Grand-Louis l’innocent/16

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 78-86).

XVI


La mort joue un grand rôle dans la vie des vivants, en pays breton.

Chaque soir, après l’angelus, la cloche annonce les enterrements ou les services pour le lendemain. Les femmes qui à cette heure tricotent sur le pas des portes si c’est l’été, ne manquent pas de murmurer le nom du mort, d’une voix saupoudrée d’un peu de terre, hésitante dans le crépuscule. Si c’est l’hiver, et qu’on ignore ce nom, on ouvre le volet qui se rabat avec un bruit de couvercle, et on interroge, en se penchant, la maison voisine.

Elles n’ont pas le temps de se promener, de flâner ou de prendre du repos, mais leur présence aux enterrements est un devoir.

Le cimetière est le plus beau jardin du village, le parc public et sacré. C’est le dernier refuge de fleurs d’autrefois, inconnues dans les villes et qui créent autour des morts une atmosphère de paix ancienne. Pendant la mauvaise saison, les plantes marines semblent éclore d’elles-mêmes dans la verte et spongieuse humidité.

Même ceux qui n’y ont personne s’en voudraient de manquer leur promenade du dimanche. On connaît chaque tombe et les enfants épellent les noms en grosses lettres foncées sur les croix blanches. Les croix noires des gens d’âge mûr les effraient davantage, et ils s’étonnent invariablement qu’on ait pu vivre si vieux.

Le lierre centenaire des murs, le grince­ment de la porte sur les gonds rouillés, le bénitier de pierre à l’eau verdie, le parfum de giroflées, de scabieuses et de pieds d’alouette sont familiers à chacun. Le cimetière prolonge la maison : on y trouve comme une odeur de papiers de famille.

À force d’entendre dire, chaque soir : « Un tel est mort », on finit par appréhender son tour, ou par se féliciter d’être encore vivant. On dort en paix pour une autre nuit. La grille des ténèbres se referme. Une liste nouvelle paraîtra demain.

Au haut des landes ensoleillées qui en­tourent le cimetière, des vieux, oisifs, aident leurs femmes à plier les draps. Chacun tend la toile, arcboute le corps. Chacun tire de son côté le plus qu’il peut. Songent-ils à l’usage final de ce drap ?

Les morts nourrissent leur monde. Ils ont leur sonneur de cloches, leur menuisier, leur fossoyeur, leur tailleur de pierres tombales, dont les industries sont sûres, sinon prospères.

On appelle rarement le médecin au chevet du malade. Sitôt son dernier souffle, ces divers entrepreneurs se précipitent, pour les mesures.

De son vivant on ne se dérangeait guère pour le visiter. Une fois la toilette d’appa­rat terminée, tout le village va secouer sur sa forme rigide enveloppée de noirs vête­ments le goupillon d’eau bénite. Et les femmes soulèvent leurs petits à bout de bras pour qu’ils baisent, à la lueur errante d’un maigre cierge, le visage du mort. Et ces deux odeurs que l’enfance ne discerne pas bien l’une de l’autre, odeur de la cire, odeur de la mort, se mêlent pour la vie dans leur souvenir. C’est peut-être pourquoi il y a tant de lenteur et de rêve, tant de crainte aussi, dans le geste avec lequel on allume la bougie, le soir, dans les campagnes.

Ah ! les petits métiers de la mort. Voici l’ensevelisseuse, qui sait d’avance si un malade est condamné, qui la nuit se couche habillée sur son lit pour être prête quand on frappe à sa porte ; voici celle qui veille en récitant le chapelet ; voici celle qui prie à haute voix sur la tombe, le jour de l’en­terrement ; voici celle qui hérite des hardes.

On croit aux revenants. On croit à la réincarnation. Si un enfant meurt, la mère donne le même nom à celui qui naît après lui, avec la conviction que l’âme du mort habite le corps du nouveau-né.

En hiver surtout, toute cette terre est le domaine de fantômes qui y flottent dans des écharpes de brume et de vent. À la tombée de la nuit, les animaux errants sont sacrés. On sait que les pécheurs reviennent sur la terre vêtus de peaux de bêtes, pour expier leurs fautes. Un mouton qui bêle au clair de lune, sur la butte, auprès d’un moulin abandonné, est le défunt meunier qui jadis tricha sur le contenu des pochées de farine. Un meunier a généralement tant de bouches d’enfants à nourrir ! Il faut le soulager par des prières. Et une âme en peine loge dans cet animal mi-chien, mi-loup, à la langue pendante, aux yeux de feu, qu’on rencontre le soir aux carrefours.

Se trouver seul dans ce pays est déjà commencer à mourir. Ève était reconnais­sante au Grand-Louis de sa présence.

Elle ne pouvait échapper tout à fait à l’ambiance superstitieuse, à l’atmosphère de légende. Et voici l’idée qui avait d’abord effleuré son imagination pour devenir malgré elle, à certaines heures, une croyance : l’homme de rêve était lui-même une réincarnation. C’était l’âme du Nord revenue sur la terre pour expier. Celui qui là-bas, dans les pays blancs, se faisait un bel orgueil de sa culture, qui en parlait comme d’un champ que l’on engraisse et dont on tire profit, revivait dans le simple d’esprit. Le potentat d’autrefois, inconquérable, invincible, n’avait plus, dans son existence nouvelle, ni volonté, ni désir, ni jugement. Il n’était plus qu’un brin de paille dans une moisson.

