalmie : Chopin va mieux, Mme Sand se tranquillise un peu. Elle écrit à Mlle de Rozières pour la remercier chaudement de son aide et de ses soins :

… Votre lettre me rend la vie, il en était temps. Ma tête se fend d’être aux prises avec tant de choses à la fois. Il m’écrit aussi un petit mot comme si de rien n’était, et je lui réponds de même. Grzym. m’a écrit aussi et me dit que vous êtes un ange pour Chopin. J’irai à Paris avec Sol. et son mari…[109].

Voici ce « petit mot » de Chopin :

Vous dirai-je combien votre bonne lettre que je viens de recevoir m’a fait plaisir et combien les excellents détails touchant tout ce qui vous occupe maintenant m’ont intéressé. Personne plus que moi parmi vos amis, vous le savez bien, ne fait de vœux plus sincères pour le bonheur de votre enfant. Aussi, dites-le-lui de ma part, je vous prie. Je suis déjà bien. Dieu vous soutienne toujours dans votre force et votre activité. Soyez tranquille et heureuse.

Votre tout dévoué. Ch…
Samedi[110].


Toutefois dans la lettre à Grzymala datée du 12 mai, c’est-à-dire écrite trois ou quatre jours avant la dernière lettre à Mlle de Rozières, nous entendons d’autres sons, et si Mme Sand semble un peu calmée sur le compte de la santé de Chopin, elle paraît être parfaitement consciente de la rupture morale accomplie entre eux et de la nécessité de recourir à un tiers pour expliquer à Chopin ses agissements, de justifier ses cachotteries lors des fiançailles de Solange :

Au comte Albert Grzymala.
12 mai 1847[111].

Merci, cher ami, pour tes bonnes lettres. Je savais d’une manière incertaine et vague qu’il était malade, vingt-quatre heures avant la lettre de la bonne princesse. Remercie aussi pour moi cet ange. Ce que j’ai souffert durant ces vingt-quatre heures est impossible à te dire et quelque chose qu’il arrivât j’étais dans ces circonstances à ne pouvoir bouger.

Enfin, pour cette fois encore, il est sauvé, mais que l’avenir est sombre pour moi de ce côté !

Je ne sais pas encore si ma fille se marie ici dans huit jours ou à Paris dans quinze. Dans tous les cas, je serai à Paris pour quelques jours à la fin du mois, et si Chopin est transportable, je le ramènerai ici. Mon ami, je suis aussi contente que possible du mariage de ma fille, puisqu’elle est transportée d’amour et de joie et que Clésinger me paraît le mériter, l’aimer passionnément et lui créer l’existence qu’elle désire. Mais c’est égal, on souffre bien en prenant une pareille décision[112].

Je crois que Chopin a dû souffrir aussi dans son coin de ne pas savoir, de ne pas connaître et de ne pouvoir rien conseiller. Mais son conseil dans les affaires réelles de la vie est impossible à prendre en considération. Il n’a jamais vu juste les faits, ni compris la nature humaine sur aucun point ; son âme est toute poésie et toute musique et il ne peut souffrir ce qui est autrement que lui[113]. D’ailleurs son influence dans les choses de ma famille serait pour moi la perte de toute dignité et de tout amour vis-à-vis et de la part de mes enfants.

Cause avec lui et tâche de lui faire comprendre d’une manière générale qu’il doit s’abstenir de se préoccuper d’eux. Si je lui dis que Clésinger (qu’il n’aime pas) mérite notre affection, il ne le haïra que davantage et se fera haïr de Solange. Tout cela est difficile et délicat et je ne sais aucun moyen de calmer et de ramener une âme malade qui s’irrite des efforts qu’on fait pour la guérir. Le mal qui ronge ce pauvre être au moral et au physique me tue depuis longtemps, et je le vois s’en aller sans avoir jamais pu lui faire du bien, puisque c’est l’affection inquiète, jalouse et ombrageuse qu’il me porte, qui est la cause principale de sa tristesse. [Il y a sept ans que je vis comme une vierge avec lui et les autres, je me suis vieillie avant l’âge et même sans effort ni sacrifice, tant j’étais lasse de passions et désillusionnée, et sans remède. Si une femme sur la terre devait lui inspirer la confiance la plus absolue, c’était moi, et il ne l’a jamais compris ; et je sais que bien des gens m’accusent, les uns de l’avoir épuisé par la violence de mes sens, les autres de l’avoir désespéré par mes incartades. Je crois que tu sais ce qui en est. Lui, il se plaint à moi de ce que je l’ai tué par la privation, tandis que j’avais la certitude de le tuer si j’agissais autrement.] Vois quelle situation est la mienne dans cette amitié funeste, où je me suis faite son esclave, dans toutes les circonstances où je le pouvais sans lui montrer une préférence impossible et coupable sur mes enfants [où ce respect que je devais inspirer à mes enfants et à mes amis a été si délicat et si sérieux à conserver. J’ai fait, de ce côté-là, des prodiges de patience dont je ne me croyais pas capable, moi qui n’avais pas une nature de sainte comme la princesse.] Je suis arrivée au martyre ; mais le ciel est inexorable contre moi, comme si j’avais de grands crimes à expier, car au milieu de tous ces efforts et de ces sacrifices, celui que j’aime d’un amour absolument chaste et maternel, se meurt victime de l’attachement insensé qu’il me porte.

Dieu veuille, dans sa bonté, que, du moins, mes enfants soient heureux, c’est-à-dire bons, généreux et en paix avec la conscience ; car pour le bonheur, je n’y crois pas en ce monde, et la loi d’en-haut est si rigide à cet égard que c’est presque une révolte impie que de songer à ne pas souffrir de toutes les choses extérieures. La seule force où nous puissions nous réfugier, c’est dans la volonté d’accomplir notre devoir…

Parle de moi à notre Anna et dis-lui le fond de mon cœur, et puis brûle ma lettre. Je t’en envoie une pour ce brave Guttmann, dont je ne sais pas l’adresse. Ne la lui remets pas en présence de Chopin, qui ne sait pas encore qu’on m’a appris sa maladie et qui veut que je l’ignore. Ce digne et généreux cœur a toujours mille délicatesses exquises à côté des cruelles aberrations qui le tuent. Ah ! si un jour Anna pouvait lui parler et creuser dans son cœur pour le guérir. Mais il se ferme hermétiquement à ses meilleurs amis. Adieu, cher, je t’aime. Compte que j’aurai toujours du courage et de la persévérance et du dévouement malgré mes souffrances, et que je ne me plaindrai pas. Solange t’embrasse.

George.

Nous sommes convaincu que la rupture entre les deux amis qui s’était déjà déclarée en l’été de 1846 et se signala par cette ligne de démarcation nettement tracée alors par Mme Sand entre la vie de Chopin et celle de sa propre famille, s’accomplit à ce moment précis : en avril et mai 1847. Et cela parce que Mme Sand n’avait plus pour Chopin de vrai amour de femme, mais une tendresse amicale et de la pitié. Tout ce qui survint plus tard, c’est-à-dire la transformation de leurs relations intérieurement étrangères, mais amicales en apparence, en une querelle ouverte, fut causé par des événements dans lesquels Solange joua le rôle principal du personnage actif : celui des victimes échut à Mme Sand et à Augustine. Si Chopin prit le parti de Solange contre sa mère, c’est justement parce qu’il n’y avait plus entre lui et Mme Sand cette fusion intime, cet amour vrai qui nous oblige même de loin à prendre far sentiment le parti de nos amis lointains, alors même que notre raison ne sait rien encore des circonstances. Il ns restait plus aussi dans le cœur de Chopin qu’une passion jalouse, soupçonneuse et maladive, et les douloureux souvenirs d’un bonheur passé !

Le 20 mai, Solange fut mariée en toute hâte, et sous ce rapport-là du moins, Mme Sand se sentit soulagée d’un grand poids, quoique la noce ne fût nullement gaie. M. Poinsot a bien raison aussi de citer « pour la bizarrerie de leur rédaction » les deux lettres de faire part de ce mariage, dans lesquelles « le nom du père de Mlle Solange ne figurait point, quoiqu’il fût vivant et qu’il assistât à la cérémonie et où Solange elle-même n’était pas désignée sous son nom véritable et légal, mais seulement sous le pseudonyme littéraire de sa mère[114] ».

Le lendemain 21 mai, dans deux lettres absolument curieuses, peignant presque identiquement les étranges et déplaisants événements, Mme Sand raconte les faits comme suit aux époux Poncy et à Mlle de Rozières :

Mes enfants, ma fille Solange est mariée d’hier, bien mariée avec un galant homme et un grand artiste, Jean-Baptiste Clésinger. Elle est heureuse. Nous le sommes tous. Mais nous sommes sur les dents, car jamais mariage n’a été mené avec tant de volonté et de promptitude… M. Dudevant a passé trois jours chez moi et le voilà reparti. Il nous fallait le saisir au vol dans un bon moment et nous n’avons pas même eu le temps d’avertir nos amis à une lieue à la ronde. Nous avons fait venir le maire et le curé, au moment où ils y pensaient le moins et nous avons marié comme par surprise. C’est donc fini, et nous respirons[115].

En annonçant à Mlle de Rozières que le grand événement a enfin eu lieu la veille, Mme Sand s’empresse de lui dire que « Chopin lui écrit qu’il est lui-même sur le point de partir pour la campagne, et puisqu’il va tout près, il sera bien facile qu’il revienne quand je serai arrivée… » (Il est difficile de dire si ces mots répondent à une question de Mlle de Rozières ou s’ils recèlent une intention précise). Immédiatement après Mme Sand revient à la description de la noce, parle de l’arrivée du « baron et de sa suite », et dit que « jamais mariage ne fut moins gai, en apparence du moins, grâce à la présence de cet aimable personnage dont les rancunes et les aversions sont aussi vives que le premier jour. Heureusement qu’il est parti à quatre heures du matin le lendemain du mariage[116]… ». Pour comble d’agrément, dit-elle, elle-même s’était démis le pied et on dut la porter à l’église[117].

Il semble que ce mariage du moins aurait dû tranquilliser Mme Sand. Loin de là ! Il ne fut que le prologue d’une série d’événements, tragiques, repoussants par leur brutalité, leur insigne trivialité : ils creusèrent pour toujours un abîme entre la mère et la fille.

Nous raconterons à présent des faits et des événements absolument ignorés des biographes et comblerons la lacune qui, après le récit du mariage de Solange, existe chez les narrateurs les mieux renseignés des relations entre Chopin et George Sand, George Sand et Solange. Grâce à cette lacune, on ne comprenait pas pourquoi les rapports de Mme Sand et de sa fille s’envenimèrent soudain au point de se changer en animosité complète, presque en haine, au point d’amener une rupture irrévocable entre Mme Sand, Solange et Clésinger, au point que Mme Sand chassa ce dernier de Nohant, déclarant à sa fille, à peine mariée, qu’elle ne pouvait y retourner que « séparée de son mari », au point enfin d’exiger de Chopin, s’il voulait jamais revenir chez elle, la promesse formelle de ne recevoir chez lui ni Solange, ni Clésinger, etc., etc. L’ignorance des faits réels fut une pierre d’achoppement pour tous ceux qui écrivirent sur la liaison de Chopin et de George Sand. Le peu qui avait transpiré et se colportait dans la presse, on le rattachait à la rupture entre eux. De là une série interminable de légendes, de suppositions fantastiques, de calomnies contre George Sand d’une part, ou de vagues essais d’expliquer sa conduite par différentes considérations abstraites, ou encore de sincères aveux que « toute cette histoire était obscure et incompréhensible ».

Cette ignorance des faits réels fit déclarer à certains biographes de Chopin que George Sand « avait depuis longtemps voulu se défaire de son malade ordinaire, qu’elle se servit pour cela du premier prétexte venu, et que ce prétexte fut une dispute à propos du mariage de Solange ». D’autres assurèrent qu’afin de « se défaire » de Chopin, Mme Sand aurait « avec une astuce diabolique envoyé à Chopin Lucrezia Floriani, parce qu’il n’arrivait pas à comprendre qu’elle en avait assez de lui ». D’autres encore parlent de « l’inexplicable » froideur et de l’animosité que George Sand aurait — on ne sait trop pourquoi — témoignées à Solange, après son mariage, et que Chopin prit justement à cœur la triste position de la jeune femme abandonnée par sa mère. Certains supposent encore que la raison principale des différends entre Solange et sa mère fut le désordre pécuniaire de Clésinger, ses dettes, la prompte dilapidation de la fortune de sa femme, les craintes de la mère pour l’avenir de sa fille et aussi la crainte de dettes ignorées : bref ils mirent en avant la question d’argent. Cette dernière opinion parut confirmée par la publication des lettres de Solange à Chopin, lettres dans lesquelles Mme Clésinger présentait les choses de manière à faire croire que sa mère les avait abandonnés, elle et son mari, au milieu des plus horribles difficultés, les laissa en proie à ses propres créanciers, ne se souciant nullement de leur position pécuniaire. Toutes ces plaintes, en désaccord complet avec la réalité, ont déjà été réfutées d’une manière fort probante par M. Rocheblave, d’après des lettres et des données que lui communiqua M. Henry Harrisse ; ce dernier ayant participé comme avocat à la liquidation de l’héritage de Mme Sand, sut le chiffre de la dot de Solange, lors de son mariage[118]. Enfin d’autres encore, et Chopin lui-même, qui ne sut que par Solange ce qui se passa à Nohant, en l’été 1847, donc qui ne sut jamais la vérité, soupçonnèrent George Sand du désir « d’éloigner » sa fille, de se défaire d’elle, afin de cacher une nouvelle histoire amoureuse ; Chopin crut que c’était cette raison qui avait fait éloigner Solange et lui de Nohant. Or, nous savons que Chopin partit dès l’automne de 1846 et qu’en 1847, il n’y revint pas. Quant au pourquoi de l’éloignement de Solange, c’est-à-dire aux causes de la catastrophe qui éclata à Nohant en juin 1847, ladite Solange s’efforça de les cacher, ou de les travestir aux yeux de Chopin.

Voici ce qui arriva. Nous avons dit que Maurice était allé en Hollande. Il y alla avec un camarade, Théodore Rousseau. Au moment où Solange nageait en pleine lune de miel et que Mme Sand soignait son pied meurtri, Rousseau vint passer quelques jours à Nohant. À Paris déjà, il avait fait la cour à la jolie Augustine. Il paraît qu’à Nohant, son inclination pour cette jeune personne se précisa définitivement et il la demanda en mariage.

Le 7 juin, moins de trois semaines après la noce de Solange, Mme Sand annonce à sa sœur Mme Caroline Cazamajou que ce mariage-là est encore décidé et qu’Augustine est la fiancée de Rousseau. Elle confesse qu’elle avait espéré marier un jour Augustine à Maurice, mais que ces deux enfants qui se connaissaient dès leur plus jeune âge, n’avaient l’un pour l’autre que des sentiments fraternels.

Ce fut en ces jours d’accalmie à Nohant, après la noce de Solange, la guéris on de Chopin et à la veille du mariage d’Augustine que Mme Sand écrivit à Mme Louise Jedrzeiewicz la lettre que voici, publiée par M. Karlowicz, sans indication de date, mais qui se rapporte sûrement aux derniers jours de mai ou aux premiers jours de juin 1847, lorsque le premier mariage avait déjà eu lieu, où le second était décidé et où Solange était encore à Nohant :

Je n’ai ni papier, ni plume, ni temps. Je ne sais où donner de la tête, tant j’ai de choses à faire, car je marie une fille adoptive la semaine prochaine, et je suis à peine hors des affaires et des embarras du dernier mariage. Mais je vous aime et je veux vous remercier de tout ce que vous me dites de bon, de tendre et d’excellent. Chère amie, j’espère que tout sera bien. J’y fais de mon mieux. Chop[in] va assez bien. Il a appris la douloureuse nouvelle que je savais déjà de la mort de W…[119]. Adieu, ma bien-aimée Louise. Mes tendresses aux vôtres. Mon cœur à vous. Solange vous embrasse et vous aime…

Mais il paraît que les projets de mariage avaient du guignon à Nohant : déjà le 22 juin, Mme Sand annonce à Mme Caroline Cazamajou que le mariage d’Augustine est rompu. Comme raison de la rupture, elle prétexte les dettes et la mauvaise santé du jeune peintre. Mais elle ne dit cela que pour sauver les apparences : les vraies causes qui firent si brusquement casser les fiançailles à peine annoncées étaient tout autres.

Même au beau milieu de sa jeune félicité, Solange était restée fidèle à son caractère : elle était méchante par méchanceté, comme on aime l’art par amour de l’art, sans aucune autre raison et sans aucune autre cause. Mariée, elle fit un double emploi de sa méchanceté. Elle avait toujours haï Augustine ; elle voulut, on ne sait trop pourquoi, rompre son mariage, et, par ses calomnies et ses insinuations, elle y parvint. Puis, fâchée avec sa mère, elle se vengea immédiatement d’elle aussi, en faisant circuler des calomnies ! Il se passa alors à Nohant des événements tels, que, tout en ayant en main d’amples documents et un récit détaillé fait par une personne très proche de George Sand, qui l’entendit de sa propre bouche et de celle de Maurice Sand, nous préférons néanmoins ne pas narrer nous-mêmes tout ce qui se passa : nous nous bornerons à donner soit intégralement, soit en extraits six lettres inédites de Mme Sand et deux lettres publiées, toutes les huit écrites de juin à décembre 1847.


À mademoiselle de Rozières.
Nohant, juillet 1847.

… Ce que j’ai souffert de Solange depuis son mariage est impossible à raconter et ce que j’y ai mis de patience, de miséricorde intérieure et de souffrance cachée, vous seule pouvez l’apprécier, car vous savez ce que je souffre d’elle depuis qu’elle existe. Cette froide, ingrate et amère enfant a joué fort bien la comédie jusqu’au jour de son mariage et son mari avec elle, encore mieux qu’elle. Mais à peine en possession de l’indépendance et de l’argent, ils ont levé le masque et se sont imaginé qu’ils allaient me dominer, me ruiner et me torturer à leur aise. Ma résistance les a exaspérés et pendant les quinze jours qu’ils ont passés ici, leur conduite est devenue d’une insolence scandaleuse, inouïe. Les scènes qui m’ont forcée, non pas à les mettre, mais à les jeter à la porte, ne sont pas croyables, pas racontables. Elles se résument en peu de mots : c’est qu’on a failli s’égorger ici, que mon gendre a levé un marteau sur Maurice, et l’aurait tué peut-être, si je ne m’étais mise entre eux, frappant mon gendre à la figure et recevant de lui un coup de poing dans la poitrine. Si le curé qui se trouvait là, des amis et un domestique n’étaient intervenus par la force des bras, Maurice, armé d’un pistolet, le tuait sur place, Solange attisant le feu avec une froideur féroce et ayant fait naître ces déplorables fureurs par des ragots, des mensonges, des noirceurs inimaginables, sans qu’il y ait eu ici de la part de Maurice et de qui que ce soit l’ombre d’une taquinerie, l’apparence d’un tort. Ce couple diabolique est parti hier soir, criblé de dettes, triomphant dans l’impudence et laissant dans le pays un scandale dont ils ne pourront jamais se relever. Enfin, pendant trois jours, j’ai été dans ma maison sous le coup de quelque meurtre. Je ne veux jamais les revoir, jamais ils ne remettront les pieds chez moi. Ils ont comblé la mesure. Mon Dieu, je n’avais rien fait pour mériter d’avoir une telle fille.

Il a bien fallu que j’écrive une partie de cela à Chopin ; je craignais qu’il n’arrivât au milieu d’une catastrophe et qu’il n’en mourût de douleur et de saisissement. Ne lui dites pas jusqu’où ont été les choses, on le lui cachera s’il est possible. Ne lui dites pas que je vous écris, et si M. et Mme Clésinger ne se vantent pas de leur conduite, gardez-m’en le secret. Mais il est probable, d’après leur manière d’agir insensée et impudente, qu’ils me forceront à défendre Maurice, Augustine et moi des atroces calomnies qu’ils débitent.

J’ai un service à vous demander maintenant, mon enfant. C’est de prendre très positivement les clefs de mon appartement, dès que Chopin en sera sorti (s’il ne l’est déjà) et de ne pas laisser Clésinger, ou sa femme, ou qui que ce soit de leur part y mettre les pieds. Ils sont dévaliseurs par excellence, et avec un aplomb mirobolant ils me laisseraient sans un lit. Ils ont emporté d’ici jusqu’aux courtepointes et aux flambeaux… Au besoin il faudra voir en secret M. Laroc et lui dire que je ne veux pas que ma fille aille avec ou sans son mari (car je prévois qu’ils seront brouillés à mort dans peu de temps) s’installer dans mon appartement. Ils feraient quelque scandale dans le square et je n’y pourrais jamais retourner…


À la même.
Nohant, 25 juillet 1847.

Mon amie, je suis inquiète, effrayée, je ne reçois pas de nouvelles de Chopin depuis plusieurs jours, je ne sais pas combien de jours, car dans le chagrin qui m’accable je ne me rends pas compte du temps. Mais il y a trop longtemps, à ce qu’il me semble. II. allait partir et tout à coup il ne vient pas, il n’écrit pas. S’est-il mis en route ? Est-il arrêté, malade quelque part ? S’il était sérieusement malade, ne me l’écririez-vous pas en voyant son état de souffrance se prolonger ? Je serais déjà partie sans la crainte de me croiser avec lui et sans l’horreur que j’ai d’aller à Paris m’exposer à la haine de celle que vous jugez si bonne, si tendre pour moi. J’ai été inquiète d’elle aussi. La rage peut faire autant de mal que le désespoir et j’ai été ce soir à la Châtre pour savoir si ses amis avaient de ses nouvelles. Ils en ont reçu et me disent qu’elle va beaucoup mieux. C’est donc Chopin qui m’inquiète et si je ne reçois pas demain quelque nouvelle rassurante, je crois que je partirai.

C’est souffrir trop de maux à la fois, et je vous assure que sans Maurice… je sais bien que je me débarrasserais de ma pauvre vie… Par moments je pense, pour me rassurer, que Chopin l’aime beaucoup plus que moi, me boude et prend parti pour elle.

J’aimerais cela cent fois plus que de le savoir malade. Dites-moi tout franchement ce qui en est, et si les affreuses méchancetés, si les incroyables mensonges de Solange le gouvernent, soit ! Tout me devient indifférent pourvu qu’il guérisse.

À la même.
(Sans date.)

Chère amie, j’allais partir par cet affreux temps, un véritable déluge ici, et pas d’autre moyen de transport jusqu’à Vierzon qu’un cabriolet de poste. Mes chevaux étaient commandés, et, malade à mourir, j’allais voir pourquoi l’on ne m’écrivait pas. Enfin je reçois par le courrier du matin une lettre de Chopin. Je vois que, comme à l’ordinaire, j’ai été dupe de mon cœur stupide et que pendant que je passais six nuits blanches à me tourmenter de sa santé, il était occupé à dire et à penser du mal de moi avec les Clésinger. C’est fort bien. Sa lettre est d’une dignité risible et les sermons de ce bon père de famille me serviront en effet de leçon. Un homme averti en vaut deux, je me tiendrai fort tranquille désormais à cet égard.

