Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 4 - §4

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§ IV. — Travail du chantier. Transports.

I. — OUTILS.

Une des choses qui étonnent le plus dans la construction de ces aqueducs romains, c’est le premier travail de l’ouvrier, le labeur patient et vigoureux qu’il a fallu pour entamer, avec des moyens que nous trouverions impraticables aujourd’hui, les rochers les plus durs, souvent sans même chercher à réduire la profondeur des tranchées, la largeur des galeries souterraines. Nous avons à présent les explosifs et les machines perforatrices, et malgré cela nous trouvons quelquefois les travaux de ce genre très pénibles. Or, les Romains ne creusaient leurs galeries qu’avec les seules ressources du pic, du marteau et du coin. Les parois de ces galeries sont tranchées avec une régularité si parfaite, les traces de l’outil sont si droites et si nettes, qu’on y croirait, reconnaître le coup de ciseau précis du tailleur de pierre bien plus que la rude entaille du carrier. On ne sait ce qu’il faut, le plus admirer, ou des larges surfaces ainsi découpées, ou des couloirs resserrés, taillés avec le même soin, et dont la largeur, ou plutôt l’étroitesse, réduite parfois à 50 centimètres environ, permettait à peine à un homme de s’y mouvoir. On cite l’exemple de galeries, où, pour pouvoir remuer le bras et pour assujettir le lumignon qui éclairait sa besogne, l’ouvrier creusait à la hauteur de son coude une sorte de corniche qui lui servait de point d’appui[1]. La plupart cependant, étant destinées, comme on l’a vu, à recevoir une maçonnerie intérieure, permettaient un travail plus commode, c’est-à-dire au moins la liberté du geste pour frapper avec le marteau sur la pointerolle.

C’est en effet cet outil (ξοῗς, cuspis) que les anciens employaient. Il consistait, d’après les spécimens retrouvés, en une tige de 2 à 3 centimètres de diamètre, longue de 0m,25 à 0m,30, dont l’une des extrémités était taillée en biseau, à deux ou quatre pans, l’autre arrondie et plus forte, sur laquelle s’abattait le marteau. C’était donc une sorte de burin plutôt que la pointerolle proprement dite, usitée de notre temps, tige plus courte et maintenue en son milieu par un manche ajusté comme celui d’un marteau. Il est vrai qu’on a retrouvé aussi un instrument pareil, à peu de chose près, à cette pointerolle moderne (fig. 118), dans une fouille opérée à La Maladrerie, non loin de Villefranche-d’Aveyron, sur l’emplacement d’une ancienne mine de plomb[2]. Mais le maniement de l’outil est le même dans les deux cas, à la seule différence du maintien de la tige par le manche ou par la main.

Fig. 118. — Pointerolle romaine.

Le marteau (τυπίς, malleus) ne différait pas de celui qu’emploient nos mineurs et carriers : tête plate pour frapper sur le burin, extrémité opposée pointue, à quatre faces ; le manche était mince et court, ne dépassant guère 0m,20 à 0m,30 ; l’outil pesait 2 kilog. 1/2 en moyenne. Mais il y avait des instruments contondants beaucoup plus lourds, qu’on appelait fractaria : c’étaient des masses de fer pesant, d’après Pline, 150 livres[3], soit près de 50 kilog., ce qui paraît un peu invraisemblable, à moins qu’on ne les manœuvrât comme des moutons en les hissant, suspendus à une corde, à une certaine hauteur et en les laissant retomber par leur propre poids sur le bloc à détacher, ou en les poussant par balancement contre la paroi.

Le pic (fossaria dolabra) était une lame plate, épaisse, aiguë d’un bout et repliée de l’autre en forme de douille, pour recevoir un manche assez fort. Mais il y en avait d’une autre forme, à deux branches presque d’égale longueur, l’une plate, l’autre aiguë, avec manche adapté au milieu. Tel est l’outil (fig. 119) trouvé à Fillols (Pyrénées-Orientales)[4].

Fig. 119. — Variété de pic romain.
Fig. 120. — Coin trouvé à Fillols (Pyr.- Or.).

Quant au coin (cuneus), usité constamment avec le marteau ou la masse pour les travaux au rocher, la même fouille de Fillols en a fait retrouver un spécimen, qui n’a d’ailleurs rien d’original, et ressemble à tous ceux que nous employons (fig. 120).

