Grammaire de l’hébreu biblique/Syntaxe/Temps et modes/Paragraphe 111

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Paul Joüon
Institut biblique pontifical (p. 289-294).
TROISIÈME PARTIE


SYNTAXE[1]



CHAPITRE I : TEMPS ET MODES.

§ 111[2]. Généralités.

a Observation préliminaire. La question des temps et des modes, qui est à la fois la plus importante et la plus délicate de la syntaxe hébraïque, était négligée par les anciens grammairiens. Certains auteurs exégètes ou traducteurs, surtout anciens, semblent n’avoir eu sur cette matière que des idées vagues ; en traduisant, ils se guident plutôt par une sorte d’instinct que par une connaissance précise de la valeur des formes. On est même allé jusqu’à émettre l’idée singulièrement hardie que les formes temporelles, notamment en poésie, sont employées d’une façon à peu près indifférente. Sans doute il se trouve dans notre texte massorétique, surtout dans les parties poétiques, beaucoup de formes difficiles et même impossibles à expliquer d’une façon satisfaisante. Mais il y a, par contre, un grand nombre d’exemples, principalement dans la bonne prose narrative, où la valeur propre des formes temporelles apparaît d’une façon assez claire. De ces exemples clairs nous tâcherons de dégager les principes qui peuvent guider pour l’explication des cas plus ou moins difficiles. Pour la résolution des difficultés, il est bon de se rappeler les points suivants. L’emploi des temps n’est pas soumis à des règles absolument rigides ; en hébreu, comme en toute langue, l’écrivain jouit d’une certaine liberté grammaticale. En poésie le choix de telle forme peut être dicté par des considérations non grammaticales, par exemple, par quelque nécessité métrique. Une forme qui a originairement une valeur bien précise, peut perdre cette valeur par suite d’un usage trop fréquent ou trop large ; tel emploi peut même devenir, pour ainsi dire, mécanique. Enfin il faut prévoir ici plus que partout ailleurs la possibilité de menues altérations du texte massorétique : or un changement graphique minime peut dénaturer entièrement la forme.

b Terminologie. Aucun terme de nos langues ne peut exprimer exactement et pleinement la nature complexe des deux temps finis de l’hébreu, le temps à afformantes et le temps à préformantes et afformantes. Ici, comme dans la Morphologie (§ 40 b), nous emploierons, faute de mieux, les termes vulgaires et disparates parfait et futur, qui ont du moins l’avantage d’être courts et de correspondre à la réalité dans la majorité des cas. Mais comme, en syntaxe, il est souvent nécessaire d’éviter toute équivoque entre la forme temporelle et l’idée temporelle qu’elle exprime, nous désignerons souvent les formes temporelles par des noms propres pris du paradigme usuel קָטַל ; nous dirons le qatal pour le parfait, le yiqtol pour le futur. De même pour les formes avec waw nous dirons le wayyiqtol pour le futur inverti, le weqataltí pour le parfait inverti ; et semblablement pour les modes volitifs indirects : weʾeqtelah (cohortatif), uqetol (impératif), weyiqtol (jussif) ou plus clairement weyaqom. Pour la commodité on pourra aussi appeler le participe actif qōtel, le participe passif qatūl ; l’infinitif absolu qatōl, l’infinitif construit qetol.

c Valeur des formes temporelles. Les formes temporelles de l’hébreu expriment à la fois des temps et certaines modalités de l’action. Comme dans nos langues, elles expriment principalement des temps, à savoir le passé[3], le futur et le présent ; mais elles les expriment souvent d’une façon moins parfaite que dans nos langue parce qu’elles expriment aussi certaines modalités de l’action, ou aspects[4]. Ces aspects sont : 1) l’unicité et la pluralité de l’action, selon que l’action est représentée comme unique ou comme répétée ; 2) l’instantanéité et la durée de l’action, selon que l’action est représentée comme s’accomplissant en un instant ou en un temps plus ou moins prolongé[5]. Ces deux aspects sont du reste analogues et sont, de fait, exprimés généralement par les mêmes formes[6].