Il y a là-dessous beaucoup de choses que je devine, et je sais de quoi ma fille est capable en fait de calomnie, je sais de quoi la pauvre cervelle de Chopin est capable en fait de prévention et de crédulité… mais j’ai vu clair enfin ! et je me conduirai en conséquence ; je ne donnerai plus ma chair et mon sang en pâture à l’ingratitude et à la perversité. Me voici désormais paisible et retranchée à Nohant, loin des ennemis acharnés après moi. Je saurai garder la porte de ma forteresse contre les méchants et les fous. Je sais que pendant ce temps ils vont me tailler en pièces. C’est bien ! Quand leur haine sera assouvie de ce côté, ils se dévoreront les uns les autres.

… Je trouve Chopin magnifique de voir, fréquenter et approuver Clésinger qui m’a frappée, parce que je lui arrachais des mains un marteau levé sur Maurice. Chopin, que tout le monde me disait être mon plus fidèle et plus dévoué ami ! C’est admirable ! Mon enfant, la vie est une ironie amère, et ceux qui ont la niaiserie d’aimer et de croire doivent clore leur carrière par un rire lugubre et un sanglot désespéré, comme j’espère que cela m’arrivera bientôt. Je crois à Dieu et à l’immortalité de mon âme. Plus je souffre en ce monde, plus j’y crois. J’abandonnerai cette vie passagère avec un profond dégoût, pour renter dans la vie éternelle avec une grande confiance… Enfin le 14 août, ayant bien certainement reçu une réponse de Mlle de Rozières, elle lui écrit le billet que voici, dont le ton assez sec prouve que Mme Sand n’a pas dû trouver en cette demoiselle un cœur sympathique et que cette amitié fut encore l’objet d’une désillusion. D’autre part, la note du désespoir s’y laisse entendre encore plus distinctement :


14 août 1847.

Je suis plus gravement malade qu’on ne pense. Dieu merci ! car j’ai assez de la vie et je fais mon paquet avec beaucoup de plaisir. Je ne vous demande pas de nouvelles de Solange, j’en ai indirectement. Quant à Chopin, je n’en entends plus parler du tout, et je vous prie de me dire au vrai comment il se porte : rien de plus. Le reste ne m’intéresse nullement et je n’ai pas lieu de regretter son affection.

Il paraît que cette lettre fut la dernière que George Sand ait écrit à Mlle de Rozières. Il aurait peut-être mieux valu qu’elle ne lui écrivît pas du tout en cette occasion, car la vieille fille indiscrète, comme l’appelait jadis Chopin, n’était certes pas capable d’apprécier la confiance et la franchise de Mme Sand ; elle ne pouvait faire rien d’autre que d’agrandir encore par ses caquets l’énorme avalanche de potins qui roulait déjà et augmentait d’heure en heure autour du désaccord entre Mme Sand et Chopin[120]. Ces quatre lettres-là sont de toute importance pour le biographe. Elles prouvent que ce n’est pas en mai ou juin 1847, au moment du mariage de Solange, que Chopin dut s’exiler de Nohant, que ce ne fut pas « Mme Sand qui l’exila » ou « lui défendit d’y revenir », ce ne fut pas elle non plus qui prononça le dernier mot. Bien au contraire, elle attendait de lui une parole de compassion : il crut Solange et prit parti pour elle ; Mme Sand était prête à aller le rejoindre à Paris, inquiète de sa santé, elle l’attendait à Nohant, et lui ne vint pas de son propre gré. Ces lettres prouvent également que Mme Sand savait parfaitement de quelles méchantes calomnies était capable Solange et prévoyait que Chopin avec sa méfiance maladive ajouterait foi à tous les racontars. C’est ce qui arriva bientôt. Dans les lettres de Chopin (qui détestait Augustine, — ce qu’il ne faut pas oublier), lettres imprimées par M. Karlowicz, dont nous avons cité des extraits, on trouve l’écho de ces racontars. Chopin fait part à sa famille des ruses et subterfuges auxquels on avait, selon lui, eu recours à Nohant, pour cacher de prétendues intrigues et aventures de Maurice, de Mme Sand elle-même, et d’autres personnes encore. George Sand recueillait les tristes fruits de sa cachotterie. Si elle avait franchement et carrément raconté à Chopin la brusque apparition de Clésinger à la Châtre, les accordailles et le projet d’enlever Solange, si, même le mariage accompli, elle était allée à Paris, eût tout conté à Chopin, lui eût parlé seul à seul, il est peu probable que les insinuations haineuses de Solange eussent atteint leur but. Le mal était maintenant irréparable, la rupture définitive.

Nous raconterons tout à l’heure la dernière entrevue de Mme Sand et de Chopin, les derniers échos de leurs relations brisées : des nouvelles réciproques reçues par des tiers, par des lettres d’amis. À présent, citons encore des fragments de deux lettres inédites et de deux lettres imprimées de Mme Sand datées de cet automne, elles renferment des détails importants.

Dans la lettre du 9 août[121], après quelques lignes consacrées au voyage manqué de la famille Poncy à Nohant, — voyage que Mme Sand semble elle-même avoir retardé, — elle écrit à Charles Poncy, devenu alors l’ami de toute la famille de Nohant, « qu’elle n’avait jamais été superstitieuse, mais qu’elle l’était devenue à force de malheur, depuis deux ans ». Puis elle s’exprime en ces termes sur les événements de cet été :

Tous les chagrins m’ont accablée par un enchaînement fatal[122] ; mes plus pures intentions ont eu des résultats funestes pour moi et pour ceux que j’aime ; mes meilleures actions ont été blâmées par les hommes et châtiées par le ciel comme des crimes. Et croyez-vous que je sois au bout ? Non ! Tout ce que je vous ai raconté jusqu’ici n’est rien, et depuis ma dernière lettre, j’ai épuisé tout ce que le calice de la vie a de désespérant. C’est même si amer et si inouï que je ne puis en parler, du moins je ne puis l’écrire. Cela même me ferait trop de mal. Je vous en dirai quelques mots quand je vous verrai. Mais si je ne reprends courage et santé jusque-là, vous me trouverez bien vieillie, malade, triste et comme abrutie. Voilà aussi, mon enfant, pourquoi je n’ose pas appeler Désirée avec l’ardeur que j’y avais mise avant tous mes chagrins. Je crains que cette chère enfant ne me trouve toute différente de ce que vous lui avez dit de moi, et que le spectacle de mon abattement ne la froisse et ne la consterne. J’étais, quand vous m’avez vue, dans un état de sérénité à la suite de grandes lassitudes. J’espérais du moins, pour la vieillesse où j’entrais, la récompense de grands sacrifices, de beaucoup de travaux, de fatigues et de vie entière de dévouement et d’abnégation. Je ne demandais qu’à rendre heureux les objets de mon affection[123]. Eh bien ! j’ai été payée d’ingratitude, et le mal l’a emporté dans une âme dont j’aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien. À présent je lutte contre moi-même pour ne pas me laisser mourir. Je veux accomplir ma tâche jusqu’au bout. Que Dieu m’assiste ! je crois en lui et j’espère !…

Mais n’ayant pas rencontré la moindre sympathie chez Mlle de Rozières, souffrant cruellement dans son isolement moral, avide de trouver ne fût-ce qu’une étincelle de condoléance, et malgré son assertion de tout à l’heure qu’elle « ne pouvait parler ou du moins ne pouvait pas écrire », le 27 août Mme Sand récrit à Poncy et lui conte franchement sa rupture avec sa fille :

Je suis brouillée avec ma fille… Jusqu’à la veille de son mariage, elle a porté pendant deux mois le masque de tendresse, d’abandon, de sincérité[124] qui me rendait trop heureuse, et je ne suis pas née pour être heureuse. À peine mariée elle a tout foulé aux pieds, elle a jeté le masque. Elle a aigri son mari, qui est une tête ardente et faible, contre moi, contre Maurice, contre Augustine, qu’elle hait mortellement et qui n’a eu d’autre tort que d’être trop bonne et trop dévouée pour elle. C’est elle qui a fait manquer le mariage de cette pauvre Augustine et qui a rendu Rousseau momentanément fou en lui disant une calomnie atroce sur Maurice et sur elle… Elle a dix-neuf ans, elle est belle, elle a une intelligence remarquable, elle a été élevée avec amour dans des conditions de bonheur, de développement, de moralité qui auraient dû en faire une sainte ou une héroïne. Mais ce siècle est maudit et elle est l’enfant de ce siècle[125]. Il n’y a pas de religion dans son âme ; et à mesure que ses moyens de séduction lui ont procuré les joies funestes de l’orgueil et de vanité, elle a tout sacrifié à cet enivrement. Depuis deux ans surtout elle était sur une pente déplorable et m’imputait à crime de vouloir la retenir. Vous serez effrayé de la puissance de cette organisation terrible qui pouvait être magnifique, qui le deviendra peut-être un jour, si Dieu lui envoie une étincelle d’amour véritable, une goutte de la rosée du ciel, la tendresse !

Mais jusqu’ici tout est passion chez elle et passion glacée, ce qui est bien profond, bien inexplicable, et bien effrayant !…

Puis Mme Sand parle des cancans, des abominables potins qui l’envahissent de toutes parts, de la trahison des amis. Mais tout cela serait supportable ; la haine de sa fille, voici ce qui l’a terrassée, ce qui la torture. Cette malheureuse enfant a découvert, on ne sait trop où ni comment, « qu’en ce monde tous sont ou bourreaux ou victimes et s’est décidée à être bourreau ; c’est horrible » !

Mme Sand conte, en plus, un petit fait à propos de la vente d’un cheval par Solange, un petit fait prouvant grandement combien cet être si jeune était pratique et incroyablement avide en matière d’argent, (Or, c’était la même Solange qui décrivait en ce même moment[126] et sous les couleurs les plus poétiques combien elle était peu faite pour la vie prosaïque, elle « qui comptait vivre dans les espaces imaginaires avec des rêves de poésie, au milieu des nuages et des fleurs » et qu’elle « était sûre » que grâce à l’impitoyable réalité elle « deviendrait avare ».) À la fin de cette lettre George Sand laisse voir un désespoir sans bornes : on la sent écrasée par son chagrin.

Sur ces entrefaites, après avoir passé quelques semaines à Paris et après y avoir fort lestement mangé presque tout leur argent, les époux Clésinger se rendirent à Nérac, chez le papa Dudevant, et à Besançon chez les parents de Clésinger. Solange s’arrêta quelques jours à la Châtre, où elle descendit chez sa cousine Léontine Chatiron, devenue depuis 1843 Mme Henri Simonnet. Ayant appris son arrivée, Mme Sand désira la voir et l’envoya chercher : Solange fit une visite à sa mère en compagnie de Charles Duvernet et de sa femme, mais sans son mari. En décrivant cette visite et la seconda qui la suivit de près, Solange se plaint amèrement : sa mère s’est montrée très froide, dit-elle, et ne lui parla qu’affaires ; Maurice, venu au-devant d’elle « avec sa bouche égoïste et vexée », joua avec son chien et « fit le prévenant avec elle », mais lui demanda seulement : « Veux-tu manger quelque chose ? » Enfin elle se plaint de ce que « sa chambre nuptiale est entièrement démeublée, qu’on y a enlevé les rideaux, le lit, qu’on a séparé la chambre en deux parties : l’une est la salle, l’autre la scène et on y joue la comédie », qu’on a fait de son cabinet, la garde-robe des costumes, et de son boudoir, le foyer des acteurs. Chopin, de son côté, redit tout cela dans sa lettre à sa famille[127]. Évidemment, ou Solange ne comprenait pas combien elle avait été coupable ou elle tâchait sciemment de déguiser la vérité aux yeux de Chopin, car elle faisait l’innocente et ne se lassait pas de se plaindre de l’ « accueil glacé de sa mère », de son manque de tendresse, de son isolement à elle, entre cette mère cruelle ne pensant qu’à s’amuser dans son théâtre et ce père inerte et égoïste ; elle ajoutait que seul « son petit Chopin » avait sympathisé à ses malheurs. Solange ne se tait sagement que sur un point : Chopin ne prit à cœur la position précaire de cette jeune personne malheureuse, de cette martyre innocente, que parce qu’elle sut, avec une astuce infernale, retourner le fer dans sa blessure à lui, toujours saignante, qu’elle calomnia sa mère et se garda bien de dire à Chopin ce qu’elle-même et son mari firent à Nohant. Les lettres citées et celles que nous citerons encore expliquent clairement la conduite de Mme Sand à l’égard de sa fille. Le lecteur verra que Solange seule inventa la calomnie inénarrable à laquelle crut Chopin. Et au moment même où elle se plaignait à Chopin de l’insensibilité de sa mère, Mme Sand écrivait le 2 novembre à Mme Marliani, — cette ancienne confidente de ses relations avec Chopin, — que Solange « ne témoignait pas le moindre repentir » : dans ces mots on devine qu’au fond du cœur ulcéré de la mère qui disait qu’elle ne s’attendait à rien de consolant, il restait pourtant une vague espérance[128]. Immédiatement après ces mots, Mme Sand dit :

… Chopin a pris ouvertement parti pour elle, contre moi, et sans rien savoir de la vérité, ce qui prouve envers moi un grand besoin d’ingratitude et envers elle un engouement bizarre. (Faites comme si-vous n’en saviez rien.) Je présume que pour le retourner ainsi, elle aura exploité son caractère jaloux et soupçonneux et que c’est d’elle et de son mari qu’est venue cette absurde calomnie d’un amour de ma part ou d’une amitié exclusive pour le jeune homme dont on vous parle. Je ne puis m’expliquer autrement une histoire si ridicule et à laquelle personne au monde n’aurait jamais pu songer. Je n’ai pas voulu savoir le fond de cette petite turpitude. C’est une entre mille, et cette défection de Chopin n’est qu’un accessoire dans le malheur de la situation. Je vous avoue que je ne suis pas fâchée qu’il m’ait retiré le gouvernement de sa vie, dont ses amis et lui voulaient me rendre responsable d’une manière beaucoup trop absolue. Son caractère s’aigrissait de jour en jour ; il en était venu à me faire des algarades de dépit, d’humeur et de jalousie, en présence de tous mes amis et de mes enfants. Solange s’en est servie avec l’astuce qui lui est propre ; Maurice commençait à s’en indigner contre lui. Connaissant et voyant la chasteté de nos rapports, il voyait aussi que ce pauvre esprit malade se posait, sans le vouloir et sans pouvoir s’en empêcher peut-être, en amant, en mari, en propriétaire de mes pensées et de mes actions. Il était sur le point d’éclater et de lui dire en face qu’il me faisait jouer, à quarante-trois ans, un rôle ridicule, et qu’il abusait de ma bonté, de ma patience, et de ma pitié pour son état nerveux et maladif. Quelques mois, quelques jours peut-être de plus dans cette’ situation et une lutte impossible, affreuse, éclatait entre eux. Voyant venir l’orage, j’ai saisi l’occasion des préférences de Chopin pour Solange et je l’ai laissé bouder sans rien faire pour le ramener. Il y a trois mois que nous ne nous sommes pas écrit un mot, je ne sais pas quelle sera l’issue de ce refroidissement. Je ne ferai rien ni pour l’empirer ni pour le faire cesser, car je n’ai aucun tort, et ceux qu’on a ne m’inspirent aucun ressentiment, mais je ne puis plus, je ne dois, ni ne veux retomber sous cette tyrannie occulte, qui voulait par des coups d’épingles continuels et souvent très profonds m’ôter jusqu’au droit de respirer. Je pouvais faire tous les sacrifices imaginables jusqu’à celui de ma dignité exclusivement. Mais le pauvre enfant ne savait plus même garder ce décorum extérieur dont il était pourtant l’esclave dans ses principes et dans ses habitudes. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tout lui était un objet d’horreur et de jalousie furieuse, insensée. S’il s’était borné à me le montrer à moi, je l’aurais supporté, mais les accès se produisaient devant mes enfants, devant mes domestiques, devant des hommes qui, en voyant cela, eussent pu perdre le respect auquel mon âge et ma conduite depuis dix ans me donnent droit, je ne pouvais plus l’endurer. Je suis persuadée que soc entourage, à lui, en jugera autrement. On en fera une victime, et on trouvera plus joli que la vérité de supposer qu’à mon âge je l’aie chassé pour prendre un amant. Je me moque de tout cela. Ce qui m’affecte profondément, c’est la méchanceté de ma fille, qui est le centre de toutes ces méchancetés. Elle me reviendra quand elle aura besoin de moi, je le sais bien. Mais ce retour ne sera ni tendre, ni consolant.

Mme Sand termine cette lettre en disant qu’elle a parlé de tout cela aux autres, mais qu’elle n’a rien dit de Chopin, parce que ce n’est qu’un détail et un contre-coup de quelque chose de plus grave.

Enfin nous citerons des fragments de la longue lettre à Charles Poncy, datée du 14 décembre 1847, qui termine le tome II de la Correspondance ; c’est comme le dernier chapitre de la triste histoire qui se déjoua en l’été de cette année :

… Vous me pardonnez ce silence… Vous avez compris, Désirée et vous, vous autres dont l’âme est délicate parce qu’elle est ardente, que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J’ai bien manqué y succomber, quoique je l’eusse prévue longtemps d’avance. Mais vous savez qu’on n’est pas toujours sous le coup d’une prévision sinistre, quelque évidente qu’elle soit. Il y a des jours, des semaines, des mois entiers, même, où l’on vit d’illusions et où l’on se flatte de détourner le coup qui vous menace. Enfin, le malheur le plus probable nous surprend toujours désarmés et imprévoyants. À cette éclosion de malheureux germes qui couvaient, sont venus se joindre diverses circonstances accessoires, fort amères et tout à fait inattendues. Si bien que j’ai eu l’âme et le corps brisés par le chagrin. Je crois ce chagrin incurable : car, plus je réussis à m’en distraire pendant certaines heures, plus il rentre en moi sombre et poignant aux heures suivantes. Pourtant je le combats sans relâche, et si je n’espère pas une victoire qui consisterait à ne plus sentir, du moins j’arrive à celle qui consiste à supporter la vie, à n’être presque plus malade, à reprendre le goût du travail et à ne point paraître troublée. J’ai retrouvé le calme et la gaieté extérieurs, si nécessaires pour les autres, et tout paraît bien marcher dans ma vie. Maurice a retrouvé son enjouement et son calme, et le voilà occupé avec Borie[129] d’un travail attrayant…[130].

J’attacherai mon nom en tiers à cette publication pour aider au succès de mes jeunes gens, et je ferai précéder l’ouvrage d’un travail préliminaire. Gardez-nous le secret, car c’en est un encore jusqu’au jour des annonces, vu qu’on peut être devancé dans ces sortes de choses par des faiseurs habiles qui gâchent tout. Voilà donc l’hiver de Maurice et de Borie bien occupé auprès de moi. Quant à ma chère Augustine, elle a donné dans le cœur d’un beau garçon, qui est tout à fait digne d’elle et qui a de quoi vivre. Cela, joint à un peu d’aide de ma part, lui fera une existence indépendante, et, quant aux qualités essentielles de l’intelligence et du caractère, elle ne pouvait mieux rencontrer. Elle ne pourra se marier que dans trois mois. Alors elle ira habiter le Limousin avec son mari et viendra passer les vacances avec moi. Nous nous regretterons donc l’une l’autre, les trois quarts de l’année, mais enfin j’espère qu’elle aura du bonheur, et que je pourrai mourir tranquille sur son compte.

Moi, j’ai entrepris un ouvrage de longue haleine, intitulé Histoire de ma vie… Ce sera en outre une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds et m’ôtera une partie de mes anxiétés sur l’avenir de Solange, qui est assez compromis par son manque d’ordre et les dettes de son mari…

Solange est venue me voir en passant pour aller chez son père, à Nérac. Elle a été roide et froide et sans repentir aucun[131]. Elle est enceinte, et je n’ai pas voulu dire un mot qui pût l’émouvoir péniblement. Du reste elle est bien portante, plus belle que jamais, et prenant la vie comme un assemblage d’êtres et de choses qu’il faut dédaigner et braver…

C’est ainsi que se termina tristement 1847 et que commença une nouvelle année qui devait amener de nouveaux chagrins sans guérir les anciens, toute calme et toute gaie que voulût Direction du Théâtre de Guignole. Messieurs les sociétaires, Du théâtre ci-dessus dénommé tous invités à ne pas oublier que c’est vendredi, 31 octobre 1847 qu’ils auront à le présenter à sa ……… pour y déguster une reDinde aux rétruffes et y redonner une rereprésentation dramatique ils vous pries d’apporter : Tournez le rideau et V. G.

1° une robe noire d’avocat 2° des bas longs (3 paires) 3° des calleçons, gilet de tricot ou de flanelle pour la santé du corps 4° la paire de bottes russes.
1° une robe noire d’avocat 2° des bas longs (3 paires) 3° des calleçons, gilet de tricot ou de flanelle pour la santé du corps 4° la paire de bottes russes.
réprésentation extraordinaire du vendredi 31 octobre 1843. 1ère représentation de loberge du querime. dramme
réprésentation extraordinaire du vendredi 31 octobre 1843. 1ère représentation de loberge du querime. dramme
signature de monsieur adolphe duteil. à la chatre.
signature de monsieur adolphe duteil. à la chatre.
paraître George Sand, à la surface du moins. Peu après la grandiose

Rereprésentation de l’Oberge du Querimme, par laquelle on avait fêté à Nohant Tannée naissante de 1848 et dont nous avons donné l’affiche, Maurice partit avec Lambert pour Paris, un peu pour arranger certaines affaires pécuniaires de sa mère, un peu pour assister à la distribution des prix au Salon, mais surtout pour s’amuser ; Mme Sand resta à Nohant, occupée à écrire son Histoire. La révolution de Février était déjà prête à éclater, mais, comme nous le verrons bientôt, George Sand ne l’attendait aucunement, et toutes ses lettres des premières semaines de février 1848 sont surtout consacrées à ses affaires personnelles. Et voici ce qu’elle écrit entre autres à son fils le 5 février 1848 [132] :

… Tu dois avoir reçu une lettre chargée de ton père. S[olange] a repris la jaunisse, à ce qu’elle écrit. Est-ce vrai ? On ne sait jamais rien. Et quel sujet de colère a-t-elle eu ? Je ne suis pas gaie au fond du cœur, mon pauvre enfant ! Dis-moi si ton père te parle d’elle…[133]. Le 7 février, ne voulant évidemment plus revenir dans son appartement du square d’Orléans et voulant y liquider tout son ménage, elle écrit encore au même :

Il faut que tu te décides à pousser une visite à la Rozières, si tu ne retrouves pas le linge et l’argenterie. Pour l’argenterie, je ne sais pas s’il en est resté, je ne sais au juste ce que nous avions en tout. Ce serait peu de chose dans tous les cas, et tu te borneras à une simple question sur ce fait. Quant au linge, il y en avait, à coup sûr, et en voici la note ci-incluse… Mais il est important de retrouver ce linge, nous en manquons ici, et si par hasard Mlle de Rozières ou Chopin l’avaient fait porter chez Solange, je saurais ce que j’ai à faire. Je retiendrai sur la somme que je destine à son mobilier. Il y avait à coup sûr de la batterie de cuisine, casseroles, etc. ; Mlle de Rozières te dira où elle l’a fait mettre. Si tu ne veux pas y aller, envoies-y Lambrouche[134], qui ne parlera pas de ton séjour à Paris et qui ne se laissera pas embêter. Les journaux disent que Chopin va donner un concert avant son départ. Sais-tu où il va ? Est-ce à Varsovie, ou simplement à Nérac ? Tu sauras cela au square. Je ne m’inquiète pas des chicanes de Clésinger. Ne parle pas du tout de la dette Moulin, et dis à Falempin de n’en pas parler. Il ne faut pas lever ce lièvre. Je ne l’ai pas payée, mais je n’ai pas envie de la payer, parce que je vois Moulin disposé à la réclamer à Clésinger et j’aime mieux donner de l’argent à Madame que payer les dettes de Monsieur. Mais si Monsieur et Madame réclament ce que j’ai touché sur les baux de l’hôtel, chose à laquelle ils ont consenti, puisque, devant témoins, ils n’ont voulu entrer en jouissance qu’à un moment fixé (je ne sais plus la date, mais c’est écrit), si, dis-je, ils font des cochonneries, je rabattrai cela sur la pension que je fais. Dis à Falempin de ne pas me laisser faire de procès, je n’en veux pas pour si peu de chose, j’en aurai peut-être assez tôt[135]. Il n’a qu’à répondre qu’il ne se mêle pas de cela, qu’il n’a pas reçu de moi d’instructions. Que seulement il connaît la convention faite chez lui en présence de Borie, et qu’il renvoie cette réclamation à moi directement pour que j’en agisse comme je l’entendrai. Maintenant, entre nous… mais non, je te mettrai cela sur un feuillet à part. Vas-tu occuper tout de suite ton appartement, puisque tu te fends d’un appartement ?… [136].

