Grand-Louis l’innocent/13

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 55-62).

XIII


Un dimanche après-midi, ils étaient assis sur la lande et du haut de la pointe, ils regardaient la mer. Le paysage était un jardin de poudroyante lumière. C’était un de ces jours de beauté si éternelle en face de la vie qui passe qu’elle remplit l’âme solitaire de malaise et d’inquiétude. À deux, on en fait un chant de joie.

On voyait à droite une masse de rochers inaccessibles, à gauche une petite anse dorée avec des cabines de bain destinées aux tou­ristes de l’hôtel voisin. La saison n’était pas encore commencée.

Dans l’anse, deux paysannes se tenaient debout au bord de l’eau. Le jour baissait sur la campagne déserte, écrasée de paix dominicale.

Les deux femmes regardaient attentive­ment la mer, semblant suivre des yeux quelque chose. Un canot était mouillé à quelque distance.

Ce fut Grand-Louis qui le premier décou­vrit ce qui les intéressait. Un jeune homme se dressa dans l’embarcation et se jeta à l’eau.

Il avait l’air d’un nageur merveilleux et s’en allait, à brasses régulières, vers le large. Il devait être maintenant à un bon kilo­mètre de la côte.

Une sorte de hurlement retentit dans lequel on pouvait à peine distinguer les mots « Au secours ! » Et l’on vit la tête chevelue du nageur disparaître sous l’eau, pour apparaître quelques moments après.

Les femmes poussaient des cris terribles, et l’une d’elles se rua dans la mer où elle enfonça jusqu’au cou.

Elle criait :

— Mon garçon se noie !

Toute la campagne retentissait de ses clameurs.

La plus jeune, les yeux révulsés, les traits grimaçants, était en proie à une crise de nerfs.

Ève aussi criait au secours, d’un air égaré, en cherchant à descendre les rochers à pic. Il n’y avait pas une barque en vue, ni douanier ni pêcheur sur les digues.

Du haut d’un rocher surplombant, Grand-Louis se jeta à la mer. On le perdit de vue dans l’écume.

Elle reprit son sang-froid.

Là-bas, l’homme en perdition apparaissait et disparaissait par intervalles. Elle criait de toutes ses forces, malgré qu’elle se rendît compte qu’il ne pouvait l’entendre :

— Tenez bon, tenez bon, on arrive !

Mais l’encouragement, elle le savait bien, parvenait aux oreilles de Grand-Louis.

La mère hurlait toujours, sûre, elle aussi, de maintenir son fils à la surface par sa voix, jusqu’à ce que le secours arrivât.

Il semblait se débattre, changer de direction, être attiré sous l’eau par une force mystérieuse, pour flotter de nouveau un peu plus loin. Il devait être épuisé. Et cependant il n’avait pas perdu la tête ; malgré ses détours incompréhensibles, il faisait des progrès dans la direction de son bateau.

— Je le vois, je le vois, criait Ève. Courage !… Le voilà !… Il réparait… Mon Dieu, mon Dieu !… Ah ! le voilà… Il nage… Il avance… Ah ! il change de direction… Grand-Louis, à droite, à droite !

Mais avant que Grand-Louis l’eût rejoint, le nageur avait atteint son canot, s’était hissé par-dessus bord pour s’écrouler au fond, la face en avant. Il restait sans mouvement. On voyait ses pieds pendre en dehors.

Ève tremblait maintenant pour Grand-Louis. Tout bon nageur qu’il fût, arrive­rait-il, lui aussi, jusqu’au bateau, ou allait-il chercher à revenir à terre ? La mer, quoique calme ce jour-là, écumait toujours un peu dans ces parages. Le redoutable rocher de La Teignouse n’était pas loin.

Heureusement, le jeune homme, qui n’a­vait eu qu’une faiblesse passagère, revint à lui, se redressa, arracha son ancre et se mit à ramer à la rencontre de Grand-Louis.

La mère, entre ses sanglots, disait à Ève :

— Je savais bien qu’il lui arriverait quel­que chose. Il n’a que quinze ans, Made­moiselle, et si fou à la mer ! J’ai eu le pres­sentiment d’un malheur. Je le regardais nager, si loin de tout secours, et j’ai saisi le bras de ma fille en disant : « Jacques va se noyer ! » Et c’est à ce moment-là qu’il a appelé.

On entendit le jeune homme qui criait, sitôt qu’il fut à portée de voix :

— Un requin m’a attaqué !