Outre les outils d’usage courant, pioche (rostrum) hache (dolabra), pelle (pala), on a retrouvé aussi certains instruments de terrassiers dont nous n’avons pas les équivalents, sortes de combinaisons entre la pioche, le pie et la hache, tel que celui que représente la fig. 121, trouvé à La Maladrerie par M. Zeppenfeld[5].

Fig. 121. — Outil creusant et tranchant.

Tous ces outils étaient en fer martelé et trempé, ce qui leur communiquait une dureté très comparable à celle de nos bons aciers usuels. La qualité du métal ne saurait être niée quand on voit les sillons marqués dans le rocher. Selon Pline, l’attaque à la pointe et au marteau aurait été aidée, par l’emploi du feu et du vinaigre[6]. Le feu pouvait bien être un moyen de désagrégation efficace, surtout si son action était suivie d’un courant d’eau froide : la roche, ainsi étonnée, pouvait éclater et se laisser détacher en blocs[7]. La difficulté n’était pas d’amener l’eau dans les galeries, mais d’éviter d’être asphyxié par la vapeur : Pline ne manque pas de le faire remarquer[8]. C’était donc surtout un procédé de plein air et il n’est pas impossible qu’il ait été utilisé pour l’ouverture des tranchées de nos aqueducs dans le gneiss dur où ils sont enclos. L’autre moyen, celui du vinaigre, est d’une authenticité plus douteuse. Son action, en tout cas, ne pourrait être efficace que pour les roches calcaires, et dans quelle mesure ? Pour aider le coin à pénétrer, et celui-ci ayant déterminé une fente, pour agrandir celle-ci par l’effervescence et permettre d’y engager plus facilement les leviers elles pinces ? Il est possible. Mais encore ne serait-ce qu’un bien petit moyen. Ne vaut-il pas mieux classer cela parmi les légendes nombreuses auxquelles Pline, plus encore que Tite-Live, a fait dans son livre un si complaisant accueil ?

Les outils de maçons n’ont guère varié depuis l’époque romaine. Sauf lʼascia[9], qui correspondait à la doloire, mais avec une forme toute spéciale, ils se retrouvent à peu près tous tels quels sur nos chantiers : la truelle (trulla), l’auget (fidelia), le niveau (libella), l’équerre (norma), la règle (regala), le cordeau (linea), le fil à plomb (perpendiculum), la ripe (marra) pour dresser les parements, le ciseau (scalprum) et le compas (circinus).

II — ORGANISATION DU CHANTIER.

Nous aurons à nous occuper dans un des chapitres suivants de l’organisation du travail et de la condition des ouvriers employés à la construction des aqueducs : hommes libres ou esclaves, indigènes ou colons, soldats ou citoyens. En attendant, quelques mots peuvent trouver place ici, concernant la disposition des chantiers.

Nous avons vu comment s’élevaient les piles, comment s’installaient les échafaudages, lorsque les parements en comportaient, comment se réglait la succession ou la concomitance des travaux de maçonnerie extérieure et intérieure[10]. Tout était réglé avec d’autant plus de précision que chez les Romains chaque détail de la construction était dévolu à une catégorie d’ouvriers distincte qui n’empiétait pas sur le travail des autres : la répartition était beaucoup plus divisée et plus définitive que chez nous, à cause de la spécialisation plus tranchée des corps de métiers. Les fabri structores, ou maçons, se subdivisaient en :

Caemeniarii, ruderarii, chargés des moellons et blocages ainsi que de la confection des mortiers et ciments.
Quadratarii, lapidarii, tailleurs de pierres d’appareil.
Silicarii, parictarii, poseurs des parements et des chaînes d’angle.
Tectores, poseurs des revêtements et des enduits.
Arcuarii, constructeurs de voûtes.