d Certains verbes ont par eux-mêmes l’aspect instantané ou l’aspect duratif. Ainsi l’action de trouver מָצָא est instantanée, tandis que celle de chercher בִּקֵּשׁ est durative. Le verbe דִּבֶּר parler est duratif, tandis que אָמַר dire est instantané ; ainsi dans 2 S 19, 30 on a pour le même temps (présent) תְּדַבֵּר tu parles et אָמַ֫רְתִּי je dis (j’ordonne). Certains verbes peuvent avoir l’un ou l’autre aspect selon les nuances du sens et selon les circonstances. Ainsi le verbe בּוֹא entrer, venir, arriver est traité tantôt selon l’aspect instantané, tantôt selon l’aspect duratif. Avec l’aspect instantané on a pf. בָּא Gn 27, 30 (entrer dans une maison), בָּ֫אוּ 1 S 9, 5 (entrer dans un pays), בָּ֫אָה 2 S 2, 24 (se coucher, soleil) ; avec l’aspect duratif on a בָּאִים 1 S 9, 14 (entrer dans une ville)[7]. De même l’antonyme יָצָא sortir, partir peut avoir l’un ou l’autre aspect.

e Une action répétée ou continue peut être représentée d’une façon globale, et alors elle est traitée comme si elle était unique ou instantanée. Ainsi au lieu de יַֽעֲשֶׂה Job 1, 5 « ainsi faisait Job toujours » qui représente l’action comme répétée (§ 113 e), עָשָׂה signifierait il fit (d’une façon résumée et globale). Tandis que l’action de payer tribut est représentée comme répétée dans 2 R 3, 4 וְהֵשִׁיב et il payait, elle est représentée d’une façon globale dans 17, 3 וַיָּ֫שֶׁב et il paya. Autres exemples d’actions répétées représentées globalement : 2 R 16, 4 ; 17, 11 ; exemple d’action durative représentée comme si elle était instantanée[8] : Jos 10, 9 עָלָה « il monta durant toute la nuit » ; 1 R 14, 21 מָלַךְ « il régna 17 ans » ; cf. § 112 d fin.

f On a voulu voir dans le choix des temps en hébreu d’autres espèces d’aspects, notamment celui de l’achevé et de l’inachevé. Mais cette distinction, si importante dans les langues indo-européennes, n’explique pas le choix des temps en hébreu d’une façon adéquate[9].

g Outre les aspects, certaines formes temporelles peuvent exprimer d’une façon faible quelques modalités qui sont généralement exprimées dans nos langues par des semi-auxiliaires tels que pouvoir, devoir, vouloir (cf. § 113 l-n).

h La distinction des verbes en verbes actifs (d’action) et verbes statifs (d’état) (cf. § 41 a, b) est très importante pour le choix des temps. Au contraire la transitivité ou l’intransitivité n’intervient pas. Un verbe d’action peut être intransitif, p. ex. קוּם se lever ; le verbe נָגַע toucher est généralement intransitif (se construit avec בְּ, אֶל, עַל), rarement transitif. Un verbe statif peut être transitif, p. ex. לָבֵ֑שׁ, לָבַשׁ ê. vêtu, revêtir ; מָלֵא ê. plein ; — שָׁמֵ֑עַ, שָׁמַע entendre est tantôt intransitif, tantôt transitif.

Quelquefois un verbe actif est traité comme un verbe statif, à savoir dans des cas où le sens se rapproche du sens statif ; ainsi on dit יָדַ֫עְתִּי pour je sais (§ 112 a) ; עָמַדְתִּי לִפְנֵי je suis au service de (§ 112 a). Certains verbes ont un sens actif et un sens statif, p. ex. מָלַךְ régner, devenir roi (commencer à être roi) 2 R 15, 1 ; être roi 2 R 9, 13 ; 1 S 12, 14 ; Ps 93, 1. (Il a pu exister originairement un doublet de forme stative, car la vocalisation babylonienne a le pf. målọḵ ; cf. Kahle, Masoreten des Ostens, p. 184, 1).

De même, pour qu’un verbe soit traité comme statif il ne suffit pas qu’il soit logiquement et morphologiquement statif, il faut encore qu’il soit pris dans un sens purement statif, et non dans un sens actif ou qui se rapproche de l’actif (cf. § 41 b). Ainsi le verbe כָּבֵד au sens de ê. lourd est traité comme statif, au sens de il devient lourd, il s’alourdit il est traité comme actif (§ 113 a). Le traitement du verbe הָיָה est très remarquable à cet égard. Le sens primitif (qui ne se trouve pas dans nos textes) est très probablement tomber, cadere, d’où, en hébreu, accidere, arriver (événement), evenire, fieri[10] ; dans ce sens actif il est traité comme un verbe actif. Au sens affaibli d’être, il est éminemment statif, et est traité comme tel.

i À cause de l’importance du verbe הָיָה nous donnons ici un tableau de ses divers emplois au point de vue des temps :

A) Comme verbe d’action :

