Grand-Louis l’innocent/10

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 41-45).

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Un matin, ils se rencontrèrent dans la campagne, loin de la maison, sortis de l’ambiance coutumière, tous deux périlleuse­ment changés d’aspect. Ils allaient dans des directions opposées.

Le soleil, qui devait être déjà haut dans le ciel vaporeux, ne se montrait pas encore. L’homme-fantôme lui apparut à travers cette brume qui mettait de l’indécis autour de sa silhouette. Détachée du cadre de la lande, elle pouvait devenir grotesque dans les pauvres vêtements étriqués et trop courts. Ève ne fut frappée que par sa puissance.

De se trouver face à face, ils restèrent interdits. Malgré qu’il la regardât en ébau­chant un sourire, il n’avait pas l’air de la reconnaître. Son expression était mêlée d’incertitude et d’une timidité nouvelle. Ils étaient comme les passagers d’un navire qui, après s’être vus chaque jour sur le pont, dans les chaises-longues, enveloppés de couvertures, ou rencontrés le soir en vêtements de gala dans les salons, se reconnaissent à peine une fois à terre, en costumes de ville, avec un curieux air de décision, de hâte et d’inquiétude répandu sur leurs traits. La préoccupation de bagages à retrouver et à faire visiter, d’un train à prendre, transforme plus qu’une maladie un visage.

Cependant, Grand-Louis vint se placer à ses côtés et ils reprirent leur marche en silence.

Elle avait choisi la grand’route qui courait haute et droite à travers la presqu’île. D’un côté, on voyait la bande d’un bleu sombre de l’Océan, le long de la froide découpure de la côte, de l’autre la vasque plus claire du golfe du Morbihan, bordée par les hameaux aux maisons penchées les unes vers les autres et chuchotant sous leurs coiffes. La tour de l’église de Saint-Gildas bâtie sur un promontoire de rochers s’avançait comme une cheminée de navire dans une mer de brume et le village demeurait invisible.

Jusqu’à ce que le soleil parût, il faisait plutôt frais, et il fallait presser l’allure pour se réchauffer. Ils marchaient vite, d’un même pas allongé et cadencé, sans dire mot, le visage haut levé, les bras ballants à leurs côtés.

Le brouillard qui cachait le soleil semblait une accumulation de vapeurs et de parfums nocturnes dégagés de la terre. Quand il se dissipa, l’air, délivré de son poids, fut entraîné violemment dans le circuit des champs. Les poitrines s’ouvrirent.

À droite, vers la côte, s’élevait une sorte de tumulus géant qu’on appelait Le Petit Mont.

Elle le montra du doigt et ils obliquèrent dans sa direction. Ils marchaient mainte­nant l’un derrière l’autre à travers une lande courte aux pointe fines. Ève relevait sa jupe sur ses longues jambes musclées, et les jambes nues de Grand-Louis s’égratignaient sans qu’il s’en aperçût. Il s’élança le pre­mier dans le sentier tortueux qui montait jusqu’au sommet du tumulus, en la tirant par la main.

De l’autre côté de la route, on en voyait un semblable, mais plus élevé : Le Grand-Mont.

Chaque cône s’étayait sur une maçonnerie d’apparence gallo-romaine. Des ronces épaisses poussaient partout et les monticules formaient dans la campagne plate deux dômes de verdure.

Ève qui examinait le pays se retourna tout d’un coup vers son compagnon pour lui désigner ce qu’elle croyait être l’emplace­ment du Landier. Elle suspendit son geste.

Il se tenait les bras croisés, le visage tourné vers la mer. Ses yeux à demi-clos embrassaient pourtant la vaste courbe du large. Ses longs cheveux rejetés en arrière et sa moustache tombante lui donnaient l’air d’un prophète. Une illumination qui venait du dedans ruisselait sur ses traits, mêlée au soleil qui les baignait. Elle remarqua que les fortes lèvres tremblaient sur les dents proéminentes, mais ce n’était plus de fureur.

Elle ne chercha pas à deviner ce qui l’agitait ainsi, émotion d’âme ou allégresse physique dont elle aussi se sentait au même moment déborder.

Des exclamations étouffées sortaient de sa bouche. Un souffle tumultueux gonflait sa poitrine.

Un souvenir revint, vivide, dans la mé­moire d’Ève.

Un jour d’hiver à l’étranger, elle avait croisé un jeune enfant qu’une nurse poussait devant elle dans un traîneau. Il faisait froid, la rafale tourbillonnait si fort qu’on ne voyait rien devant soi et le trottoir se rétrécissait entre les hauts bancs de neige. La rue n’était plus qu’un vague fossé entre les osiers et les aulnes que formait le barrage du vent mêlé de flocons. Elle dut se mettre de côté pour laisser passer l’équipage. La face de l’enfant, rouge de froid, sortait des couvertures de fourrure blanche, mais ses yeux étaient alertes dans la tempête. En passant près d’elle, il avait poussé une sorte de rugissement de joie en la regardant, et il y avait mis tant de force que ses traits s’en étaient crispés. Sa bouche béait sur ses grosses dents de devant, les premières dents, qui semblaient vouloir mordre à la neige qui tombait.

Grand-Louis, sans doute, ressentait lui aussi une aveugle joie de vivre, en ce matin de juin, au haut du monde et il s’avançait parmi les forces obscures en vibrant comme une mâture puissante dans le vent de mer.