Grammaire des arts du dessin/XII archi

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Librairie Renouard (p. 126-134).


XII

L’ARCHITECTURE VARIE SUIVANT LA FORME ET LE CARACTÈRE DES SUPPORTS DES PARTIES SUPPORTÉES.

Tous les pleins d’une construction se composent de supports et de parties supportées. L’architecture peut donc se distinguer de deux manières, d’abord par la forme et le caractère des masses qui soutiennent, ensuite par la forme et le caractère des masses soutenues. Nous avons vu combien l’aspect d’un simple mur est susceptible de varier selon la nature et l’assemblage des matériaux, et que la seule façon de les appareiller produit les impressions les plus diverses. Mais le mur est un support continu qui ne suffit pas toujours à la beauté des édifices, et qui souvent est contraire à leur destination. Il a donc fallu inventer des supports isolés, là où il était nécessaire de faciliter la circulation du peuple, et de laisser pénétrer l’air et le jour dans des édifices couverts. Les supports isolés se nomment des poteaux ou des piliers, suivant qu’ils sont en bois ou en pierre.

Le Pilier est la forme rudimentaire du support isolé ; c’est un massif vertical, carré ou polygone, qui porte une charge quelconque de maçonnerie. Le pilier s’appelle aussi pilastre ; mais on lui donne particulièrement ce nom quand, au lieu d’être isolé, il est censé engagé dans le mur. Lorsque le pilier a la forme arrondie et qu’il demeure isolé, il prend le nom de colonne.

Colonne. C’est un des grands plaisirs de l’esprit que de remonter à l’origine des choses, et cela parce que la raison humaine, étant logique par essence, se plaît à déduire et ne peut le faire qu’en s’appuyant sur des principes. Le mot français colonne vient du mot latin columna, dérivé lui-même de columen, qui signifie soutien, support. Ainsi, l’étymologie l’indique, et il faudra s’en souvenir, la fonction véritable de la colonne est de supporter

Originairement, les hommes trouvèrent sans doute leurs premiers abris soit dans les cavernes, soit dans les forêts ; ceux qui construisirent les premières huttes durent les appuyer d’abord aux troncs des arbres, avant de songer à couper ces arbres et à les équarrir pour les transporter et les utiliser ailleurs. Il n’est pas douteux que des arbres qui seraient plantés en ligne et qui auraient poussé droit seraient les plus fermes appuis d’une construction (en supposant, bien entendu, la sève arrêtée), si on les coupait à la hauteur où naissent les grosses branches. Le tronc d’arbre, en tant qu’il est rond et vertical, est donc en lui-même une image naturelle de la colonne. Élargi au niveau du sol, il va diminuant de bas en haut jusqu’à ce qu’il s’élargisse de nouveau et s’épanouisse à l’endroit où il se divise en branches. Il est donc naturel que la colonne diminue aussi à mesure qu’elle s’élève, et que par cette diminution elle tende à la forme d’un cône. L’instinct le plus vulgaire indiquerait d’ailleurs ce rétrécissement du diamètre, parce que le bas de la colonne devant porter, outre les charges supérieures, tout le poids de la colonne elle-même, il convient de répartir cette pression sur un plus grand espace Mais du moment que la colonne est destinée à soutenir un fardeau, il saute aux yeux qu’elle doit reprendre en haut l’élargissement qu’elle a pris en bas. De même qu’elle devait être plus large à sa base pour porter son propre poids, de même elle doit s’élargir à son sommet pour porter la charge qu’on lui imposera et pour lui offrir une assiette d’autant plus solide



qu’elle a plus de surface. Cet évasement de la colonne dans sa partie supérieure est le chapiteau. Les Italiens le nomment capitello, du lat incaput, tête, et ici encore l’étymologie nous dit la signification du chapiteau ; il est vraiment la tête du support. Tout le reste de la colonne, ce qui est compris entre le chapiteau et le sol, s’appelle ordinairement le fût, du latin fustis, bâton. Mais comme la colonne est une réminiscence de l’arbre, on donne quelquefois au fût le nom de tige, qui rappelle mieux son origine naturelle. On dit aussi, par la même raison, le tronc de la colonne, et, dans d’autres cas le vif.