Elle s’en voulait de cette conception contre laquelle protestaient la mystérieuse personnalité de l’Innocent, sa dignité naturelle, sa vie intérieure suspendue mais existante.

En même temps, il lui était ainsi possible de réconcilier son cœur avec l’amour de jadis qui, elle le sentait bien, n’était pas mort.

Elle finit par trouver une certaine ressemblance physique entre les deux fantômes : celui du présent et celui du passé.

Celui du passé… Elle se rappelait comment ils s’étaient séparés. Il n’y avait pas eu de scène. Les forts n’en font point. Il lui annonça par téléphone qu’il venait d’être chargé par le Gouvernement d’une tournée d’inspection des avant-postes de pelleteries échelonnés sur les confins arctiques. Le projet, en train depuis quelque temps, venait d’aboutir. Il n’en avait point parlé plus tôt, puisqu’il n’en était pas sûr… Mais maintenant… Le voyage durerait au moins un an… Son côté sportif et aventureux le tentait… Et au point de vue affaires…

Aujourd’hui encore, ce mot d’affaires la faisait tristement sourire. C’est celui dont ils couvraient tous leurs mouvements, leurs défections, leurs fugues. Le grand échappatoire : les affaires. Ils pouvaient être libres et riches, avec une existence partagée entre le club, le terrain de golf et les courses, les réunions mondaines. Au moment où ils avaient besoin de changer d’air, repris par leur terrible goût de spectacles, de personnages et de décors nouveaux sur la scène du monde, ils jetaient dans le visage des importuns ou des curieux, des créanciers ou des femmes, ce mot magique d’affaires. Et il eût été fort déplacé, de la part de celles-ci surtout, de les interroger. La louve blanche se dérobait, dressait ses banquises.

En même temps qu’il annonçait à Ève ce départ extraordinaire, comme s’il se fut agi d’une partie de chasse en fin de semaine, il l’invitait à souper dans un restaurant fameux. L’orchestre, disait-il, était bon…

Le coup fut atroce, mais elle avait été à bonne école. Elle s’habilla avec soin.

Il vint la chercher, sonna à la porte d’entrée et attendit en bas qu’elle fût prête. Ils se saluèrent dans la rue avec une exubérance qui ne leur était pas coutumière. Il marchait vite, la tête levée, le regard déjà ailleurs, un demi-sourire flottant sur ses traits. Il portait sa jeunesse conquérante sur ses épaules. Il n’avait point vécu sa vie. L’avenir était devant lui. Ève n’aurait été qu’un épisode qu’il commençait dès ce soir à oublier.

Un pardessus de fourrure qu’elle ne lui connaissait pas, acheté sans doute en vue du voyage, lui parut trop neuf, trop ample, brutal et vulgaire. Elle eut un instant un sentiment de répulsion contre cet homme qui pouvait être aussi cruel et n’avoir pas l’air de s’en douter.

Elle se plaignit en riant d’avoir à courir pour le rattraper. Bien sûr, cette voix légère ne lui appartenait pas. Ce soir, quelqu’un d’autre parlait, agissait à sa place. Son être vrai n’était qu’une blessure saignante.

Il ralentit le pas aussitôt avec un murmure d’excuse et l’ancienne sollicitude dans sa voix. En même temps, il lui prit le bras. Elle demanda grâce, au fond d’elle-même.

Pendant le souper, ils échangèrent les propos des gens dont la conversation doit être en rapport avec l’atmosphère surchargée jusqu’à la nausée de lumière, de parfums et de musique. L’air vibrait désagréablement sur l’archet des nerfs. On eût dit que quel­qu’un chantait d’une voix artificielle, aigue et fausse. Le prochain départ, l’aventureux voyage, la longue absence ne furent pas effleurés.

Il la reconduisit jusqu’à la maison, la serra un instant dans ses bras avec violence, sans rien dire, et s’en alla comme on se sauve, sans détourner la tête.

Elle ne le revit plus. Elle n’en eut plus de nouvelles. Des années s’écoulèrent.

Elle ne l’avait jamais compris. Était-il, comme tant d’hommes de sa race, né pour le plaisir, la poursuite aveugle de l’argent, sa jouissance grossière ? Pourquoi avait-il pris tant de peine pour la conquérir ? Pour­ quoi dès leur première rencontre autrefois, au moment de son premier voyage en France, avait-il fait une telle description des pays du Nord, jetant ainsi dans son âme aventureuse les germes d’une secrète nostalgie ? Toute sa destinée devait en être changée.

Il n’y eut pas d’explications. Elle savait qu’il n’y en a point à la sécheresse d’âme.

Cependant elle n’aurait jamais d’amertume contre lui. Elle se rappelait avec émotion certain geste, certaine parole… Quand, à la suite d’une de ses fugues inexplicables, il l’avait fait souffrir, il pliait le genou devant elle qui ne lui adressait pas de reproches, et venait appuyer un instant sa tête sur les mains immobiles, en l’appelant tout bas, dans sa langue, d’une expression intraduisible, chargée de tendresse et de révérence.

Ève avait pardonné. Et voilà qu’elle se surprenait à confondre avec lui Grand-Louis, l’Innocent. Celui des espaces arctiques était revenu, et elle avait rencontré son regard repentant à travers les brumes de la lande.