Mais ces ouvriers spéciaux étaient aidés par de simples operarii, esclaves ou indigènes, pour le gros travail du chantier, et ceux-là pouvaient facilement passer d’une équipe dans une autre. On voit représentés sur certains reliefs de la colonne Trajane des chantiers de construction romains en activité : les manœuvres montent le mortier dans des paniers cylindriques posés sur l’épaule gauche, ou des pierres et des moellons chargés sur la nuque ; deux barres passant sur les épaules ou une corde enroulée maintiennent ce fardeau. Mais ceci ne fait voir qu’un coin de chantier. Il faut se représenter tout l’ensemble : les matériaux entassés, les treuils en mouvement, les chèvres dressées et leurs haubans tendus, les fardeaux traînés et soulevés, toutes les catégories d’ouvriers occupées à la fois, grâce au soin pris d’échelonner les différentes phases du travail aux différents points, de façon à ne jamais laisser une équipe oisive. Tandis que le parement se dresse à une pile dont on tisse le réticule, on tasse le blocage à sa voisine ; plus loin, l’on travaille à en relier deux autres par l’arcature. Au milieu, le chef de chantier, ses tablettes à la main, calcule, dispose et presse la besogne.

On peut se figurer de même la marche de la construction en sous-sol. Deux ou trois carriers et autant de terrassiers sont en avant, à quelque cinquante mètres, occupés à ouvrir et à déblayer la tranchée, tandis que derrière deux caementarii élèvent les piédroits, un autre sur le bord confectionnant le mortier ; derrière encore des ruderarii garnissent, de béton le fond du radier, et ainsi de suite. Après eux on rencontre les tectores, puis les arcuarii qui scellent la voûte et enfin les terrassiers qui remblaient le vide; ces différentes équipes échelonnés occupant une longueur de 100 à 150 mètres et comprenant, en tout une vingtaine d’hommes, sans compter les manœuvres qui font circuler les matériaux[11].

Nous ne savons pas quelle pouvait être exactement la durée du travail journalier dans ces entreprises de construction d’aqueducs. Elle devait être la même que pour tous les autres travaux publics. On a conjecturé d’après des données à peu près certaines que le travail dans les mines avait une durée moyenne de dix heures[12]. Pour ces travaux en plein air, il est probable que la durée variait suivant les saisons, mais qu’elle n’excédait guère non plus cette moyenne.

III. — TRANSPORTS.

Une des questions dont les entrepreneurs ont toujours le plus à s’occuper, c’est celle du transport des matériaux à pied d’œuvre. - Parmi les constructions édifiées par les anciens, beaucoup ont exigé un luxe inouï de matière, des pierres et des bois de toutes provenances. Certains blocs taillés à d’énormes dimensions devaient occasionner, avec les moyens de transport dont on disposait, des difficultés sans nombre. Et pourtant à force d’intelligence et de patience on venait à bout de tout. L’on reste stupéfait des charges énormes que les anciens sont parvenus à charrier et installer sur place avec leurs engins mécaniques élémentaires.

Il est vrai que pour la construction des aqueducs de Lyon aucune difficulté matérielle, extraordinaire n’était à surmonter, les matériaux ayant généralement des dimensions moyennes, petites même, et l’usage étant, comme il a été dit, de les prendre à proximité. Les seuls matériaux qu’on eût à faire venir d’une assez longue distance étaient la pierre à chaux, ou peut-être la chaux éteinte en poudre, le tuileau et la brique (encore celle-ci provenait-elle, selon toute apparence, des exploitations d’argile de la région[13]) ; enfin, la pierre spéciale employée à quelques ouvrages apparents de l’aqueduc du Gier. Les entrepreneurs n’avaient donc besoin que de simples tombereaux (plaustra), pour les grandes routes ; et pour les chemins plus étroits, pour les pistes tracées provisoirement, de quelques chars plus légers tels que le serracum ou le palcillus, dont parle Lampride, sortes de brouettes. Enfin l’on avait toujours la ressource des mulets, sans négliger les transports à dos d’homme, d’usage habituel à cette époque de conquête et d’esclavage.