הָיָה evēnit, factum est (très fréquent).
וַיְהִי et evēnit, et factum est (tr. fréquent) ; parfois, par abus, et eveniebat, et fiebat, p. ex. 1 R 14, 28 (impers.).
יִֽהְיֶה
  1. 1) eveniet, fiet (très fréquent).
  2. 2) eveniebat, fiebat, p. ex. Nb 9, 16.
  3. 3) evĕnit, fit (présent fréquentatif) p. ex. Eccl. 1, 9 (rare).
וְהָיָה
  1. 1) et eveniet, et fiet (très fréquent).
  2. 2) et eveniebat, et fiebat, p. ex. Ex 33, 8 (impersonnel) ; Gn 2, 10.
  3. 3) et evĕnit, et fit (très rare), p. ex. 2 Ch 13, 9 ; Is 29, 15.

B) Comme verbe d’état :

הָיָה erat, fuit (très fréquents).
est (rare), p. ex. Gn 42, 31.
וַיְהִי et erat (fréquent), p. ex. Gn 2, 25 ; 17, 1 ; 39, 6 ; Nb 15, 32.
et fuit (très fréquent).
et est (?) (pas d’exemple ?)[11].
יִהְיֶה erit (très fréquent).
וְהָיָה et erit (très fréquent).

En résumé :

הָיָה actif : evēnit, factum est.
statif : erat, fuit, est.
וַיְהִי actif : et evēnit, et factum est.
statif : et erat, et fuit.
יִֽהְיֶה actif :
  1. evēniet, fiet.
  2. eveniebat, fiebat.
  3. evĕnit, fit.
statif : erit.
וְהָיָה actif :
  1. et eveniet, et fiet.
  2. et eveniebat, et fiebat.
  3. et evĕnit, et fit.
statif : et erit.

  1. Dans l’exposé de la Syntaxe nous nous sommes arrêté à un ordre qui a paru concilier assez bien avec la logique les nécessités pratiques. Nous commençons par la question la plus importante et la plus délicate, celle des temps et des modes du verbe (ch. I). Dans le chap. II nous avons réuni tout ce qui regarde les cas, en commençant par le cas verbal, l’accusatif. Nous avons rapproché de l’accusatif ce qui concerne le génitif et l’apposition afin de rendre la comparaison plus facile. La préposition (ch. III) se rattache d’une part au régime du verbe (accusatif), d’autre part au régime du nom (génitif). Après le nom (ch. IV) et le pronom (ch. V), le chap. VI groupe tout ce qui regarde les questions d’accord. Enfin, après le long chapitre des propositions (ch. VII), le chap. VIII complète ce qui a été dit sur la conjonction ו, cette cheville ouvrière de la phrase hébraïque.
  2. La Syntaxe commence avec le § 111, chiffre que le lecteur, consultant les Index, pourra se rappeler facilement.
  3. Il est bon de remarquer que les grammairiens arabes appellent māḍī = passé la forme qatala, correspondant au qatal hébreu. Cette forme temporelle exprime donc bien pour eux un temps.
  4. Ce terme, emprunté à la grammaire des langues slaves, où l’aspect joue un rôle important, a l’avantage d’être bref. Cf. Brugmann, Abrégé de grammaire des langues indo-européennes (1905), p. 521 sq.
  5. Cet aspect est assez important en grec : aoriste pour l’action instantanée, présent pour l’action continue.
  6. Comparer le fr. encore qui s’emploie pour l’itération et pour la continuation de l’action. Une action répétée et une action durative peuvent se comparer à une suite de points (........) et à une ligne continue (─────).
  7. Comparer Jon 3, 4 וַיָּ֫חֶל יוֹנָה לָבוֹא « Et Jonas commença à entrer (dans l’immense ville de Ninive) ».
  8. Le même phénomène en grec, pour l’aoriste ; ainsi un sculpteur peut graver sur son œuvre : ἐποίησεν ὁ δεῖνα.
  9. Si nous ne faisons pas intervenir cet aspect dans l’explication des temps, parce qu’il nous paraît assez douteux (et inutile pour qui admet une vraie valeur temporelle et les deux aspects dont nous avons parlé), nous ne nions pas pour autant qu’il ait existé à un stade antérieur de la langue. Nous croyons au contraire vraisemblable que le sens du passé, qu’a la forme qatal, provient d’un sens de parfait ; cf. § 42 a.
  10. Pour le procès sémantique tomber > devenir comparer dans le parler du Bas-Maine « il tombera bon » au sens « il deviendra bon » ; cf. Nyrop, Gramm. historique de la langue française, t. 4, p. 17.
  11. Ce sens est possible ; cp. וַתִּשְׂנָא et tu hais Ps 45, 8 (§ 118 p).