Le « phalanstère » de la cour d’Orléans allait donc être liquidé, et avec lui, toute la période de l’existence qui avait coulé entre ses murs paisibles !

À la fin de la lettre du 12 février à son fils, Mme Sand lui écrit encore, et cette fois il ne s’agit plus de meubles ou de l’immeuble, mais de la liquidation de quelque chose de bien autrement grave, des relations de toute la famille avec Chopin :

… Je suis contente d’apprendre que Solange va bien. Évite toute rencontre, toute explication, toute parole échangée avec Clésinger. Ne retourne pas chez la Rozières, et si tu as des objets à laisser à Chopin, dis-le simplement à sa portière, sans rien écrire, cela vaudra mieux. Si tu le rencontres, dis-lui bonjour, comme si de rien n’était : Vous allez bien, allons, tant mieux, rien de plus, et passe ton chemin. À moins qu’il ne t’évite, alors, fais-en autant. S’il te demande de mes nouvelles, dis-lui que j’ai été très malade par suite de mes chagrins. Ne lui mâche pas cela, et dis-lui d’un ton un peu sec, pour ne pas l’encourager à te parler de Solange ; s’il t’en parlait, ce que je ne crois pourtant pas, dis-lui que tu n’as pas à t’expliquer là-dessus avec lui. Voilà, il faut tout prévoir, et comme le moindre mot sera répété et commenté, les voilà tout préparés…[137].

Le 16 février, Mme Sand dit toujours au même :

… Mme Marliani jette les hauts cris de ce que tu ne vas pas la voir, Tu sais comme elle est avide de détails et curieuse. Tu lui diras tout ce qu’elle voudra savoir. Puisque M. Clésinger et Chopin ont embouché la trompette contre nous, souffle la vérité dans la trompette de Mme Marliani…[138].

Puis elle revient aux recommandations pratiques et dit de reprendre les clefs chez Mlle de Rozières, parce que si l’appartement est loué, on aura besoin des clefs, et si on en commande de nouvelles, il faudra payer le serrurier.

L’appartement fut loué, les meubles et les hardes bien séparés les uns des autres, repris par leurs propriétaires respectifs et emportés. Toutes les portes fermées à clef, — les cœurs aussi ! Fini !

Le 28 février, il naquit[139] une fille à Solange, alors à Guillery chez son père. Par un enchaînement de circonstances bien singulier ce ne fut personne d’autre que Chopin qui communiqua cette nouvelle à Mme Sand, arrivée à Paris après les journées de Février. Or, Chopin, désireux de voir Solange réconciliée avec sa mère, se réjouissait en apprenant qu’elles avaient échangé des lettres, etc., etc. Il s’empressa donc de conter immédiatement la circonstance à Solange :


Paris, 5 mars 1848.

Je suis allé hier chez Mme Marliani[140], et en sortant, je me suis trouvé dans la porte de F antichambre avec Madame votre mère, qui entrait avec Lambert. J’ai dit un bonjour à Madame votre mère et ma seconde parole était s’il y avait longtemps qu’elle a reçu de vos nouvelles. « Il y a une semaine, m’a-t-elle répondu. — Vous n’en aviez pas hier, avant-hier ? — Non. — Alors, je vous apprends que vous êtes grand’mère. Solange a une fillette, et je suis bien aise de pouvoir vous donner cette nouvelle le premier. » J’ai salué, et je suis descendu l’escalier. Combes, l’Abyssinien (qui, du Maroc, est tombé droit dans la révolution), m’accompagnait ; et comme j’avais oublié de dire que vous vous portiez bien, chose importante pour une mère surtout (maintenant, vous le comprendrez facilement, mère Solange), j’ai prié Combes de remonter, ne pouvant pas grimper moi-même, et dire que vous alliez bien et l’enfant aussi. J’attendais l’Abyssinien en bas, quand Madame votre mère est descendue en même temps que lui et m’a fait avec beaucoup d’intérêt des questions sur votre santé. Je lui ai répondu que vous m’avez écrit vous-même au crayon deux mots le lendemain de la naissance de votre enfant, que vous avez beaucoup souffert, mais que la vue de votre fillette vous a fait tout oublier. Elle m’a demandé comment je me portais, j’ai répondu que j’allais bien, et j’ai demandé la porte au concierge. J’ai salué et je me suis trouvé square d’Orléans à pied, reconduit par l’Abyssinien…

Mme Sand de son côté décrit sa rencontre avec Chopin à Augustine qu’elle avait laissée, durant son absence de Nohant, à la Châtre, sous la garde de Mme Eugénie Duvernet[141].

Sa lettre inédite est aussi datée du 5 mars et doit avoir été écrite dans la nuit du 4 au 5 mars : elle y raconte son entrevue avec Chopin comme arrivée « ce soir ».


Paris, 5 mars 1848.

… Solange est heureusement accouchée d’une fille. Lanière et l’enfant se portent bien. C’est Chopin que j’ai rencontré ce soir chez Mme Marliani qui m’a annoncé cette nouvelle. Il la tenait de la propre main de Solange. Il ne sait pas si Clésinger est auprès d’elle, mais il croit que c’est lui qui a mis l’adresse de la lettre.

Prends toutes les lettres qui ont dû arriver à la poste et apporte-les à Nohant. Probablement il y en aura une de Solange. Rassemble aussi les journaux, j’en aurai besoin, car je n’ai rien pu lire avec suite depuis que je suis ici…[142].

George Sand conte sa dernière rencontre avec Chopin très brièvement, mais très exactement dans son Histoire (après les lignes que nous avons citées)[143] :

Je pensais que quelques mois passés dans l’éloignement guériraient cette plaie et rendrait l’amitié calme, la mémoire équitable.

Je le revis un instant en mars 1848. Je serrai sa main tremblante et glacée. Je voulus lui parler, il s’échappa. C’était à mon tour de dire qu’il ne m’aimait plus. Je lui épargnai cette souffrance, et je remis tout aux mains de la Providence et de l’avenir.

Je ne devais plus le revoir. Il y avait de mauvais cœurs entre nous. Il y en eut de bons aussi qui ne surent pas s’y prendre. Il y en eut de frivoles qui aimèrent mieux né pas se mêler d’affaires délicates ; Gutmann n’était pas là…

Nous ne sommes pas assez compétent pour décider si Mme Sand avait tort ou raison de croire que tout se serait arrangé si Gutmann y était. (Elle s’abuse en tout cas croyant que cet élève dévoué de Chopin était aussi le « plus parfait et qu’il était devenu, un véritable maître lui-même ». Elle est aussi dans l’erreur en indiquant par une note en marge de ces lignes que « forcé de s’absenter durant la dernière maladie de Chopin il ne revint que pour recevoir son dernier soupir ». Ce fait est inexact : d’après la déclaration catégorique de Mme Ciechomska, née Jedrzeiewicz[144], Gutmann ne vit sa mère, Mme Louise Jedrzeiewicz, que lors de sa visite de condoléance après la mort de Chopin, il n’assista donc pas à l’agonie du grand maître, durant laquelle Mme Jedrzeiewicz et sa fille ne quittèrent pas leur frère et oncle.)

Notons au contraire dans ce passage de l’Histoire de ma vie la constatation du fait (indubitable et ayant sa valeur biographique) que pendant cette dernière et unique entrevue de George Sand et de Chopin, après une séparation d’une année, ou peu s’en faut, il n’y eut aucune explication, que le grand musicien et l’illustre femme se séparèrent comme de simples connaissances qui se seraient rencontrées par hasard dans l’escalier, chez des amis. Tous les racontars de Karasowski et compagnie assurant que George Sand se serait approchée de Chopin, pendant une soirée, dans un salon, en sortant subitement de derrière un treillage, qu’elle lui aurait chuchoté quelques paroles et aurait versé des larmes, sont tout aussi légendes que les légendes composées sur leur première entrevue. L’accord final, comme le premier, fut simple et ne sortit pas des limites du bon ton (qu’on nous pardonne ce calembour involontaire dans un pareil moment).

Si dans ce passage de l’Histoire de ma vie, on peut facilement reconnaître sous le nom des « bons cœurs qui ne surent pas s’y prendre » la princesse Anna Czartoryska et Grzymala ; sous celui de ceux qui « aimèrent mieux ne pas se mêler d’affaires délicates » deviner peut-être Mme Marliani, malade alors et qui mourut peu après, on doit certainement entendre Solange et Mlle de Rozières par les « mauvais cœurs ». Il est curieux que George Sand en écrivant son Histoire et en faisant comme le bilan de ses relations avec Chopin, semble avoir tiré cette expression même : « Il y eut de mauvais cœurs entre nous », d’une lettre de Louis et de Pauline Viardot, malheureusement absents alors et qui n’apprirent tous les événements que par lettres, ou à leur rentrée à Paris. Cette lettre est très intéressante et très importante. Elle témoigne qu’il y eut encore des cœurs qui eussent aimé raccommoder les deux amis d’antan, et qui essayèrent de ne dire à l’un que du bien de l’autre. Elle prouve aussi que tant que Chopin fut assez bien portant et tant que de prétendus amis n’envenimèrent point sa plaie, il parla de Mme Sand avec calme, avec une nuance de blâme à peine perceptible.

Dresde, 19 novembre 1847.

… Et maintenant, il faut que je réponde à la première phrase de votre lettre, dans laquelle vous me croyez fâchée de votre long silence. D’abord je ne suis pas fâchée, et je ne pourrais pas avoir pour motif l’histoire du mariage de Solange, puisque vous m’avez écrit deux lettres sur ce sujet, l’une qui m’annonçait ses engagements avec le jeune homme doux, l’autre qui me faisait part de son mariage comme fait accompli depuis quelques jours. Je me suis empressée de répondre à toutes les deux, et c’est depuis ce temps que je n’ai plus eu aucune nouvelle de vous. Sinon par les différents ou plutôt indifférents on-dit, qui sont la monnaie courante de la conversation à Paris. J’en ai extrait l’essence, qui m’a semblé être une situation pénible pour vous pendant laquelle vous ne jugiez pas devoir écrire à vos amis. Et il m’a semblé, toute réflexion faite, que je ne devais pas provoquer, par une deuxième lettre, une deuxième explication, ni une confidence de votre part. J’ai respecté votre silence et j’ai attendu. Que j’en aie éprouvé du chagrin, ceci je ne puis le nier, et je dirais le contraire que vous ne me croiriez pas. Merci donc mille fois d’avoir vous-même rompu cette triste glace. Je ne sais, chère mignonne, ce que l’inimitié a pu inventer contre moi, mais, à coup sûr, vous n’avez jamais pu penser que je cesserai un instant de vous aimer en fille dévouée à tout jamais. Il y a dans votre lettre un autre passage qu’il m’est impossible de laisser passer sous silence. C’est celui où vous dites que Chopin fait partie d’une faction de Solange, qui la pose en victime et vous dénigre. Ceci est absolument faux. Je vous le jure, du moins quant à lui. Au contraire, ce cher et excellent ami n’est préoccupé, affligé que d’une seule pensée, c’est le mal que toute cette malheureuse affaire a dû vous faire et vous fait encore. Je n’ai pas trouvé le moindre •changement chez lui. Aussi bon, aussi dévoué, vous adorant comme toujours, ne se réjouissant que de votre joie, ne s’affligeant que de vos chagrins. Au nom du ciel, chère mignonne, ne croyez jamais les anus officieux, qui viennent vous raconter les ragots. Puisque vous avez appris par une triste expérience qu’il ne fallait pas toujours y croire, même quand ils viennent des personnes qui vous touchent de près, à plus forte raison faut-il s’en méfier de la part d’autres personnes…

Pauline.


Oui, chère madame Sand, il faut que j’ajoute une petite page à la lettre de Pauline, pour vous parler, une seule fois et par écrit, d’une chose dont nous n’avons plus rien à dire de vive voix, car c’est un sujet trop pénible à traiter. En lisant votre dernière lettre, j’ai pleuré comme un enfant, parce que je me rappelais le temps où vous alliez avec moi chez M. Berthé réclamer le soutien du ministre de la justice pour poursuivre et reprendre votre fille qu’on vous avait enlevée. Quel changement de situation, et qui eût pu deviner alors comment vous seriez payée de votre dévouement maternel ! Je vous dis cela pour que vous connaissiez mes vrais sentiments et non ceux qu’on m’a faussement prêtés, je ne sais sur quel fondement et dans quelle intention. Pendant notre court séjour ou plutôt notre passage à Paris je ne me suis entretenu de vous et de Mme Clésinger qu’avec deux personnes : Hetzel et Chopin. Vous savez ce que pense et ce que dit le premier ; nous étions d’accord. Quant au second, je dois, par esprit de justice et de vérité, vous affirmer que l’inimitié dont vous croyez qu’il vous poursuit avec ingratitude ne s’est pas montrée, du moins avec nous, dans une seule parole, dans un seul geste. Voici en toute franchise le sens et le résumé de tout ce qu’il nous a dit : « Le mariage de Solange est un grand malheur pour elle, pour sa famille, pour ses amis. La fille et la mère ont été trompées, et l’erreur a été reconnue trop tard. Mais cette erreur partagée par toutes deux, pourquoi n’en accuser qu’une seule ? La fille a voulu, a exigé un mariage mal assorti, mais la mère, en consentant, n’a-t-elle pas une part de la faute ? Avec son grand esprit et sa grande expérience, ne devait-elle pas éclairer une jeune fille que poussait le dépit plus encore que l’amour ? Si elle s’est fait illusion, il ne faut pas être impitoyable pour une erreur qu’on a partagée. Et moi, ajoutait-il, les plaignant toutes deux du fond de mon âme, j’essaie de porter quelque consolation à la seule d’entre elles qu’il me soit permis de voir. »

Rien de plus, je vous jure, chère madame Sand, et cela sans reproche, sans aigreur, avec une profonde tristesse. Pauline s’offrait, en bonne fille et ne sachant qu’en gros cette triste affaire, à voir avec lui Mme Clésinger. Chopin l’a dissuadée très net de cette pensée : « Non, a-t-il répondu, on ne manquerait pas de dire que vous prenez le parti de la fille contre la mère. » Vous voyez que ce n’est ni la conduite, ni le langage d’un ennemi. Je crains qu’il n’y ait eu entre vous le souffle de méchantes bouches, que Dieu vous en garde ! J’achève en vous témoignant l’espoir et le désir de vous voir à Paris dans le cours d’avril. Si vous y étiez à cette époque, ne pourrons-nous prendre tous ensemble une semaine ou la moitié d’une pour aller cueillir le lilas de Courtavenel ? Ce serait pour Pauline me charmante vacance entre sa saison d’hiver et sa saison d’été. À vous de cœur et d’âme.

Louis.


Et à présent, avant de conter l’épilogue, disons quelques mots des rapports ultérieurs de Mme Sand avec les deux autres personnages de cette lamentable histoire : Solange et Augustine.

L’enfant de Solange ne vécut qu’une semaine ; le 7 mars, on l’enterra[145]. Le chagrin de Solange réconcilia Mme Sand avec sa fille. Elle écrit à Mme Viardot le 17 mars 1848 de Nohant :

Mes chagrins personnels, qui étaient arrivés au dernier degré d’amertume, sont comme oubliés et suspendus. Ma pauvre fille a pourtant perdu son enfant ! Elle est malade, éloignée, et je ne sais si elle n’est pas malheureuse de tous points. Je lui pardonnerai autant que possible, si c’est en moi qu’elle cherche sa consolation…[146].

Mais quoique des relations d’abord épistolaires, puis personnelles se renouèrent, extérieurement pacifiques, et plus tard même extérieurement tendres, entre la mère et la fille, Mme Sand n’oublia jamais les événements de 1847, elle n’eut jamais plus de confiance en Solange, elle se méfia d’elle sous tous les rapports, surtout elle ne put jamais rester indifférente devant l’étonnante froideur de cette nature.

Au printemps de 1848, lorsque Solange revint à Paris et que George Sand y séjourna, participant à l’activité du gouvernement provisoire, elles se revirent : c’est justement à propos de ces entrevues et de ces visites que Mme Sand exprime sur tous les tons son entier étonnement devant cette nature « de glace ». Elle écrit à son fils le 8 avril :

T’ai-je écrit, depuis que j’ai revu Solange ? Je n’en sais plus rien. Elle est ici et il faut bien qu’elle se soumette à vivre de peu. Elle voudrait toujours m’entortiller, ça ne prend pas. Elle est grasse, rouge, bouffie, et je ne suis pas très contente de sa santé, pourtant elle est forte et s’en tirera. Et puis elle est froide, plus sèche, plus malveillante que jamais, le cœur n’usera pas le corps…[147].

On a omis dans la Correspondance les lignes suivantes de la lettre du 19 avril 1848, se rapportant également à Solange :

J’ai vu Solange aujourd’hui. Elle se porte bien et enlaidit à vue d’œil. L’embonpoint et le coloris ne lui vont pas. Elle est toujours dans le sarcasme et le reproche indirect à tout propos. Je fais comme si je ne comprenais pas et rien d’elle ne m’émeut plus. Le mari n’essaie pas de me voir. Je me suis prononcée nettement là-dessus dès le premier moment. La statue est superbe, et lui, il est toujours absurde. Il doit quarante-cinq mille francs. Ils s’en tireront comme ils pourront, ils feront comme nous. Chopin part toujours demain…[148].

Le 5 mai, Mme Sand écrit à Charles Poncy :

Solange est ici très bien portante, son mari travaille, mais comme il leur faut du luxe, ils seront toujours misérables ou tourmentés du lendemain[149].

Le 21 mai, elle écrit au vieil ami de la famille, Jules Boucoiran et lui parle de Chopin et de sa fille avec une certaine retenue et à mots couverts, mais on sent, même dans ces lignes, la conviction de l’absence totale chez sa fille de tout sentiment profond :


Nohant, 21 mai 1848.

… Solange et son mari sont à Paris. Elle a eu le malheur de perdre une petite fille huit jours après l’avoir mise au monde. Mais elle a repris sa santé, et son caractère insouciant l’a sauvée d’une longue douleur. Son mari travaille pour la République. Il a un immense talent, mais un grand désordre et une tête assez folle. Je ne suis pas sans chagrin de ce côté-là. Heureusement Solange est un Roger Bontemps. Chopin est en Angleterre, les leçons lui ayant manqué à Paris depuis la révolution[150].

À Mme Pauline Viardot elle écrit sans ambages le 10 juin 1848 :

… Voyez-vous Chopin ? Parlez-moi de sa santé. Je n’ai pas pu payer sa fureur et sa haine par de la haine et de la fureur. Je pense à lui souvent comme à un enfant malade, aigri et égaré. J’ai beaucoup revu Solange à Paris, et je me suis beaucoup occupée d’elle, mais je n’ai jamais trouvé qu’une pierre à la place du cœur. J’ai repris mon travail, en attendant que le flot me porte ailleurs…[151].

À ce moment même Clésinger se vit finalement criblé de dettes ; pour sauver les derniers débris de la fortune de Solange on lui conseilla d’avoir recours à la justice. Mme Sand écrit à ce propos le 6 septembre 1848 de Nohant à son vieil ami Luigi Calamatta :

… Ma fille n’est pas séparée du tout de son mari. C’est une simple séparation de biens accordée par les tribunaux à la demande de Solange et avec l’assentiment de Clésinger, afin de soustraire la dot de sa femme aux exigences des créanciers du mari. Ils sont à Besançon, et je crois qu’ils y vivent en bon accord, du moins Solange dit qu’elle l’aime et qu’elle en est aimée. Je ne peux jamais rien savoir d’elle que ce qu’elle veut bien m’en dire, et elle ne dit que ce qu’elle croit utile à ses intérêts[152]. Elle est bien portante et s’amuse à Besançon. Ils veulent aller en Russie. Leurs affaires sont toujours dans un grand désordre, et je crains que tous les sacrifices qu’il me faut faire pour eux ne soient de l’eau dans le tonneau des Danaïdes… J’ai été malade en effet. C’était trop de chagrins à la fois, mais j’ai repris le dessus, et, forcée de travailler pour gagner ma vie, j’ai repris le cours de mes habitudes tranquilles et retirées…[153].

Mme Sand revient à ce projet des Clésinger d’aller en Russie, dans sa lettre du 15 septembre adressée à Mme Marliani, en ajoutant quelques mots très significatifs sur le compte de Solange.


Nohant, 15 septembre 1848.

… Solange m’écrit qu’elle part le 16 (demain) pour la Russie, sans plus d’explications. Je ne sais s’ils ont des commandes ou la certitude d’en avoir. Ils devaient aller avec Horace Vernet, mais elle daigne si peu m’écrire, que je n’ai point de détails, je n’ai guère de ses nouvelles que quand elle a besoin d’argent. Je crois que jamais son cœur ne fondra et que la Russie convient à cette nature de glace…[154].

Au mois d’avril 1848 Augustine épousa M. de Bertholdi, un homme parfait, Polonais de naissance, et le bonheur de ce ménage fut toujours une source de vraie joie pour Mme Sand. Mme Augustine de Bertholdi séjourna souvent à Nohant avec son mari et plus tard avec son enfant. Sa correspondance avec George Sand, et les lettres de cette dernière à des tiers prouvent qu’elle resta toujours sa seconde fille, aimante et aimée.

