Germinie Lacerteux/XLI

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 179-182).
◄   XL
XLII   ►


XLI.


Rentrant ce soir-là d’un dîner de baptême qu’elle n’avait pu refuser, mademoiselle entendit parler dans sa chambre. Elle crut qu’il y avait quelqu’un avec Germinie, et s’en étonnant, elle poussa la porte. À la lueur d’une chandelle charbonnante et fumeuse, elle ne vit d’abord personne ; puis, en regardant bien, elle aperçut sa bonne couchée et pelotonnée sur le pied de son lit.

Germinie dormait et parlait. Elle parlait avec un accent étrange, et qui donnait de l’émotion, presque de la peur. La vague solennité des choses surnaturelles, un souffle d’au delà de la vie s’élevait dans la chambre, avec cette parole du sommeil, involontaire, échappée, palpitante, suspendue, pareille à une âme sans corps qui errerait sur une bouche morte. C’était une voix lente, profonde, lointaine, avec de grands silences de respiration et des mots exhalés comme des soupirs, traversée de notes vibrantes et poignantes qui entraient dans le cœur, une voix pleine du mystère et du tremblement de la nuit où la dormeuse semblait retrouver à tâtons des souvenirs et passer la main sur des visages. On entendait : — Oh ! elle m’aimait bien… Et lui, s’il n’était pas mort… nous serions bienheureux à présent, n’est-ce pas ?… Non ! Non ! Mais c’est fait, tant pis, je ne veux pas le dire…

Et Germinie eut une contraction nerveuse comme pour faire rentrer son secret et le reprendre au bord de ses lèvres.

Mademoiselle était penchée avec une sorte d’épouvante sur ce corps abandonné et ne s’appartenant plus, dans lequel le passé revenait comme un revenant dans une maison abandonnée. Elle écoutait ces aveux prêts à jaillir et machinalement arrêtés, cette pensée sans connaissance qui parlait toute seule, cette voix qui ne s’entendait pas elle-même. Une sensation d’horreur lui venait : elle avait l’impression d’être à côté d’un cadavre possédé par un rêve.

Au bout de quelque temps de silence, d’une sorte de tiraillement entre ce qu’elle paraissait revoir, Germinie sembla laisser venir à elle le présent de sa vie. Ce qui lui échappait, ce qu’elle répandait dans des paroles coupées et sans suite, c’était, autant que pouvait le comprendre mademoiselle, des reproches à quelqu’un. Et à mesure qu’elle parlait, son langage devenait aussi méconnaissable que sa voix transposée dans les notes du songe. Il s’élevait au-dessus de la femme, au-dessus de son ton et de ses expressions journalières. C’était comme une langue de peuple purifiée et transfigurée dans la passion. Germinie accentuait les mots avec leur orthographe ; elle les disait avec leur éloquence. Les phrases sortaient de sa bouche, avec leur rhythme, leur déchirement, et leurs larmes, ainsi que de la bouche d’une comédienne admirable. Elle avait des mouvements de tendresse coupés par des cris ; puis venaient des révoltes, des éclats, une ironie merveilleuse, stridente, implacable, s’éteignant toujours dans un accès de rire nerveux qui répétait et prolongeait, d’écho en écho, la même insulte. Mademoiselle restait confondue, stupéfaite, écoutant comme au théâtre. Jamais elle n’avait entendu le dédain tomber de si haut, le mépris se briser ainsi et rejaillir dans le rire, la parole d’une femme avoir tant de vengeances contre un homme. Elle cherchait dans sa mémoire : un pareil jeu, de telles intonations, une voix aussi dramatique et aussi déchirée que cette voix de poitrinaire crachant son cœur, elle ne se les rappelait que de Mlle Rachel.

À la fin, Germinie s’éveilla brusquement, les yeux pleins des larmes de son sommeil, et se jeta au bas du lit, en voyant sa maîtresse rentrée. — Merci, lui dit celle-ci, ne te gêne pas !… Vautre-toi sur mon lit comme ça !

— Oh ! mademoiselle, fit Germinie, je n’étais pas où vous mettez votre tête… La, ça vous réchauffera les pieds.

— Ah çà ! veux-tu me dire un peu ce que tu rêvais ?… Il y avait un homme… tu te disputais…

— Moi ? fit Germinie, je ne me rappelle plus…

Et cherchant son rêve, elle se mit à déshabiller silencieusement sa maîtresse. Quand elle l’eut couchée : Ah ! mademoiselle, lui dit-elle en lui bordant son lit, n’est-ce pas que vous me donnerez bien une fois quinze jours pour aller chez nous ?… Ça me revient maintenant…