Grand-Louis l’innocent/08

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 28-34).

VIII


Il prit l’habitude de revenir. Mais il n’entrait jamais de lui-même. Il attendait, immobile, à quelques pas de la fenêtre. Et chaque fois qu’elle allait au-devant de lui, il l’enveloppait du même regard ralenti, pesant et interrogateur. Il semblait l’attirer à lui, insensiblement, et une fois qu’elle était proche, un sourire se mêlait à la légère méfiance de son expression.

Elle modifiait pour lui sa vivacité ordinaire. Sa voix cherchait le relief des mots, ses gestes se faisaient plus mesurés, sa pensée s’attardait. Elle avait l’impression de voir la vie à son commencement. Il fallait explorer toute chose sans se hâter, en faire le tour avec prudence.

Grand-Louis venait derrière elle, ébloui parfois et se cachant les yeux.

Pourtant, il avait fait des progrès. Les actes d’une autre existence, sinon ceux de la sienne propre, commençaient à s’enchaî­ner, à prendre un sens. De temps en temps, il les pressentait, et elle était surprise qu’il vînt au-devant de ses gestes. C’était comme s’il ouvrait une porte, tout à coup, avant qu’elle n’eût exprimé son intention de sortir, et il attendait qu’elle passât, la tête un peu inclinée, baignée d’une demi-lumière, avec au fond de ses yeux le contentement d’avoir lu dans sa pensée.

Il avait maintenant un certain vocabulaire à sa disposition. Il était relatif au temps, à la mer, à l’horizon brumeux où son âme semblait vivre, et parfois à un monde plus vague encore où elle le suivait à peine. Il nommait les objets qui les entouraient, les travaux qu’ils exécutaient en commun, les mouvements d’Ève. Il proposait d’aller chercher du bois au bûcher et de l’eau à la citerne. Et ayant parlé, tous les deux écoutaient d’un air recueilli vibrer entre les murs l’écho des paroles qu’il venait d’as­sembler. Une simple phrase était un triom­phe. Il la prononçait en s’appliquant, équi­librait sa voix sur chaque mot comme on franchit pas à pas, en se balançant un peu, une planche jetée sur une nappe d’eau inconnue. Il trouvait un point d’appui dans le regard qui se tendait de l’autre bord vers lui.

Les choses étaient des êtres animés, certaines d’entre elles douées d’un pouvoir maléfique. Une fois qu’à moitié endormi près de la cheminée, il avait légèrement brûlé ses sabots, il s’était mis à démolir le feu à coups de pied, l’apostrophant avec violence.

Les soirs où le vent cherchait à s’introduire comme un coin, sous la porte, il faisait le geste de fendre du bois à coups de hache, afin qu’Ève comprît à son tour le dessein de ce mauvais bûcheron, et il lançait vers le dehors un regard noir. Les vagues écumantes étaient, on ne savait pourquoi, « les Dames », et le halo de la lune « la Sainte Vierge. »

La mémoire lui faisait défaut. Elle essaya de l’employer à quelques commissions dans le village, lui confia des lettres qu’il fallait mettre à la boîte avant le passage du facteur. Des heures après, on l’apercevait sur la pointe, qui guettait les oiseaux de mer atterrissant dans les îles, et elle était sûre que ses lettres étaient encore dans la poche de sa vareuse. Il n’aurait su dire pourquoi ni comment elles s’y trouvaient.

Alors, découragée, elle renonçait à rien tirer de lui. Il n’existait, pour l’homme de rêve, aucun lien entre une idée et son exécution, aucun rapport entre les phases d’un même acte, et quand elle cherchait à l’amener à quelque raisonnement puéril, ses yeux révélaient une sorte d’égarement et même de souffrance. Il sentait que cet échec lui causait une déception, et il avait l’air, par son humilité, de lui demander pardon.

Il prenait à présent la plupart de ses repas au Landier. Il n’avait plus l’aspect minable des premiers temps. Ses joues s’étaient gonflées, ses épaules redressées. Il portait un gros gilet de laine tricoté par une femme du pays.

Mais leur budget s’équilibrait mal. Il ne venait plus d’argent de l’étranger. Vincente n’aidait plus au ménage. On mangeait du pain grossier d’après-guerre.

Un jour, elle tenta une expérience. L’heure du repas du soir était arrivée. Il rentrait après un de ses longs vagabondages quotidiens le long de la côte. Le couvert était mis comme de coutume, mais le fourneau était froid et les assiettes vides.

Il alla découvrir une à une les casseroles, constata avec surprise qu’il n’y avait rien dedans. Ève, assise à table à sa place coutumière, guettait ses mouvements.

Il se tourna vers elle :

— J’ai faim.

Comme elle ne répondait pas, il vint lui toucher légèrement l’épaule.

— J’ai faim…

Il y avait dans sa voix une douceur plaintive mêlée de reproche.

— Moi aussi, Grand-Louis. Mais il n’y a pas de souper ce soir…

Elle s’attendait à ce qu’il demandât pourquoi. La question ne vint pas. Alors elle le prit par le bras, le mena au buffet qu’elle ouvrit, et qui était vide :

— Plus de pain, plus de viande, plus de poisson.

Elle l’entraîna ensuite devant le tiroir où s’éparpillait d’habitude l’argent des dépenses quotidiennes.

— Vous voyez, plus d’argent. Vous comprenez, n’est-ce pas, Grand-Louis : l’argent est fini. Il n’y a plus rien à manger.

Ce mot d’argent qu’elle choisissait à dessein ne frappait pas son oreille. Il ne voyait aucun rapport entre l’argent et ce qui composait un repas. Il répétait comme un enfant, d’une voix désenchantée :

— Plus de pain, plus de viande, plus de poisson…

Il s’étonnait que le miracle de la table mise, du pain multiplié chaque fois qu’il rentrait, ne se produisît plus aujourd’hui.

Ève, avec sa versatilité ordinaire, abandonna son stratagème.

— Voyons, tout de même, si les naufragés que nous sommes ne trouverons rien sur le radeau de la lande.

Elle parlait haut, gaîment.

Lui ne comprenait pas toutes ses paroles, mais il en saisissait toujours le sens caché, qui cette fois était une allégresse mêlée de contrition.

Montée sur une chaise, elle inspecta le buffet. Par elle ne savait quel obscur et complexe scrupule, elle n’avait pas voulu lui mentir : il ne restait ni pain, ni viande, ni poisson.

Sur l’étagère du haut, elle découvrit des biscuits, une boîte de conserve, un pot de confiture anglaise, du thé chinois, et elle mettait ses trouvailles dans les bras tendus de Grand-Louis qui riait de plaisir.

Ils demeurèrent longtemps après le repas, les coudes sur la nappe, leurs regards se rencontrant dans la brume de leur rêve, une expression de bien-être flottant sur leurs visages.

Ève leva les yeux par-dessus la tête de l’Innocent, jusqu’aux confins d’un ciel de mars qu’on apercevait par les carreaux et où traînaient déjà des lueurs de printemps.