Grand-Louis l’innocent/11

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 46-49).

XI


C’était surtout le soir qu’il redevenait fabuleux. Il ne cherchait plus à s’accrocher à un monde dont les bords lui glissaient entre les doigts. Il reprenait sa personnalité. Il rentrait dans son domaine. Ève n’y tentait point d’incursions. Il était comme le reflet d’un paysage renversé sur les eaux, dont on sait qu’il est vain de vouloir se rapprocher. Il mettait dans l’ambiance un mystère qu’il eût été sacrilège de chercher à pénétrer. Cette atmosphère plaisait à son esprit de femme. Elle vivait là un roman qui dépassait son attente. Il y avait à ses côtés une âme aux contours si flottants et si vastes qu’elle ne les atteindrait jamais. Il faudrait continuer à aller devant soi en étendant les bras. Chaque jour renouve­lait entre elle et lui la nappe inconnue, la brume impénétrable. Ils resteraient l’un pour l’autre deux étrangers. Ils se rencontreraient toujours avec ce regard neuf. Ils garderaient à leurs actions des mobiles secrets, et à leurs paroles un sens imprévu. Ils ne finiraient jamais de se découvrir. Il n’y aurait pas cette lente et terrible fusion de deux personnalités. Chacun veillait sur la sienne. Ils continueraient à s’aborder avec un sourire sur les lèvres et un masque sur les yeux. Ils n’étaient durant les veillées séparés que par une longueur de bras. Et pourtant, la distance était immense. Chacun descendait dans les dédales de l’être inté­rieur. Chacun entendait décroître le pas de l’autre. Et chacun ressentait à se murer ainsi un sentiment de délivrance. On ne bâtit que dans la solitude, on ne crée que de ses mains. Chacun creusait sa propre sape, attentif, l’oreille aux aguets, rassuré d’en­tendre, de loin en loin, le faible écho d’un effort parallèle et invisible.

Ils n’avaient ni l’un ni l’autre atteint le but. Ils n’étaient qu’à une étape. Ils s’é­coutaient haleter, impatients de voir se dérouler les riches ténèbres. L’effort cou­vrait leurs mains d’une noire poussière. La profondeur à laquelle ils descendaient était une protection. Là-haut, lui se battait contre des ombres. La lande hérissée se jetait sur lui. La femme, de son côté, était une mince silhouette dans les espaces chavirés. Le grand pays posait de nouveau sur elle ses mains argentées. Il y avait autour d’elle des échevèlements, des fureurs, des cris barbares, mêlés tout à coup de plaintes d’une langueur sensuelle. Le vent se fatiguait de sa propre violence, se suspendait aux bran­ches qu’il liait autour de l’horizon d’une molle arabesque dans la forêt de mirage. C’était l’heure où des yeux de faon, doux, timides et attentifs, paraissaient entre les feuillages imaginaires. On allait vers eux dans un tâtonnement, avec un regard fixe d’halluciné, et on s’apercevait que les doux yeux s’étaient fondus. La tempête vous réveillait d’un coup de sa crinière froide à travers le visage. Une créature puissante au sang étranger s’avançait à pas pesants. La mémoire devenait son domaine conquis.

Ève demandait grâce. Il fallait cesser d’aller devant soi, briser une fois pour toutes l’envoûtement, s’accrocher aux aspérités de la terre natale, se replier pour offrir moins de prise. Il fallait chercher un refuge en soi. On s’habituait peu à peu aux ténèbres, et le sentiment d’une autre haleine oppressée, tenace et toute proche, traversait de temps en temps ce domaine d’ombres comme le bras lumineux d’un phare éclairait par in­tervalles la lande. Alors le chant immortel s’élevait qui partait de deux âmes différentes. L’un était frêle encore mais sûr de lui dans son ardeur, et l’autre aux syllabes brisées exprimait un effort tumultueux et aveugle. L’un et l’autre alternaient, se ré­pondaient, se cherchaient pour monter en­semble sous la voûte. Celle-ci finirait peut-être par ensevelir les deux solitaires, mais sans qu’ils l’entendissent crouler, et en atten­dant, ils oubliaient que la vie n’est qu’une longue fuite devant la mort.