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Grand-Louis l’innocent/06

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 16-22).

VI


Cette fois, elle n’hésita pas : elle ouvrit la porte.

Celui que sur la côte on appelait le Grand-Louis, en se frappant le front du doigt, se tenait sur le seuil. Elle ne fut pas surprise.

Son grand corps pencha vers l’intérieur de la pièce. Mais il n’avança pas. L’eau ruisselait du toit, et il cherchait vaguement à protéger son cou en relevant le col de sa vareuse. Son regard se posa sur Ève, sa bouche remua piteusement. Il hocha la tête d’un geste d’impuissance.

La rafale faillit éteindre la lampe.

Elle se leva avec précaution pour ne pas l’effaroucher.

— Entrez, dit-elle à demi-voix. Et comme il ne semblait pas comprendre, elle fit un pas vers lui, le tira par la manche et referma la porte.

Ses vêtements s’égouttaient autour de lui, et il considérait d’un air perplexe les marques boueuses que ses pieds faisaient sur le tapis.

Elle le mena jusqu’au foyer. Il grelottait.

— Asseyez-vous… Reposez-vous… Ne vous inquiétez pas. Je vais vous préparer à boire.

Elle prit la lampe pour se rendre dans l’arrière-salle, et pendant que l’eau chauffait, elle examina le vagabond.

Il était resté debout devant le feu, les deux bras en croix appuyés à la cheminée. Il ne faisait pas un mouvement. Il regardait la flamme.

Elle revint avec le grog bouillant versé dans un bol de faïence, posa la lampe sur la table.

L’homme avait toujours le dos tourné. Elle dut lui toucher l’épaule.

— Il faut boire chaud, dit-elle doucement.

Il sortit de son rêve, huma le breuvage, eut une expression de convoitise. Il tenait le bol serré sur sa poitrine, entre ses mains aux longs doigts écartés. Il se mit à boire avec lenteur, gravement, les paupières abaissées sur ses yeux. La couleur revenait à son visage.

— Maintenant, vous allez vous sécher, dit-elle, et comme l’eau clapotait dans ses sabots, elle lui fît signe de les enlever, et de poser ses pieds sur un tabouret.

Il obéissait, engourdi de tiède atmosphère, repu de fatigue, baigné d’obscur contentement, le corps droit cependant dans le fauteuil au haut dossier.

Bientôt, il laissa aller sa tête sur son épaule, et s’endormit. Elle ôta le bol de ses genoux sans qu’il s’en aperçut, puis recula jusqu’à la table, se pencha sur les feuillets, reprit la plume. Ce fut en vain. Son regard retournait à l’homme endormi. Il ne lui faisait pas peur, et pourtant, avec quel souci elle s’enfermait le soir venu dans la maison de pierre !

La lande était amicale. L’âme du Nord fuyait dans ses forêts blanches. La statue de glace se désagrégeait. Ses traits devenaient fluides. Ils se noyaient dans une expression de défaite. La mer avait un souffle régulier et humain qui se répercutait dans la conque de la maisonnette. Tout était douceur et confiance. Dans la chemi­née profonde, il ne restait plus qu’une bûche consumée, droite et rouge comme une lampe d’icone. La tempête pouvait s’acharner sur la plaine : l’isba était chaude et close. La bûche s’écroula. L’homme rigide fit un mouvement. Il ouvrit les yeux. Sa pensée se ramassa au fond de son regard. Alors il se leva, comprenant sans doute qu’on allait le chasser, ouvrit d’un geste brusque la porte. La lumière vacilla. Ève dut l’abriter de la main.

La pluie et le vent et l’écume de la mer se rencontraient au-dessus de la lande et se livraient un combat terrible. Nul ne consentait à s’abattre, quoique n’en pouvant plus, et cela faisait, à une faible hauteur, un bruit de toiles gonflées, secouées, mêlées et qui se déchiraient les unes les autres.

— Où allez-vous coucher ? cria-t-elle.

Avait-il entendu ? Il fit un geste vague dans la direction de la côte, où pourtant il ne fallait pas chercher d’abri, et dont on distinguait la bordure de rochers battus par la mer.

Elle le vit s’enfoncer dans la pluie et sa vareuse mouillée collait déjà à son dos.

Soudain, sa décision fut prise.

— Attendez… Vous n’allez pas rester sous ce temps.

Il fallut le tirer en arrière par la manche, non qu’il refusât son offre, mais le sens des paroles humaines n’arrivait sans doute à son cerveau qu’après de longs détours, et pour le moment sa tête ne bourdonnait que du sifflement contradictoire du vent.

Elle prit un bougeoir, jeta une cape sur ses épaules, lui fit signe de la suivre le long de la maison jusqu’à l’escalier de pierre. Elle criait : « Vite, vite ! » et il se hâtait sur ses pas.

Elle ouvrit la porte du grenier, fit de la lumière. La longue pièce s’éclaira faiblement. Les ardoises du toit remuaient comme des feuilles sèches. Il y avait, du côté de la mer, en face de la lucarne, une table de sapin, une chaise, un lit de fer, toute une cellule de cénobite au haut du monde. À l’autre bout, un tas de foin laissé par les anciens propriétaires et encore odorant de l’été.

Elle venait là quelquefois regarder le large, ou suivre l’escadre dans son déploiement, les jours d’exercices de tir, rêver, écrire, et souvent dans la journée elle s’y était endormie. La maison vibrait comme un navire.

— Je crois que vous serez bien ici pour cette nuit, Grand-Louis, murmura-t-elle. Couchez-vous… Voyez, il y a une bonne couverture. Vous fermerez la porte après moi, n’est-ce pas ?… Bonne nuit.

Elle descendit les marches en trébuchant. Le vent essayait de décoiffer la guérite. Le toit en terrasse, déjà noyé, était comme un radeau sur la mer. La pluie glaciale de la gouttière lui mouilla le cou. Elle frissonna, rentra dans la maison avec le sentiment que personne n’errait par sa faute dans cette terrible nuit. L’émeute s’arrêtait au seuil, éteignait ses hurlements, laissait tomber ses torches. Au-dedans, l’icone con­tinuait à brûler.

Elle rangea les braises, reporta le bol à fleurs dans l’arrière-salle et se prépara à se coucher.

Tout à coup, elle songea qu’elle avait laissé là-haut la lumière aux mains de l’homme du rêve. Et ce tas de foin tout près ! Elle eut peur, reprit sa cape et se glissa le long de la maison.

Au haut des marches, la porte demeurait ouverte.

Il était couché par terre au pied du lit, et dormait, la tête sur son bras replié. La bougie brûlait sur la table, comme pour veiller un mort, et la flamme furtive tombait sur son visage paisible, sur le dôme puissant du front, les pommettes saillantes, les paupières bombées sur les larges yeux.

On sentait le vent tendu comme une corde froide entre la lucarne et la porte ouverte et frapper le dormeur aux minces vêtements.

Ève enleva du lit la couverture, l’étendit sur le Grand-Louis, souffla la bougie et referma sans bruit la porte derrière elle. Enveloppée dans sa cape, elle avait l’air, en sortant de la guérite en ogive, d’une tourière de couvent.