M. Charles Duvernet et sa femme aidèrent à verser le cautionnement nécessaire à M. de Bertholdi pour la place de receveur particulier à Ribérac[155]. Un peu auparavant M. Duvernet lui-même y avait été nommé receveur des finances, tous les deux, grâce à l’aide de M. Marc Dufraisse, républicain intransigeant dont Mme Sand avait fait la connaissance par Ledru-Rollin, et surtout grâce à l’influence de son ancien ami de 1835, M. Charles d’Aragon. Lorsque les Duvernet aidèrent Mme Sand à verser ce cautionnement de Bertholdi, elle les remercia en ces termes :

Nohant, 26 octobre 1848.
Mon ami,

Je te demande une chose, c’est d’être le guide moral de Bertholdi dans le commencement de son exercice. Il est fort intelligent et laborieux. Il sera vite au courant des choses matérielles ; mais dans l’appréciation des personnes et des actes qui tiennent à la politique, il aura, peut-être, besoin du conseil et du secours de ton expérience…

… Quant à Titine, je la connais d’assez longue date pour savoir que vous en serez toujours plus contents, à mesure que vous apprécierez son cœur et sa raison. Que n’est-elle ma fille ! L’autre me donne du chagrin et toujours du chagrin. À présent que nous ne sommes plus sens dessus dessous pour nos affaires d’argent, parle-moi de Ribérac, c’est-à-dire de votre vie dans ce pays. Titine me paraît enchantée de son petit nid et de votre porte à porte.

… Je te répéterai sans cesse que tu m’as donné un grand bonheur en m’aidant pour cette enfant-là, et que je m’en souviendrai tous les jours et à tous les instants. Embrasse Eugénie mignonne pour moi et tes enfants, et ta mère, et mes enfants, à moi.

George.


À madame Eugénie Duvernet.
Nohant, octobre 1848.

Chère mignonne, combien je suis heureuse du bonheur que ton amitié a réussi à procurer à mon Augustine et à son mari ! J’en ai remercié déjà Charles, et c’était te remercier en même temps ; mais j’ai besoin de te le dire à toi-même, et je te le dirai en deux mots ; c’est que je t’aime davantage si c’est possible depuis que tu t’es montrée si bonne et si dévouée à ma chère fillette. J’ai besoin qu’elle soit heureuse, car l’autre, par sa faute, ne le sera jamais, et par suite, je ne le serai jamais non plus sans qu’une épine me déchire le cœur. Mais n’en parlons plus, c’est inutile, j’ai réussi à sauver son existence matérielle pour quelque temps. Je ne puis rien sur le moral.

Que le bonheur de ceux que j’aime remplace le mien, c’est tout ce que je demande au bon Dieu. Votre petite colonie berrichonne à Ribérac me donne envie d’aller vous voir. Vienne le printemps et un peu de sous et d’heures à dépenser, et je courrai vous embrasser. J’ai reçu de Marc une lettre toute pleine d’éloges affectueux de vous tous ; je vais lui répondre. Bonsoir, chérie. Embrasse pour moi Mme Duvernet (mère), Charles et les enfants.

George.

Tout en se plaignant de la froideur de sa fille, George Sand s’efforçait de tout son pouvoir de la sauver de la faillite, elle obtint que le gouvernement de la République fit des commandes à Clésinger, elle tâchait de payer les dettes de Solange, et pour cela, elle emprunta elle-même, malgré sa position financière extrêmement précaire, ce qui n’empêcha pas Solange de prétendre dans ses lettres à Chopin et à Mme Bascans que sa mère ne s’inquiète nullement d’elle, qu’elle est « à la merci des créanciers de sa mère », etc. Tout cela est faux ; les deux lettres inédites que voici, l’une adressée à Solange, l’autre à Charles Duvernet le prouvent :


À Solange.
Nohant, 3 novembre 1848.

Si tu m’accuses de ton désordre, tu as grand tort, car tout ce qu’il est possible de faire je l’ai fait et je le fais encore. Je viens d’envoyer quelqu’un à Paris pour voir ce qui est encore possible d’obtenir en fait de délais. Mais c’est un temps exceptionnel où le crédit, source de tous les arrangements et sans lequel aucune affaire n’est arrangeable, a entièrement disparu. On veut du numéraire, et nulle part on ne trouve à emprunter. J’ai des cautions excellentes, j’ai une propriété, on a confiance en moi, et pourtant, non seulement on ne peut me prêter, mais encore on me menace pour une misérable dette de dix mille francs ; la seule que j’aie et que je n’ai pu payer cette année, parce que j’ai payé sept mille francs et plus pour liquider la possession de l’hôtel de Narbonne. Je te l’ai déjà dit. Les révolutions ne sont pas des lits de roses. Ce sont, au contraire, des lits d’épines. Toutes les plaintes et tous les soucis n’y font rien. Tu as la vie matérielle chez ton père, et il est content de te recevoir, restes-y le plus possible. Pendant ce temps, j’agirai de tout mon pouvoir pour sauver la maison. Si j’échoue, ce ne sera certainement pas ma faute. J’avais déjà reçu la note de M. Beauvais. J’espère qu’il me donnera un peu de temps pour le payer. Ta propriétaire se plaint de n’avoir absolument rien reçu, pas même un acompte depuis que tu occupes son appartement. À cela il y aurait de ta faute. Je t’avais donné cinq cents francs à Paris pour lui faire prendre patience, et tu m’avais dit que tu lui avais donné cet acompte. Est-il vrai qu’elle n’ait rien reçu du tout ? Il y aurait aussi de la faute de ton mari, car il a eu quelque argent de sa statue du Champ de Mars, et la première chose à faire, c’est de payer son propriétaire. Enfin, si l’impatience des créanciers hypothécaires de l’hôtel n’est réellement fondée que sur le non-payement de leurs intérêts, il y a de votre faute à tous les deux, je t’ai montré la note de l’argent que vous avez emprunté, gagné et touché depuis votre mariage, note fournie par M. Bouzemont[156] lui-même et dont tu n’as contesté l’exactitude qu’à très peu de chose près. C’était énorme, et il y avait vingt fois de quoi parer aux premières nécessités de votre position. Ces premières nécessités, c’était de payer les intérêts de l’hypothèque et votre logement.

J’ai dit à Perrichet de reprendre ses meubles. Si votre propriétaire veut les faire vendre, ils seront vendus très au-dessous de leur valeur, et c’est à faire de ces marchés-là qu’on se ruine. Perrichet n’étant payé que d’une faible partie, a un droit qui prime celui du propriétaire. Je lui ai écrit qu’on s’arrangerait avec lui. Si vos affaires peuvent s’arranger d’ici à peu de temps, vous retrouverez vos meubles chez lui. Mais il faut lui écrire officiellement, comme s’il devait les reprendre d’une manière absolue, autrement, il aurait l’air de se faire complice d’une fraude envers votre propriétaire, et il ne le pourrait pas sans s’exposer à une affaire désagréable. Tu comprends cela, je lui ai donc écrit de les retirer, et je lui ferai parler pour qu’il les garde jusqu’à nouvel ordre.

Rollinat et Fleury vont aller chez M. Bouzemont, il s’agit de savoir si, en payant les intérêts aux créanciers hypothécaires et en assurant le remboursement de M. Bouzemont, les poursuites cesseront. Si M. Bouzemont est de bonne foi et homme d’honneur, comme je me plais à le croire, il patientera et fera patienter les créanciers. Mais si entre les créanciers et lui il y a accord et volonté d’acquérir à bon marché une propriété dépréciée par les circonstances, personne ne pourra combattre ce mauvais vouloir et déjouer ce calcul, à moins de rembourser de suite capital et intérêts.

Voilà ce que j’ai espéré que M. Beauvais pourrait faire, en renouvelant votre hypothèque sur d’autres prêteurs et en donnant des garanties à M. Bouzemont, je crois que M. Beauvais l’aurait pu, du moins, il l’a espéré jusqu’à ce jour et il a tenté sérieusement de le faire. Mais la meilleure garantie à lui donner, c’était de mettre dans ses mains la gestion de la maison. En connaissant par lui-même la valeur et les produits de cet immeuble, il aurait pris confiance. Mais vous n’avez pas voulu agir ainsi, ou vous ne l’avez pas pu, et sa bonne volonté s’est trouvée paralysée naturellement.

Dans huit jours, je te dirai le résultat de mes démarches, mais je n’espère pas beaucoup. Je crains aussi qu’en dessous main, Clésinger ne déjoue tous mes efforts, en poussant à la vente de la maison, dans l’espérance d’un petit excédent, après les dettes payées, et que tu n’aies la folie de te prêter à cela, aimant mieux 10 000 ou 15 000 francs comptant à dépenser qu’un immeuble frappé de stérilité aujourd’hui, mais f offrant une existence plus tard. S’il en est ainsi, je fais un rôle de Cassandre et je jetterai de l’argent dans le tonneau des Danaïdes, sans que cela profite à personne. N’importe, je ferai mon devoir dans toutes les limites du possible, et si je ne peux rien, ou bien si ce que j’aurai pu ne sert à rien, je prendrai mon parti sur les récriminations et les injustices.

George Sand.


Si les créanciers ne sont pas satisfaits par la vente de l’hôtel, je ne crois pas qu’ils aient aucun droit sur les terres de Côte-Noire. Dans tous les cas, ces terres sont destinées par moi pour payer vos dettes, car vous avez chez Moulin les frais d’enregistrement de votre contrat de mariage à rembourser et chez Simonnet 2 000 francs empruntés et non soldés. Ainsi il m’est indifférent que ces terres soient vendues pour tel ou tel emploi, bien que je ne croie pas que vous ayez aucun droit. Depuis qu’elles sont en vente, un seul acquéreur s’est présenté et il s’est retiré. Si on était à Paris dans la même situation qu’ici, l’hôtel de Narbonne ne trouverait pas un seul acquéreur, car ici il ne se fait aucune espèce d’affaires.

Nous demandons excuse au lecteur de l’ennuyer par cette lettre d’affaires si sèche, mais elle est précieuse, parce qu’elle réfute catégoriquement toutes les plaintes et les assertions de Solange contre sa mère qui l’aurait « abandonnée » à la merci de « ses (?!) créanciers » sans la secourir au milieu des difficultés de sa position matérielle[157].

La lettre de Solange à Chopin datée du 30 (sans millésime), dans laquelle elle le remercie des cinq cents francs qu’elle lui avait empruntés et lui parle de M. de Bouzemont, semble être la suite directe de la lettre qu’on vient de lire et nous montre combien cette jeune dame traitait cavalièrement… la vérité ! Tous sont fautifs vis-à-vis d’elle, elle seule souffre innocemment ! Ce fut encore son vieil et fidèle ami Charles Duvernet et sa femme qui, cette année-là et la suivante, aidèrent Mme Sand dans l’arrangement de ses affaires pécuniaires. Duvernet le soutint par son crédit. Lorsque enfin, après d’innombrables démarches auprès d’une série d’usuriers, elle reçut une avance sur son travail. Mme Sand s’adressa à Charles Duvernet pour qu’il l’autorisât de dépenser cette somme afin de sauver Solange. Voici une seconde lettre inédite, très importante pour nous éclairer sur ce rôle de « mère indifférente et légère » que Solange et Chopin, après elle, attribuent à George Sand :


À monsieur Duvernet,
receveur des finances à Ribérac, Dordogne.
Nohant, 12 novembre 1848.

Voici ma situation. L’Angleterre n’a rien pu me fournir. Aucante me cherche de l’argent et espère me trouver 5 000 francs.. Je vais vendre, si on ne me fait pas encore faux bond, cinq à six volumes pour 5 000 francs, c’est-à-dire ce que j’aurais vendu 12 000 ou 15 000 francs l’année dernière. Je fais en outre demander à l’éditeur de mes mémoires de me payer deux volumes de manuscrits que j’ai tout prêts, en lui offrant un rabais de 50 pour 100 sur la totalité de l’affaire. Je ne sais pas ce que je ne ferais pas, j’irais jusqu’à 100 pour 100 pour empêcher les tracasseries de Mme Reignier de venir s’ajouter aux embarras que t’a créés le cautionnement de Bertholdi. J’écris à Papet de me chercher de l’argent. Une autre personne de Paris m’en promet. Enfin, j’écris à M. Collin de tenter une dernière démarche auprès de Mme Reignier pour l’engager à ne tourmenter que moi et à accepter son remboursement par versements successifs, si je me trouvais dans l’impossibilité de lui verser au jour dit la somme entière. Mais il faut tout prévoir. Tout ce que j’essaie et espère peut échouer, surtout si l’élection du président nous amène une nouvelle crise au 10 décembre. Mme Reignier peut se montrer intraitable. Ce que je vois de plus certain, c’est de tirer 5 000 francs de mon travail courant en fournissant même encore le fruit de beaucoup de veilles pour décider les acheteurs.

Or, voici ce qui me chagrine le plus. Si d’ici à quinze jours je puis donner ces 5 000 francs aux créanciers de Solange, sa maison ne sera pas vendue. Nous pourrons gagner le moment où cette propriété recouvrera en partie sa valeur et ne sera pas vendue par expropriation de justice. Sinon dans un mois elle le sera sans que rien puisse la sauver. Elle atteindra au plus le chiffre de 60 000 francs que Solange doit. Donc elle sera ruinée absolument, il ne lui restera pas une obole. Je dois sauver ma fille, mais, avant tout, je dois satisfaire des engagements d’honneur et ne pas te laisser courir le risque de poursuites que je voudrais assumer sur moi seule.

Je ne disposerai donc pour Solange de ces 5 000 francs que si tu m’y autorises, et je ne dormirais pas tranquille si je le faisais sans ton approbation.

Après cela, je ne m’arrêterai pas de travailler et de chercher, et si je ne trouve pas ce qu’il faut, je vendrai le mobilier de Nohant à quelque prix que ce soit. Cela me sera pénible, à cause de Maurice, qui y tient, c’est un monde de souvenirs pour lui. Je te prierai alors de passer la créance sur moi à un tiers qui ferait vendre par force majeure, et mes enfants n’auraient ni l’un ni l’autre de reproches à me faire. Bon soir, ami, la poste part, j’espère que nous n’en viendrons pas là, mais enfin, il faut mettre tout au pire, pour savoir où l’on va, et je suis sûre que tu es horriblement gêné aussi, et surtout par ma faute. Cela me cause un chagrin profond, comme tu peux le croire.

Je t’embrasse tendrement, ainsi que ta famille.

G. Sand.

Il fait ici un froid extraordinaire. La terre est couverte de neige depuis deux jours.

Les efforts de George Sand n’aboutirent à rien. L’hôtel de Narbonne fut vendu, mais ni Solange ni Clésinger ne changèrent leur genre de vie, grâce à quoi le mari dut constamment voyager d’une ville dans une autre, en quête de commandes ; Solange restait seule plus qu’il ne fallait. En 1849 elle eut un second enfant, encore une fille, Jeanne, et qui, elle aussi, ne vécut que peu d’années. Les époux prirent alors définitivement des routes différentes. Le mari mena une vie bruyante et déréglée, la femme une existence galante. Tantôt ils se brouillaient avec esclandre, tantôt ils se réconciliaient. Cela finit par un procès judiciaire et une séparation de corps. Mme Sand s’efforça de soutenir Solange moralement et matériellement, lui paya une rente annuelle, mais cela n’empêcha ni son cours d’existence désordonné, ni sa constante poursuite du luxe et du numéraire[158]. Ses relations avec sa mère furent tantôt assez paisibles, tantôt interrompues pour quelques mois, parfois pour quelques années, et cela jusqu’à la mort de George Sand[159]. Disons, dès à présent, que celle-ci se méfia toujours de sa fille, elle avait cessé de l’aimer, s’attendant toujours à tout de sa part, jusqu’à des noirceurs et des actes les plus criminels. C’est ainsi qu’en cette même année de 1851, lorsque d’après un autre biographe de Solange « le rapprochement entre la mère et la fille était complet[160] », Mme Sand écrivit à Maurice la lettre que voici, ne laissant pas l’ombre d’un doute sur la nature de ce rapprochement :


Nohant, 2 janvier 1851.

Eh bien, mon enfant, tu as eu raison de voir par tes yeux, puisque c’était la seule manière de savoir à quoi nous en tenir. D’abord et avant tout, tu me donnes en résumé une bonne nouvelle, puisque tu me dis que Solange est dans une bonne situation pécuniaire. Il te restera à l’assurer si cette situation est apparente avec un nouvel abîme au-dessous, ou si elle est réelle, assurée du moins pour un certain courant de travaux et d’affaires. Que Clésinger soit capable de faire de belles choses et d’en faire beaucoup, c’est certain. Mais je crains que l’on ne mange d’avance ce qu’on gagne et qu’on n’ait un luxe absurde au détriment du lendemain. Clésinger a toujours établi son budget ainsi, et il ne fera jamais autrement. Solange, qui avait commencé par là avec lui et qui en a senti les inconvénients, a-t-elle profité de l’expérience ? a-t-elle pris de l’ordre et de la prévoyance ? C’est ce que tu verras en examinant. Mais n’y va que modérément et très prudemment. Veux-tu que je te dise une chose bien bête, mais en tout cas bien entre nous ? Je n’aime pas que tu manges chez eux. N’y mange pas. Clésinger est fou. Solange est sans entrailles. Tous les deux ont une absence de moralité dans les principes qui les rend capables de tout, dans certains moments. Tu as vu, il s’en est fallu de peu que Clésinger ne te casse la tête d’un coup de marteau ici. Solange souriait et n’a pas versé une larme, quand cet homme en démence m’a frappée. Ils ont tout intérêt à ce que tu n’existes pas, et pour eux, l’intérêt avant tout. Une atroce jalousie a toujours dévoré le cœur de Solange. Ils te recherchent. Clésinger s’attache à tes pas. Un de ces matins qu’il aura bu du rhum et qu’il se verra sans argent, il aura un accès de fureur, il te cherchera querelle. Ou bien il leur passera par la tête je ne sais quelle idée bizarre, monstrueuse, et il ne faut qu’un moment pour la mettre à exécution. Vas-y avec une extrême prudence, et encore une fois n’y mange pas, n’y bois pas. Tu ne sais pas tout ce qu’ils ont dit et quelles menaces Clésinger a laissé follement et sottement entendre à propos de toi, je les sais, je n’ai jamais voulu te les dire, mais il y faut pourtant faire attention et ne pas tenter le diable. Tu dis que Clésinger a plus de cœur qu’elle, malgré tout. Eh bien, c’est vrai, il a du cœur et il est capable d’affection. Le fond n’était pas méchant, à l’origine, mais il est fou, il est sans principe aucun, et, à ses heures, il est capable de tout, de ce qu’il y a de pis, comme en d’autres moments il est peut-être capable aussi de très bonnes choses. C’est un être trop déraisonnable pour qu’on le juge comme un autre. Il ne mérite pas d’être haï, on ne peut pas l’estimer, mais il faut s’en garer comme d’un aliéné et n’avoir aucune relation suivie avec lui. Quant à ta sœur, maintenant son caractère est fait et ne changera plus, mon parti en est pris. Le temps de la douleur et de la consternation est passé. J’ai souffert au dedans de moi-même tout ce qu’on peut souffrir, et j’ai fini par accepter l’arrêt du destin qui, en me donnant deux enfants, ne m’en a réellement donné qu’un pour moi. L’autre est né parce qu’il avait à naître. Il a vécu et il vivra pour lui-même sans la moindre idée d’un devoir quelconque envers personne. Mes enseignements, loin de modifier ce caractère, l’ont roidi et poussé à l’extrême. Nous avons essayé de tout : rudesse, sérieux, moquerie, faiblesse, amour et gâterie le plus souvent. Rien n’y a fait, je crois que nous n’avons pas à nous reprocher d’avoir rien négligé. En définitive, elle n’a jamais fait que ce qu’elle a voulu, et il en sera toujours ainsi. Je ne l’aime plus, du moins je le crois, c’est pour moi une barre de fer froid, un être inconnu, étranger à la sphère d’idées et de sentiments où j’existe, incompréhensible, comme tu dis, car il est évident que ceux qui vivent pour aimer ne peuvent se rendre compte du mécanisme intérieur de ceux qui n’aiment pas ; j’aime le souvenir de la petite fille si belle et si drôle que nous avons trop gâtée tous les deux, qui nous battait et nous rendait malheureux déjà, mais que nous nous imaginions pouvoir changer et qui, dans nos rêves de tendresse devait devenir une jeune fille parfaite. La jeune fille a fait notre intérieur cruel, la jeune femme nous a brisé le cœur, pardonnons-lui, mais n’espérons rien. Mais, vois-tu, la raison se fait dans les esprits qui la cherchent, et la vraie raison, ce n’est autre chose que le sentiment ferme de la justice. La raison et la justice m’ont donc amenée à ce point qu’il ne dépend plus de ma fille de me faire beaucoup de peine, c’est pour toi que je vis désormais, et je ne laisserai pas détruire ma santé et ma vie dont tu as besoin. N’espérant plus changer Solange, je ne la gronderai plus, je ne discuterai rien avec elle. Je ne lui permettrai ni justification, ni récriminations, je n’irai pas chez elle. Je ne veux pas me trouver en présence de gens à qui elle a fait de moi un portrait odieux et que, du moment qu’ils la voient, sont mes ennemis. Ça m’est égal d’avoir des ennemis, mais je ne vis qu’avec mes amis. Je la recevrai chez moi, à Paris, à une seule condition que je lui ai posée l’année dernière à pareille époque et dont je ne me départirai pas, elle le sait, inutile de la lui rappeler, c’est d’ailleurs moi que ça regarde, et tu n’as pas à faire le docteur avec elle. Tout ton rôle est de juger et de pardonner ce qui te concerne, mais de te tenir sur tes gardes sous tous les rapports possibles. Nous en reparlerons, c’est assez pour aujourd’hui. Brûle cette lettre, mais ne l’oublie pas. Le crime n’est pas toujours ce qu’on croit. Ce n’est pas un parti pris, une tendance fatale qui germe lentement chez des monstres. C’est un acte de délire le plus souvent, un mouvement de rage. Les catholiques attribuent cela au souffle du diable, c’était une métaphore fantastique qui caractérisait assez bien les mouvements terribles et imprévus de l’être humain. Avec des cerveaux mal organisés, et celui de Solange a un côté absent, tandis que celui de Clésinger est parfois complètement détraqué, on n’est jamais sûr de se trouver dans les conditions normales de la vie. Tout cela est triste à dire, mais il faut se l’être dit une fois pour n’y plus penser[161].

Ta Mère.

Nous trouvons indispensable aussi de citer les deux lettres suivantes : l’une de Solange à sa mère et la réponse de George Sand, inédites et inconnues ; lorsque cette réponse retomba entre les mains de Mme Sand, elle ne permit jamais qu’on la rendît à Solange, elle la confia plus tard à, Mme Maurice Sand (des mains de laquelle nous la tenons), avec l’ordre formel de ne jamais la donner à Solange, de la garder séparément du reste de sa correspondance avec Solange, mais de ne jamais la détruire. Voici pourquoi : ayant reçu la lettre de Solange datée du 23 avril 1852, Mme Sand lui répondit le 25. On peut lire au haut de la première page de cette lettre les lignes que Mme Sand y traça plus tard : « Réponse à Solange faite le 25 avril 1852 à sa lettre du 23 et qui ne V aurait plus trouvée à Paris le mardi suivant, elle Va lue ici à Nohant et oubliée dans les balayures de sa chambre. »

On verra en la lisant pourquoi dame Solange la jeta par terre et pourquoi aussi sa mère tint à préserver de la destruction ce douloureux dialogue.

