Grand-Louis l’innocent/09

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 35-40).

IX


Grand-Louis ne se montrait plus depuis quelques jours. Ève ne s’en inquiétait pas, habituée qu’elle était à ses disparitions subites. Pourtant elles créaient un malaise. L’équilibre acquis se rompait. Le Nord faisait de nouveau entendre son appel tragique dans les espaces tourbillonnants de la mémoire. Il mettait sur le visage sa caresse, dans les veines, son vif-argent. La tempête blanche, avec ses lances cristallines et ses bannières étincelantes dressées, repoussait les forces masquées de la lande. La maison de pierre était scellée sur un cœur vivant. Il était temps qu’on vînt le délivrer.

Cette fois, quand il reparut, il portait sur la tête, à la manière des pêcheurs, un panier d’osier plat qu’il déposa sur le seuil. Puis il alla d’une fenêtre à l’autre, en se haussant un peu.

Elle remarqua qu’il ne l’appelait jamais par son nom, et qu’après ses absences, il n’entrait jamais dans la maison sans qu’on l’y invitât. Il demeurait l’apparition de la lande, l’homme-fantôme. Il attendait, le regard sur les vitres, qu’elle s’aperçût de son retour.

De longues aiguillettes d’un argent bleuté frétillaient dans le panier, sous une couche d’âcre fougère.

Elle interrogeait du regard.

Une expression d’orgueil passa sur le visage de Grand-Louis.

Il souleva son panier, repoussa doucement Ève et entra dans la cuisine, se dirigeant avec plus d’assurance que d’ordinaire. Il alla droit au buffet dont il ouvrit les battants.

— Plus de pain, plus de viande, plus de poisson ? dit-il en enchevêtrant les syllabes.

Il reprit haleine :

— Voici du poisson… pour vous.

Une émotion la saisit qu’elle ne chercha pas à dissimuler. Avec lui, on pouvait être soi : il n’y avait jamais à dissimuler.

C’est elle qui balbutiait à son tour, elle dont les mains tremblaient. À son appel, l’homme du rêve était descendu de son domaine en promontoire pour aller jeter ses filets dans la mer. Et il revenait déposer à ses pieds la pêche miraculeuse.

Elle restait immobile pendant qu’il s’affai­rait. Il raviva le feu, sans même se rendre compte que ce n’était pas l’heure du repas, prépara le poisson, plaça une assiette sur la table.

Il la prit par les épaules, l’obligea à s’asseoir, la servit, et demeura debout der­rière elle, les mains appuyées à sa chaise.

— C’est pour vous, disait-il, de sa voix chaleureuse et confuse. Mangez, mangez !

Quoiqu’elle n’eût aucune faim, elle obéit. L’émotion qui la serrait tout à l’heure à la gorge faisait place peu à peu à un amusement attendri.

Il tenait son regard empreint de gravité fixé sur elle, sans faire un geste ou prononcer une parole, selon son habitude, mais elle sentait que chaque morceau qu’elle portait à sa bouche lui causait une satisfaction.

— C’était très bon, Grand-Louis, pêcheur de miracle, dit-elle d’un ton pénétré.

Elle savait qu’elle l’interrogerait en vain sur la provenance de son poisson. Il ferait un geste vague vers le large et ce serait là sa seule explication.

Un peu plus tard, elle apprit que le Grand-Louis reprenait ses habitudes des jours de famine : il rôdait maintenant sur la côte aux heures où les barques mettent à la voile et sautait dans la première venue. Comme il n’y avait pas meilleur marin que lui, on lui donnait une bourrade amicale, et on se serrait pour lui faire place. Au retour, après la soupe de poisson du bord, au lieu de se sauver comme jadis une fois sa faim satisfaite, il attendait sans rien dire qu’on vidât les nasses, et recevait sa part de pêche.

Un jour, il arriva à la lande dans un état de bouleversement extraordinaire. Ses yeux lançaient des éclairs, ses fortes lèvres tremblaient.

Elle ne l’avait jamais vu ainsi. Ce qui frappait chez cet homme était au contraire un calme et une douceur qui mettaient un rampart de dignité autour de sa déchéance.

Il montrait son panier vide et les explica­tions qu’il tentait de donner se traduisaient par des cris inarticulés pénibles à entendre.

Elle fit de son mieux pour le calmer. Mais elle sentit pour la première fois une force révoltée et massive sur laquelle sa douceur n’avait pas de prise.

Vincente entra sur ses talons, et son agitation égalait presque celle du Grand-Louis. Des marins étrangers, qui faisaient la pêche sur un chalutier à vapeur, gens redoutables toujours pris de boisson, lui avaient cherché noise, le bousculant au passage, et faisant rouler son panier dans la poussière.

Grand-Louis, le Grand-Louis fabuleux au­quel s’accrochaient tendrement les petits enfants quand ils le rencontraient dans les chemins, s’était jeté sur ses assaillants, écumant de rage, prêt à les étrangler, disait Vincente, si des pêcheurs du pays n’étaient intervenus. Les autres vocifé­raient en ce moment au-dessus de leurs verres, dans la mauvaise auberge du village.

La veillée fut calme. Il reprit sa place au coin de la cheminée. On eût dit, à son immobilité de pierre, qu’il rêvait, mais le regard au fond de ses yeux dilatés était comme une flamme figée. Ses mains ne tremblaient plus. Une pâleur légère flottait sur son visage.

Tout à coup il se leva, alla à la porte, de son grand pas d’automate. Il l’ouvrit, de­meura sur le seuil à s’orienter, les bras croisés, la tête rejetée en arrière, une dure expression de défi sur ses traits. Il fouillait la lande des yeux. Allait-il bondir vers le village, se mettre à la recherche de ses agresseurs ?

Ève s’approcha de lui. Elle lui arrivait à peine à l’épaule. Ce Grand-Louis inconnu la remplissait de crainte. Dans un souffle, elle murmura son nom, et sa voix était pleine de détresse. Il se tourna vers elle, lentement, l’arc bandé de sa fureur se détendit. Il semblait découvrir à ses côtés ce visage de femme que l’inquiétude rendait enfantin. Ce fut lui qui la prit par les épaules et la ramena vers le foyer. Le rouet des heures reprit son bourdonnement paisible.