Grammaire de l’hébreu biblique/Introduction/Paragraphe 3

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Paul Joüon
Institut biblique pontifical (p. 4-6).
§ 3. Histoire de l’hébreu biblique.

a Bien que nos textes bibliques s’étendent sur un bon nombre de siècles, la langue dans laquelle ils sont écrits présente une uniformité étonnante. Mais l’uniformité n’affecte pas au même degré les divers éléments du langage : formes, syntaxe, vocabulaire, phraséologie. Le vocabulaire et la phraséologie sont les éléments qui varient le plus d’époque à époque, d’écrivain à écrivain. Les variations de syntaxe sont en général beaucoup moins considérables. Cependant les différences apparaissent très sensibles quand on considère des textes séparés par un long intervalle de temps. Ainsi la syntaxe des livres historiques postexiliens, Esdras, Néhémie, Chroniques, diffère notablement de celle de Samuel et des Rois[1].

C’est dans les formes que l’uniformité du texte biblique est la plus grande. Encore faut-il distinguer ici l’élément consonantique et l’élément vocalique. Étant donné la nature même des formes sémitiques, dans lesquelles les consonnes sont comme une armature et constituent un élément stable, tandis que les voyelles sont un élément variable, l’altération des voyelles, au cours des siècles, a dû être plus rapide que celle des consonnes. Or le texte qui nous est parvenu ne nous permet de constater que peu de variations consonantiques et très peu de variations vocaliques. Il est donc fort probable que le texte consonantique a été plus ou moins uniformisé au cours des âges, et il est certain que les diverses parties du texte consonantique, à quelque siècle qu’elles appartiennent, ont reçu une vocalisation uniforme. Les Naqdanim du VIIe siècle ont imposé la prononciation synagogale de leur temps aux textes les plus anciens comme aux textes les plus récents, pour lesquels seuls elle est substantiellement exacte.

En dehors de l’uniformisation du texte consonantique due aux copistes et de la vocalisation uniforme imposée par les Naqdanim, il y a un élément d’uniformité qui provient de la volonté des écrivains eux-mêmes. Si la langue des derniers écrits bibliques ressemble si fort à celle des écrits les plus anciens et diffère tant, par contre, de celle de la Mishna (IIe s. ap. J.-C.), c’est que l’hébreu de la Mishna reflète la langue parlée dans les écoles à l’époque de sa composition, tandis que les derniers écrivains bibliques ont généralement voulu imiter, en quelque mesure, le type à la fois sacré et classique des livres anciens. L’imitation, si imparfaite soit-elle, nous empêche de pouvoir regarder l’hébreu biblique de la dernière époque comme l’image de la langue parlée d’alors.

De tout ceci il ressort combien il est difficile de connaître l’évolution de l’hébreu biblique. La difficulté apparaîtra encore plus grande si l’on considère que nous ignorons la date, même approximative, de la composition ou de la rédaction de certains écrits[2].

b Nous nous contenterons donc de distinguer dans l’histoire de la langue hébraïque deux grandes périodes : la période préexilienne et la période postexilienne. La période préexilienne est l’âge d’or de la langue ; c’est, si l’on peut dire, la période de l’hébreu classique. Dans la période postexilienne la langue s’altère, en partie sous l’influence de l’araméen, qui devient de plus en plus exclusivement le langage ordinaire des Juifs. L’hébreu postexilien le plus altéré est celui de l’Ecclésiaste, d’Esther, d’Esdras et Néhémie, des Chroniques[3].

c Outre les différences dues à l’évolution de la langue au cours des siècles, l’hébreu a sans doute présenté des particularités dialectales dans les diverses régions où il était parlé[4]. Ainsi entre le royaume du nord et celui du sud il aura existé des différences de langage. Mais les éléments dont nous disposons ne nous permettent guère de préciser ces différences et de parler d’un dialecte du nord et d’un dialecte du sud.

Une différence d’un autre ordre et grandement importante en grammaire est celle qui sépare la langue de la poésie de celle de la prose. La poésie hébraïque a des mots assez nombreux qui lui sont propres, et parmi ces mots, chose remarquable, plusieurs se retrouvent en araméen, p. ex. אֱנוֹשׁ homme pour אָדָם, אֹ֫רַח chemin pour דֶּ֫רֶךְ, אָתָה venir pour בּוֹא, מִלָּה parole pour דָּבָר, חָזָה voir pour רָאָה. La poésie, soit par recherche, soit par nécessité métrique, emploie souvent des formes rares, anormales ou archaïques. Ainsi l’on trouve en poésie les formes longues anciennes des prépositions אֱלֵי = אֶל ; עֲדֵי = עַד ; עַלֵי = עַל (§ 103 m) ; les finales ◌ִי, וֹ du nom (§§ 93 l, r) ; les suffixes pronominaux מוֹ, ◌ָמוֹ, ◌ֵמוֹ (§ 61 i). Pour la syntaxe, notamment pour l’emploi des temps, la poésie use d’une grande liberté. On serait même embarrassé de traiter certaines questions de syntaxe uniquement d’après les textes poétiques[5]. C’est sans doute pour des raisons d’esthétique ou de brièveté que la poésie emploie beaucoup moins que la prose l’article, la particule relative אֲשֶׁר, la particule de l’accusatif אֵת.

  1. Kropat, Die Syntax des Autors der Chronik (1909).
  2. Il serait aussi fort intéressant de savoir quelle langue parlaient les Israélites au temps de l’Exode, après plusieurs siècles de séjour en Égypte, quelle langue ils parlaient au moment de leur entrée en Canaan. Sur ce dernier point, on peut voir Bauer (Histor. Gramm. der hebr. Sprache, 1, p. 23) qui opine pour l’araméen, lequel n’était alors, d’après lui, qu’un dialecte de l’arabe. Mais les raisons alléguées ne sont pas convaincantes.
  3. L’étudiant ne devra lire ces livres qu’en dernier lieu, après qu’il aura acquis une connaissance suffisante de la bonne prose classique.
  4. Du récit de Jug 12, 6 il ressort que les Éphraïmites prononçaient la sifflante du mot שִׁבֹּ֫לֶת autrement que les gens de Galaad.
  5. La grammaire, et en particulier la syntaxe, est fondée principalement sur les textes de la prose classique, spécialement sur les bons textes narratifs.