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Grand-Louis l’innocent/15

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 69-77).

XV


Il fut décidé qu’elle l’accompagnerait le lendemain. Elle n’était pas sûre qu’il eût compris son intention.

Elle se leva de bonne heure, craignant qu’il ne partît sans elle. La maison ainsi tirée de sa léthargie avant le jour prenait une physionomie nouvelle. Elle avait un réveil humain. On sentait entre elle et soi une intimité surprenante. C’était la même paresse à sortir du sommeil, la même humeur lente à s’éclairer. L’air était chaud et hu­mide comme une respiration. Les couver­tures rejetées au pied du lit ressemblaient à des vêtements abandonnés. La bougie clignotait. Les ombres étaient pleines de chuchotements. Il y avait du babil de l’enfant dans le pétillement du feu matinal.

Elle eut la sensation d’arriver en vacances, de se réveiller, non dans un lieu étranger, mais dans une chambre familière où elle venait de passer la nuit après une longue absence.

Quand elle ouvrit la porte, il était dans la lande, immobile, le regard sur la maison. Elle fut contente qu’il eût compris qu’elle irait avec lui.

Une brume épaisse couvrait la péninsule. On ne voyait rien devant soi. Ils composaient à eux deux le monde. La mer com­mençait à descendre et le bateau était au sec.

Grand-Louis lui commanda d’embarquer et fit glisser, en la poussant des deux bras, l’embarcation jusqu’à l’eau, sans effort ap­parent.

Il connaissait heureusement les passes ; sans cela, ils eussent échoué, condamnés à rester prisonniers des vases jusqu’à la marée montante. Elle n’ignorait pas le risque. Mais à le voir ramer de son air tranquille, les yeux sur les sillons à peine marqués des chenaux, elle se rassurait. Cette maîtrise nouvelle qui était sienne lui fit plaisir. Les rôles étaient changés. Elle devenait la pas­sagère docile.

La côte disparut aussitôt. À peine si une sorte de bourrelet grisâtre indiquait les terres qu’on laissait derrière soi, et les quelques chênes-verts isolés qui poussaient dans les landes ne se voyaient plus que comme les personnages d’une tapisserie usée. Le soleil était une pastille blanche et ronde suspendue dans le ciel, sans le moindre rayon. On avait un peu mal au cœur à le regarder. Le brouillard tombait, glacial, sur les épaules.

Elle regretta de s’être embarquée sans manteau. Sa robe de laine semblait boire l’humidité. Personne ne l’avait prévenue qu’il ferait froid en mer, et il ne fallait pas s’attendre à cette sorte de prudence de la part du pauvre Grand-Louis. Grand-Louis n’aurait jamais d’égards, Grand-Louis n’aurait jamais d’attentions pour une femme. Cela dépassait son entendement.

Lui n’avait pas froid, il ramait en sifflotant. Elle croisa les bras sur sa poitrine, décidée à lutter contre cette sensation de linge humide collé à sa peau. Ses dents claquaient et son visage était marbré de froid. Elle le tourna vers le large, se sentant prête à pleurer.

Il abandonna ses rames. En quelques en­ jambées il vint à elle, lui fit signe de se lever. L’étroite embarcation pencha et elle dut s’accrocher à lui. Elle ne comprenait pas son dessein.

Il fouilla sous l’avant qui formait une espèce de coffre, en tira son caban ciré qui était roulé au fond, le secoua et l’en enve­loppa. Puis d’une pression de mains sur ses épaules il la fit se rasseoir.

Il reprit ses rames. Son regard se posait sur elle d’un air d’approbation. Le haut col du caban lui couvrait la moitié du visage, mais il voyait ses yeux et sans doute qu’il comprenait leur expression de bien-être.

Il rama pendant plus d’une heure. Le golfe se vidait peu à peu, et à cause de l’herbier qui se découvrait, il prenait l’appa­rence d’une prairie noyée d’eau où les teintes vertes, grises et bleues se mêlaient, si glau­ques et si fondues qu’on eût dit une vaste toile marine fraîchement peinte et qui sé­chait, étendue à terre.

On arriva à la bouée qui indiquait l’entrée du grand chenal qui traverse tout le golfe et le long duquel on faisait la pêche. Grand-Louis y amarra la barque, car les eaux n’étaient pas encore assez basses pour le bien distinguer. Il fallait attendre.

Alors Ève s’allongea dans le fond, roulée dans le grand manteau. L’eau clapotait contre les bords avec une cadence monotone qu’interrompait le choc sourd du bateau contre la bouée. Elle se mit à prêter à cette cadence des paroles. Sur l’accompagne­ment en mineur, elle composa un chant de joie.

Jamais elle n’avait éprouvé une telle im­pression de bien-être physique, de sécurité et de paisible contentement. Sa pensée flottait dans un demi-sommeil.