Lettre de Solange à sa mère :


Vendredi, 23 avril 1852.

Je suis en pension depuis hier. Il me semble qu’il y a déjà longtemps. Est-ce ainsi qu’elles vont passer les plus belles années de ma vie ? Sans parent, sans ami, sans enfant, sans même un chien pour interrompre le vide ? Passe la solitude des champs, où l’on a pour compagnie les rivières et les bois, les oiseaux et les nuages. Mais à Paris l’isolement entre quatre murs sales, en compagnie d’une bougie qui s’ennuie et d’une fleur étiolée qui semble vous dire : « Et moi aussi j’aurais été belle, aimée, recherchée, sans l’abandon et le manque d’espace. »

L’isolement au milieu du mouvement et du bruit, à côté des gens qui s’amusent, de chevaux qui galopent, de femmes qui chantent, d’enfants qui jouent au soleil, d’êtres qui s’aiment et qui sont heureux, ce n’est pas de l’ennui, c’est du désespoir.

Et l’on s’étonne que de pauvres filles sans esprit et sans éducation se laissent entraîner au plaisir et au vice ! Les femmes de jugement et de cœur savent-elles toujours s’en préserver ? Ah ! qu’il me faut de courage pour être encore debout !

Écris-moi encore à Paris, car je ne partirai que mardi avec mon jugement pour reprendre ma petite fille. Malheureusement ce jugement a été rendu par défaut et il est probable que les conseils de mon mari l’ont fait pour en appeler et prolonger les choses. Ils espèrent me lasser par les lenteurs qu’ils apporteront, mais ils comptent sans ma volonté et surtout sans mon aversion pour mon mari.

Adieu, ma chérie, à bientôt, j’espère. Je t’embrasse de cœur.

S…

À cette lettre, pleine d’allusions et d’insinuations aiguisées à l’adresse de sa mère et prouvant plus que parfaitement l’absence de moralité de Solange, George Sand répondit par les belles et fortes pages que voici :


Nohant, 25 avril 1852.

Je vois, ma grosse, que tu es dans un accès de spleen. Bah ! cela passera vite, comme tout ce qui te passe par la tête. Il me semble que, puisque tu as eu une première victoire, assez inespérée, quant à moi, je l’avoue ; puisque dans quelques jours tu vas ravoir ta fille et l’amener ici, où tu resteras si tu veux jusqu’à de nouvelles nécessités de ton procès, il n’y a pas à se désespérer pour quelques jours passés dans une chambre triste ; car je vois que c’est là le grand malheur du moment. Celui-là n’est pas mortel, j’ai beaucoup vécu, beaucoup travaillé seule, entre quatre murs sales, dans les plus belles années de ma jeunesse, comme tu dis, et ce n’est pas ce que je regrette d’avoir connu et accepté.

L’isolement dont tu te plains, c’est autre chose. Il est inévitable dans le moment où tu es, il est la conséquence du parti que tu as pris. €e mari (insupportable de caractère, c’est possible) n’est peut-être pas digne de tant d’aversion et d’une si fougueuse rupture. Je crois qu’on aurait pu se séparer autrement, avec plus de dignité, de patience et de prudence. Tu l’as voulu, c’est fait, je n’y reviens pas pour te dire qu’il ne fallait pas le faire, puisque la chose est accomplie. Mais je trouve que tu n’as pas bonne grâce à te plaindre des résultats immédiats d’une résolution que tu as prise seule et malgré ces parents, amis et enfant dont tu sens l’absence aujourd’hui. L’enfant aurait dû te faire patienter, les amis l’auraient voulu, et les parents, car c’est moi dont tu parles, demandaient instamment que le moment fût mieux choisi, les motifs mieux prouvés, la manière plus douce et plus généreuse. Tu veux avaler des barres de fer et tu t’étonnes qu’elles te restent en travers de l’estomac. Moi, je trouve que tu es bien heureuse de les digérer sans être plus malade. Je ne vois pas que tu aies tant à te plaindre de tout le monde et que les amis que tu as été à même de te faire, en vivant loin de moi volontairement dans le monde, te soient restés plus fidèles que ceux qui te venaient de moi : que Clotilde, la seule parente qui me reste, eût beaucoup à se louer de tes faveurs ; et pourtant elle t’a ouvert un asile dans des circonstances où tout le monde eût reculé devant des scènes fâcheuses dont le hasard seul l’a préservée de la part de ton mari. Je ne vois pas que Lambert, que tu voulais jadis faire battre et tuer par ce même mari, ne t’ait pas montré, dans sa petite sphère d’assistance, beaucoup d’intérêt et de dévouement. Il n’est pas un de mes vieux amis qui n’eût été prêt à te pardonner tes aberrations envers moi, et à t’accueillir comme par le passé, si toi-même n’eusses dédaigné et repoussé l’idée de leur devoir quelque chose. Le nombre n’en est pas grand, il est vrai, et ce ne sont pas gens d’importance et de haute volée. Cela n’est pas ma faute. Je ne suis pas née princesse, comme toi, et j’ai établi mes relations suivant mes goûts simples et mes instincts de retraite et de tranquillité. Alors le grand malheur de ta position, c’est d’être ma fille, mais je n’y peux rien changer et il faut bien que tu en prennes ton parti une fois pour toutes.

Quant aux autres amis que tu as pu faire depuis ton mariage et notre séparation, je ne peux pas croire que tous soient détestables et qu’il y ait de leur faute dans votre rupture.

Bourdet a été sévère pour toi, mais il avait quelque raison pour l’être ; je ne vois pas que j’y sois pour quelque chose, et je ne suis pas certaine non plus qu’il n’eût pas été facile de te le conserver pour appui. Sa famille t’aimait tendrement, j’ai vu sa femme te pleurer, et sa belle-mère parlait de toi avec une grande sollicitude. Le comte d’Orsay, en dépit de tout le mécontentement que lui causait le détail de ta conduite, est resté paternel pour toi au milieu de sarcasmes que je souffre de te voir mériter souvent. Sa sœur a été aimable et bien disposée pour toi, tu la détestes. Tu as vu beaucoup de personnes dans une position brillante, telles que tu les cherches de préférence, Mme de Girardin et d’autres encore.

Pourquoi ne trouves-tu pas appui et sympathie dans le monde où tu t’es lancée et auquel, moi, je suis forcément étrangère ? Le genre humain tout entier est-il détestable et n’y a-t-il que toi de parfaite ? Es-tu la victime de l’injustice générale ou de ton propre caractère, qui est dédaigneux, changeant, et qui exige tout des autres sans se croire obligé à rien envers les autres ?

Penses-y et si c’est là le mal, comme il est en toi-même, personne autre que toi n’y peut porter remède dans l’avenir. Tu auras beau te plaindre à moi de ton ennui et de ton abandon, je ne pourrai forcer personne à t’aimer si tu n’es pas aimable.

Si ton frère n’est pas ton meilleur ami, ton compagnon assidu, comme il l’aurait fallu pour notre bonheur à tous trois, est-ce parce qu’il est, selon toi, un monstre d’égoïsme ? Je ne le pense pas, moi qui vis avec lui depuis bientôt trente ans, sans un nuage sérieux entre nous. Pas plus que toi il n’est sans défaut, mais je l’ai vu verser bien des larmes sur tes injustices, donc il a quelque chose pour toi dans le ventre, tout en te rudoyant ; et toi, tu lui as dit bien des fois que tu le haïssais. C’était dans la colère, mais dans le calme tu n’as jamais dit, ni à lui, ni à moi, ni à personne que tu l’aimais, et il est très facile de voir que tu ne l’as jamais aimé ; c’est triste. Il faut que tout ce qui t’aime se résigne à être à peine toléré. Tu n’aimes pas ! Tu ne sens pas ton vrai malheur, mais il se traduit par l’ennui de l’âme et par l’isolement, et tu te plains de ceux qui t’abandonnent, sans comprendre que tu as repoussé ou blessé tout le monde.

Il te faudrait, pour te consoler, de l’argent, beaucoup d’argent. Dans le luxe, dans la paresse, dans l’étourdissement tu oublierais le vide de ton cœur. Mais pour te donner ce qu’il te faudrait, il me faudrait moi travailler le double, c’est-à-dire mourir dans six mois, car le travail que je fais excède déjà mes forces. Si je mourais dans six mois, tu ne serais pas longtemps riche, donc cela ne servirait à rien, car mon héritage ne vous fera pas riches du tout, ton frère et toi. D’ailleurs, si je pouvais travailler le double et durer quelques années encore, est-il bien prouvé que mon devoir envers toi soit de me créer cette vie de galérien, de me faire cheval de pressoir pour te procurer du luxe et du plaisir ? Non, cela ne m’est pas démontré, et tu me permettras de croire que ce n’est pas seulement la crainte de déranger mes petites aises, comme tu dis si bien, qui m’empêche de consommer ce suicide stupide et monstrueux à envisager, ne fût-ce qu’aux yeux de Maurice, c’est ce sentiment de devoir plus sérieux et plus vrai, car ayant échoué dans celui de te rendre heureuse et raisonnable, celui de t’amuser devient tout à fait contraire à mes autres devoirs en ce monde.

Donc, résume ma situation financière et la tienne. Nous avons pour trois sept mille francs de rente. Le reste sort de mon cerveau, de mes veilles, de mon sang brûlé et de mes nerfs tendus et malades. Je te donnerai le plus que je pourrai. La maison sera tienne tant que tu n’y mettras pas le trouble par des folies ou le désespoir par des méchancetés. Je garderai, j’élèverai ta fille tant que tu voudras, mais je ne m’affecterai pas des plaintes inutiles sur la gêne et les privations qu’il te faudra subir à Paris. Je ne m’en fâcherai pas, tout en les comprenant fort bien ; mais j’ai pris mon parti sur des choses sans remède, on ne rudoie que tant qu’on espère amender, je sais très bien qu’à tes yeux je serai toujours la cause de tes maux. Je ne serai pas assez riche, je ne serai pas assez grande dame, ou bien je me permettrai trop de charités, je ne priverai pas assez Maurice, V enfant chéri, pour orner ta vie de chevaux et de toilettes. J’aurai peut-être l’infamie d’aimer et d’estimer Augustine et de l’avoir chez moi aux vacances. Tous ces torts-là je les aurai, n’en doute pas. Tu me les reprocheras directement ou indirectement, j’y compte. Tu trouveras toujours quelques confidentes plus ou moins Rosières pour faire circuler, dans un certain monde de cancans où j’ai des ennemis, parce que ma droiture y écrase bien des pécores, que tu es une victime de mon abandon, de ma préférence pour mon fils et pour cette coquine d’Augustine qui a l’impudeur d’être fort pauvre sans se plaindre jamais, de travailler comme un nègre, à cinquante sous le cachet, dans une petite ville de province, de se trouver heureuse avec son mari et son enfant, et de me bénir comme si je l’avais faite millionnaire. Que veux-tu ? La vie a ses mauvais côtés, je les connais, je les subis, je laisserai dire et tu n’en seras ni plus riche ni mieux entourée.

Ouvre donc les yeux, tu n’es pas idiote, et tu auras beau enfler ta personnalité, ta conscience te criera toujours que quiconque ne se sacrifie jamais ne forcera jamais personne à se sacrifier pour lui. L’avenir est à toi, ce n’est plus un avenir de cavalcades, de beaux appartements, de loisirs, de causeries, d’indolence et de grands airs. C’est la retraite, les soins du ménage, l’éducation et la surveillance assidue de ta fille, le travail si tu peux, sinon la plus stricte économie, la plus austère simplicité dans un intérieur presque pauvre à Paris, tout à fait pauvre et misérable en comparaison de ce que tu as rêvé. Sinon la vie de campagne chez les parents, mais un peu en tutelle, car tes parents voudront rester maîtres chez eux et ne souffriront pas de cortège auquel on les accuserait de prêter la main et de tenir la. bougie.

Voilà l’avenir d’une femme qui a été malheureuse dans le mariage, autant par sa faute que par celle d’autrui ; qui a voulu rompre violemment et dès les premières souffrances, sans s’assurer l’appui et sans écouter le conseil de personne. Mais cet avenir peut tout réparer. Ce peut être celui d’une femme de bien qui a réfléchi après coup et qui a fait un grand effort de cœur, de conscience et de courage pour ramener à elle les affections gaspillées, l’approbation discutée. Dans cette austérité, dans cette simplicité de mœurs et d’habitudes, elle peut sentir son âme s’élargir, son esprit s’élever, elle peut être artiste, elle peut créer ou sentir, ce qui est aussi agréable, aussi fortifiant l’un que l’autre, aussi en dehors des jouissances matérielles, aussi indépendant du monde de la richesse et des excitations vides qu’elle procure. L’âme purifiée peut et doit arriver aux seules vraies jouissances de la vie. Dans cette situation un enfant aimable, intelligent et beau comme Nini, est un trésor dont on sent le prix et qui vous tient lieu de tout. On a de bons et solides amis qui ne vous admirent pas pour vos rubans et vos parfums, mais qui vous estiment, vous chérissent et vous protègent pour votre vraie beauté, celle de l’âme et de la conduite.

Mais il y a un autre avenir, et les réflexions de ta lettre sur les femmes de jugement et de cœur, qui succombent quelquefois comme les filles sans éducation au plaisir et au vice me font penser que ton mari ne mentait pas toujours quand il prétendait que tu lui avais fait certaines menaces. Si ton mari est fou, tu es diablement folle aussi, ma pauvre fille, en de certains moments et tu ne sais alors ni ce que tu penses, ni ce que tu dis. Tu étais dans un de ces moments-là en m’écrivant le paradoxe étrange qui est dans ta lettre. Non, des femmes de cœur et de jugement ne succombent jamais à F attrait du vice. Car le vice n’a d’attraits et de séductions que pour celles qui sont sans jugement et sans cœur. Voilà la question jugée par elle-même, par les propres termes où tu la poses. Si tu dis souvent de pareilles stupidités, je ne m’étonne pas que tu aies fait péter la cervelle de Clésinger. Une mère les lit avec pitié, mais un mari ne doit pas les entendre sans fureur ou sans désespoir.

Vraiment tu trouves difficile d’être pauvre, isolée et de ne pas tomber dans le vice ? Tu as bien de la peine à te tenir debout, parce que tu es depuis vingt-quatre heures entre quatre murs et que tu entends rire les femmes et galoper les chevaux au dehors ? Que malheur ! comme dit Maurice. Le vrai malheur, c’est d’avoir une cervelle où peut entrer le raisonnement que tu fais : Il me faut du bonheur ou du vice. Depuis quand donc le manque du bonheur est-il un prétexte au manque de dignité ? Dans quel code de morale et de religion chinoise ou sauvage as-tu donc lu que l’être humain n’avait pas de choix entre la souffrance et la honte, et qu’il n’y avait aucune consolation à souffrir sans s’abaisser ? Existe-t-il sur la terre une créature si précieuse, si différente des autres, si excellente à ses propres yeux qu’elle puisse dire : « Mon droit au bonheur est tel que si on ne le satisfait pas, je le satisferai par tous les moyens ? » Ne dis donc plus de pareilles bêtises, je ne veux pas, moi, les prendre au sérieux, comme ton fou de mari que tu as plus souvent regardé comme un niais que redouté comme un tyran. Je ne donne pas dans ces bourdes-là, Essaies-en donc un peu du vice et de la prostitution, je t’en défie bien, moi ! Tu ne passeras pas seulement le seuil de la porte pour aller chercher du luxe dans l’oubli de ta fierté naturelle. Or, le suicide moral est comme le suicide physique. Quand on n’en a pas la moindre envie, il ne faut en faire la menace à personne, pas plus à sa mère qu’à son mari. Ce n’est pas d’ailleurs si facile que tu crois de se déshonorer. Il faut être plus extraordinairement belle et spirituelle que tu ne l’es pour être poursuivie ou seulement recherchée par les acheteurs. Ou bien il faut être plus rouée, se faire désirer, feindre la passion ou le libertinage et toutes sortes de belles choses dont, Dieu merci, tu ne sais pas le premier mot ! Les hommes qui ont de l’argent veulent des femmes qui sachent le gagner, et cette science te soulèverait le cœur d’un tel dégoût que les pourparlers ne seraient pas longs. Abstiens-toi donc à jamais de ces bravades, de ces aspirations et de ces regrets. Tu en parles comme une aveugle des couleurs. Tu seras fière et honnête malgré toi, il faut en prendre ton parti et ne pas croire qu’il y ait même grand mérite à cela. Tu as de véritables accès de folie, prends-y garde. Tâche que je sois seule à le savoir. J’ai vu des jeunes femmes lutter contre des passions de cœur ou des sens et s’effrayer de leurs malheurs domestiques, dans la crainte de succomber à des entraînements involontaires. Mais je n’en ai jamais vu une seule élevée comme tu l’as été, ayant vécu dans une atmosphère de dignité et de liberté morale, qui se soit alarmée des privations du bien-être et de l’isolement, à cause des dangers que tu signales. Une femme de cœur et de jugement ne sait pas seulement si de tels dangers existent. Elle peut craindre, si forte qu’elle soit, d’être entraînée par l’amour, jamais par la cupidité. Sais-tu que si j’étais juge dans ton procès et que je lusse tes aphorismes d’aujourd’hui, je ne te donnerais certes pas ta fille ? Et pourtant tu me dis de la redemander pour toi ; ma foi, si tu veux que je continue, parle-moi autrement, je t’en prie, autrement je croirais qu’elle est mieux où elle est.

Bonsoir, ma fille. Lis cette lettre plutôt trois fois qu’une. Elle te fâchera à la première, mais à la troisième tu diras comme moi et tu ne recommenceras plus ce mauvais rêve.

Je t’embrasse quand même et tendrement.

Ta mère.


Je t’ai écrit une longue lettre. Lis-la dans un moment de calme et de raison. Elle résume tout ce que je t’ai dit, tout ce que j’ai à te dire. Je n’y reviendrai pas et t’engage seulement à la garder comme l’invariable réponse que j’aurai à faire à de certaines plaintes.

Et puis, prends ton courage à deux mains. Va chercher ta fille et amène-la ici. Évite-moi de te dire des choses qui font toujours mal à dire et à entendre. Évite aussi d’en dire aux autres qui me reviennent toujours et qui ne me feront pas varier.

Marche droit ; c’est ennuyeux, selon toi. Selon moi, c’est agréable et sain. Efforce-toi de comprendre pourquoi j’en juge ainsi et essaie de trouver le bonheur où il est, dans ta conscience. Tu auras beau chercher, tu ne le trouveras pas ailleurs.

Hélas ! cette lettre de Mme Sand n’eut aucun résultat. Répétons à son sujet les paroles de l’Évangile : Margaritas ante porcos.

La fière conviction que Solange serait incapable de devenir vicieuse ou vénale, était plus feinte que réelle : Mme Sand voulait la lui suggérer comme la meilleure défense de son honneur Ce fut inutilement aussi qu’elle fit appel aux sentiments maternels de Solange pour la petite Jeanne. Ni avant, ni pendant, ni après le procès, la malheureuse ne devint plus raisonnable. Et ce procès entre les époux Clésinger dura longtemps ; ils faisaient la paix, puis se querellaient de nouveau et en venaient aux procédés les plus impossibles. Tout cela rejaillissait sur l’enfant. Le père enlevait sa fille. La mère retenait tantôt l’enfant auprès d’elle, tantôt l’amenait, subitement, chez Mme Sand, l’y laissait sans prévenir la grand’mère, et filait elle-même vers Paris ; alors Clésinger revenait reprendre Nini pour la placer dans quelque pensionnat. C’est dans un de ces pensionnats que la pauvre fillette, âgée de six ans, mourut en 1855, des suites d’une scarlatine mal soignée. Le désespoir de Mme Sand et de Mme Clésinger fut sans bornes[162]. Solange ne se consola, ni n’oublia jamais. Ayant perdu sa fille, elle descendit la pente fatale sans être retenue par quoi que ce soit et presque avec ostentation. Ce fut l’unique vrai chagrin de toute sa vie.

Lorsqu’en 1899, après une existence solitaire, remplie d’aventures passagères et de liaisons intéressées, d’essais littéraires ratés et des spéculations financières les plus prosaïques, cette étrange femme mourut, elle recommanda de ne graver sur la pierre de son tombeau que les mots : « Solange Sand-Clésinger, mère de Jeanne. »

Quiconque a perdu un enfant est réconcilié par cette inscription avec la fille de George Sand, cette malheureuse ayant si follement et si volontairement manqué sa vie, une vie qui commençait aussi brillante !

Revenons au drame qui se joua en l’été de 1847 : il eut un épilogue et des suites doublement tristes pour Mme Sand. Hippolyte Chatiron prit le parti de Solange, cessa de voir sa sœur et mourut le 26 décembre 1848, sans s’être réconcilié avec elle[163].

Cette histoire causa encore des désagréments à la pauvre Augustine. La calomnie lancée par Solange ne s’éteignit pas. Le grain d’ivraie fut cultivé par les parents d’Augustine. Toujours affamés d’argent, ils ne pouvaient se consoler de ce que leur fille, devenue majeure et mariée, leur ait échappé, mais surtout de ce qu’elle ait épousé un pauvre maître de dessin et non le riche Maurice Dudevant, un gendre à exploiter. Le père Brault confectionna donc, au commencement de 1848, avec l’aide d’un certain Anaxagore Guilbert, un pamphlet d’un cynisme incroyable, écrit dans un style plus incroyable encore, plein des plus atroces calomnies contre Mme Sand, et même contre sa propre fille. Ce pamphlet parut sous le titre : Une contemporaine. Biographie et intrigues de George Sand, avec une lettre d’elle et une de M. Dudevant, par Brault (Paris, en vente rue des Marais-Saint-Germain, 6, 1848), méchante petite plaquette in-8o, imprimée sur vilain papier gris, avec la mention : première livraison. La suite ne parut jamais. Mme Sand s’adressa d’abord au célèbre avocat Chaix d’Est-Ange, voulant intenter un procès à l’auteur de cette odieuse brochure ; elle demanda aussi à M. Charles d’Arragon d’empêcher la circulation de ce libelle. Nous ne transcrivons point ici la longue lettre de George Sand à Me  Chaix d’Est-Ange dans laquelle Mme Sand conte et l’histoire d’Augustine et les rapports de sa famille avec les Brault. Nous renvoyons le lecteur au chapitre v et au présent chapitre. Quant à M. Charles d’Arragon il répondit à Mme Sand par la lettre que voici[164] :

Chère amie,

Je n’ai pas voulu vous écrire avant d’avoir agi pour M. Bertholdi ; je l’ai fait et bien qu’encore le poste de Ribérac ne soit pas vacant, j’espère que vous aurez bientôt ce que vous souhaitez. Je vous remercie de m’avoir donné une occasion de m’occuper de vous ou de ceux que vous aimez. Comment auriez-vous compris que je ne fusse pas sensible aux injures qu’un manant vous a adressées ? Mon attachement pour vous dictait ma conduite. J’espère que justice sera faite du misérable dont vous avez tant à vous plaindre ; quant à moi, je n’ai pas cru devoir vous laisser un seul jour sous le coup de ses infamies sans appeler sur lui la sévérité du gouvernement. Ce serait ne pas vouloir de la liberté de la presse qu’accepter sans protestations de pareils abus…[165].

