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Grand-Louis l’innocent/12

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 50-54).

XII


Jusqu’alors, elle s’était peu préoccupée de son passé.

Elle résolut de l’interroger.

Elle vint s’asseoir auprès de lui, fit peser son regard sur le sien. Elle savait que le sens de ses paroles l’atteignait rarement, mais elle avait remarqué qu’il la comprenait par le regard. Parfois même, il suffisait de laisser aller vers lui une pensée directe, insistante et rapide, une prière, un commandement. Au cours des longues veillées d’hiver, quand l’immobilité où il se tenait commençait à la rendre inquiète ou nerveuse, elle lui faisait tout à coup, au dedans d’elle-même, un appel urgent de prouver qu’il n’était pas une fantaisie de son imagination, de faire un mouvement, de montrer qu’il était en vie. Elle ne bougeait pas de sa place, n’élevait pas la voix, et elle sentait que Grand-Louis l’interrogeait du regard. Puis il se levait, venait vers elle avec une expression perplexe, et rassuré par son sourire il reprenait sa rigide rêverie.

Elle mit un album de photographies sur la table. Il contenait des vues de pays inconnus, des maisons trapues sous le revêtement des neiges, des toits de cuivre, de curieux clochers en spirales. Les mêmes paysages se répétaient à travers l’album, avec leur richesse végétale extraordinaire et le ruissellement de leurs eaux. En les re­gardant, on avait envie de s’étendre sur cette terre vierge et de savourer l’ombre, le silence et la fraîcheur mêlés. On sentait que l’homme devait faire corps avec elle. Et cependant, comme elle lui brûlait les pieds ! Comme il avait hâte d’aller grappiller ailleurs, dans les vignes ensoleillées du sud, parmi les rires clairs des vendangeuses, et de se griser de leurs chansons modulées par les siècles.

Rien ne frappait Grand-Louis. Il passait son doigt sur le papier, surpris qu’il fût lisse et luisant, et cette sensation s’inter­posait entre l’image et lui. Elle ne pourrait réveiller par là aucun souvenir.

Prise d’une inspiration, elle alla chercher dans un tiroir une collection de portraits, dont quelques-uns l’avaient accompagnée là-bas.

Elle commença par celui de ce frère unique et chéri, tombé au champ d’honneur. Grand-Louis saisit le portrait, le pencha vers la lampe, étudia attentivement l’uniforme. Son regard s’arrêtait à peine sur le visage. On suivait sur sa physionomie un effort intense. Ève se tenait immobile, l’haleine en suspens, le cœur comprimé dans sa poitrine. Quand son attention parut se détendre, elle mit sous ses yeux les tristes reliques : la croix de guerre, un casque, un sifflet attaché à un cordon de cuir, une musette décolorée.

Hélas, il y avait d’autres souvenirs plus poignants encore…

Elle possédait, roulé dans un tiroir, un tableau noir qui était resté jusqu’au dernier moment cloué sur le mur de sa chambre d’étudiant, dans la maison natale, et sur lequel le jeune homme, à sa dernière permission, s’était amusé à tracer des figures de géométrie… Personne n’avait eu le courage de les effacer…

Grand-Louis passa une main qui tremblait sur le casque, porta le sifflet à ses lèvres. Il y eut dans la chaumière un triste huhulement qui semblait venir de la lande et qui les fit sursauter tous les deux.

Il paraissait souffrir. Ses sourcils étaient rapprochés et ses yeux un peu égarés. Il avait le halètement des jours d’émoi.

Ève pensa que l’épreuve avait assez duré. Quand elle voulut ranger la photographie, il fit un geste de protestation, croisa dessus ses deux mains.

— C’est assez pour ce soir, n’est-ce pas, Grand-Louis ? Demain nous la regarderons encore.

Comme il conservait son air obstiné, elle revint aux paroles familières, à la salutation de chaque soir, se leva pour allumer la bou­gie, ainsi qu’elle faisait d’habitude, et dit lentement :

— Grand-Louis, il est l’heure.

Il la regarda, desserra les doigts, et s’en alla avec docilité.

Elle était heureuse elle-même de remettre à plus tard la suite de l’expérience. Elle avait encore d’autres photographies à sou­mettre, le portrait de jeunes femmes de ses amies, de beaucoup de femmes, quelques-unes aux belles épaules nues dans la robe de soirée, quelques-unes en robes de ville déjà démodées, la plupart dans la simplicité de leurs costumes de sport et de leurs cheveux courts.

Il y avait aussi des photographies d’enfants…

Qu’allait-elle apprendre ? Elle venait de découvrir ce soir que la mémoire n’était pas éteinte, et pouvait conclure que pour Grand-Louis un uniforme de soldat avait une signification.