Voilà donc les deux parties essentielles d’une colonne : le fût et le chapiteau. Les plus anciens architectes grecs n’en connaissaient pas d’autres. Cependant, par la suite, on ajouta aux colonnes une troisième partie, la base. La base est comme un plateau plus large sur lequel porte le fût, au lieu de porter immédiatement sur le sol. Mais du moment que la colonne, ayant une forme conique, est rendue suffisamment solide par cet élargissement inférieur, l’adjonction de la base ne dérive pas absolument des nécessités de la construction. Aussi a-t-elle donné lieu aux conjectures les plus diverses. De graves auteurs, tels que Léon-Baptiste Alberti, Palladio, Scamozzi, Quatremère de Quincy, ont prétendu, les uns que la base (dans laquelle il y a toujours une partie ronde) représentaitun anneau de fer qui serait rivé au pied de la colonne, ou bien des matières molles que le poids de la colonne ferait sortir de terre ; les autres, que la base figurait les planches plus ou moins épaisses que le constructeur primitif des édifices en bois avait mises sous les poteaux pour les préserver de l’humidité et les empêcher de pourrir. Mais la variété même de ces explications prouve bien que la base des colonnes ne doit pas son origine aux précautions raisonnées du constructeur. Ce qui importe à la stabilité d’une colonne, c’est qu’il y ait une transition entre la ligne verticale du fût et la ligue horizontale du sol. Cette transition peut se ménager par un ou plusieurs biseaux qui servent de renforts ; l’on peut y suppléer aussi en donnant au support une formel pyramidale qui produit sur le sol, au lieu d’un angle droit, un angle plus ou moins ouvert. Les architectes français du xiie siècle n’ont pas manqué de relier la base au fût par des biseaux, comme le fait observer M. Viollet-le-Duc ; mais les Grecs des premiers temps avaient obtenu le même résultat en faisant pyramider la colonne et en confondant ainsi la base avec l’élargissement du fût. Les colonnes antiques de Pœslum, qui sont debout depuis deux mille huit cents ans, et les colonnes du Parthénon, qui ont résisté à l’explosion d’une poudrière, prouvent assez que le système de la colonne conique, sans base, présente toutes les garanties désirables de solidité. Si nous consultons maintenant la convenance, il est clair que la base est un obstacle à la circulation. Une foule qui doit passer entre des colonnes ne voit pas les bases, et s’y heurte les pieds, surtout si elles sont angulaires : on trouve donc un avantage à les supprimer. Il y a plus : si la colonne a une base, un fût et un chapiteau, c’est-à-dire un commencement, un milieu et une fin, elle forme un tout dans le tout, et l’esprit peut dès lors séparer le support de la chose supportée. Au contraire, si la base disparait, la colonne n’est plus qu’un membre dépendant et inséparable de l’architecture ; elle fait corps avec le palais ou avec le temple.

Supposons que la colonne soit unique ; qu’on la dresse sur une place publique pour la couronner par la statue d’un héros ou par l’image d’une victoire, comme, par exemple, la colonne Trajane à Rome, la colonne de Juillet à Paris : d’abord, par cela même qu’elle est isolée, c’est-à-dire qu’elle n’entre pas dans la composition d’un édifice, elle pourra posséder une base sans gêner la circulation ; ensuite il sera impossible de la concevoir sans base, parce que, devant être à elle seule un tout, elle ne figurera plus comme support, mais comme monument. Or, la raison qui veut une base à une colonne isolée, est la même qui condamne la base dans les colonnes d’un édifice. On offense le goût en faisant un tout semblable à une partie, comme on l’offense en faisant une partie semblable à un tout.

Mais les motifs puisés dans le sentiment sont peut-être plus puissants encore. Lorsque les colonnes n’ont point de base, l’imagination, les prolongeant par en bas, leur prête plus de hauteur sans leur prêter moins de force ; elles ressemblent alors véritablement à des arbres, de telle sorte que l’édifice prend racine avec elles dans les profondeurs du sol. Avec une base, la colonne paraît posée ; sans base, elle paraît plantée. Rien de plus saisissant que l’effet produit par le vaisseau gothique de Saint-Ouen, église abbatiale bâtie à Rouen au xive siècle. Les piliers de cette belle nef, qui n’ont aucun épatement à leur naissance, s’élancent à une hauteur surprenante, en surgissant du pavé, comme si l’église où l’on se trouve n’était que la continuation d’une autre église souterraine. Ces piliers superbes font penser au chêne du fabuliste, à ce chêne dont la tête au ciel est voisine, et dont les pieds invisibles touchent à l’empire des morts… Mais où l’on éprouve une impression analogue d’une manière vraiment héroïque, c’est à Athènes lorsqu’on voit pour la première fois le Parthénon. Porté sur des colonnes sans base, ce temple auguste semble avoir émergé tout construit des entrailles de l’Acropole, de même que Minerve était sortie tout armée du cerveau de Jupiter.

Cependant les Grecs eux-mêmes, ces artistes par excellence, ont admis la base dans certains genres de colonnes, ainsi que nous le verrons au sujet des ordres. Mais loin de la considérer comme un élément indispensable, ils l’ont employée comme un moyen de diversifier les caractères de leur éloquence, et souvent ils ont omis la base, même en employant les modes d’architecture où l’avaient introduite le besoin de la variété et la tyrannie de l’usage, ainsi que nous l’avons remarqué à Athènes, dans les colonnes de la Tour des Vents. Il reste donc établi que le fût et le chapiteau sont les deux seules parties essentielles de la colonne, quand elle fait support.