… J’ai de bien mauvaises nouvelles de cette pauvre Italie. Nous la laissons périr, j’en ai la crainte et c’est une pensée amère pour moi. Les Piémontais ont été obligés de repasser le Mincio ; ils ont perdu leurs positions au delà de cette rivière et Radetzki peut tourner le Milanais par la droite du Pô[166].

Vous qui connaissez et aimez l’Italie, vous apprendrez cette nouvelle avec regret. J’en suis profondément attristé.

Adieu, ma chère amie, parlez de moi à Maurice et conservez-moi votre précieuse et chère affection. Autrefois vous me répétiez les paroles du Christ à saint Pierre : « M’aimez-vous ? » Je ne vous ai jamais reniée, quelles qu’aient été les diversités de nos sentiments politiques, et chaque fois que j’en ai eu l’occasion, je vous ai pu répondre : « Vous savez si je vous aime. C’est du plus profond de mon cœur. »

Charles d’Arragon.

Grâce aux démarches de Charles d’Arragon et de Chaix d’Est-Ange, on prit des mesures contre les auteurs du pamphlet et quoique, selon le vœu exprimé par George Sand, on ne sévît pas contre eux, le libelle fut confisqué par la police et retiré de la circulation…

Cette triste histoire éclaire le passage assez obscur de l’Histoire de ma vie (en note à la page 459), qui se rapporte à Augustine et dans lequel Mme Sand dit :

Cette enfant, belle et douce, fut toujours un ange de consolation pour moi. Mais, en dépit de ses vertus et de sa tendresse, elle fut pour moi la cause de bien grands chagrins. Ses tuteurs me la disputaient, et j’avais de fortes raisons pour accepter le devoir de la protéger exclusivement. Devenue majeure, elle ne voulait pas s’éloigner de moi. Ce fut la cause d’une lutte ignoble et d’un chantage infâme de la part de gens que je ne nommerai pas. On me menaça de libelles atroces si je ne donnais pas quarante mille francs. Je laissai paraître les libelles, immonde ramassis de mensonges ridicules que la police se chargea d’interdire. Ce ne fut point là le point douloureux du martyre que je subissais pour cette noble et pure enfant : la calomnie s’acharna après elle par contre-coup et, pour la protéger envers et contre tous, je dus plus d’une fois briser mon propre cœur et mes plus chères affections…

Mais voici ce qui reste incompréhensible, ce qui est étroitement lié aux dernières phrases de ce passage nous chagrine profondément, montre combien les « méchants cœurs « avaient eu d’influence, et ce qui ne peut être expliqué que par la passion malheureuse et maladive, dénaturée par la maladie, par cet amour changé en haine. — C’est que Chopin, qui, douze mois plus tôt, déjà séparé de Mme Sand, savait si délicatement et avec une retenue de si bon goût faire comprendre aux époux Viardot son rôle entre la mère et la fille, également malheureuses toutes les deux, que ce tendre, ce sensitif, ce raffiné Chopin, tout en appelant « une indignité » l’acte de Brault à l’égard de sa fille, ne fut nullement indigné par ce que ce même Brault écrivit sur Mme Sand ! Bien plus, il appela vérité la calomnie propagée par Solange sur sa mère, sur son frère et sa cousine ; il dit « qu’il y avait depuis longtemps vu clair » ; que « Solange l’avait vu aussi et que c’est pour cela qu’elle avait gêné tout le monde à Nohant », etc.[167].

Il est évident que le silence de George Sand lors des fiançailles de Solange, silence injustifiable, avait détruit la confiance de Chopin : sa jalouse susceptibilité l’entraîna aux plus fantastiques suppositions. Un amour malheureux, le chagrin d’avoir perdu une amie de si longue date, les souffrances d’une maladie mortelle, obscurcirent l’esprit éclairé et l’âme sensitive de Chopin, lorsqu’il écrivit à ses parents sur George Sand, Maurice et Augustine les lignes fâcheuses que nous lisons dans la lettre du 19 août 1848.

Nous ne pouvons lire, au contraire, sans une émotion profonde ses lettres d’Écosse, si désolées, si pleines d’une amertume toute naturelle : « Je n’ai jamais encore damné personne, mais à présent ce que je sens est si intolérable que je me sentirais allégé si je pouvais damner Lucrezia[168]. » Ou bien une autre lettre au même Grzymala empreinte d’une si profonde tristesse : « Ni poste, ni chemin de fer, ni voiture pour se promener, ni bateau, pas même un chien à voir, tout est désolant, désolant…, si je ne t’écris pas de jérémiades, ce n’est pas parce que tu serais incapable de me consoler, mais parce que tu es le seul qui saches tout, et si je commençais à me plaindre, cela n’aurait pas de fin, et puis c’est toujours la même chose. Mais cela n’est pas exact, si je dis que c’est toujours la même chose, car chaque jour je vais plus mal. Je me sens toujours plus faible, je suis incapable de composer, non pas parce que je ne l’aurais pas désiré, mais pour des causes toutes physiques et parce que tous les huit jours je me transporte d’un lieu dans un autre[169]. »

Quelle sombre ironie et quelle résignation d’un cœur brisé transparaissent aussi dans chaque ligne de sa lettre quasi bouffonne à Fontana, datée du 18 août 1848 :

Calder House, Mid Calder. Écosse
(12 milles d’Edimbourg, si cela peut te faire plaisir).
18 août 1848.

Ma chère vie ! Si je me sentais mieux, je serais allé demain à Londres pour t’embrasser. Peut-être qu’il ne nous arrivera pas de longtemps de nous revoir. Nous sommes, toi et moi, comme deux vieilles vielles sur lesquelles le temps et les circonstances ont joué leurs malheureux petits trilles. Oui, deux vieilles vielles, quoique tu voulusses refuser d’être compris dans ce nombre, c’est-à-dire parmi les vieilles. Mais ni la beauté ni la vertu n’en auraient point souffert. La table d’harmonie est excellente, ce ne sont que les cordes qui ont sauté et quelques chevilles n’y sont plus. Le seul malheur consiste en ce que nous sortons de l’atelier d’un maître célèbre, quelque Stradivarius sui generis, qui n’est plus là pour nous raccommoder ; des mains inhabiles ne savent pas tirer de nous de sons nouveaux et nous refoulons au fond de nous-mêmes tout ce que personne ne peut en tirer, faute d’un luthier. Je suis tout prêt à crever[170] et toi, tu dois devenir toujours plus chauve et vas te pencher sur ma pierre tumulaire comme les saules, — te souviens-tu ? — qui montrent leur front chauve. Je ne sais pourquoi feu Jean et Antoine sont toujours présents à ma pensée, et Witwicki, et Sobanski… ceux dont l’harmonie était la plus rapprochée de la mienne, sont aussi morts pour moi[171]. Même Ennicke, notre meilleur accordeur, s’est noyé, et c’est pour cela que je n’ai dans tout l’univers point de piano qui soit accordé à mon gré. Moos est aussi mort et personne ne me confectionne plus d’aussi commode chaussure. Si encore cinq ou six s’en vont vers les portes de saint Pierre, alors adieu, ma vie si confortable ! Ma bonne mère et mes sœurs sont, grâce à Dieu, vivantes, mais le choléra !… Le bon Titus aussi ! Toi je te compte, comme tu vois, parmi mes plus anciens souvenirs, et moi parmi les tiens, parce que tu dois être plus jeune que moi. (Comme cela importe beaucoup à présent, qui de nous deux est plus âgé de deux heures que l’autre ?) Je te jure que j’aurais même consenti à être bien plus jeune que toi, afin de pouvoir t’embrasser au passage. Que la fièvre jaune ne se soit point emparée de toi et la jaunisse de moi, c’est une chose incompréhensible, parce que tous les deux nous avons eu affaire à ces deux jaunes (d’œuf). Je t’écris des bêtises, parce qu’il n’y a rien de spirituel dans ma cervelle. Je végète, j’attends l’hiver avec patience. Je rêve tantôt de la maison, tantôt de Rome, tantôt du bonheur, tantôt du malheur, et je suis devenu si condescendant que j’aurais même pu entendre un oratorio de Sowinski et n’en point mourir ! Je me souviens de Norblin, le peintre, qui disait qu’un certain artiste, à Rome, vit l’œuvre d’un autre artiste et cela lui fut si désagréable qu’il… mourut.

Ce qui me reste, c’est un grand nez et le quatrième doigt mal exercé. Tu seras un vaurien si tu ne réponds pas, ne fût-ce que par un mot, à la présente missive. Tu as choisi une mauvaise saison pour ton voyage. Néanmoins que le Dieu des ancêtres te conduise ! Sois heureux, je crois que tu fais bien de t’installer à New-York, et non à la Havane. Si tu vois Emmerson, notre célèbre philosophe, rappelle-moi à son souvenir. Embrasse Herbet et donne-toi un baiser à toi-même sans faire la grimace.

Ton vieux Chopin.

Quatorze mois plus tard, le 17 octobre 1849, Chopin mourut.

On m’a dit qu’il m’avait appelée, regrettée, aimée finalement jusqu’à la fin, écrit George Sand dans son Histoire. On a cru devoir me le cacher jusque-là. On a cru devoir lui cacher aussi que j’étais prête à courir vers lui. On a bien fait, si cette émotion de me revoir eût dû abréger sa vie d’un jour ou seulement d’une heure. Je ne suis pas de ceux qui croient que les choses se résolvent en ce monde. Elles ne font peut-être qu’y commencer, et, à coup sûr, elles n’y finissent point. Cette vie d’ici-bas est un voile que la souffrance et la maladie rendent plus épais à certaines âmes, qui ne se soulève que par moments, pour les organisations les plus solides et que la mort déchire pour tous.

Franchomme assure dans ses Souvenirs que Chopin lui avait dit deux jours avant sa mort : « Mais elle avait donc dit que je ne mourrais que dans ses bras ! » Pierre Leroux écrit à Mme Sand elle-même dans une lettre non datée, mais qui doit avoir été écrite en 1850 :

… Je pense à cette parole qui a été dite par un moribond : Si je ne m’étais pas éloigné d’elle (c’était de vous) je ne commencerais pas mon agonie

Il est difficile de dire si tout cela est digne de foi. On a jusqu’ici tant raconté, publié et dessiné de légendes sur les derniers jours, les dernières heures, les dernières paroles de Chopin, même sur les personnes qui étaient présentes dans la chambre mortuaire, qu’il est vraiment difficile de voir clair dans ce fatras de contradictions. Parmi les témoins oculaires, plusieurs n’étaient pas à Paris, ce qui ne les empêcha pas de raconter plus tard ce qu’ils virent de leurs propres yeux, et ce qu’ils entendirent de leurs propres oreilles. Il est fort heureux que la nièce de Chopin, Mme Ciechomska, ait publié dans le Kuryer Warszawski la lettre mentionnée plus haut, dans laquelle elle réfute toutes ces fables sur Mme Delphine Potocka chantant un cantique de Marcello au pied du lit de Chopin expirant ; sur Gutmann soulevant dans ses bras robustes le moribond qui porta à ses lèvres l’une des mains de cet élève ; sur Mme M[arliani], — d’autres disent que ce fut Solange, — venue de la part de Mme Sand pour demander des nouvelles du malade et qu’on n’aurait point laissée entrer, enfin sur « l’insensible » Mme Sand qui ne vint pas, étant alors occupée à monter une de ses pièces. Tout cela Mme Ciechomska l’a nié catégoriquement. Quant aux deux derniers points nous pouvons par des faits et des dates renforcer ses réfutations.

Mme Sand ne sut pas qu’à son retour d’Angleterre, la maladie de Chopin avait fait d’immenses progrès et que son état était désespéré. Lorsqu’elle apprit en l’été de cette année l’arrivée de Mme Louise Jedrzeiewicz auprès de son frère malade, elle lui écrivit immédiatement lui demandant comment elle l’avait trouvé : il paraît que sa lettre ne reçut pas de réponse[172]. Mme Sand passa à Nohant tout l’automne de 1849. Elle ne vint à Paris qu’au mois de décembre. Elle n’assista ni aux répétitions, ni à la première de François le Champi, qui eut lieu le 2 novembre. Personne ne l’informa qu’il s’était produit dans l’état du malade un brusque changement. Donc, elle ne put ni venir elle-même demander de ses nouvelles, ni assister à sa mort. Mais tous ses amis intimes savaient quelle atteinte douloureuse cette mort portait à son cœur, quoi qu’elle fît pour ne pas trahir sa douleur. C’est pour cela que dans toutes les lettres inédites qui lui sont adressées à cette époque par ses amis : les Viardot, Leroux, Pététin, nous trouvons des paroles de condoléance sur la mort si prématurée du grand artiste. Tandis qu’on accusait George Sand d’être « accaparée » à Paris par ses succès dramatiques, ou de se divertir à Nohant par son théâtre et ses marionnettes, voici ce qu’elle écrit dans sa lettre du 2 janvier 1850 à Augustine qui venait de passer le commencement de l’hiver à Nohant et y avait participé aux représentations arrangées par Maurice et ses amis. Ces jeunes gens, attristés par son départ, avaient à présent « repris leur gaieté et leurs passe-temps habituels », dit Mme Sand, et elle ajoute :

… Bref, on s’amuse énormément. Mais tu sais, chère enfant, quelle est ma manière de m’amuser. J’y encourage les autres, je fais mon rôle d’amoureux, quand on ne peut se passer de moi, je suis contente de voir cette gaieté. Mais il me vient à chaque instant un gros soupir qui m’étouffe, car ce contraste du plaisir extérieur avec les chagrins que je porte au fond du cœur rouvre bien des blessures cachées. C’est égal, il faut garder sa peine pour soi et faire oublier aux autres qu’on a l’âme brisée. C’est surtout un devoir de mère de famille, et tu dois le comprendre, à présent que tu es mère. Quand ton George sera grand, tu lui cacheras tous tes soucis de situation pour lui en épargner le contre-coup… [173].

Ainsi en l’espace de ces deux années 1847-49, George Sand perdit trois de ses proches, bien chers à son cœur. Elle vit mourir Chopin et Hippolyte, cet ami d’enfance et de jeunesse. Quant à Solange, ce fut tout comme si elle était morte aussi ! Il n’y a pas à s’étonner que les lettres datées de cette époque, à l’exception de celles qui traitent de questions politiques ou matérielles, soient pleines d’un sombre désespoir, d’une désolation sans bornes. George Sand n’eût probablement pas résisté à tant de pertes et de désenchantements, si les événements de 1848 n’étaient arrivés.

Parlons à présent du sort de la correspondance de George Sand à Chopin, d’autant qu’il courut sur elle aussi des légendes ou des récits plus ou moins inexacts, et que nous pouvons citer quelques lettres inédites fort intéressantes.

En 1851, George Sand écrivit une pièce, Molière, dédiée à Alexandre Dumas père, jouée au théâtre de la Gaîté, le 10 mai de cette année. Dumas père répondit à la Dédicace de Mme Sand, datée du 10 mai et écrite quelques heures avant la représentation, par le billet que voici.


Madame,

D’abord, mille mercis pour votre bonne dédicace, permettez-moi de vous envoyer un fragment de lettre d’Alexandre qui à Mystowitz vient de trouver une occasion de me parler de vous. Tâchez de déchiffrer son écriture.

Peut-être tiendriez-vous à rentrer dans les lettres dont il parle, d’après ce qu’il dit ce ne serait probablement pas très difficile. Aimez-moi un peu, je vous aime beaucoup.

Tous les respects du cœur.

A. Dumas père.

23 mai 1851, Paris.

Dumas avait joint à ce billet une page arrachée à la lettre de son fils qu’il mentionnait :


Mystowitz, mai 1851.

Tandis que tu dînais avec Mme Sand, cher père, je m’occupais d’elle. Qu’on nie encore les affinités ! Figure-toi que j’ai ici entre les mains toute sa correspondance de dix années avec Chopin. Je te laisse à penser si j’en ai copié de ces lettres, bien autrement charmantes que les lettres proverbiales de Mme de Sévigné ! Je t’en rapporte un cahier tout plein, car malheureusement ces lettres ne m’étaient que prêtées. Comment se fait-il qu’au fond de la Silésie, à Mystowitz, j’aie trouvé une pareille correspondance éclose en plein Berry ? C’est bien simple. Chopin était Polonais, comme tu sais ou ne sais pas. Sa sœur a trouvé dans ses papiers quand il est mort toutes ses lettres conservées, étiquetées, enveloppées avec le respect de l’amour le plus pieux. Elle les a emportées, et au moment d’entrer en Pologne, où la police eût impitoyablement lu tout ce qu’elle apportait, elle les a confiées à un de ses amis habitant Mystovitz. La profanation a eu lieu tout de même puisque j’ai été initié, mais au moins elle a eu lieu au nom de l’admiration et non au nom de la police. Rien n’est plus triste et plus touchant, je t’assure, que toutes ces lettres dont l’encre a jauni et qui ont toutes été touchées et reçues avec joie par un être mort à l’heure qu’il est. Cette mort, au bout de tous les détails les plus intimes, les plus gais, les plus vivants de la vie, est une impression impossible à rendre-Un moment, j’ai souhaité que le dépositaire, qui est mon ami, mourût subitement, afin d’hériter de son dépôt et d’en pouvoir faire hommage à Mme Sand qui serait peut-être bien heureuse de revivre un peu de ce passé mort. Le misérable, mon ami, se porte comme un charme, et croyant partir le 15, je lui ai rendu tous ces papiers qu’il n’a pas même la curiosité de lire. Il est bon, pour comprendre cette indifférence, que tu saches qu’il est second associé d’une maison d’exportation.

Alexandre Dumas fils.


Déjà ces deux lettres montrent combien tous les détails de cette trouvaille des lettres sont peu exactement relatés dans le livre de Fr. Niecks, qui en parle sur la foi du correspondant parisien du World, aussi bien que dans l’étude de M. Rocheblave où nous lisons ceci :

Ces lettres, que la sœur de Chopin rapportait en Pologne à la mort de son frère, furent arrêtées à la frontière pour être examinées. Dumas, arrêté lui-même au même point, faute de passeport, trouva chez le chef du poste de police de la station le précieux dépôt. Sa curiosité fut éveillée ; le chef lui permit de la satisfaire. Il dévora la correspondance en une nuit ; le lendemain, il essaya de persuader au dépositaire de lui confier cette correspondance pour la rendre à son vrai propriétaire, savoir l’auteur. Le chef n’entendit pas de cette oreille et, mis en défiance, pria Dumas de lui rendre le paquet. Celui-ci demanda encore vingt-quatre heures qui lui furent accordées. Il en profita pour échapper audacieusement avec les lettres et courut d’une traite jusqu’à Paris, d’où il écrivit à George Sand.

Les mots et les lignes soulignés par nous sont, comme on le voit, en parfaite contradiction avec les données réelles que renferment les deux premières lettres des Dumas. Elles ne s’accordent pas plus avec les indications des lettres ultérieures.


À George Sand.
30 mai 1851.
Chère et illustre,

Votre lettre m’a profondément attristé. Pourquoi donc voulez-vous que votre cœur ait vieilli et quelle est cette affectation de vouloir que je le voie plein de rides ? Non pas, votre cœur est le cœur d’Indiana, de Valentine, Claudie, et non celui de Lélia. Votre cœur est jeune, votre cœur est bon, votre cœur est grand, et la preuve, vous le voyez bien, c’est qu’il saigne à la moindre blessure.

J’ai presque un regret de vous avoir écrit. Mais que voulez-vous, il faut me prendre pour ce que je suis, c’est-à-dire pour un homme tout de première impression.

J’ai reçu cette lettre d’Alexandre, j’en ai déchiré la première page, je vous l’ai envoyée, comme j’aurais fait à un homme, à un camarade, à un ami.

Maintenant tout est parti pour Mystowitz, où Alexandre restera encore quinze jours, et j’ai tout espoir qu’il vous rapportera ces précieux morceaux de votre cœur.

Je quitte Paul, avec lequel j’ai parlé des heures de vous.

Si Alexandre renvoie ou rapporte les lettres, je pars à l’instant pour Nohant.

Je vous embrasse et je reviens.

Soyez forte et courageuse comme le génie qui est en vous.

Tous les respects du cœur.

A. Dumas père.


À George Sand.
Mystowitz, 3 juin 1851.
Madame,

Je suis encore en Silésie, et bien heureux d’y être, puisque je vais pouvoir vous être bon à quelque chose.

Dans quelques jours, je serai en France et vous rapporterai moi-même, que Mme Jedrzeiewicz m’y autorise ou non, les lettres que vous désirez ravoir. Il y a des choses tellement justes, qu’elles n’ont besoin de l’autorisation de personne pour se faire. Il est bien entendu que la copie de cette correspondance vous sera remise en même temps, et de toutes les indiscrétions, il ne restera rien que le résultat heureux qu’en somme elles auront eu.

Mais croyez-le bien, madame, il n’y a pas eu profanation. Le cœur qui s’est trouvé de si loin et si indiscrètement le confident du vôtre tous était acquis depuis longtemps et son admiration avait déjà la taille et l’âge des plus grands et des plus vieux dévouements.

Veuillez le croire et pardonnez.

Recevez, madame l’assurance de ma parfaite considération.

A. Dumas père.

Il se passa néanmoins plusieurs mois encore avant que les lettres revinssent chez Mme Sand. On le voit par les lettres suivantes des deux Dumas, une lettre de George Sand, imprimée dans sa Correspondance, et enfin par celle que M. Rocheblave a publiée dans la Revue des Deux Mondes.


À George Sand.
Paris, 5 août 1851.
Bien chère et très illustre amie,

Je ne vous ai pas répondu : « Cent fois merci » à votre beau portrait[174], je ne vous ai pas répondu à votre gracieuse lettre d’avant-hier, parce que j’espérais toujours aller vous crier moi-même : « Me voilà ! » Et puis, que voulez-vous, pièces sur pièces, romans sur romans, Pélion sur Ossa, tout Encelade que j’ai la prétention d’être, il m’a été impossible de secouer tout ce chaos.

Si d’ici au 15, et je l’espère bien, je vois à mon travail une brèche par laquelle je puisse passer, je saute en chemin de fer et je vous arrive, mais il faudra me faire de bien grands bras, car il y a vingt ans que j’ai envie de vous embrasser, et à la première fois que je vous verrai, je vous préviens que je suis résolu à ne plus attendre.

Alexandre allait partir en effet quand il a été arrêté par Solange ; j’aime tant ce nom que je vous le lance bravement tout court. Ou il ira vous voir, ou il vous enverra son paquet.

De nous deux, au reste, je ne sais qui vous admire le plus, mais qui vous aime le plus, je suis bien sûr que c’est moi.

