Grand-Louis l’innocent/07

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 23-27).

VII


Le lendemain, elle préparait le déjeuner en chantant. La porte de l’arrière-salle était ouverte. Le soleil se coulait à travers la lande et s’allongeait comme un chat familier sur le seuil. Elle appela vers l’esca­lier de pierre : « Grand-Louis ! »

Le nom sonore remplissait l’air. Les deux vocables formaient les deux piliers de l’arc à travers lequel tout le paysage s’animait, s’ébranlait, prenait une voix balbutiante, un regard surnaturel, des gestes inachevés.

« Grand-Louis ! » Personne ne répondit. Elle répéta son appel, en hésitant un peu au haut des marches. Le grenier était vide. Elle alla jusqu’à la lucarne, regardant à terre, songeuse. Le plancher semblait garder l’empreinte d’un corps. Un souffle régu­lier montait jusqu’aux ombres enchevêtrées des poutres. La couverture était sur le lit, pliée avec application. Elle redescendit en laissant la porte ouverte.

Il fut quelque temps sans reparaître. La lande devenait fermée, hostile, énervante par sa stabilité même. Elle formait un bloc dur au bord de la côte. Rien ne l’ébranlait. Seuls, le facteur dans sa tournée quotidienne et Vincente, la femme de ménage, poussaient la barrière.

Un jour, à la tombée de la nuit, elle l’aperçut dans la grisaille, à travers les vitres.

Il regardait la maison d’un air attentif, en prêtant l’oreille, et lorsqu’elle lui fit signe d’entrer, elle eut l’impression qu’il prenait son visage à deux mains pour l’examiner de plus près. Il scrutait son regard, la recon­naissait par degrés. Elle se dégageait de la brume. La douceur qu’elle lui avait témoi­gnée réchauffait l’atmosphère dormante de sa mémoire, et ayant senti le joyeux bon­dissement d’un accueil autour de lui, il franchit le seuil devenu familier.

Il s’assit devant le feu avec un soupir. Une lourde main sembla s’abattre sur ses épaules. Au dehors, il s’identifiait avec la nature, subissant comme elle les duretés des saisons auxquelles il opposait la même pas­sive résistance. Il y avait entre elle et lui une entente. Il savait que ses exigences ne dépasseraient pas ses forces. Au-dedans, un malaise le saisissait. Les choses se pres­saient autour de lui, raréfiaient l’air respirable. Elles avaient, comme certaines fem­mes en vous parlant, un visage questionneur et trop proche. Elles l’adjuraient de se rappeler. Il cherchait à les repousser. Leur douceur enveloppante était pleine de menace. Il préférait le franc jeu du plein air. Là il était entre hommes. Il lui fallait se dé­fendre, se terrer, se réchauffer, assouvir sa faim. Il y trouvait ses joies, il prenait le soleil à pleins bras, et restait parfois immobile pour mieux entendre son cœur tumultueux battre dans sa poitrine.

Mais il ne comprenait plus le rapport entre lui et les choses du dedans. Il y avait là un lien brisé, un manque d’harmonie. Les visages heureux rapprochés dans le cercle d’une lampe papillonnaient devant ses yeux. Les ombres immobiles accroupies dans les angles l’effrayaient. Elles prenaient une posture d’animaux prêts à bondir. Tan­dis qu’au dehors, dès qu’elles devenaient menaçantes, le vent les bousculait sur la toile du ciel, les pourchassait parmi les décors de la terre. Il était lui-même une ombre errante. Il lui fallait l’espace, le mouvement, l’instabilité ambiante.

Ève, qui avait mis un couvert en face du sien, vint à lui, prit de ses mains son béret. Il leva vers elle une face hésitante, un peu anxieuse, et rassuré par son sourire, il s’assit à table.

Bien qu’il fût évidemment affamé, il attendait, le regard attaché à ses gestes qu’il s’efforçait d’imiter. La façon dont elle avalait son potage lui causa de l’étonnement. Il porta sa cuillère à sa bouche avec précaution, referma les lèvres, retint son souffle. Et puis, ce fut au fond de la gorge un bruit d’écluse soudain lâchée, ce qui la fit éclater de rire. L’homme surnaturel rit à son tour, de ses larges yeux, de ses fortes lèvres ouvertes sur ses dents brillantes. Mais sa gaîté tomba vite : il se remit à s’ap­pliquer. Elle lui offrait les mets en les nom­mant, à demi-voix, et il se penchait légèrement vers elle, l’oreille tendue, son attention mas­sée en ombres combatives au fond de son regard. On eût dit que sa bouche, déshabituée des paroles humaines, s’efforçait de se plier de nouveau à leurs contours, et répétait en échos balbutiés, les dernières syllabes.

Le repas achevé, elle ouvrit la porte. Elle, qui avait vécu dans les villes, n’était pas encore accoutumée à avoir la nature si proche. C’était une créature vivante sur le seuil. Il fallait tendre la main, ébaucher une caresse dans les ténèbres. La nuit était tout à fait tombée, brusquement, comme si on venait de souffler une lampe. Les feux tournants d’un phare éclairaient par inter­valles, d’une clarté terrible, la conscience endormie du paysage. La lande complotait sous son masque. Elle avait effacé ses chemins.

Hésitante, Ève se tourna vers le Grand-Louis. Il était agenouillé devant le foyer. Il arrangeait le feu. Ses gestes étaient lents, appliqués, empreints d’une volonté étroite et concentrée. La lueur des braises coulait son profil dans le bronze.

Elle l’abandonna à lui-même, s’assit à la table de travail, le dos tourné, sortit le manuscrit du tiroir. Chacun s’absorba dans sa tâche. Chacun apporta à construire la même ardeur, la même lucidité, et, elle le sentait bien, la même satisfaction. La lu­mière de la lampe donnait à ses doigts à elle une agilité presque fluide, tandis que la flamme rebelle du foyer s’accrochait en fauves éclats au torse penché de l’homme.