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Grand-Louis l’innocent/14

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 63-68).

XIV


Elle acheta à la mère du jeune homme ce canot qui leur inspirait une crainte supersti­tieuse.

Il était solide encore. Grand-Louis le goudronna entièrement, peignit l’intérieur.

Le forgeron fit une fouine neuve, et il partit chaque jour à la pêche pour son compte. Un vieux fusil de chasse complé­tait son équipement. Les temps de vaga­bondage étaient loin. Il fallait suivre les mouvements de la marée. Parfois, il se levait avant le jour et Ève criait en vain son nom sur la lande, au pied de l’escalier de pierre, une fois le déjeuner prêt. Il était en mer.

Ils se nourrissaient maintenant comme les pêcheurs, principalement de poisson et de pain de guerre. Les ressources diminuaient. Il était difficile de se procurer du bois. Ève, si peu frileuse au dehors, ne pouvait sup­porter le froid humide de la maison, habituée qu’elle était aux intérieurs surchauffés. Les robes légères qu’elle portait faisaient tou­jours l’étonnement des femmes du pays. Aussi le feu flambait-il du matin au soir.

Dans ce pays dénudé qui d’animal terrien se transforme en bête marine allongée vers l’Océan, tout en arêtes et en écailles, le bois est rare. Des chênes qui bordaient les champs, il ne restait que des troncs émondés. Ceux qui finissaient par mourir, quoique gardant au faîte une couronne de feuillage, blancs et épuisés, avec un ventre creux et effrité, des nerfs encore durs comme de l’acier, noués dans la longue agonie, on les abattait. Chaque nœud formait une bûche qui mettait des heures à se consumer.

Grand-Louis s’était mis à déraciner de la lande et il rapportait des brassées de souches dont il bourrait le foyer, content de voir le visage d’Ève se réjouir.

Il fallait qu’elle s’occupât de ses vête­ments, dont il était extrêmement soigneux, mais qu’il n’aurait pas eu l’initiative de renouveler. Le mari de Vincente, un doua­nier, que son administration habillait, céda une longue pèlerine neuve qu’il ne pouvait utiliser, et après l’avoir mise sur les épaules de Grand-Louis pour l’essayer, il le regarda avec admiration, disant qu’on l’eût pris pour le capitaine en tournée sur les digues. Celui-ci était très grand aussi, on le découvrait de loin, heureusement, et on avait l’air très éveillé quand il arrivait à la guérite.

Grand-Louis n’était plus un hôte à charge. Il apportait sa contribution au ménage.

Ève, quoique s’accusant de préjugés in­dignes de l’affranchie qu’elle était, ne pou­vait s’empêcher d’en éprouver du soulage­ment : l’Innocent se réhabilitait. Les jours où la pêche donnait en abondance, il s’était mis à offrir dans les chaumières pauvres échelonnées le long de la côte le poisson dont ils n’avaient pas besoin.

De retour à la maison, il riait en cherchant, éparpillés dans ses poches, les billets illi­sibles, déchirés et recollés, qu’on lui donnait en échange, au petit bonheur. Ils étaient mis de côté à son intention pour l’obscur plus tard.

Des gens venaient même jusqu’au Landier, des femmes, en général des vieilles au dos courbé et qui semblaient fureter après la nourriture, vêtues de robes de mérinos ver­dies, mais proprement raccommodées, gardant la coquetterie d’une coiffe blanche. Elles entraient s’asseoir un instant en face d’Ève, osant à peine s’appuyer aux fauteuils dont elles n’avaient pas l’habitude, et les mains croisées sur leurs tabliers, récitaient les noms des jeunes hommes morts à la guerre, du ton dont elles disaient leur chapelet. Leurs voix étaient étrangement résignées, coupées de silences.

Grand-Louis faisait la distribution du poisson dans le bûcher, qui devint son quar­tier général. Il y gardait des outils rudimen­taires, y suspendait son filet de pêche.

C’était aussi son cabinet de toilette. Cha­que matin, il s’ébrouait à grand bruit, le torse nu, à la façon des marins, dans l’eau saumâtre puisée à la citerne. Tout y était rangé avec un soin méticuleux, et pendant ses absences, Ève entr’ouvrait parfois la porte du réduit un peu en contre-bas du sol, éclairé d’une demi-lumière, pour respirer l’odeur de goudron mêlée à celle du bois sec.

Il portait pour aller en mer un vieux cha­peau de feutre qu’il attachait sous son menton à la manière d’un suroît. Et le visage ainsi encadré apparaissait avec sa légère couche de hâle sous laquelle circulait le sang vif, ses larges yeux jamais troublés qui se posaient sur le monde avec une si tranquille confiance. Leur expression était moins vacante depuis qu’il menait une vie plus active.

Les jours de pluie, il portait un long caban ciré. Ainsi équipé, avec sa fouine ou son filet sur l’épaule, parfois ses bottes de pêche suspendues à son bras, et au retour son panier bien équilibré sur sa tête, il formait une apparition puissante et pittoresque qu’on voyait de loin sur la lande.

Ève calculait, d’après l’état de la mer, l’heure du retour. Elle allait au-devant de lui, du côté du golfe, quasi-vidé à marée basse, où l’eau pénétrait à la mer montante avec un bruit gras de lessive, d’une longue nappe régulière.

Elle reconnaissait son canot, car il y avait peu de pêcheurs qui se livraient à cette sorte de pêche. La plupart possédaient des ba­teaux trapus aux voiles rouges bien connues des riverains, sur lesquels ils s’embarquaient à deux ou trois pour aller au large pêcher la sardine. Ceux-là passaient la nuit en mer.

Il n’y en avait qu’un autre qu’on pouvait confondre avec Grand-Louis, un tuberculeux de la marine, au sang brûlé dans les soutes des navires, trop malade pour faire la pêche du large. Mais il toussait et chevro­tait perpétuellement. On l’entendait de loin croasser comme un pauvre goëland blessé, et c’est ainsi qu’on le distinguait du Grand-Louis.

Du haut de la falaise, elle le hélait jusqu’à ce qu’il l’entendît. Il ne faisait pas de geste pour lui répondre. Son torse massif se redressait ; elle devinait, au port de sa tête, qu’il posait sur elle son regard, un long moment, et la saluait ainsi.

En attendant qu’il y eût assez d’eau pour venir à terre, il mettait de l’ordre dans sa barque, avec l’application méticuleuse et la lenteur qui le caractérisaient, trempait dans la mer de grosses poignées de goëmon pour la laver. Une fois débarqué, il plantait solide­ment l’ancre dans la vase, rassemblait ses affaires et montait à grandes enjambées le sentier qui menait à la lande.

Ayant rejoint Ève, il posait son panier à terre pour qu’elle le soupesât, et les jours où il était lourd, un contentement extrême se lisait sur son visage. Ils remontaient côte à côte vers la maison. Ils ne s’interrogeaient point. Leur joie de se retrouver n’avait pas besoin de paroles.