Tous les respects du cœur.

A. Dumas père.


La lettre à Dumas fils, imprimée dans le volume III de la Correspondance de George Sand à la date du « 14 août 1850 », fut réellement écrite le 14 août 1851, elle contient mainte allusion à la précédente.


Nohant, 14 août 1851.

Je ne vous ai pas remercié en personne, monsieur, et vous me chagrinerez beaucoup, si vous m’ôtez le plaisir de le faire de vive voix à Nohant, c’est-à-dire à la campagne, où l’on se parle mieux en un jour qu’à Paris en un an.

Je ne suis plus sûre d’y aller avant la fin du mois. J’ai été malade, retardée, par conséquent, dans un petit travail que je tiens à achever[175].

Si vous pouviez venir d’ici au 25, j’en serai bien contente et reconnaissante. Si vous ne le pouvez pas, ayez l’obligeance de faire porter le paquet bien cacheté chez M. Falempin (pardon pour le nom, ce n’est pas moi qui l’ai donné au baptême à ce brave homme), rue Louis-le-Grand, 33.

Je ne veux pas encore perdre l’espérance de vous voir ici avec votre père. Il me disait ces jours-ci qu’il y ferait son possible, à condition d’être embrassé de bon cœur. Dites-lui que je ne suis plus d’âge à le priver et à me priver moi-même d’une si sincère marque d’amitié, et que je compte bien le recevoir à bras ouverts. Si tous deux vous me privez de ce plaisir, au revoir donc à Paris le mois prochain, si vous n’êtes pas reparti pour quelque Silésie ou autres environs. Avant de vous serrer ici la main en remerciement de votre bonté pour moi, je veux vous la serrer d’une manière toute désintéressée pour le joli livre que je suis en train de lire[176]. C’est charmant de retrouver Charlotte, et Manon, et Virginie, et tous ces êtres qu’on aime tant et qu’on a tant pleures. L’idée est neuve, singulière et paraît cependant toute naturelle à mesure qu’on lit. Il est impossible de s’en tirer plus adroitement et plus simplement. Si vous me gardez Paul et Virginie purs et fidèles comme je l’espère, je vous remercierai doublement du plaisir de cette lecture. Vous avez réussi à faire parler Gœthe sans qu’on s’en offusque. Au fait, il n’était pas meilleur que cela, et vous ne lui donnez pas moins de grandeur et d’esprit qu’il n’en devait avoir. J’entends crier un peu contre la hardiesse de votre sujet, mais jusqu’à présent, je n’y trouve rien qui profane, rabaisse ou vulgarise ces types aimés ou admirés. J’attends la fin avec impatience. Adieu encore, et de toute façon, à bientôt, et à vous de cœur.

George Sand.


À George Sand.
20 août 1851.
Madame,

Voici tout.

J’ai retardé à vous faire cet envoi, espérant encore aller à Nohant. Impossible. J’ai des répétitions à faire. J’en suis aussi triste qu’étonné. Merci de la lettre bienveillante que vous m’avez écrite. Ai-je besoin de vous dire, madame, combien je suis heureux et fier que mon livre ait eu quelque intérêt pour vous. Vous voyez que je vous ai laissé Paul et Virginie intacts. Malheureusement, les étranges pruderies du journal ont coupé bien des nuances nécessaires et dont cependant aucune pudeur ne devait s’offusquer. Me permettrez-vous de vous offrir le livre tel qu’il a été fait, quand il paraîtra dans Yin-octavo prétentieux ?

Mon pauvre père qui continue à être condamné aux travaux forcés demande son pardon de n’avoir pas été à Nohant. Je le lui ai promis, vous voyant déjà si bonne pour moi. Dès votre retour, nous nous mènerons à vous lui et moi, bien dévoués d’esprit et de cœur. Recevez, madame, l’assurance de nos sentiments réunis.

A. Dumas fils.


27 septembre 1851.
Madame,

Il y a cinq semaines passées que M. Falempin a ce que j’avais à vous remettre. Vous ne deviez rien comprendre à mon silence, de même que moi je m’alarmais du vôtre. Je craignais d’avoir involontairement mal rempli ma mission. La lettre que vous avez écrite à Mme Clésinger m’apprend que Falempin seul est coupable. Comment, après cette première faute de s’appeler Falempin devant tout le monde, peut-on en commettre une autre plus grande encore ?

Au petit paquet que j’avais mis dans une boîte, laquelle est enveloppée de papier, puis de toile cirée cousue, une boîte que Pandore n’ouvrirait pas, j’avais joint une lettre où je vous remerciais de votre bienveillance pour moi et de la peine que vous aviez prise de lire mon livre. Je vous remercie de nouveau, madame, car vous devez comprendre combien votre sympathie m’a été et me reste chère et précieuse.

Recevez, madame, l’assurance de mes sentiments bien dévoués.

A. Dumas fils.

C’est à cette lettre que répond la lettre de George Sand datée du 7 octobre 1851, publiée par M. Rocheblave et que nous avons citée en partie dans notre chapitre v. Mme Sand y dit que la plupart de ses lettres à Chopin sont remplies de ses plaintes sur Solange et les aspérités du caractère de cette enfant : ayant oublié tout cela, elle prie Dumas d’oublier de même tout ce qu’il a appris par ces plaintes de mère, adressées à Chopin — « son autre elle-même ».

Après avoir reçu et relu toutes ces lettres, George Sand les brûla, elle brûla de même toutes les lettres de Chopin à l’exception de celles que nous avons données dans ce volume. C’est ainsi que cet épisode de lettres retrouvées en Silésie, qu’on dirait imaginé par un romancier, devint la base sur laquelle s’éleva l’édifice fort réel et très solide de la longue amitié de George Sand et de Dumas fils. Mais tous les biographes de George Sand et de Chopin furent ainsi privés d’une partie considérable de documents authentiques et précieux pour l’histoire des relations de la grande romancière et du musicien de génie !

    le prenant pour un « portrait d’après nature » ; que Liszt le recopia à ce titre dans sa Biographie de Chopin, et que tout récemment encore ces lignes réapparurent, toujours en qualité de « portrait de Chopin », dans la nouvelle biographie écrite par M. Ferdinand Hœsick, où elles sont attribuées à la plume d’une « dame du grand monde ». Mais il suffit de confronter les pages 248-250 du premier volume de M. Hœsick pour voir que cette « dame », qui croit avoir décrit Chopin, ne fit que copier dans le roman de George Sand le portrait de… Karol.