La mère haussa doucement les épaules, et murmura pour qu’Ève seule l’entendît :

— Un requin ! Il n’y a pas de requin par ici… Le pauvre petit ! Il a dû avoir peur de quelque chose… À moins que le goëmon… ou des crampes…

Grand-Louis ramait. La barque heurta le sable. Il fallut prendre le rescapé sous les bras pour l’aider à débarquer.

C’était un garçon au torse vigoureux, au beau visage énergique, sous les grands cheveux ruisselants. Il y avait du sang sur ses jambes.

À cette vue, la mère reprit ses terribles lamentations.

Cependant, Grand-Louis branlait la tête et disait : « Ce n’est rien », en fixant Ève de son regard, et elle comprit qu’il voulait la rassurer.

Alors elle étancha le sang avec des poignées de varech trempées dans la mer, et s’aperçut que les blessures n’étaient que superficielles, disposées en bracelets autour des cuisses. Le sang suintait de petits trous bien rangés, nombreux mais peu profonds, comme produits par les dents d’un jeune chien. Le jeune homme venait d’être attaqué par un squale. Ce printemps-là les pêcheurs qui regagnaient la terre à la tombée de la nuit, le long des chenaux, avaient parfois senti leur barque soulevée d’une manière inexplicable, ou surpris dans les eaux calmes du golfe un remous qu’ils ne comprenaient pas. Arrivés à la maison, ils racontaient aux femmes que des « bêtes du diable » hantaient maintenant ces pa­rages.

Celles-ci, habituées à leurs histoires de revenants, qui se passent toujours entre chien et loup, et ne sachant trop s’ils vou­laient exploiter leur crédulité, restaient scep­tiques. D’ailleurs, les pêcheurs eux-mêmes, une fois à l’abri sous le manteau de la che­minée, étaient moins sûrs de leurs dires.

Cependant, on avait trouvé un squelette de bête marine, long de plusieurs mètres, sur l’îlot du Diance, dans le golfe. La mâchoire en fut portée à la préfecture voisine. C’était un peau-bleu. Des affiches aux portes des mairies signalèrent leur pré­sence et mirent les pêcheurs sur leurs gardes.

Assis sur le bord de la barque, l’adoles­cent, dont les genoux grelottaient encore, essayait de rire à présent de son aventure. Il décrivait comment il s’y était pris pour dépister la bête, nageant en zig-zag, lui assénant des coups de pied quand elle cherchait à l’entraîner. Il se grisait de cette force merveilleuse dont il venait de prendre conscience. On eût dit qu’une fièvre mon­tait à ses pommettes.

— Il faudrait coucher ce garçon, dit Ève. Ne le laissez pas trop s’agiter. Vous feriez mieux d’aller chercher le médecin.

Grand-Louis se tenait en arrière du groupe. Personne ne songeait à lui. La mère n’eut pas un mot de remerciement. Et comme lui-même avait repris son air de ne pas comprendre, il se pouvait qu’il eût oublié le rôle qu’il venait de jouer dans le drame. Il regardait avec embarras ses vêtements mouillés.

Les deux femmes, dont les visages ruisse­laient encore de larmes, encadraient le res­capé, en le soutenant un peu, malgré qu’il s’en défendît, et s’éloignèrent dans la direc­tion du village.

Ève eut un sourire de tendresse pour le Grand-Louis.

Elle lui prit le bras. Ils revinrent par la lande. Elle avait hâte de faire flamber le feu pour lui, de sécher ses vêtements, et de préparer le repas qu’elle lui servirait debout, ce soir-là.

Elle ne put s’endormir, les nerfs à vif. Tout éveillée, elle voyait dans la nuit claire des bêtes fabuleuses se dérouler sur le plan­cher, entre la porte et son lit.

Quand elle alla le lendemain aux nouvelles, elle trouva le jeune homme couché, en train d’absorber un gros repas. Ses plaies n’é­taient guère que des égratignures, et il refusait de parler davantage de l’aventure, se moquant du danger qu’il avait couru.

Il s’informa avec empressement du Grand-Louis et confia à Ève, d’un air un peu timide, qu’il irait lui « causer » un de ces jours.

Ève lui pressa la main, fit signe qu’elle avait compris.

La mère la prit à part, lui conta que pendant la nuit, s’étant levée pour voir si le garçon reposait, elle n’avait pu entrer tout de suite dans sa chambre. Il avait poussé contre la porte un coffre, et juché là-dessus une malle, des chaises, des paquets de cor­dages, ce qui lui tombait sous la main.

Lui aussi avait dû voir, tout éveillé, des bêtes fabuleuses se dérouler vers lui. Seul, Grand-Louis avait dormi de son immense sommeil.