Mais si la colonne peut très bien se passer de base, à plus forte raison ne faut-il pas la guinder sur un piédestal. Le piédestal n’est en effet qu’un prolongement, une aggravation de la base. Non-seulement ses angles sont un obstacle au passage, mais sa forme cubique est une affliction pour l’œil. On dirait que l’architecture accuse par là sa misère, et qu’ayant à sa disposition des colonnes trop courtes, elle les a montées sur des échasses. Rien ne saurait justifier en principe ce talon disgracieux, cette lourde excroissance. Combien de nos monuments ont été ainsi gâtés par des piédestaux ! Les galeries du Palais-Royal en sont tout à fait déparées, j’entends celles qui sont situées entre le palais et le jardin. Le portique de l’ancien hôtel Soubise (occupé aujourd’hui par le Dépôt des archives) serait un des plus charmants ouvrages de notre architecture sans les piédestaux sur lesquels on a hissé les colonnes de la grande cour. Ces piédestaux malencontreux exprimait d’ailleurs un mensonge, car ils semblent faits après coup pour raccorder l’ancien niveau du monument avec le niveau actuel du pavé. Le piédestal sous la colonne est donc un membre inutile, déplaisant, nuisible, lorsqu’il est employé dans un portique au rez-de-chaussée. Mais il a une raison d’être quand la construction a plusieurs étages et que le pavé de la colonnade est beaucoup plus élevé que le niveau commun du sol. Les colonnes peuvent alors porter sur un massif de maçonnerie formant piédestal continu, ou bien sur des socles séparés, mais reliés entre eux par une balustrade d’égale hauteur, qui remplira les entre-colonnements. Nous en avons des exemples dans la belle colonnade du Louvre et au Garde-Meuble. Si les colonnes n’avaient pas, cette fois, de piédestal, il faudrait les percer et en rompre la ligne pour établir la balustrade d’appui ou la grille en fer, nécessaire aux habitants du palais. D’un autre côté, dans un édifice riche et somptueux, ce balcon évidé est toujours préférable à un mur continu, parce que le spectateur placé sur le pavé de la ville aperçoit d’en bas à travers les jours de la grille ou les balustres, les hôtes élégants que lui cacherait un appui massif en pierres de taille.

Ainsi les règles de l’architecture sont le plus souvent conditionnelles ; mais les lois de ce grand art n’en son t pas moins absolues dans le relatif, car elles reposent toutes sur la logique de l’esprit humain, et il faut bien reconnaître que le goût n’est souvent, en fin de compte, que le raffinement de la raison, le côté senti et délicat du simple bon sens.

Dans l’architecture grecque, les colonnes ne présentent généralement qu’une diminution bien sensible, celle qui, commençant au pied du fût et se continuant jusqu’à la naissance du chapiteau, donne au support l’apparence d’un cône tronqué. Il en est ainsi pour les colonnes des fameux Propylées d’Athènes, qui furent dessinées par Mnésiclès, et pour celles du petit portique en retour, appelé la Pinacothèque. Mais quelques monuments appartenant aussi à la grande époque présentent des colonnes légèrement renflées. Ce renflement, que les Grecs appelaient entasis (ἔντασις), se remarque, par exemple, dans le petit temple de Pæstum, celui qu’on regarde comme l’atrium. Les colonnes de ce temple se gonflent insensiblement avant de prononcer leur diminution, de sorte que la ligne partie du chapiteau, au lieu d’être nue ligne droite jusqu’au sol, est une courbe dont la convexité se fait sentir avant d’arriver aux deux tiers du fût. En sens inverse, si l’on élève au pied de la colonne une perpendiculaire, cette ligne, après avoir dépassé le tiers du fût, s’en écartera de telle sorte que le diamètre, dans son plus grand rétrécissement, c’est-à-dire au sommet du fût, aura diminué d’un tiers et même de trente-huit centièmes. Mais cette contraction du diamètre supérieur, comme l’appelle Vitruve, contractura, est moins sensible dans les colonnes du temple de Minerve au cap Sunium, et dans celles du Parthénon, dont la beauté est exquise. Le diamètre se rétrécit au sommet du lût, non pas d’un tiers, mais d’un quart


Colonne de Pæstum
Figure exagérée du renflement.

environ, ou, pour être plus précis, de vingt-sept centièmes. Il est donc

certain que les plus belles colonnes grecques ont à la fois une diminution très visible dans la partie supérieure, et, vers le tiers inférieur, un très délicat renflement semblable à la panse légère d’un vase très élancé. Toutefois, ce renflement ne porte pas, on le voit, sur la verticale partie du pied de la colonne, mais sur l’oblique qui joint le sommet à la base. En d’autres termes, l’entasis des Grecs n’est jamais égale au diamètre qui mesure la colonne à son pied : c’est toujours ce diamètre qui marque le maximum de largeur.