Une exclamation de Grand-Louis la fit se redresser. Une voile rouge louvoyait à quelque distance. Il y avait deux hommes à bord, à en juger par les deux voix alternantes. Ils étaient évidemment en retard et avaient grande difficulté à arriver jus­qu’au chenal. Il fallait trouver le courant, manœuvrer avec rapidité et adresse. Cha­cune de leurs brèves paroles arrivait dis­tinctement jusqu’à Ève, à travers le brouil­lard. Il semblait qu’elle fût prononcée à son oreille.

Enfin ils réussirent à s’engager dans le chenal. La voile triangulaire s’abaissa au moyen d’une poulie. Le plus jeune des deux hommes sauta sans perdre un instant dans la petite embarcation à la remorque qu’il se mit à vider.

— Ça va chauffer, dit l’autre en s’adressant à Ève et à son compagnon avec la simplicité d’un jardinier qui échange des propos avec son voisin, par-dessus la haie.

— Oui, si le brouillard se lève.

Elle reconnut les deux pêcheurs, le père et le fils qui étaient de Port-Navalo.

Grand-Louis regardait attentivement les eaux. Il décida qu’il était temps. Ils pous­sèrent plus avant dans le chenal jusqu’à l’ilôt du Diance, aride, couvert d’herbes sèches, et qui faisait une tache blonde dans les grisailles environnantes. On laissa der­rière soi la tour carrée du village, les sept cheminées du château, les digues des marais salants. La voile rouge disparut.

Le brouillard s’était levé. L’œil se per­dait dans l’immense cirque tacheté par endroits de champs de varech qui avaient l’air d’oasis dans le désert. La mer profitait de chaque dépression pour s’y blottir en flaques paresseuses et les mille embranche­ments des chenaux où l’on sentait encore la pulsation du reflux rompaient la monotonie.

On était seul. En se tenant debout dans le bateau, on se trouvait grand. On tou­chait du front le ciel bas.

Le monde entier était aboli. Il n’y avait plus là que deux êtres humains dont les âmes étaient sœurs par la simplicité.

Ève trouva dans le fond du bateau une petite fouine à demi usée qui ne devait pas valoir grand’chose, mais qui était légère, et qu’il avait dû apporter à son intention.

Grand-Louis, debout à l’avant, s’était déjà mis à pêcher, tapant à grands coups dans l’eau transparente au fond de laquelle on voyait des touffes de varech où gîtaient les anguilles.

Ève essaya de l’imiter.

L’homme travaillait sans reprendre ha­leine. Le poisson ne donnait pas. Quand il en sentait un au bout de sa fouine, il faisait : « Ha ! » en appuyant dessus, le sortait de l’eau d’un coup sec. L’anguille frétillait furieusement. Il fallait alors la décrocher, la faire entrer dans le coffre.

Elle se décourageait. Elle n’avait encore rien pris. Une douleur la tenaillait déjà à l’épaule et elle avait à la main droite des ampoules qu’elle montra piteusement à Grand-Louis. Il ramassa une poignée de goëmon trempée d’eau de mer, et l’entor­tilla autour de ses doigts. Elle sentit moins la brûlure des ampoules. Tout de même, la tâche était rude.

Au moment où d’un geste machinal elle donnait un dernier coup de fouine, elle sentit quelque chose se débattre au bout et tira hors de l’eau une anguille argentée, trans­percée et frétillante qui s’enroulait autour des ergots.

Elle poussa un cri aigu et Grand-Louis vint à son aide. Sa fatigue fut oubliée. Ils pêchèrent plusieurs heures. Il avait mis ses bottes de pêche, et il était descendu sur les vases. Il marchait à grandes enjambées, levant haut les pieds, sondant le terrain de sa fouine, l’air d’un étrange pèlerin, de stature formidable sous le ciel bas. Son allure lui rappela les raquetteurs du pays blanc. Elle eut une vision d’ombres bleues sur la neige, entre les silhouettes des arbres.

Quand il revint, la mer montait dans les chenaux, et on ne pouvait plus pêcher.

Elle déballa les provisions. Trop lasse pour manger, elle regardait Grand-Louis découper son pain en grosses bouchées avec son couteau de pêcheur. Il ouvrit avec un émerveillement d’enfant la bouteille thermos et on vit le café fumer dans le désert des eaux. D’un œil un peu anxieux, elle suivait ses gestes. Il remplit la timbale, la lui tendit, étudia son visage pendant qu’elle buvait, sans manifester d’impatience. Puis il but après elle.

Quand ils eurent fini, la marée était assez haute pour se mettre en route. L’après-midi était dans sa plénitude, le soleil versait sa chaleur à pleine coupe, mais la brise jouait de l’éventail au ras de la mer. On était bien. Par-dessus la barque basse, Ève lais­sait tremper ses mains dans les vagues tièdes, qui paraissaient faites d’une eau nouvelle après leur promenade au large.

Et c’était Grand-Louis qui ramait… On se laissait porter le long d’un fluide chemin sous la conduite de Grand-Louis… Grand-Louis l’Innocent ramenait Ève à la maison.