  1. Histoire de ma vie, t. IV, p. 470.
  2. Cette lettre sans date fut bien certainement écrite au printemps de 1845, c’est-à-dire à la fin de cet « hiver rigoureux » qui suivit le séjour de Mme Jedrzeiewicz à Paris et à Nohant. Cette lettre est imprimée sous le numéro 9, dans le livre de M. Karlowicz, mais devrait être placée avant les numéros 3, 4, 5, 7 et 8.
  3. Cette lettre est imprimée par Niecks dans l’Appendice, au tome II de son livre. Elle manque dans la Correspondance de George Sand.
  4. Inédite.
  5. Pamiatki po Chopinie, p. 223. Cette lettre, imprimée sous le numéro 10.
  6. Voir, par exemple, sa lettre du 1er  octobre 1845, dans laquelle il dit : « Le violoniste Artôt est mort. Ce garçon si fort et si robuste, si large d’épaules et tout en os, est mort de la phtisie à Ville-d’Avray, il y a quelques semaines… Personne n’aurait deviné en nous voyant tous les deux que ce serait lui qui mourrait le premier et de la phtisie encore !… »
  7. Cette lettre fut écrite à quatre reprises, les 12, 21, 24 et 26 décembre. (Karlowicz, p. 27-34.)
  8. Emmanuel Arago.
  9. Le domestique français de Chopin qui succéda en 1845 au Polonais Jean.
  10. Jeune Berrichonne, compagne de Solange et domestique dans la maison de Mme Sand, qui l’a vue naître et l’éleva avec sa fille.
  11. Cuisinière.
  12. Le capitaine d’Arpentigny, adepte de Lavater et de Spurzheim et auteur d’un ouvrage sur la devination du caractère d’après les lignes de la main. Cet ouvrage, qui parut en 1843 sous le titre de Chirognornonie, est mentionné par George Sand dans une note de son roman d’Isidora. Le capitaine était alors l’un des habitués du salon de Mme Sand.
  13. Inédite.
  14. Inédite.
  15. C’est nous qui soulignons. (Inédite.)
  16. Chopin lui dédia ses trois Mazurkas (op. 63).
  17. Le comte de Lancosme-Brèves, un propriétaire brennois, homme très éclairé et se distinguant par ses opinions généreuses sur les devoirs de la noblesse rurale. C’est lui qui fonda le Cercle hippique de Mézières, afin de développer dans la Brenne infertile et pauvre l’élevage de la race chevaline et de relever par là les ressources de la population. George Sand suivait avec beaucoup de sympathie son activité, aussi bien que les essais du comte d’Aure dans la même direction.
  18. Cette lettre ne fait pas partie de la Correspondance et fut imprimée sans date ni indication de destinataire dans la Vie parisienne de 1 er juillet 1876.
  19. Allusions très transparentes à Solange.
  20. Le comte Savary de Lancosme-Brèves que nous venons de mentionner.
  21. C’est-à-dire sur les conditions sociales et économiques de ce pays marécageux et malsain, qui faillirent amener le dépérissement de la population, et que le comte de Brèves et quelques autres hommes de bien tâchaient de combattre. Tout ce qu’elle apprit là-dessus, Mme Sand le raconta dans son article sur le Cercle hippique, mentionné plus haut.
  22. Le livre du comte de Brèves est en réalité intitulé : la Vérité à cheval. Il parut en 1843 avec des dessins de Giraud et F. Ledieux gravés par Gagnou. L’auteur l’offrit à George Sand avec un aimable envoi.
  23. Cette lettre fut imprimée, comme nous l’avons dit, dans un article de la Vie parisienne du 1er  juillet 1876, consacré à George Sand, et dont l’auteur se cache sous les initiales de L. Y., c’est-à-dire : L(aprade) V(ictor).
  24. C’est ainsi, par exemple, que dans l’une de ses lettres de 1844 à Louise Jedrzeiewicz Chopin lui fait part qu’immédiatement après son départ de Nohant son appartement fut occupé par la « cousine » et par sa mère, ce qui lui déplut fort évidemment. (V. le livre de Karlowicz, p. 9.)
  25. Nous empruntons tous les détails concernant Augustine et son histoire à la lettre médite de Mme Sand, adressée par elle en juillet 1848 à M. Chaix d’Estange, et nous les atténuons autant que possible.
  26. Inédite.
  27. Mme Sand raconte tout cela fort explicitement dans la lettre inédite à M. Chaix d’Estange déjà mentionnée et dans une lettre à Mme Brault elle-même, — lettre que le mari de cette dernière ne se fit pas scrupule d’imprimer, dans un but de chantage. La lettre est authentique et confirmée de tous points par plusieurs autres lettres inédites de Mme Sand, quoique publiée dans un libelle immonde. (V. plus loin.)
  28. Cf. les lettres de Mme Sand de l’été et de l’automne de 1847 à Charles Poncy, Mmes Viardot et Marliani, Grzymala, Emmanuel Arago, et d’autres et les extraits de leurs réponses que nous donnons plus loin.
  29. Dans la lettre à sa sœur du 20 juillet 1845, en lui racontant les petits faits de la vie à Nohant, Chopin dit entre autres : « … Il y a en ce moment un grand orage au dehors et un second dans la cuisine. On peut voir ce qui se passe au dehors, mais dans la cuisine, je ne le saurais pas, si Suzanne n’était venue se plaindre de Jean, qui l’a maltraitée en français parce qu’elle lui a enlevé son couteau de table. Les Jedrzeiewicz connaissent le français de Jean, ils peuvent donc s’imaginer comme il a gentiment injurié la femme de chambre. « … Pourtant ils se disputent souvent, et comme la servante de Mme Sand est très adroite et nécessaire, il est probable que pour avoir la paix, je serai obligé de renvoyer le mien, ce que je déteste, car on ne gagne rien à ces changements de figures. Par malheur, il ne plaît pas non plus aux enfants, parce qu’il est propre et fait régulièrement sa besogne… » Dans sa lettre de l’automne de cette année, Chopin dit qu’effectivement il se sépare de son Jean parce qu’il ennuie certaines personnes et que les enfants se moquent de lui, mais il le fait à grand regret, parce que Jean lui est très attaché, et quoiqu’il ait maintes fois déclaré qu’il s’en allait, à cause de Suzanne, il espérait toujours être pardonné, et restait.
  30. V. la lettre de Chopin à sa sœur du 11 octobre 1846, dont nous donnons un grand extrait plus loin, et une lettre ultérieure, d’avril 1847.
  31. Lettres inédites de Louis Blanc de 1847-48 et lettre inédite de Mme Sand à Mlle Augustine Brault de mars 1848.
  32. Louis Blanc fait allusion à ce projet de Mme Sand dans une lettre datée d’Enghien (sans millésime) et qui dut être remise à George Sand par M. Lesseps, se rendant alors à Nohant.
  33. À en juger par les lettres de George Sand à son fils, dont nous avons cité quelques passages, et par les lettres de Chopin à sa sœur, il nous semble au contraire qu’une antipathie réciproque avait depuis longtemps existé entre eux, du moins dès 1841 on peut en voir tous les indices (il n’y a qu’à se rappeler l’incident de Rozières) sans parler déjà de ce qui ressort en toute évidence des lettres de 1844 et 1845.
  34. Il est à remarquer que les amis de Chopin doutaient si peu de ce que le portrait de Karol était celui de Chopin qu’ils copiaient souvent dans l’œuvre de Mme Sand ce portrait de l’ange et se le passaient les uns aux autres,
  35. P. 408, chap. iv.
  36. Il en était de même dans ses rapports avec ses contemporains musiciens. Schumann, qui avait pour lui une admiration enthousiaste depuis le premier jour qu’il connut ses œuvres, Meyerheer, et Mendelssohn, tous firent preuve de bien plus de chaleur, de franchise et d’amitié à son égard que lui envers eux. Nous ne parlons pas de gens de moindre valeur, surtout des compositeurs polonais. Il les traitait simplement avec froideur, à l’exception du seul Fontana. (V. par exemple dans le livre de Karlowicz ses jugements sur les musiciens, ses compatriotes qui le visitaient.)
  37. Le chapitre xxvii du deuxième volume de Niecks, où celui-ci a rassemblé les opinions et les témoignages des amis sur le caractère, les habitudes et la manière d’être de Chopin envers ses amis et ses connaissances, mérite la plus grande attention. (V. Niecks, Frédéric Chopin, t. II, p. 164.)
  38. Tous ces passages jusqu’à cette ligne inclusivement sont transcrits par la « dame du grand monde », l’un après l’autre, sans indication d’être séparés par des lignes omises, et ils passent dans le livre de M. Hœsick pour une esquisse d’après nature du caractère et du naturel de Chopin. La grande dame a de plus intercalé après les mots suivis d’un * quelques lignes empruntées à un autre chapitre de L. F. que nous donnons à la p. 526.
  39. On sait qu’Alfred de Musset était aussi horripilé d’entendre Mme Sand parler de sa mère, comme elle le faisait, en toute sincérité.
  40. L’auteur de la Lucrezia aurait pu, en toute confiance, ajouter à ces mots les lignes des Impressions et Souvenirs écrites en 1841 (et citées par nous au chapitre ii) : « Rubens l’horripile, Michel-Ange lui fait peur… » Liszt, de son côté, dit dans sa Biographie de Chopin que ce dernier « estimait Beethoven, mais que son cœur lui restait fermé, parce que ses courroux lui semblaient trop rugissants. »
  41. Ces lignes nous rappellent le passage des Impressions et Souvenirs, où George Sand dit combien Chopin parlait peu, semblait toujours absent du monde de la réalité, et ne s’intéressait qu’aux questions générales de l’art.
  42. P. 446.
  43. P. 431-32.
  44. Les lignes entre crochets [ ] sont celles que la « grande dame » a intercalées dans le « portrait de Chopin » cité plus haut, p. 523.
  45. V. plus haut, p. 513.
  46. Cf. avec le passage de l’Histoire cité plus haut (p. 447) : « Il n’avait pas abjuré les aspérités de son caractère envers ceux qui m’entouraient, avec eux l’inégalité de son âme tour à tour généreuse et fantasque se donnait carrière, passait toujours de l’engouement à l’aversion et réciproquement. »
  47. « À la suite des dernières rechutes de sa maladie, son esprit s’était assombri extrêmement… » (Histoire de ma vie, p. 472.)
  48. « J’essayai de le distraire, de le promener. » (Ibid., p. 471.)
  49. « … Il était avec moi le dévouement, la prévenance, la grâce, l’obligeance et la déférence en personne… » (Histoire de ma vie, p. 469.)
  50. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. I er, p. 107, avec l’Histoire de ma vie, t. III, p. 252-282-286, et la Lucrezia Floriani, chap. ix et xxviii.
  51. On se rappelle : George Sand écrivait à Mlle de Rozières : « Avant-hier, il a passé la journée entière sans dire une syllabe à qui que ce soit. »
  52. Nous la citons plus loin.
  53. On sait que Celio publia quelque quinze ans plus tard un ouvrage sur l’entomologie, dont il avait toujours été passionné et que sa mère écrivit une préface à ce livre sur les papillons.
  54. Nous nous permettons de rappeler au souvenir du lecteur que c’est dans ce petit bois qu’Aurore Dudevant et Jules Sandeau, son « premier amant se voyaient clandestinement, et c’est là qu’Aurore Dudevant avait concerté avec Sandeau « sa fuite » de la maison conjugale en 1831, donc juste « quinze ans » avant 1846. (Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, 1. 1, p. 315-316.)
  55. Ce détail est encore absolument exact.
  56. Nous avons retrouvé les traces de ce projet dans plusieurs autres lettres inédites : nous tenons en outre des détails fort intéressants sur cet épisode de la bouche de Mme Maurice Sand.
  57. C’est ainsi que dans sa lettre datée de Berlin, du 27 février 1847, elle dit à Mme Sand qu’elle espère la revoir à Paris « après la noce de la belle femme », et dans sa lettre datée de Francfort-sur-le-Mein, au 20 juin 1847, elle écrit à George Sand : « … L’histoire du mariage de la belle femme m’a été racontée en gros à Dresde par Mme Czosnowska, dame polonaise qui s’est trouvée à Nohant au début du roman. Son récit coïncide avec le vôtre. Elle m’a tout appris, excepté le nom du second prétendant… » (Ce fut le quatrième.) Nous reviendrons encore à cette lettre de la grande artiste.
  58. V. plus haut, p. 501 et 538.
  59. Pamiatki po Chopinie, p. 220, n° 7.
  60. Pamiatki, p. 221, n°8. Mme Sand parle aussi du séjour de la comtesse Czosnowska à Nohant dans plusieurs lettres médites d’août 1846 à Mlle de Rozières.
  61. Ibid., p. 215-216, n° 3.
  62. Dans sa lettre inédite à Poncy du 21 août Mme Sand écrit que « Chopin compose des chefs-d’œuvre, tout en niant qu’ils le sont… ».
  63. Joseph Novakowski, compositeur et pianiste polonais, passa à Paris l’hiver de 1846-47.
  64. Inédite.
  65. Inédite.
  66. C’est la seule lettre imprimée dans la Correspondance, entre mai 1846 et mai 1847.
  67. Les détails que Mme Sand donne dans cette lettre sur la manière dont Solange traite son adorateur, sur son caractère altier, capricieux, porté à l’esprit de contradiction, mi-fantasque, mi-pratique et sachant escompter tous les bénéfices de sa position, se retrouvent presque textuellement transcrits dans l’exposition du caractère de Mlle Erneste du Blossay, la petite cousine du héros du roman de Mlle Merquem, ainsi que dans le récit de ses premières fiançailles avec le jeune hobereau de la Thoronay (quoique ce roman ait été écrit par Mme Sand vingt-deux ans plus tard).
  68. Ces trois lettres sont inédites.
  69. Inédite.
  70. Inédite.
  71. On a indiqué après ces mots lors de l’impression du volume des Souvenirs e 1 Idées la date de « 1845 », c’est une erreur : Mme Sand passa l’hiver de 1845-46 à Paris ; ce n’est qu’en 1846 que commencèrent les représentations théâtrales à Nohant.
  72. Grzymala avait été effectivement très malade en l’hiver de 1846-47. Dans la lettre de Chopin à ses parents d’avril 1847, que nous donnons plus loin, nous lisons que « la garde-malade de Grzymala, quand il était indisposé, disait : la cerise de Monsieur » pour dire « crise ». Par les lettres de Chopin de janvier 1847, nous verrons qu’alors Grzymala était déjà en convalescence.
  73. Une amie de Mmes Sand et Viardot, la femme du journaliste américain. (V. plus loin, chap. ix.)
  74. Inédite.
  75. Comme on le voit par la lettre qui suit, ce samedi était le samedi 12 décembre 1846.
  76. Victor Borie (né en 1818, à Tulle, mort en 1880), républicain et homme de lettres, plus tard corédacteur de Mme Sand à la Cause du Peuple, rédacteur du Travailleur — journal qui fut publié à Châteauroux — et auteur du livre sur les Travailleurs et Propriétaires paru en 1849, pour lequel Mme Sand écrivit une préface ; il séjourna à Nohant pendant les deux hivers consécutifs de 1846-47 et 1847-48.
  77. Inédite.
  78. L’enveloppe porte, écrit de la main de Mme Sand, à l’encre bleue Chopin, et de la main de Chopin : Madame, Madame George Sand, à la Châtre, (Indre.) Château de Nohant Les estampilles sont : 15 décembre 1846 et 17 décembre 1846. Le 15 décembre 1846 tombait effectivement sur un mardi.
  79. L’autographe de cette lettre se trouve parmi les manuscrits de la Bibliothèque Impériale à Saint-Pétersbourg et y prit place dans les circonstances que voici : En 1859, Mme Nathalie Sobolstchikoff, la femme du directeur de la section d’art de ladite Bibliothèque, se rendant à Paris, feu M. Wladimir Stassow, alors attaché au service de cette section qu’il dirigea lui-même plus tard, lui donna la commission de faire, si cela se pouvait, la connaissance de Mme Sand et de lui demander un autographe de Chopin pour la Bibliothèque Impériale. Mme Sobolstchikoff s’y prêta gracieusement, mais, arrivée à Paris, elle n’y trouva point Mme Sand. Alors Mme Sobolstchikoff écrivit à George Sand et reçut d’elle la réponse que voici, accompagnant la lettre de Chopin et faisant aussi partie de la collection des autographes de la Bibliothèque. La lettre de Chopin avait déjà paru dans le livre de Frédéric Niecks, mais nous la recopions d’après l’original, ainsi que la lettre de Mme Sand, inédite.
    À Madame Nathalie Sobolstchikoff,
    rue de Provence, 32, Paris (biffé).
    à la Bibliothèque Impériale,
    Saint-Pétersbourg (Russie).
    L’estampille porte : La Châtre, 28 mars 1859.
    Le papier est aux initiales de Mme Sand : G. S. en blanc.
    « Je regrette beaucoup, Madame, de vous remercier d’aussi loin. Je vous envoie un petit billet de Chopin, je n’en ai aucun qui soit mieux signé, mais vous pouvez être bien sûre qu’il est authentique.
    « Agréez, madame, l’expression de mes sentiments bien distingués et de ma gratitude pour ceux que vous me témoignez.
    « George Sand. »
    Nohant, 27 mars 1859.
  80. C’était, sans aucun doute, mercredi 30 décembre 1846, parce que le 30 décembre tombait cette année justement un mercredi et le 1 er janvier 1847 un vendredi.
  81. La femme de l’ami de Mme Marliani, M. de Bonnechose, celui qui reçut son dernier soupir en 1850. (V. plus haut, chap. m.)
  82. La tragédie de Ponsard, Agnès de Méranie, écrite en 1846, fut représentée au théâtre de l’Odéon le 22 décembre 1846.
  83. Aussi une tragédie de Ponsard, écrite trois ans plus tôt, en 1843.
  84. L’hôtel Lambert, l’une des maisons historiques du vieux Paris, était la résidence magnifique de la famille princière d’Adam Czartoryski.
  85. Inédite.
  86. C’était mardi 12 janvier 1847.
  87. Inédite.
  88. On a mis au crayon en haut de cette lettre « 14 janvier 1847 ». Toutefois, cela ne peut être ainsi, parce qu’en 1847 le dimanche tombait le 17 janvier et le 14 février, mais à cette dernière date, Mme Sand n’était plus à Nohant, mais bien à Paris. C’est donc dimanche 17 janvier qu’il faut lire.
  89. Chopin intitule la pièce d’après son premier titre la Caverne du crime. Elle s’appela plus tard la Taverne du crime et même l’Auberge du crime, comme nous le verrons à l’instant.
  90. Naquit à Londres en 1793, mourut en 1873.
  91. Auguste-Jean-Baptiste Clésinger, né en 1814, mort en 1883, commença par être « fourrier » dans un régiment de cuirassiers, puis prit sa retraite, se fit sculpteur et acquit une grande célébrité dans cette carrière. Ses œuvres les plus connues sont : la Femme piquée du serpent, le monument de Chopin et les statues de Marceau et de George Sand.
  92. Cette lettre de Clésinger fut publiée par M. Rocheblave dans la Revue des Deux Mondes (mars 1905, George Sand et sa fille).
  93. Selon l’expression du même auteur.
  94. Cette indication de Chopin est parfaitement exacte : à commencer de 1841, on faisait annuellement exécuter à Nohant des constructions, des arrangements et des changements ; on construisait tantôt une serre, tantôt un manège, tantôt un atelier pour Maurice, on arrangeait un théâtre, une bibliothèque ou la chambre de Chopin, on changeait la destination des chambres, les tentures, les rideaux, les arbres fruitiers, les chevaux et… le personnel de la maison. Toutes les lettres inédites de Mme Sand d’automne et d’hiver sont remplies de détails sur ces arrangements et ces reconstructions. Il en fut de même en 1850, 1851, 1857, 1858, etc., etc., jusqu’à 1862.
  95. Inédite.
  96. 10 avril 1847
  97. Inédite.
  98. Inédite.
  99. Dans la lettre du 20 juin 1847, de Mme Viardot, déjà mentionnée nous lisons : « Je félicite Solange d’avoir choisi le beau diable que vous dépeignez si bien, plutôt que l’ange dont la bonne nullité vous aurait bientôt tous ennuyés et endormis moralement, Solange surtout, et alors, gaie au réveil ! Tout pour le mieux… » Le réveil arriva quand même, tout diable que fût Clésinger ! Mais n’anticipons pas.
  100. Ce passage fut déjà publié par M. Rocheblave dans son article cité dans la Revue des Deux Mondes (mars 1905, p. 181).
  101. En 1847, le 30 avril tombait un vendredi, donc ce jeudi-là était le 29 avril.
  102. Sur la parenté de George Sand avec les de Villeneuve, les de la Roche-Aymon, les Galitzine, etc., et sur son amitié avec son cousin, René de Villeneuve, voir notre tome Ier (chap. ii et iv). Nous y avons dit qu’après 1822 les rapports entre Aurore Dupin et les Villeneuve avaient complètement cessé, on ne se vit point jusqu’en 1845. Une réconciliation eut lieu l’automne de cette année, et George Sand séjourna même avec son fils, au château historique de Chenonceau, appartenant aux Villeneuve. (Cf. Correspondance, t. II, et Lettres de Chopin à sa famille dans les Pamiatki, etc.)
  103. Nous empruntons ces deux extraits de lettres inédites (à M. Bascans et à la princesse Galitzine) au livre de M. Georges d’Heylli : la Fille de George Sand, p. 53-54.
  104. C’était justement le Château des Désertes, terminé le 30 avril.
  105. Inédite.
  106. Inédite.
  107. La princesse Anna Czartoryska.
  108. Inédite.
  109. Inédite.
  110. Ce devait être samedi le 15 mai 1847. (Inédite.)
  111. Nous imprimons cette lettre intégralement d’après une copie communiquée par M. de Spœlberch. Des extraits en furent publiés par M. Rocheblave. Nous entourons de crochets les passages inédits et nous soulignons la date précise de cette lettre qui manquait à la copie de Mme Maurice Sand.
  112. C’est nous qui soulignons. Il est clair que Mme Sand fait allusion à sa décision de cacher à Chopin le vrai état des choses, les causes du mariage précipité de Solange avec Clésinger, en général désapprouvé par Chopin, ce qui devait infailliblement l’amener à se sentir pour ainsi dire mis en dehors de la famille et provoquer une rupture morale définitive.
  113. Cf. avec ce que l’auteur de Lucrezia Floriani dit de V exclusivisme du prince Karol. (V. plus haut, p. 522-523.)
  114. M. Poinsot s’abuse seulement en croyant que M. Dudevant mourut en 1873 ; il mourut en 1871.
  115. Extrait publié par M. Rocheblave dans la Revue des Deux Mondes.
  116. Nous avons déjà cité les lignes de cette lettre inédite dans le deuxième volume de notre ouvrage, au chapitre xi.
  117. À la fin de la lettre à Mazzini, datée du 22 mai 1847 et imprimée dans le tome II de la Correspondance (p. 364-366), on a omis les lignes suivantes (venant après les mots : f espère la durée de cet amour et de cet hyménée) : « J’ai eu la gaucherie de me casser un muscle à la jambe et de me le recasser pour avoir voulu marcher trop vite. Voilà pourquoi, ne pouvant faire un mouvement et vous écrivant au milieu de la nuit, je me sers de ce mauvais bout de papier qui finit et ne me laisse plus de place que pour vous dire que je vous respecte et vous aime. »
  118. Solange avait reçu par contrat de mariage ce même hôtel de Narbonne représentant une partie de la dot maternelle, qui avait été d’abord, pendant le procès avec M. Dudevant, cédé à ce dernier par Mme Sand, puis racheté, et dont le prix s’élevait à 100 000 francs. Il rapportait jusqu’à 8 500 francs de loyer, mais Solange devait payer l’intérêt des hypothèques, de sorte que la maison lui rapportait à peu près 5 500 francs de rente. Mais d’emblée, les époux Clésinger avaient négligé de payer lesdits intérêts et dix-huit mois plus tard l’hôtel, tombé entre les mains des créanciers, fut vendu aux enchères malgré toutes les démarches de George Sand, dont nous donnerons les preuves.
  119. Celle du poète Etienne Witwicki, ami d’adolescence et de jeunesse de Chopin, mort en 1847.
  120. Ce n’est pas en vain que Solange, dans sa lettre à Chopin, après lui avoir narré quelque histoire concernant sa mère ou après s’être plainte d’elle, s’empressait d’ajouter : « J’embrasse Mlle de Rozières ; dites-lui tout cela… Solange savait fort bien à quel télégraphe perfectionné elle avait affaire en la personne de son ex-maîtresse de musique.
  121. Corresp., t. II, p. 371.
  122. Allusion très transparente au lien existant entre la rupture avec sa fille et celle avec Chopin, et finalement entre elles et la malheureuse histoire du mariage manqué d’Augustine.
  123. Cf. avec la page 466 de l’Histoire de ma vie et les lignes précitées : de la Lucrezia Floriani.
  124. Cf. avec Mlle Merquem, p. 292.
  125. Cf. avec Mlle Merquem, p. 301, et avec ce que nous avons dit plus haut, p. 566.
  126. V. M. Karlowicz, Pamiatkipo Chopinie, p. 233-236. Lettres de Solange à Chopin.
  127. V. M. Karlowicz, p. 230-233, lettre de Solange à Chopin du 9 novembre 1847, et p. 50-52, lettre de Chopin à sa famille, commencée le jour de Noël de 1847 et terminée le 6 janvier 1848.
  128. Il est à croire que Mme Sand avait écrit aussi à Emmanuel Arago au sujet de cette espérance déçue, car voici ce qu’Emmanuel Arago lui répond :
    « Sa visite m’étonne un peu, mais cette visite ayant eu lieu, les choses devaient être ce qu’elles ont été. J’ai cependant beaucoup souffert en songeant aux angoisses qui torturaient ton cœur alors que ta fille était là près de toi, solennelle et glacée, attendant de toi des prières qu’elle aurait dû t’adresser à genoux. Tu as fait, mon amie, ce que te commandait et ta position et l’intérêt même de Solange. Un instant de faiblesse t’aurait asservie de nouveau et préparé de nouvelles catastrophes. Ce que fa dit Solange sur Chopin et sur moi n’est pas mai. Je n’ai point, dans la rue, tourné le dos à Chopin ; fêtais à pied, rue Richelieu, je l’ai vu passer en voiture, et il m’a vu aussi, je l’ai salué et il m’a salué, je ne pouvais pas, pour le joindre, courir après son fiacre, il pouvait l’arrêter et il ne l’a point fait ; voilà la scène… »
    Le dernier passage, à commencer par la phrase soulignée par nous, laisse voir en toute évidence que fâcher les gens entre eux, les brouiller, médire des uns aux autres, inventer des fables rien que pour désobliger quelqu’un, était la spécialité de Solange, et qu’à peine une grande querelle, une grande calomnie vidée, elle ne dédaignait point de l’orner encore de quelque petite médisance secondaire. C’est ainsi qu’elle calomnia Arago auprès de sa mère.
  129. C’était là le « jeune homme » sur le compte duquel Solange avait raconté l’histoire incroyable dont Chopin avait été malheureusement dupe. George Sand fait allusion à ce racontar dans sa lettre précitée du 2 novembre 1847. (V. aussi les lettres de Chopin à sa famille du 10 février et du 19 août 1848.)
  130. Ils préparaient une édition populaire de Rabelais a expurgée de toutes ses obscénités, de toutes ses saletés » et rendue en orthographe moderne, — travail qui était facilité par la presque totale identité du magnifique vieux français rabelaisien et du patois berrichon que Maurice Sand connaissait parfaitement. Ce travail ne fut pas terminé en raison des événements de 1848.
  131. C’est nous qui soulignons.
  132. Notons que de toutes les lettres de Mme Sand à son fils des 5, 7, 12, 16, 18, 19, 23 et 24 février, il n’y a d’imprimées que trois qu’on prétend être datées des 18, 23 et 24 février. Mais la lettre du 18 est tout arbitrairement composée de fragments des lettres des 5, 7 et 18 février, disposés de la manière la plus fantaisiste du monde et tronqués. Elle commence par un passage de la lettre du 5, puis vient un fragment de la lettre du 18, puis de nouveau un passage de la lettre du 5, puis de nouveau un fragment de la lettre du 18, puis un fragment de la lettre du 7, avec deux passages tronqués et des expressions changées.
    Les lettres du 23 et du 24 février sont également imprimées avec omissions de pages entières et avec le transfert de passages d’une lettre dans l’autre.
  133. Inédite.
  134. Sobriquet d’Eugène Lambert.
  135. Avec la Société des Gens de Lettres. (V. plus loin, chap. viii.)
  136. Inédite.
  137. Inédite.
  138. Inédite.
  139. V. la lettre de Clésinger à Mme Bascans, datée de Guillery du 29 février 1848, où il dit : « Bien chère madame, je m’empresse de vous donner des nouvelles de ma tant aimée Solange ; à mon arrivée, elle allait vous écrire, lorsque hier, dans la nuit, les premières douleurs de l’enfantement l’ont surprise. Enfin, à cinq heures moins un quart de l’après-midi, j’étais père d’une ravissante petite fille, toute l’image de sa mère… » Et à cette lettre Solange ajoute quelques mots au crayon, ce qu’elle fit certainement le lendemain et non le jour même de la naissance de son enfant. Solange dit que sa fillette est venue « avant le terme, six semaines trop tôt ». C’est une indication qui n’est pas dénuée de valeur, sinon judiciaire, du moins morale et… biographique.
    Il est aussi très curieux de confronter les lignes ultérieures de cette lettre de Clésinger disant combien il était heureux que « sa fille était née républicaine » avec celles d’une lettre du comte d’Orsay à Mme Sand, écrites après le coup d’État de 1851 : « Clésinger va bien, il transforme ses productions
  140. Mme Marliani avait aussi quitté le square d’Orléans et habitait depuis quelques années rue Ville-l’Évêque, n° 18.
  141. Fait confirmé par les lettres inédites de Mme Sand à Mlle Augustine, démocratiques en saintetés, avec la même dextérité que le ferait Herr Dohler. Geoffroy est devenu sainte Geneviève, Il vient de recevoir une commande de 4000 francs de la ville pour un bas-relief ; cela le remonte moralement ; il en a besoin, car il ne sait sur quel pied danser et ceci influe sur sa tête…, etc. à M. et Mme Duvernet et à Maurice du 27 février au 12 avril inclusivement.
  142. Mme Sand avait l’intention de revenir le 7 mars à Nohant et d’y rester quelque temps. (V. plus loin, chap. viii.)
  143. V. plus haut, p. 514.
  144. Voir le Kuryer Warszawski du 9 août 1882, n°177.
  145. V. la lettre de Solange à Mme Bascans du 7 mars 1848. « Ce soir, on enterre ma pauvre petite fille. » (Georeres d’Heylli, la Fille de George Sand, p. 63.)
  146. Inédite.
  147. Inédite.
  148. Inédite. — À placer à la page 44 du tome III de la Correspondance, entre les phrases : « Elle se porte bien » et : « Rien de nouveau pour mes affaires. »
  149. Inédite.
  150. Inédite. — George Sand dit à ce même propos dans son Histoire de ma vie : « Mais la révolution de février arriva et Paris devint momentanément odieux à cet esprit incapable de se plier à un ébranlement quelconque dans les formes sociales. Libre de retourner en Pologne ou certain d’y être toléré, il avait préféré languir dix ans loin de sa famille qu’il adorait, à la douleur de voir son pays transformé et dénaturé. Il avait fui la tyrannie, comme maintenant il fuyait la liberté… »
    Nous ne partageons aucunement l’étonnement que semblent révéler ces lignes de George Sand.
  151. Inédite.
  152. C’est nous qui soulignons.
  153. Inédite.
  154. Inédite.
  155. Lettres inédites de George Sand aux Duvernet des 15 août, 7 septembre, 9, 14 et 26 octobre, 12 novembre, 11, 25, 27 et 29 décembre 1848.
  156. L’orthographe de ce nom nous paraît douteuse.
  157. Ce fut la même chose plus tard, Solange ^ prétendait toujours être abandonnée, alors que sa mère lui versait des sommes considérables. C’est ainsi, par exemple, que dans une lettre inédite de George Sand à Dumas fils, datée du 4 janvier 1862, gracieusement communiquée par M. Rocheblave, nous lisons que Solange, alors malade, « crie misère en ayant 40 000 francs à placer, déposés chez les notaires de la Châtre » et tandis que George Sand « se charge des frais de sa maladie et lui sert régulièrement sa pension, Solange prétend ne rien recevoir ni de sa mère ni de son père » ; et en outre « elle a une autre rente d’un prince étranger… ».
  158. V. Georges d’Heylli, la Fille de George Sand, p. 77, 78, 87, 88 et 110-114
  159. On trouve, à ce sujet, des lettres de Mme Sand extrêmement importantes, ainsi que des détails très curieux dans le troisième volume des Mémoires de Mme Juliette Adam, Mes Sentiments et nos idées avant 1870, p. 193-198 (Paris, 1905, Hachette).
  160. M. S. Rocheblave, George Sand et sa fille. (Revue des Deux Mondes, mars 1905, p. 190.)
  161. Nous omettons la dernière page de cette lettre consacrée en partie à des constructions exécutées alors au château, et nous peignant la solitude de Mme Sand à Nohant.
  162. Nous raconterons plus loin comment George Sand, malgré tout son immense chagrin, sut, grâce à la flexibilité de sa nature, se rendre maîtresse de son désespoir, le combattit consciemment, voyagea, revint à son travail, donna même une forme littéraire — nous devons l’avouer carrément : très déplaisante et sonnant faux — à ses idées sur la mort et l’immortalité. (V. Souvenirs et Idées, p. 137. Après la mort de Jeanne Clésinger.) Ce qui plus est, elle ne put jamais comprendre la valeur et la signification des tristes anniversaires pour Solange et ne lui permit pas de venir à Nohant au jour anniversaire de la mort de la petite Nini, ne voulant pas, disait-elle, de ces « crises à heure fixe ». Hélas ! George Sand n’était, malgré tout, que l’aïeule de Jeanne, elle n’avait jamais perdu son enfant à elle ! La désolation de Solange fut plus simple et plus profonde.
  163. Dans l’un des carnets de George Sand de 1854, parmi plusieurs autres dates et anniversaires de mort d’amis et de parents, inscrits à l’époque de la rédaction de l’Histoire de ma vie, Mme Sand écrivit : « Mort d’Hippolyte, 2 janvier 1849 », mais évidemment elle avait mis là, par une association d’idées facile à comprendre, le deuxième jour après le jour de l’an au lieu du second jour après Noël. Hippolyte Chatiron mourut le 26 décembre 1848, comme on peut le voir d’après les lettres de Mme Sand elle-même : l’une à Charles Duvernet, datée du 27 décembre, et l’autre à M. Henri Simonnet, gendre de M. Chatiron, du 28 décembre 1848.

    Dans la première elle écrit : »
    Pour toi seul.


    Nohant, 27 décembre 1848.

    « Cher ami, d’abord une triste nouvelle en ce qui me concerne. Mon pauvre Hippolyte est mort. Annonce ceci à Augustine avec quelque précaution, car, bien que les liens d’affection fussent comme brisés de fait entre lui et nous, la mort est quelque chose de si solennel et de si triste, que je craindrais, dans la position où est notre fillette, de lui causer un moment d’émotion pénible.

    « Ce pauvre ami de mon enfance était fini pour moi depuis longtemps, depuis le mariage de ma fille je ne l’avais pas vu. Il s’était retiré de nous sans savoir pourquoi et sans qu’il y ait eu de ma part avant, pendant, ni après, un mot de reproche pour des torts dont il ne pouvait plus sentir la gravité. Tu sais que chaque jour il augmentait ses torts sans en avoir conscience. Sa raison et sa vie s’en allaient en même temps. Il y a quinze jours, il a eu un accès d’aliénation véritable, furieuse, et nous avons eu à craindre pour lui une situation pire que la mort, il faut bien le dire. Les soins assidus de Papet n’ont pu le sauver. Une fièvre compliquée s’est déclarée ; tous les organes étaient tellement usés, qu’aucun remède n’a produit le moindre effet. Il a recouvré sa tête, un instant, pour dire bonjour à sa famille et à Maurice, mais il ne sentait pas son mal et il est mort dans une divagation tranquille. C’est un suicide ! il avait cinquante ans, une organisation physique magnifique, de l’intelligence et un bon cœur. Mais rien ne résiste à cette passion du vin, et en la combattant pendant quelques années, je n’ai fait que retarder l’inévitable résultat. Ce triste événement me fait rentrer dans un coupon de rentes sur l’État qui me mettra à même de payer une partie de mes dettes… »

    Mme Sand le communique à Duvernet comme à son premier et principal créancier. (V. ce qu’il en a été dit plus haut.)

    Le 28 décembre, elle écrit à M Simonnet :

    « Mon cher Simonnet,

    « J’ignore si l’usage de notre pays comporte les billets de faire part pour les décès. Mais dans le cas où vous croiriez devoir en envoyer, je dois vous prier de me faire figurer, ainsi que Maurice, après les autres parents plus rapprochés et de nous désigner comme faisant part de la mort d’un frère et d’un oncle. J’irai voir Mme Chatiron aussitôt que le temps et ma santé me le permettront. Veuillez, en attendant, lui exprimer mes douloureux sentiments d’intérêt et de condoléance ainsi qu’à Léontine que j’embrasse tendrement… »

  164. Inédite.
  165. Nous omettons le milieu de cette lettre et le dernier paragraphe après la signature, parce qu’ils se rapportent aux événements politiques de 1848, que nous traitons dans le chapitre viii.
  166. Cette indication nous permet de fixer l’époque à laquelle M. d’Aragon écrivit sa lettre : c’est le 25 juillet que Radetzki battit les Piémontais commandés par Charles Albert et les obligea à repasser le Mincio. Donc cette lettre fut écrite dans les derniers jours de juillet 1848.
  167. V. Karlowicz, Pamiatki po Chopinie, p. 67-69.
  168. Lettre à Grzymala, datée du 1er  octobre de Keire.
  169. Lettre à Grzymala du 17-18 octobre 1848, de Londres. V. Ferdinand Hœsick, Pamiatki po Chopinie w Muzeum Czartoryskich w Krakowie (Bibliotheka Warszawska, 1898, novembre). Mais M. Hœsick est dans l’erreur, lorsqu’il dit, à ce propos, ailleurs, dans sa Biographie de Chopin, que M. Niecks ne connaît pas cette lettre et que c’est pour cela qu’il ne peut pas bien juger des relations amicales entre Chopin et la princesse Marceline Czartoryska et de la bonté de cette dame et de son mari, le prince Alexandre, dont ils firent preuve envers Chopin. Niecks a bien imprimé cette lettre dans son livre sur Chopin, quoiqu’elle n’y soit pas traduite de l’autographe, mais citée d’après le texte publié par M. Karasowski. Niecks a également imprimé la lettre de Chopin de mars 1849 (en la datant, toujours d’après Karasowski, de janvier), et là, nous lisons les phrases sur la bonté de la princesse Marceline, bonté dont Hœsick bien à tort accuse Niecks d’avoir ignoré l’étendue.
  170. Phrase écrite en français par Chopin ; toute la lettre est en polonais.
  171. C’est nous qui soulignons.
  172. C’est la dernière des lettres de Mme Sand à Mme Jedrzeiewicz, publiées dans le livre de M. Karlowicz.
  173. Inédite.
  174. Gravé par A. Manceau d’après le portrait dessiné par Couture, qui se trouve maintenant au musée Carnavalet. La gravure de Manceau avait été exposée au Salon de 1851.
  175. Cette phrase est changée dans le vol. III de la Correspond. (V. p. 191.)
  176. Le Régent Mustel, par Al. Dumas fils.