Ainsi les Grecs réunissaient dans leurs colonnes la solidité apparente et réelle avec cet appoint d’élégance que les Italiens ont appelé garbo, et que nous appelons le galbe. En effet, si la colonne était d’un type allongé, elle paraîtrait tant soit peu faible entre le milieu et le tiers de sa hauteur. L’œil pourrait craindre qu’elle ne vînt à fléchir en cet endroit, qui est justement le point où une barre de fer plie avant de se rompre sous le fardeau qu’elle porte. Il est donc naturel que le support prenne un peu plus de force là où l’imagination le romprait. Mais en exagérant ce qui est plut(M un besoin de l’esprit qu’une nécessité de la construction, des architectes éminents, tels que Léon-Baptiste Alberti, sont allés jusqu’à placer le plus grand diamètre de la colonne au tiers ou aux trois septièmes de sa hauteur, de façon que la colonne, franchement diminuée par le haut et légèrement amincie par le bas, ressemble à un fuseau dont les deux pointes seraient abattues ; aussi lui a-t-on donné le nom de colonne fuselée, et ce nom exprime fort bien l’excès d’un tel renflement. Vitruve, qui florissait sous le règne d’Auguste, quatre siècles après le bel âge de l’architecture antique, parle de l’entasis comme ayant été placée par les Romains et par les Grecs eux-mêmes au milieu de la colonne, et il ajoute : « Une figure que j’ai dessinée à la fin de mon livre montrera comment on peut adoucir ce renflement et le rendre convenable. » Mais cette figure s’étant perdue, comme toutes celles qui accompagnaient le texte de Vitruve, des maîtres modernes, Vignole, François Blondel, Claude Perrault, y ont suppléé par des moyens ingénieux dont la connaissance technique n’importe qu’aux praticiens. Le présent ouvrage n’est pas un traité d’architecture à l’usage des architectes, c’est plutôt une grammaire à l’usage du spectateur qui examine leurs œuvres.

Que dire maintenant des colonnes torses ? N’est-ce pas le comble de la déraison que de prêter une forme serpentine à ce qui doit être l’image de la solidité ? Donner l’apparence d’une spirale à ce qui représente un support ! la seule idée en est effrayante, car il n’est pas de stabilité possible là où les axes des supports cessent d’être rigides et verticaux. Il suffit même qu’ils cessent de le paraître, pour que les principes soient violés. Aussi l’antiquité n’offre-t-elle aucun exemple de colonnes torses, si ce n’est dans l’art dégénéré et corrompu du Bas-Empire. Les plus anciennes colonnes torses que l’on connaisse et qui existent encore sont celles qui furent cédées par l’exarque de Ravenne, Eutychius, au pape Grégoire III, vers le milieu du viiie siècle. Plus tard, ces colonnes furent imitées, d’abord par Laurent Bernin dans le baldaquin de Saint-Pierre de Rome, érigé sous le pontificat d’Urbain VIII, ensuite par Mansard, aux Invalides. On vit des colonnes colossales serpenter en l’air comme des flammes, et les éléments massifs d’un édifice en bronze prendre les formes capricieuses d’un immense décor. Quoi qu’on puisse dire pour justifier cette fantaisie décorative, il est certain que les colonnes torses sont intolérables en architecture, à moins qu’on ne les emploie dans les petites parties, là où le regard n’a pas besoin d’être rassuré, par exemple dans les meneaux d’une fenêtre ou dans les chambranles d’une cheminée. Laugier compare judicieusement ces colonnes aux jambes estropiées d’un bancroche, parce qu’en effet c’est l’ossature même du support qui semble avoir fléchi, et que les colonnes torses, telles que Bernin les a faites, ne présentent pas seulement une torsion, mais une contorsion. Ce n’est donc pas à dire absolument que la colonne ne puisse jamais revêtir l’apparence d’un corps dont les surfaces ont tendu au léger mouvement d’une spirale très allongée, comme on en voit des modèles dans le moyen âge. Si la colonne a tourné autour de son axe, mais que l’axe lui-même semble n’avoir pas tourné, la verticale persiste, les yeux sont satisfaits, et l’architecture a pu s’enrichir d’une expression nouvelle.

Tout ce qui précède s’applique à la colonne en général ; mais il y a divers genres de colonnes, et chacun de ces genres, comme nous le verrons dans les propositions suivantes, a ses lois spéciales, son expression particulière et, pour ainsi dire, son costume propre.