Plusieurs grandes routes issues de Lyon rencontraient ou côtoyaient le tracé des aqueducs : la route de Lyon à Besançon (Vesontio), par Anse (Asa Paulini) et Mâcon (Matisco), qui longeait la rive droite de la Saône et par conséquent les collines du Mont-d’Or, sur le flanc desquelles l’aqueduc fut construit sans doute peu de temps après le tracé de cette route ; la grande voie d’Aquitaine, dont nous avons eu à parler souvent à propos de l’aqueduc de Craponne, et qui, passant à Alaï, Grézieu-la-Varenne et Saint-Bonnet-le-Froid, rencontre vers Courzieu le tracé de l’aqueduc de La Brévenne ; celui-ci était desservi également sur la dernière fraction de son parcours par la grande voie de l’Océan, qui s’écartait de Lyon dans la direction d’Ecully, la Tour de Salvagny et l’Arbresle. Enfin la route de Lyon à Vienne passait par Beaunant et Brignais, où s’en détachait une autre, moins importante il est vrai, mais grande route encore[14], qui allait rejoindre la vallée du Gier après avoir passé sur les plateaux de Taluyers, Mornant et Dargoire, non loin du parcours du dernier aqueduc, par conséquent. Les habiles terrassiers qu’étaient les Romains avaient vite fait d’établir des chemins de service entre ces grandes voies et leurs chantiers, de même qu’entre ces derniers et les carrières, enfin des sentiers tout le long des tranchées.


  1. V. P. Secchi, Alti. acc. de nuovi Lincéi, 23 avril 1876.
  2. V. Daubrée, article cité, Revue archéologique, 1881.
  3. (Pline xxxiii, 21). Il recommande l’emploi de ces masses à défaut de l’emploi du feu. « Saepius vero, quoniam in cuniculis vapor et fumus strangulat, caedunt fructariis cl libras ferri agentibus. »
  4. Daubrée, art. cité, p. 67.
  5. Ibid, p.8.
  6. Hist. nat., xxiii, 27 et xxxiii, 21. « Saxa rumpit infusum quae non ruperit ignis autecedens. »
  7. On retrouve à Las Babias sur les confins des provinces de Léon et des Asturies, des fronts de taille où la roche a été visiblement attaquée par le feu, puis étonnée ; on aperçoit les vestiges de canaux qui amenaient l’eau de plusieurs kilomètres sur ces fronts de taille.
  8. xxxiii, 21
  9. De Boissieu (ouvr. cité, p. 103), en précisant la signification de la formule qui figure sur un grand nombre de tombeaux, sub ascia dedicavit, distingue plusieurs espèces dʼascia : lʼascia, instrument de sarclage, lʼascia, outil pour polir le bois, lʼascia des stucateurs, enfin lʼascia des maçons et tailleurs de pierre, qui est représentée sur les tombeaux. Saint Jérôme assimile lʼascia au λαξευτἠριον des Grecs et la définit dans son commentaire de la Version des Septante : Genus ferramenti quo lapides dolantur.
  10. V . ci-dessus, p. 239 et suiv.
  11. i. Il peut être intéressant de comparer ce chantier antique avec un chantier de construction d’aqueduc à notre époque. Voici comment M. de Montgolfier décrit le travail dans la tranchée à l’aqueduc du Furens (Annales des ponts et chaussées, 1875). « La construction était effectuée par quatre brigades de maçons. La première brigade construisait le radier, sans lui donner la forme concave du projet ; la deuxième brigade construisait les piédroits jusqu’aux naissances. Elle était guidée dans son travail par des gabarits taillés suivant la section intérieure de l’aqueduc et placés à un mètre de distance dans les courbes et à 5 mètres de distance dans les parties droites. Ces gabarits en planches étaient maintenus dans le bas par des tasseaux en ciment et de chaque côté de la fouille par un étai s’appuyant contre le talus de déblais. La troisième brigade construisait la voûte; à cet effet les cintres brisés suivant la génératrice du sommet ayant 1m,50 de longueur et formés de couchis de 0m,02 cloués sur trois formes demi-circulaires étaient placés sur des étais en bois reposant sur le radier. Lorsque la maçonnerie de la voûte avait fait prise, on décintrait. La quatrième brigade donnait au radier sa forme concave à l’aide d’un rocaillage dans l’angle des piédroits, enlevait les bavures du mortier, remplissait les joints, badigeonnait la surface au pinceau et construisait l’enduit en ciment de 0m,03 sur le radier et les piédroits. Pour terminer le travail, il ne restait plus ensuite qu’à recouvrir l’extrados d’une chape en mortier de ciment de 0m,015 d’épaisseur. »
  12. Ardaillon, Les mines du Laurion dans l’antiquité, p. 93.
  13. V. ci-dessus, p. 274.
  14. V. Guigne, Voies antiques du Lyonnais, p. 285.